(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Mémoires et journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guettée. — I » pp. 248-262

I

Combien de fois n’a-t-on pas cité les mémoires manuscrits de l’abbé Le Dieu ! Tous ceux qui ont écrit sur Bossuet en ont fait un ample et continuel usage : M. de Bausset en a tiré des secours faciles pour son intéressant et agréable récit ; M. Floquet, dans les estimables et méritoires volumes si bien appréciés ici même38 par M. Nisard, y a aussi puisé abondamment. Enfin, voici ces mémoires, voici ce journal de Le Dieu qui paraissent ; et, avant tout, il faut remercier M. l’abbé Guettée d’avoir mis le public à même de s’en faire une exacte et complète idée. On aime aujourd’hui à revenir aux sources, et l’on se pique de former son jugement sur les pièces mêmes : il y aura toujours bien peu d’esprits, je le crois, qui prendront sérieusement cette peine, mais chacun aime du moins à se dire qu’il le peut.

S’il y a dans ces volumes quelques questions accessoires, étrangères à ce qui en doit faire le principal intérêt, je les laisserai de côté pour ne m’attacher qu’à la personne et au caractère de Bossuet même, et je tâcherai de marquer en quoi la publication présente ajoute à l’idée de ce grand homme et augmente ou modifie sur quelques points les notions qu’on a de lui.

Une première question et la plus naturelle est de savoir si ces mémoires et ce journal de l’abbé Le Dieu répondent à l’attente qu’on en avait et à ce que les fragments cités faisaient espérer. Je dirai tout d’abord qu’ils n’y répondent qu’en partie ; mais, tels qu’ils sont, ils achèveront de déterminer avec précision, vérité, et sans exagération aucune, dans tous les esprits qui se laisseront faire, les traits de cette belle et juste figure de Bossuet. La grandeur, sur la fin, n’en souffre-t-elle pas un peu ? je le crois ; mais la bonté y gagne. On retrouve autre chose que ce qu’on savait déjà, mais qui le vaut bien.

Pourtant, distinguons d’abord : il y a deux espèces d’ouvrages de l’abbé Le Dieu sur Bossuet ; il y a les mémoires et le journal. Les mémoires, composés peu après la mort de Bossuet et tout d’une haleine, sont un récit large et animé, un tableau de la vie, des talents et des vertus du grand évêque. L’abbé Le Dieu, dans cet ouvrage, se soigne, et il écrit comme en vue du public ; son style a de la facilité, du développement, des parties heureuses : on sent l’homme qui a vécu avec Bossuet et qui en parle dignement, avec admiration, avec émotion. Dans le journal, au contraire, écrit pour lui seul et pour servir de matière à ses souvenirs, il se montre toujours rempli sans doute d’admiration et de respect pour le personnage auquel il appartient, mais son langage n’y aide pas ; ses révélations sont de toutes sortes et sans choix ; il y a des trivialités et des platitudes qu’on regrette de rencontrer. L’abbé Le Dieu était un ecclésiastique estimable, laborieux, auteur par lui-même de quelques ouvrages sur des matières théologiques ; il fut attaché à Bossuet à partir de l’année 1684, et resta auprès de lui près de vingt ans, les vingt dernières années de la vie du grand prélat, en qualité de secrétaire particulier et avec le titre de chanoine de son église cathédrale ; mais il ne faut point voir en lui auprès de Bossuet ce qu’était l’abbé de Langeron pour Fénelon : ce n’était point un ami, mais un domestique dévoué et fidèle. Ce n’était pas même un de ces familiers comme un Brossette ou un Boswell, devant lesquels on cause sans se gêner de toutes sortes d’opinions et d’affaires, sans compter que Bossuet n’était pas un homme de lettres, parlant ainsi à tout propos de ce qui l’occupait, et qu’il avait la discrétion grave du vrai docteur et du prélat. L’abbé Le Dieu, malgré les longues années qu’il resta auprès de Bossuet, n’entra donc jamais dans son intime confiance et ne reçut jamais de lui aucune confidence proprement dite ; il ne sut les choses importantes qu’au fur et à mesure, à force d’attention et après coup. Il y avait l’œil, comme il dit, il y mettait de la suite, et arrivait avec un peu de temps à tout bien savoir et à bonne fin. Il paraît s’être donné d’assez bonne heure ce rôle d’historiographe de Bossuet, et dans les dernières années il s’était fait purement et simplement son Dangeau. Son journal proprement dit n’a guère d’autre caractère que celui de Dangeau, et de tels écrits, très curieux pour la postérité, ont rarement pour effet de grandir les personnages qui en font les frais et dont on nous raconte jour par jour toutes les actions et toutes les fonctions. Les mémoires, qui, à la différence du journal, sont d’une lecture pleine et aisée, nous montrent Bossuet dans sa généalogie et dans sa race, dans son enfance et son éducation première, dans sa croissance naturelle et continue. Si quelqu’un semblait pour être prêtre au plus beau et au plus digne sens du mot, c’était bien Bossuet. Son enfance pure fut suivie d’une adolescence pieuse et d’une jeunesse déjà à l’avance consacrée. Éliacin n’eut qu’à grandir, à se continuer, pour devenir un Joad. L’étude des belles lettres, qui l’occupait d’abord et où il excellait, se subordonna d’elle-même dans sa pensée dès qu’il eut jeté les yeux sur la Bible, ce qui lui arriva dans son année de seconde ou de rhétorique : ce moment où il rencontra et lut pour la première fois une Bible latine, et l’impression de joie et de lumière qu’il en ressentit, lui restèrent toujours présents, et il en parlait encore dans ses derniers jours ; il en fut comme révélé à lui-même ; il devint l’enfant et bientôt l’homme de l’Écriture et de la parole sainte. Les facultés merveilleuses qu’il avait reçues et qui se faisaient aussitôt reconnaître s’accoutumèrent sans aucun effort à trouver leur forme favorite et leur satisfaction dans les exercices graves qui remplissaient la vie d’un jeune ecclésiastique et d’un jeune docteur, thèses, controverses, prédications, conférences ; il y mettait tout le sens et toute la doctrine, il y trouvait toute sa fleur. En voyant dans les mémoires de l’abbé Le Dieu les traits qu’il a ressaisis et rassemblés de cette première vie et de ces premières études de Bossuet, à Dijon, puis au collège de Navarre, puis à Metz lorsqu’il y fut retourné, ce qui me frappe avant tout, c’est ce signe, ce caractère manifeste de l’âme et du génie du futur grand évêque, quelque chose de facile et de supérieur qui se prononce et prend position sans lutte, sans trouble, sans interruption comme sans empressement  : c’est la vocation la plus directe qui se puisse concevoir, c’est l’âme la moins combattue qui fut jamais en si haute région. Il n’a pas cessé un seul jour, à ce qu’il semble, d’être dans son ordre et dans sa voie.

Les années de retraite et d’étude à Metz, et le fruit dont elles furent pour nourrir le talent de Bossuet, sont exprimés d’une manière sensible par l’abbé Le Dieu. Pénétré de la vérité et de la divinité de l’Écriture, Bossuet la lisait, la méditait sans relâche, et y versait, en l’interprétant toutes les richesses de sa jeune imagination et de son cœur. Avec la Bible il avait toujours aussi son saint Augustin présent, il le possédait à fond comme le grand réservoir des principes de la théologie, et celui de tous les Pères chez qui on est le plus sûr, en quelque difficulté que ce soit, de trouver « le point de décision ». Mais Bossuet, qui n’était pas seulement le docteur, mais l’orateur, ne séparait pas de son Augustin son saint Chrysostome ; il y apprenait les interprétations de la sainte Écriture les plus propres à la chaire, et s’y familiarisait avec ces tours nobles et pleins, avec ces tons incomparables d’insinuation « qui lui faisaient dire que ce Père était le plus grand prédicateur de l’Église. »

Il louait aussi Origène, nous dit l’abbé Le Dieu, ses heureuses réflexions et sa tendresse dans l’expression, dont il rapportait souvent cet exemple : « Qu’heureuses furent les tourterelles, dit Origène, d’avoir été offertes (par la Vierge au jour de la purification) pour notre Seigneur et sauveur ! Ne pensez pas qu’elles fussent semblables à celles que vous voyez voler dans les airs ; mais, sanctifiées par le saint Esprit, qui descendit autrefois du ciel en forme de colombe, elles ont été faites une hostie digne de Dieu. » M. de Meaux a pris d’Origène une infinité d’endroits aussi doux et aussi tendres, que l’on peut voir semés à toutes les pages du commentaire de ce prélat sur le Cantique des cantiques. Cette éloquence douce et insinuante a toujours été de son goût.

Toute cette partie des mémoires de Le Dieu, où il parle de l’éloquence première de Bossuet et des études par lesquelles il la nourrissait, est d’un grand charme. Il n’avait pas été témoin, mais il avait vu et interrogé des témoins ; il avait fait parler le prélat lui-même : il écrit comme quelqu’un qui porte un sentiment d’enthousiasme et de vie dans ces choses d’autrefois qu’il veut rendre ; on a par lui le mouvement et comme le coloris de cette jeunesse de Bossuet. Dans toutes ces portions de son ouvrage, Le Dieu justifie bien les expressions par lesquelles il se définit lui-même à côté de Bossuet « un homme tout à lui, passionné pour sa gloire, et très curieux de recueillir les moindres circonstances qui peuvent orner une si belle vie ». Il rachète par là ce qu’il y a d’un peu petit et d’un peu bas dans son journal.

Les succès de Bossuet dans les chaires de Paris, lorsqu’il y vient faire des apparitions périodiques et assez fréquentes pendant ses années de résidence habituelle à Metz, sont peints avec une vivacité et avec une grâce qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans un compte rendu de sermons ; on y assiste à ce premier règne de la grande éloquence avant la venue de Bourdaloue. Ces discours si loués des contemporains et qu’ils s’accoutumaient à personnifier dans le mot du texte toujours heureusement choisi, ce Depositum custodi, prêché devant la reine mère, ce Surrexit Paulus de l’abbé Bossuet, comme on les appelait, nous deviennent présents et distincts, chacun avec sa physionomie particulière. Le sermon de La Vocation, fait en vue de confirmer la conversion de M. de Turenne (1668), était mentionné par les carmélites, chez qui il fut prêché, comme un sermon d’une « exquise beauté », et des explications des épîtres faites à leur parloir vers le même temps sont données par elles comme ayant été d’une « beauté enchantée ». Qu’on remarque cette nuance d’éloges ; elle revient perpétuellement sous la plume de l’abbé Le Dieu, soit qu’il cite des témoins plus anciens que lui, soit qu’il, parle de ce qu’il a entendu lui-même. C’est qu’en effet celui qu’on a appelé l’Aigle de Meaux était essentiellement remarquable comme orateur par un caractère de douceur et d’onction. Ses oraisons funèbres, les plus lus de ses ouvrages oratoires, nous ont accoutumés à entendre surtout ses éclats et ses tonnerres, bien qu’il y ait telle de ces oraisons funèbres (celle de la princesse Palatine, par exemple) qui émeuve plus doucement et fasse pleurer ; mais en général la première chose qu’on se figure quand on songe de loin à l’éloquence de Bossuet, ce sont les foudres. Son affaire et son duel théologique avec Fénelon, et la vigueur qu’il mit à le réfuter jusqu’au bout et à le confondre, n’ont pas nui à cette idée et l’ont fait même passer pour dur. Il ne l’était pas du tout ailleurs. Dans cette affaire de Fénelon, Bossuet fit son office de docteur et de gardien incorruptible de la vérité : c’est un aspect différent et non moins essentiel de ce grand esprit, de cette âme toute sacerdotale de Bossuet. Nous ne parlons en ce moment que de l’orateur. Après tous les témoignages rassemblés par Le Dieu, il n’y a plus moyen d’en douter, le caractère ordinaire des discours de Bossuet, tels qu’il les faisait avec une grande abondance de cœur et une appropriation vive de chaque parole à son auditoire, c’était d’être touchants, d’ouvrir les cœurs de tous comme il y ouvrait le sien, de faire couler les larmes, de persuader enfin, grand but de l’orateur. « Comment faites-vous donc, monseigneur, pour vous rendre si touchant ? lui disaient mesdames de Luynes, ces deux nobles et saintes religieuses de Jouarre, après l’avoir entendu ; vous nous tournez comme il vous plaît, et nous ne pouvons résister au charme de vos paroles. » Je ne m’explique tout à fait bien que depuis que j’ai lu l’abbé Le Dieu, la célèbre phrase qui termine l’oraison funèbre du prince de Condé, et dans laquelle, avant d’avoir atteint soixante ans, Bossuet semble renoncer pour jamais aux pompes de l’éloquence. C’est qu’il ne veut renoncer en effet ce jour-là qu’aux pompes et non à la parole, et à tout ce qu’elle avait de salutaire et d’efficace dans sa bouche de pasteur. Bossuet aimait mieux prêcher la parole de Dieu toute simple et toute nue que de prononcer des oraisons funèbres : « Il n’aimait pas naturellement, a dit Le Dieu, ce dernier travail qui est peu utile, quoiqu’il y répandît beaucoup d’édification. » Sentant donc que ce déploiement et cet appareil d’éloquence solennelle le fatiguait en pure perte et ne tournait guère qu’en réputation et en gloire, il aurait cru faire tort à son troupeau que de s’y prêter plus longtemps, et, après ce dernier devoir de reconnaissance payé à la mémoire d’un prince dont l’amitié l’y obligeait, il déclara publiquement de ce côté sa carrière close, réservant désormais toute sa source vive pour des usages comme domestiques et familiers.

Il était à cet âge dont parle Cicéron, et où l’orateur romain a dit que son éloquence elle-même se sentait blanchir (« quum ipsa oratio jam nostra canesceret ») ; il avait hâte d’en employer toute la maturité et la douceur pour la famille chrétienne qui lui avait été donnée.

Il s’était engagé à prêcher à Meaux toutes les fois qu’il officierait pontificalement, « et jamais, dit Le Dieu, aucune affaire, quelque pressée qu’elle fût, ne l’empêcha de venir célébrer les grandes fêtes avec son peuple et lui annoncer la sainte parole. » Dans ces circonstances, « on voyait un père, et non pas un prélat, parler à ses enfants, et des enfants se rendre dociles et obéissants à la voix du père commun ».

Bossuet avait tous les genres d’éloquence ; et cette facilité merveilleuse d’une parole née de source et si nourrie d’étude et de doctrine, les occasions de toutes sortes qu’il eut de bonne heure dans les emplois du sacerdoce pour appliquer ces dons de nature et en distribuer les fruits, expliquent jusqu’à un certain point cette satisfaction tranquille, cette stabilité précoce d’un esprit qui sent qu’il n’a qu’à continuer et suivre sa marche droite, et qu’il est dans le chemin qui mène à Jérusalem.

Il y a dans les Mémoires de l’abbé Le Dieu une douzaine de pages, entre autres, que je recommande : ce sont celles (109-121) dans lesquelles il raconte, d’après Bossuet lui-même et pour l’avoir entendu plusieurs fois à ce sujet, la manière dont ce grand orateur concevait l’éloquence de la chaire et la pratiquait. Ces pages, où il entre évidemment plus de Bossuet que de l’abbé Le Dieu, sont égales, sinon supérieures, à tout ce que l’abbé Maury a dit de mieux sur la rhétorique du genre ; et elles vont se joindre, dans une bibliothèque raisonnée et bien composée, à ce qu’on lit de plus vivant dans les grandes parties du De oratore de Cicéron, et aux Dialogues de Fénelon sur l’éloquence. Nous y apprenons en quoi consistait la manière ordinaire essentielle à Bossuet, et en quoi elle différait notablement de celle de Bourdaloue, ou même de Massillon. Ces grands orateurs composaient leurs sermons et les apprenaient, les récitaient avec plus ou moins d’art ou de naturel : le discours qu’ils savaient le mieux par cœur était celui qu’ils disaient le mieux et qui souvent aussi produisait le plus d’effet. La méthode ou, pour mieux dire, le procédé de Bossuet était autre, non pas qu’il ne lui arrivât sans doute de répéter le même discours ; il y en a qu’on lui redemandait d’une année à l’autre ; mais, dans ce cas encore, il est douteux qu’il les récitât exactement de même. D’ailleurs, et dans l’habitude de son éloquence, il prêchait de génie, c’est-à-dire qu’il improvisait autant qu’on peut improviser en de telles matières. Écoutons l’abbé Le Dieu, ou plutôt Bossuet lui-même, dont Le Dieu n’est sensiblement ici que l’interprète et le secrétaire :

La considération actuelle des personnes, du lieu et du temps, le déterminait sur le choix du sujet. Comme les saints Pères, il accommodait ses instructions ou ses répréhensions à des besoins présents ; c’est pourquoi le long d’un Avent ou d’un carême il ne pouvait se préparer que dans l’intervalle d’un sermon à l’autre. Aussi ne s’est-il point chargé de ces grands carêmes où l’on prêche tous les jours ; il aurait succombé au travail et se serait épuisé, tant son application était grande et sa prononciation vive ! Au travail, il jetait sur le papier son dessin, son texte, ses preuves, en français ou en latin indifféremment, sans s’astreindre ni aux paroles, ni au tour de l’expression, ni aux figures : autrement, lui a-t-on ouï dire cent fois, son action aurait langui et son discours se serait énervé.

Sur cette matière informe il faisait une méditation profonde dans la matinée du jour qu’il avait à parler, et le plus souvent sans rien écrire davantage, pour ne se pas distraire, parce que son imagination allait bien plus vite que n’aurait fait sa main.

Maître de toutes les pensées présentes à son esprit, il fixait dans sa mémoire jusqu’aux expressions dont il voulait se servir, puis, se recueillant l’après-dînée, il repassait son discours dans sa tête, le lisant des yeux de l’esprit, comme s’il eût été sur le papier ; y changeant, ajoutant et retranchant comme l’on fait la plume à la main. Enfin monté en chaire, et dans la prononciation, il suivait l’impression de sa parole sur son auditoire, et soudain, effaçant volontairement de son esprit ce qu’il avait médité, attaché à sa pensée présente, il poussait le mouvement par lequel il voyait sur le visage les cœurs ébranlés ou attendris.

Telle était l’improvisation méditée d’où Bossuet tira ses premiers miracles et à laquelle il resta fidèle dans tout le cours de ses homélies pastorales. Bossuet, à la différence de Bourdaloue ou de Massillon, n’a donc jamais répété ni le même carême ni le même Avent ; il se renouvelait sans cesse, il s’appropriait sans relâche ; il était incapable de monotonie, d’uniformité, même en parlant de ce qui ne varie pas ; il voulait dans ses instructions les plus régulières une fraîcheur de vie toujours présente, toujours sensibleaa ; rien du métier ; il voulait l’action, l’émotion toute sincère ; il fallait que toute son âme, son imagination, émues de l’Esprit d’en haut, y trouvassent leur place et à se répandre chaque fois ; il ne pouvait souffrir dans l’orateur sacré que toutes ses paroles et ses mouvements fussent à l’avance réglés et fixés ; ce n’était plus verser la source d’eau vive.

Chose remarquable ! même quand il composait les oraisons funèbres « où il entre beaucoup de narratifs à quoi il n’y a rien à changer », ou des discours de doctrine dans lesquels l’exposition du dogme doit être nette et précise,

il écrivait tout, nous dit Le Dieu, sur un papier à deux colonnes, avec plusieurs expressions différentes des grands mouvements, mises l’une à côté de l’autre, dont il se réservait le choix dans la chaleur de la prononciation, pour se conserver, disait-il, la liberté de l’action en s’abandonnant à son mouvement sur ses auditeurs et tournant à leur profit les applaudissements mêmes qu’il en recevait.

Ainsi Bossuet, quand il était obligé d’écrire à l’avance se réservait du moins la chance d’une expression double ; il gardait toujours une ou deux voiles libres, ouvertes, pour le vent soudain du moment. C’est de la sorte que dans sa bouche le récité même gardait du mouvement et avait de l’effet de l’improvisation. Le pli du manteau flottait au naturel et selon le geste.

L’abbé Le Dieu nous montre Bossuet à Meaux avant de monter en chaire, et après qu’il en est descendu. Quel tableau expressif, et qu’un peintre de sainteté en eût fait deux beaux pendants ! Les jours de sermon, après avoir arrêté ses idées dans son cabinet en relisant l’Écriture ou saint Augustin, le grand et inépuisable réceptacle de doctrine chrétienne, il n’avait plus qu’à se tenir ensuite dans une douce méditation et une prière continuelle, avec recueillement, pendant l’office divin, et, après quelques minutes où il s’enfermait encore avant de monter en chaire, il commençait à proférer son âme par ses lèvres, et le fleuve n’avait plus qu’à couler. Un jour,

dans le carême de 1687, à Meaux, prêt à aller à l’église de Saint-Saintin expliquer le Décalogue, je le, vis, dit Le Dieu, M. l’abbé Fleury présent, prendre sa Bible pour s’y préparer, et lire à genoux, tête nue, les chapitres xix et xx de l’Exode ; s’imprimer dans la mémoire les éclairs et les tonnerres, le son redoublé de la trompette, la montagne fumante et toute la terreur qui l’environnait, en présence de la majesté divine ; humilié profondément, commençant par trembler lui-même afin de mieux imprimer la terreur dans les cœurs et enfin y ouvrir les voies à l’amour.

Puis quand il avait fini, et comme pour se mettre à l’abri de l’applaudissement, il rentrait aussitôt chez lui et s’y tenait caché, « rendant gloire à Dieu lui-même de ses dons et de ses miséricordes, sans dire seulement le moindre mot, ni de son action ni du succès quelle avait eu ; et la remarque qu’on fait à ce propos, ajoute Le Dieu, est un caractère vrai et certain, car il en usait de même dans toutes les autres occasions. » Il ne se considérait que comme un organe et un canal de la parole, heureux s’il en profitait tout le premier et aussi bien que les autres, mais ne devant surtout point s’en enorgueillir !

C’est en vertu du même principe de modestie, et de juste et rigoureuse distinction entre l’homme et le talent qu’au lit de mort et dans sa dernière maladie, comme le curé de Vareddes lui exprimait son étonnement qu’il voulût bien le consulter, lui à qui Dieu avait donné de si grandes et si vives lumières, il répondait : « Détrompez-vous, il ne les donne à l’homme que pour les autres le laissant souvent dans les ténèbres pour sa propre conduite. »

Nous savons de nos jours, et par toutes sortes d’expériences, ce que c’est que l’homme de lettres livré à lui-même, dans toute la liberté et la verve de son caprice et de son développement ; nous savons ce qu’il est, même dans le cas où il se combine avec l’écrivain religieux et où il le complique par des susceptibilités sans nom. Et quel plus grand exemple de cette complication que celui de l’auteur du Génie du christianisme, de cet illustre et incurable Chateaubriand ! Nous avons vu également ce qu’est l’homme de lettres dans son mélange avec le prêtre, avec celui qui se glorifiait de ce caractère sacré et qui se flattait d’en toujours porter haut la marque ; nous avons vu tout ce que cet élément trop littéraire, cette trop grande activité et cette fièvre d’écrivain, a de périlleux et de dissolvant, surtout dans un siècle sans calme, au sein d’une atmosphère échauffée où tout excite et enflamme. Et quel plus grand exemple, et plus significatif, que celui de M. de Lamennais !

Bossuet n’a rien d’un homme de lettres dans le sens ordinaire de ce mot ; ayant de bonne heure connu ces triomphes de la parole qui ne laissent rien à désirer en satisfactions immédiates et personnelles (s’il avait été disposé à les savourer), s’étant dès sa jeunesse senti de niveau avec la haute renommée qui lui était due, naturellement modéré, et avec, cela habitué à tout considérer du degré de l’autel, on ne le voit rechercher en rien les occasions de se produire par la plume et de briller. Bossuet n’est pas un auteur, c’est un évêque et un docteur. Il n’écrit pas pour écrire, il n’a nulle démangeaison d’être imprimé ; il n’écrit généralement que forcé par quelque motif d’utilité publique, pour instruire ou pour réfuter, et si le motif cesse, il supprime ou du moins il met dans le tiroir son écrit. « Il n’y avait de grand à ses yeux que la défense de l’Église et de la religion. » Tel il nous apparaît de plus en plus dans le tableau de l’abbé Le Dieu, et tel il sera jusqu’à sa mort.

Les années où il fut précepteur du dauphin, et où il se remit à toutes les études humaines sous prétexte de les lui enseigner, furent celles où il s’occupa le plus des belles-lettres proprement dites. On l’y voit relisant Virgile et lisant Homère avec un enthousiasme tout particulier. L’abbé Le Dieu n’a peut-être pas sur ces points toute l’exactitude et la connaissance de détail qu’on désirerait : ce qui du moins reste bien manifeste, c’est que la littérature profane, en prenant alors une grande place dans les études de Bossuet, n’y envahit rien, n’y empiète point sur le reste ; elle a ses limites arrêtées à l’avance : bien qu’on nous dise qu’il lui arrivait quelquefois de réciter des vers d’Homère en dormant, tant il en avait été frappé la veille, il n’éprouva jamais dans ces sortes de lectures cette légère ivresse poétique qui, dans l’âme et rimagination séduite de Fénelon, se produira par le Télémaque. Bossuet, en un mot, reste de tout temps l’homme de la parole de Dieu ; il l’aime, il n’aime qu’elle essentiellement. Isaïe, les prophètes, les psaumes, même le Cantique des cantiques, voilà ses lectures de prédilection et à jamais chères, voilà sur quoi il aimera vieillir et mourir : « Certe in his consenescere, his immori, summa votorum est ». C’est là son Hoc erat in votis, et en vieillissant il n’admettra pas de diversion à cette occupation finale, et à ses yeux la seule digne du sanctuaire.

On ne se lasse pas de repasser devant cette grande figure, qui offre la plus juste proportion avec l’époque où elle parut et où l’on peut dire qu’elle régna. Bossuet, en toute sa vie, marche à visage découvert, et rien de lui, rien de ses actions ni de sa pensée n’est dans l’ombre ; il fut en tout le contraire des opinions et des méthodes particulières ; il fut l’homme public des grandes institutions et de l’ordre établi, tantôt l’organe, tantôt l’inspirateur, tantôt le censeur accepté de tous, ou le conciliateur et l’arbitre. Il est naturellement l’homme le plus considérable d’alors dans l’ordre catholique et gallican, et partoutprévalait la parole ; et cette parole nous a été transmise presque dans toute sa beauté : que faut-il de plus ? M. de Maistre a appelé quelque part Bossuet une des « religions françaises » : et l’on conçoit très bien en effet qu’il soit devenu cela. La vraie critique, à son égard, ramène à cette conclusion, à cette consécration, et, après plus d’un circuit et d’un long tour, elle aboutit au même point que l’admiration la moins méditée.  Je n’ai rendu aujourd’hui que l’impression générale que laisse la lecture des mémoires de l’abbé Le Dieu ; il me reste à parler de son journal, qui donne une impression moins nette, moins agréable, mais qui en définitive ne permet pas de tirer un jugement différent, C’est ce qu’il n’est pas inutile de montrer.