II
L’abbé de Pons à l’avant-garde. — Guerre aux
érudits. — Erreur et vérité. — Affaire avec Gacon. — Réfutation de
Mme Dacier. — Discussion avec
du Cerceau. — Système des langues. — Premiers symptômes
d’idéologie.
L’abbé de Pons se lança dans la bataille homérique
dès le premier jour.
On parlait depuis longtemps d’Homère, et peu de gens le lisaient. Sa
réputation était une sorte de mystère. On se rappelle ce grand seigneur qui
un jour, dans la galerie de Versailles, devant Boileau, Racine et Valincour,
fit taire de jeunes étourdis qui riaient aux éclats de ce qu’Homère avait
parlé des Myrmidons ; mais ensuite, prenant à part les trois amis dans
l’embrasure d’une fenêtre, le même seigneur leur demanda sérieusement :
Maintenant que nous sommes entre nous,
dites-moi s’il est bien vrai, messieurs, qu’Homère ait parlé des
Myrmidons ?
Mme Dacier, par sa traduction de L’Iliade, ayant fourni le moyen de la lire à ceux qui
n’entendaient pas le grec (et c’était alors l’immense majorité, même des
gens réputés instruits), La Motte s’en était servi à loisir pour mettre en
ordre ses arguments et tirer ses conclusions. Il venait de publier son
imitation d’Homère en vers français, c’est-à-dire un Homère abrégé, corrigé
et perfectionné à la mode des Parisiens raisonneurs de l’an 1714, Homère tel
qu’il aurait dû être s’il avait eu l’honneur de vivre aux dernières années
du règne de Louis le Grand. L’ouvrage, bien entendu, était dédié au roi, qui
gratifia aussitôt l’auteur d’une pension. Une préface spirituelle et polie,
dans laquelle il était dit des choses très vraisemblables et très contraires
aux opinions reçues, étonnait et flattait à la fois les gens du monde, et
portait la stupéfaction parmi les doctes, que de telles impertinences, si
doucement débitées, irritaient doublement et suffoquaient de colère.
Il y eut un moment d’hésitation et d’attente durant lequel grossissait et
s’amoncelait, avant d’éclater, cette indignation des savants. L’abbé de Pons
fut le premier à rompre la glace et à entraîner les mondains timides qui
n’étaient pas encore sûrs d’avoir un avis. Il publia, dans les premiers mois
de 1714, une Lettre à M.*** sur L’Iliade de
M. de La Motte. Il n’y mit pas son nom, mais il fut vite soupçonné d’en
être l’auteur, et il se déclara aussitôt. Sous forme d’apologie, c’était un
pamphlet très vif, un manifeste de guerre :
Vous exigez de moi, monsieur, disait-il, un compte exact
des divers jugements que les gens de lettres ont portés de la nouvelle
Iliade ; je vais tâcher de vous satisfaire. Mais
pourquoi me faites-vous mystère du jugement que vous en portez
vous-même ? n’osez-vous
hasarder votre suffrage sur la foi
de vos propres lumières ? Que je plains les auteurs, et quel péril ne
court pas aujourd’hui le meilleur livre ! Je connais bien des gens qui
allient comme vous, monsieur, à un goût sûr une raison libre de tout
esprit de parti. Qui ne sent que de tels lecteurs devraient seuls faire
autorité dans la littérature ? Il y en a peu néanmoins qui aient le
courage de lutter contre la multitude : ils attendent à juger d’un
ouvrage que le public ait prononcé ; ils recueillent les voix et se
rangent du parti dominant.
L’abbé de Pons exhorte l’ami anonyme auquel il écrit à ne pas
imiter ceux qui, charmés pour leur compte de la lecture d’un livre nouveau,
changent d’avis le lendemain et se retournent en apprenant que des personnes
célèbres et d’autorité sont d’un avis contraire :
Non, monsieur, non, ne soyez pas infidèle à vos lumières ;
osez penser par vous-même, et ne prenez point l’ordre de ces stupides
érudits qui ont prêté serment de fidélité à Homère ; de ces gens sans
talents et sans goût, qui ne savent pas suivre le progrès des arts et
des talents dans la succession des siècles ; de ces scholiastes
fanatiques qui entrent dans une espèce d’extase à la lecture de L’Iliade originale, où l’art naissant n’a pu donner
qu’un essai informe, et qui n’aperçoivent pas dans les travaux de notre
âge le merveilleux accroissement de ce même art.
Vous voyez dans ce prélude que cette espèce de savants a
pris parti contre M. de La Motte. Cela fait un grand peuple ; le
créateur en a béni l'engeance ; mais que fait ici le nombre ?
Nous le voyons nous-mêmes, le zèle d’avant-garde, l’ardeur de
l’escarmouche a emporté l’abbé de Pons, et lui, d’ordinaire poli, il a de
gros mots. On lui attribue l’honneur d’avoir mis en circulation ce nom et ce
terme d’érudits, qui ne se prend plus maintenant en
mauvaise part, mais qui, à l’origine, avait une teinte marquée et
désagréable. Le peuple des érudits est assez bien trouvé,
mais stupide n’est pas honnête. Les adversaires
s’emparèrent de ce mot échappé à sa plume, pour mettre l’abbé dans son
tort ; on supposa malignement qu’en écrivant cela il songeait à Mme Dacier. L’abbé de Pons, qui avait fait paraître sa
Lettre très peu de semaines après
la
publication de L’Iliade française de La Motte et avant que
les érudits eussent encore eu le temps d’y répondre, protesta contre cette
interprétation. Il n’avait pensé à personne en particulier, disait-il, à
Mme Dacier moins qu’à aucun autre, et pas même à
M. Fourmont.
La querelle ainsi engagée promettait beaucoup. L’abbé de Pons en sentait très
bien d’ailleurs la portée, et la liaison avec le grand changement qui
s’était fait dans la manière générale de penser : mais il y introduisit
quelque confusion. Il prétendait que, dans ces matières de poésie et de
belles-lettres, le monde fût affranchi des jugements d’autorité et même de
tradition, exactement comme il l’était en matière de philosophie depuis
Descartes. Le règne incontesté d’Homère lui semblait comparable à la longue
souveraineté d’Aristote :
Ne voyez-vous pas, monsieur, dans l’histoire du règne
d’Aristote l’image de celui d’Homère ? La chute de celui-là ne vous
fait-elle pas pressentir la chute prochaine de celui-ci ? La cause de
M. de La Motte n’est assurément pas moins victorieuse que celle de
Descartes ; le préjugé ne parle pas plus haut en faveur de l’un qu’il ne
parla autrefois en faveur de l’autre. M. de La Motte en sera quitte,
après tout, pour quelques bons mots pédantesques qu’il lui faudra
essuyer de la part de nos scholiastes. C’est avec ces armes victorieuses
qu’ils ont coutume de combattre les rivaux d’Homère, de Théocrite et de
Pindare. Tout moderne qui a l’insolente témérité d’entrer en lice avec
ces vieux athlètes est digne, selon ces messieurs, d’un souverain
mépris. Les premiers hommes du siècle sont ceux qui savent le grec. Tel
se croit un Homère, parce qu’il entend Homère dans la langue originale.
Le divin poète, impénétrable aux autres hommes, revit en lui ; il est
juste qu’on le respecte en lui…
Voilà la folle illusion qui allume le zèle des homéristes ; mais le plaisant est que le public ait si
longtemps servi cette même illusion… Combien peu de gens savent la
langue grecque ! La divine Iliade n’était entendue que
des érudits, on leur enviait avec respect ce dépôt sacré ; ils
insultaient impunément à nos meilleurs écrivains, l’injustice leur
tournait même à honneur, parce qu’on se persuadait que les beautés
modernes, comparées par eux aux merveilles antiques, leur devaient faire
une impression moins vive.
Notre erreur durerait encore, ils seraient encore les
objets de notre respectueuse jalousie, si Mme Dacier
ne nous eût dessillé
les yeux en nous donnant une
traduction fidèle du mystérieux poème.
L’abbé de Pons comme La Motte, en tenant la traduction de Mme Dacier, se disait : « Osons juger à présent L’Iliade. » On avait beau leur représenter, à ces juges si
empressés, et Mme Dacier toute la première : « Mais
prenez garde ! Homère est bien autre chose. L’original est plus vif, plus
animé ; expressif, magnifique, harmonieux. La langue française est
impuissante à rendre toutes les beautés de la langue grecque. » Ils
répondaient : « Peu nous importe », et ajoutaient comme l’abbé de Pons, d’un
air de compliment pour Mme Dacier : « Elle a entendu
Homère autant qu’on le peut entendre aujourd’hui ; elle sait beaucoup mieux
encore la langue française ; elle a rendu le plus élégamment qu’elle a pu,
dans notre langue, ce qu’elle a vu, pensé et senti en lisant le grec : cela
me suffit, j’ai L’Iliade en substance. »
L’erreur, c’était de croire qu’un poète dont l’expression est un tableau, une
peinture naïve continuelle, fût fidèlement rendu par une traduction tout
occupée d’être suffisamment polie et élégante ; l’erreur, c’était de
s’imaginer qu’il n’y avait là qu’une question de plus ou moins d’élégance et de précision, et qu’en
supposant l’original doué de ces deux qualités à un plus haut degré que la
traduction, on lui rendait toute la justice qu’il pouvait réclamer, il
s’agissait bien de cela ! de ces mérites des langues vieilles et
rationnellement perfectionnées ! il s’agissait avec Homère des qualités
vives, brillantes, harmonieuses et musicales des langues adolescentes.
Souffle, véhémence, torrent, abondance, grandeur, feu et richesse, voilà les
caractères continus de L’Iliade, que Pons ni La Motte ne
soupçonnaient pas :
On ne saurait dire, prétendait l’abbé de Pons, qu’une
langue
soit moins propre qu’une autre à la vraie peinture
des pensées et des sentiments. Les mots ne signifient rien par
eux-mêmes, c’est le caprice arbitraire des nations qui des sons
articulés a fait des signes fixes… Chaque nation a ses signes fixes pour
représenter tous les objets que son intelligence embrasse. Qu’on ne dise
donc plus que les beautés qu’on a senties en lisant Homère ne peuvent
être parfaitement rendues en français. Ce qu’on a senti ou pensé, on
peut l’exprimer avec une élégance égale dans toutes les langues ; et
chaque langue vous fournira les expressions uniques pour caractériser
quelque pensée, quelque sentiment que ce soit, et pour en fixer le degré
de vivacité ou de noblesse.
L’abbé de Pons avait sur les langues une théorie qu’il
développera ailleurs ; il aimait à les concevoir philosophiquement, dans
leur annotation finale, abstraite, exacte, dans leur tendance rationnelle à
devenir une algèbre ; il oubliait qu’elles avaient été primordialement une
musique et une peinture. Ce qu’il appelle un caprice arbitraire des nations
n’était pas si arbitraire. Les langues sont nées de la race, et de tout ce
qui affectait les sens à l’entour, du sol, du ciel, du paysage ; toutes ces
circonstances se sont réfléchies indirectement dans les mots, dans les sons
qui les composent. « Est-il bien vrai, se demandait-il, que notre langue
soit inférieure à la langue grecque ? Est-il bien vrai que la langue
française ne suffise pas à rendre parfaitement les grandes idées, les hauts
sentiments, les passions héroïques, les vivacités galantes, les saillies
satiriques, les naïvetés fines ? A-t-elle mal servi, à ces differents
égards, Corneille, Racine, Molière, Despréaux, La Fontaine ? » Il avait
raison en un sens, il choisissait bien ses exemples ; mais il avait tort en
ce qu’il confondait tous les âges et qu’il ne se figurait pas qu’il avait pu
y avoir une belle jeunesse première, une saison d’efflorescence vigoureuse
dans la mieux douée des races, se servant de la plus variée et de la plus
euphonique des langues, et que sous des conditions uniques il en était sorti
toute une
poésie et un art primitif, plus voisin de la nature,
et qui ne s’est vu qu’une fois :
Homère, disait-il avec une sorte de naïveté contente de soi
et de son temps et très commune alors, Homère aurait peut-être atteint à
la perfection, s’il fût né dans le siècle d’Auguste ou dans le nôtre ;
mais né dans des temps où l’art ne s’était point encore montré, n’étant
guidé par aucunes règles, éclairé par aucun exemple, on lui doit tenir
grand compte de son poème, tout monstrueux qu’il est.
L’ignorance, c’était de ne pas se douter que l’art prosodique,
le talent et la science du chant pussent être des plus développés dans
Homère et d’une maturité merveilleuse, même aux origines d’une
civilisation.
Ce qui manque à l’abbé de Pons comme à La Motte, dans l’émancipation
littéraire qu’ils tentent, c’est une connaissance, une comparaison directe
et plus variée des littératures et des poésies, l’habitude de se placer à
des points de vue historiques différents, la faculté de s’éloigner tant soit
peu de leur quai et de leur Louvre, en un mot ce qui fait et achève
l’éducation du goût. Lui, le petit abbé en particulier, il avait, nous le
verrons, l’instinct du métaphysicien, de l’idéologue ; il tirait tout de la
réflexion, de l’analyse ; l’intellectuel et l’abstrait étaient son plaisir
et sa préférence. Il opposait l’impression fâcheuse qu’il avait reçue de la
traduction de L’Iliade à celle que lui avait faite en sens
contraire une traduction en prose de la tragédie de Caton,
d’Addison :
Cette traduction, disait-il, quoique inélégante, m’a donné
une très haute idée de l’original, Je vois dans le poète anglais la
grande partie qui caractérise notre Corneille. Je n’ai rien vu de plus
grand au théâtre que le caractère de Caton. Il est vrai que l’auteur ne
conduit pas son action avec finesse ; il l’interrompt même par des
amours épisodiques d’assez mauvais goût ; mais, à travers ces défauts,
je vois le grand poète, je vois un homme illustre, digne d’être envié à
sa nation.
Ce sont des esprits nés avancés et qui ont toujours eu
l’âge de raison, que ces petits abbés de Pons. Ils n’admirent
bien que les beautés des troisièmes siècles littéraires. Ils sont mûrs dès
l’enfance pour le Caton d’Addison, et L’Iliade les ennuie comme ferait Le Petit
Poucet.
J’ai marqué les erreurs de l’abbé et de son ami : ce qu’il faut dire
maintenant à leur avantage, c’est qu’ils pensaient par eux-mêmes, qu’ils
voyaient clair là où leur vue portait ; qu’ils avaient raison contre ceux
qui prétendaient trouver dans les poèmes d’Homère un dessein moral réfléchi,
et de plus une règle et un patron de composition savante pour tous les
poèmes épiques à venir ; c’est enfin qu’en forçant les adversaires à déduire
leurs raisons et à débrouiller leur enthousiasme, ils hâtaient le moment où
l’on saurait faire les deux parts, et où l’admiration pour Homère ne serait
plus qu’une libre, une vive et directe intelligence de ses beautés sans
aucune servitude.
Je n’ai à suivre cette querelle des anciens et des modernes qu’en tant que
l’abbé de Pons y intervient et y figure. — Il eut affaire avec Gacon. Gacon,
un chétif et déshonorant défenseur des anciens, s’était mis en effet du
jeu : sous le titre d’Homère vengé, il publia en 1715 le
livre le plus incohérent et le moins solide, mi-partie de vers et de prose,
folâtre de ton, tout bariolé de fables et de rondeaux, le tout à l’honneur
du père de la poésie et contre son moderne détracteur. Je n’y trouve qu’un
fait assez curieux : c’est que Boileau, que La Motte visitait quelquefois,
avait été un jour averti par Gacon que le traître à mine si douce était un
ennemi irréconciliable des anciens et leur préparait une rude attaque.
Si Gacon dit vrai, Despréaux en aurait témoigné à La Motte une si vive colère
que celui-ci n’osa se déclarer du vivant du maître, et qu’il attendit que le
vieux lion fût mort pour montrer les dents. Dans ce pot-pourri
d’Homère vengé, il y avait des allusions grossières
aux infirmités physiques de La Motte et de l’abbé de Pons, « de l’aveugle
M. Patelineur et du bossu M. Rabougri ». On y lisait une fable injurieuse,
qui commençait par ces mots :
La clef n’était pas difficile à trouver. Gacon, qui se
présentait en homme droit et éclairé, remettait le couple imparfait à la
raison :
L’abbé de Pons fut indigné, bien moins pour lui que pour celui
en qui il voyait à la fois, dans son illusion d’amitié, un Descartes et un
Homère, et qu’il se proposait plus justement à lui-même pour type de l’homme
de lettres comme il fautm. S’il était besoin d’expliquer d’ailleurs cette
indignation d’un homme d’esprit et philosophe envers un si misérable
adversaire, et la forme sous laquelle elle se produisit, il faut se rappeler
que le livre de Gacon avait paru avec l’approbation d’un censeur, l’abbé
Couture, approbation donnée dans les termes ordinaires : « J’ai
lu par ordre de Mgr le chancelier, etc. » C’est ce qui motiva la
lettre de l’abbé de Pons, qui courut Paris sous ce titre : « Dénonciation faite à Mgr le chancelier d’un libelle injurieux qui,
revêtu de l’autorité du sceau, paraît dans le monde sous le titre
d’Homère vengé. » Elle fut publiée dans le Mercure
galant de mai 1715. Rendant hommage au mérite de M. de La Motte,
qu’il ne craint pas d’appeler, « de l’aveu de
tout le monde
littéraire, un des premiers hommes de son siècle », l’abbé de Pons
s’exprimait en paroles bien senties et moins contestables sur son caractère
moral et ses vertus de société :
Cette supériorité24, disait-il,
est d’ordinaire compagne de l’orgueil immodéré ; mais le souverain éloge
de M. de La Motte, c’est d’avoir su allier aux talents les plus éminents
la plus modeste opinion de lui-même ; c’est de n’avoir jamais cherché
dans les ouvrages de ses rivaux que le beau pour le protéger, et de
s’être imposé un silence religieux sur les fautes dont il aurait pu
triompher. En vain ces mêmes rivaux s’obstinent à l’assiéger avec des
épigrammes injurieuses, des satires infâmes, des critiques insolentes,
on ne peut réussir à lui faire démentir ce caractère de douceur, de
modestie et de charité, vertus qui lui sont plus précieuses que la
réputation de ses ouvrages. Ses amis ressentent une douleur profonde de
le voir à la veille d’être entièrement aveugle ; sa vue, qui s’éteint
par degrés insensibles, le rappelle sans cesse à sa prochaine infortune
et le sollicite au découragement ; tandis que nous travaillons à le
consoler et à le distraire de ce triste objet, il s’imprime dans Paris
des livres cruels où l’on insulte lâchement à son malheur. Les uns ont
la bassesse, etc.
En ce qui le concernait lui-même, et sur les aménités
personnelles dont l’avait gratifié Gacon, il se contentait de dire :
Il y a des gens à qui le reproche des défauts naturels est
très douloureux. J’ai, connu un bossu, homme d’ailleurs de beaucoup
d’esprit, qui n’avait jamais pu se familiariser avec son ombre ; je lui
devins à charge, et il m’évita enfin, ne pouvant soutenir la petite
guerre que je lui faisais pour lui ôter ce faible : pour moi, j’ose dire
que je soutiens galamment ma disgrâce ; j’en atteste mes amis, qui, pour
faire honneur à mon courage, ne me font plus apercevoir dans notre
commerce cette retenue excessive, cette circonspection humiliante qui
n’est due qu’aux faibles.
Je déclare donc ici que tout homme qui voudra m’offenser
n’y réussira pas en attaquant ma figure ; il y a longtemps que je l’ai
abandonnée à son mauvais sort ; il y a longtemps que ses querelles ne
sont plus les miennes : mais comme je ne connais point M. l’abbé
Couture, que je n’ai pu par conséquent lui faire cette
déclaration, il n’a pas dû croire qu’il fût de mon goût que cette
liberté devînt le droit de Gacon même.
Évidemment l’abbé Couture avait donné son approbation à la
légère. Quant à Gacon, il n’avait fait que son métier. L’abbé de Pons, qui
n’avait eu que le tort de toucher à ce nom de Gacon, disait vrai en parlant
de la manière galante dont lui-même supportait sa disgrâce. On cite de lui
ce joli mot à quelqu’un qui l’abordait en croyant le reconnaître, et qui le
prenait pour un autre : « Monsieur, je ne suis pas le bossu que vous
croyez. » Et toutefois, dans la querelle présente, il ne devait pas tout à
fait oublier qu’il lui était échappé, à lui tout le premier, d’appeler les
érudits stupides ; et il avait beau dire qu’il ne l’avait
fait qu’en général et sans application à personne, le pavé était gros, le
compliment peu mince. — Convenons aussi que, sans être Gacon, il fallait se
tenir à quatre dans ce débat pour ne pas dire de La Motte (ce qui était vrai
au pied de la lettre) qu’il jugeait d’Homère comme un aveugle des couleurs.
La nuance est qu’on pouvait le dire, mais qu’on ne devait pas
l’imprimer.
Dans la suite de la querelle, l’abbé de Pons sut maintenir sa position
avancée en observant toutes les convenances. Après L’Iliade, Mme Dacier donna L’Odyssée traduite, avec une préface didactique (1716). Dès le
mois de janvier 1717, Le Nouveau Mercure publiait de
l’abbé de Pons une Dissertation sur le poème épique, contre la
doctrine de Mme Dacier. Nous savons que ce
morceau, par son air d’évidence et par un grain d’enjouement qui en
corrigeait la métaphysique, réussit beaucoup auprès des dames, « à qui ces
matières avaient été jusqu’alors interdites » ; elles le lurent avec
plaisir, et se flattèrent désormais de comprendre la question épique ; elles
avaient déjà, par Fontenelle, été mises au
fait de la question
physique : elles en ont depuis compris bien d’autres. On voit l’abbé de
Pons, en ces années, devenir un des rédacteurs actifs et des soutiens de ce
Nouveau Mercure qui cherchait à se régénérer. C’est là
que parurent successivement sa Dissertation sur les langues en
général, et sur la langue française en particulier, en tête du
numéro de mars 1717 ; ses Réflexions sur l’éloquence, en
tête du numéro de mai 1718 ; son Nouveau Système
d’éducation, en tête du numéro de juillet, même année : notre
auteur, toutes les fois qu’il y écrit, a de droit la place d’honneur dans le
Mercure. Ce sont, à vrai dire, des articles de revue,
pas si gros qu’aujourd’hui, point massifs, mais assez solides, très fins, et
où il y a toujours de la pensée. L’abbé de Pons est un des premiers
écrivains qui s’annoncent comme pouvant être plus sérieux et de plus longue
haleine que l’écrivain de gazette et de journal, n’allant pas tout à fait
jusqu’au livre, mais très propre à cette littérature d’entre-deux et de
recueil périodique. Il y met du solide, il y garde de la vivacité.
Je reprends les diverses pièces que je viens d’énumérer. — Dans sa Dissertation sur le poème épique, contre la doctrine de Mme Dacier (1717), l’abbé de Pons a raison sur
presque tous les points, excepté un seul que nous dirons à la fin. Mme Dacier, d’après Aristote fortifié et corroboré par le
père Le Bossu, définissait le poème épique : « un discours en
vers, inventé pour former les mœurs par des instructions déguisées sous
l’allégorie d’une action générale et des plus grands personnages. »
L’abbé ne se paye pas de ces mots d’école et de ce galimatias ; le poème
épique, selon lui, sans tant de façons, c’est tout uniment celui dans lequel
le poète raconte l’action, de même que tout poème dans lequel les
personnages parlent et agissent est plus ou moins du genre dramatique.
Prenant le sujet de Titus et Bérénice dont
Racine a fait une
tragédie, il montre comment, en le traitant narrativement, on pourrait en
faire aussi bien un poème épique. Il rabat de cette pompeuse définition de
Mme Dacier, et se borne à définir la fable du poème,
« le tissu ingénieux des événements et des motifs, qui
conduisent à l’action que le poète s’est proposé de célébrer ».
Mœurs, caractères, il traite tout cela avec le même esprit de
simplification. « Le mot de mœurs, appliqué singulièrement
aux personnages du poème, n’est autre chose que les penchants habituels et
les sentiments qui constituent le caractère du personnage. » Le but moral
comme l’entend Mme Dacier, le but d’instruction expresse, le dessein prémédité de former les mœurs, il
ne le voit pas, — pas plus dans Homère que dans Racine :
Racine, dit-il, n’a pas blessé la morale dans ses
tragédies ; je vois bien des gens qui les envisagent comme des poèmes
favorables aux mœurs, mais ils ne font pas pour cela honneur à Racine de
ne s’être proposé aucune autre fin que l’instruction. La fin générale
que s’est proposée Racine dans ses tragédies, c’est le plaisir de ses
auditeurs : il a donc voulu plaire, en excitant dans les âmes ces
émotions vives qui naissent de l’admiration, de la compassion, de la
terreur.
De même en son temps Homère. Les érudits, à force de
subtilités, érigeraient volontiers L’Iliade en catéchisme moral ; « Nous n’y cherchons pas de finesses,
nous autres bonnes gens ; nous pensons que l’auteur a voulu seulement amuser
les Grecs par le récit des exploits guerriers de leurs aïeux. » Et, en
général, l’abbé de Pons estime que « dans tous poèmes, soit épiques, soit
dramatiques, indistinctement, les poètes se proposent pour fin générale le
dessein de tirer l’homme de l’ennui qui le consume lorsqu’il est inoccupé ».
Ici il analyse finement l’ennui, dans un esprit de psychologie délicate et
restée chrétienne :
L’homme inoccupé, c’est-à-dire l’homme livré à
la seule considération de son être personnel, éprouve deux sentiments
habituels, également tristes : l’un est le sentiment de son infortune, il a le désir d’un bonheur vague qui le suit ;
l’autre est le sentiment de sa bassesse, il voudrait être grand et
important, il se trouve petit et méprisable. De ces deux sentiments
naissent la langueur et le découragement de son esprit ; c’est ce que
nous appelons ennui.
Comment un poème, qui représente une action grande, et qui
excite en nous des sentiments tristes ou des affections douloureuses,
parvient-il à distraire l’homme, à le désennuyer, et à
l’occuper agréablement en lui faisant illusion à la fois sur son malheur et sur sa petitesse ? c’est ce
que l’abbé de Pons démêle et explique d’une manière imprévue et fort
ingénieuse. Il cherche à analyser le plaisir littéraire, à en décomposer les
ressorts. Si c’est incomplet, c’est délicat ; on y reconnaît bien l’homme
qui vit dans une société spirituelle et subtile, l’ami de La Motte et de
Mme de Lambert.
Certainement il réussit à défaire pièce à pièce, et en badinant, tout cet
échafaudage, didactique qu’on avait construit d’après les poèmes d’Homère,
et qu’on prétendait avoir été et devoir être préexistant à la conception de
toute épopée.
Sur un point j’ai dit qu’il avait moins raison au fond : c’est qu’avec sa
théorie du plaisir, et qui ne va qu’à désennuyer l’homme, à l’amuser, il
n’entre pas dans le sentiment élevé, largement conçu, patriotique et social,
qui transporte, qui enivre les générations et les peuples de l’idée de
gloire, sentiment qui respire comme une flamme dans l’âme d’Achille, dans
celle de son chantre, qui de là passe un jour dans celle d’Alexandre, et qui
va encore après trois mille ans faire battre d’émulation un cœur généreux.
Mme Dacier, tout confusément et à travers ses
théories morales gratuites et surfaites, Mme Dacier,
dans son emphase du moins sincère, sentait encore mieux cette élévation et
cette noble chaleur,
inhérentes au poème épique, que l’abbé de
Pons avec ses explications nettes et fines. Pons, remarquons-le, nous mène à
Condillac. C’est à bien des égards un premier essai et un diminutif de
parfait Condillacien. La nature s’essaie ainsi quelquefois avant de donner
ses hommes.
Dans cette même Dissertation, l’abbé de Pons soulevait vers
la fin une autre matière à procès : il plaidait pour la prose contre les
vers, il niait les vers et leur charme : « Les vers ne plaisent point par
eux-mêmes ; il nous a fallu un long commerce avec eux pour n’être guère
choqués de leur démarche affectée, de leur air contraint. » Il n’y voyait
donc que de la singularité et de la gêne imposées par une convention
arbitraire, et nuisibles à l’excellence de la diction, à son naturel, à sa
vérité. Ami de la propriété des termes, de l’ordre logique et direct dans le
langage, il se disait que l’esprit n’a ses coudées franches et son juste
instrument que dans la prose ; « qu’elle seule a droit sur tous genres
d’ouvrages indistinctement ; qu'elle a seule l’usage libre de toutes les
richesses de l’esprit ; que, n’étant asservie à aucun joug, elle ne trouve
jamais d’obstacles à exprimer ce que le génie lui présente ; qu’elle n’est
jamais forcée de rejeter les expressions propres et les tours uniques que
demandent les idées successives et les sentiments variés que ses sujets
embrassent. » Mais, avec les vers, il faut toujours faire quelque
concession, quelque sacrifice, tantôt pour la clarté, tantôt pour
l’élégance, ces deux qualités dont la prose est toujours comptable : « Quand
une pensée se trouve, à quelque chose près, aussi bien exprimée en vers
qu’elle pourrait l’être en prose, on applaudit au succès du poète, on lui
voue son indulgence, on lui permet de grimacer de temps à autre ; les
expressions impropres sont chez lui de légères fautes ; les constructions
inusitées deviennent ses
privilèges. » Et il en citait des
exemples jusque dans Boileau. Enfin, l’abbé de Pons ne voyait à l’art du
danseur qui bat des entrechats, comme à celui du poète qui accouple des
rimes, qu’un même genre de plaisir étroit, celui de la difficulté
vaincue.
Il oubliait que le nombre et la mesure plaisent naturellement aux hommes, que
la cadence est aussi un rythme intérieur de la pensée ; que le chant, dans
quelques organisations prédestinées, est un don facile, involontaire, une
source qui jaillit d’elle-même et se renouvelle sans cesse :
Ce petit homme-là n’avait jamais eu quinze ans, n’avait jamais
été amoureux comme les bergers, et n’avait jamais appris à jouer de la flûte
auprès du divin Daphnis :
Voilà la seule réponse à faire à ce négateur du nombre
poétique, — un air de flûte pastorale, de la bouche d’André Chénier.
Les mêmes paradoxes, sous la plume de La Motte, provoquèrent M. de La Faye à
lui adresser cette ode à la louange des vers, ode bien prosaïque qu’on a
trop louée de confiance et dont une seule strophe (trop longue encore) est
restéen. La Dissertation de l’abbé de Pons amena l’aimable jésuite du
Cerceau à le réfuter dans le Mercure du mois suivant, et à
venir plaider la cause de la poésie et de la versification dans un article
fort
poli, assez juste, et où il s’applique à disculper les
vers de ce reproche d’air gêné et d’affectation :
Pour moi, observait-il assez finement, si j’ose dire ce que
je pense, je m’en aperçois bien davantage (de cet air
contraint) dans des ouvrages de prose, pleins d’esprit
d’ailleurs, mais dont le style me paraît bien plus gêné et plus affecté
que celui de la poésie. Tel est celui de Saint-Évremond en plusieurs de
ses ouvrages. Les mots y sont presque toujours dans une attitude
contrainte et forcée ; il faut souvent aider à la lettre pour les
entendre, et je suis persuadé que s’ils avaient la liberté de se
plaindre, ils avoueraient qu’ils se trouvent bien plus en presse et plus
mal à leur aise dans sa prose et dans d’autres ouvrages pareils, qu’ils
ne le sont dans les bons vers.
Le fait est, pour choisir un exemple qui parle à tous, que
souvent les mots sont ou ont l’air plus à l’aise chez Racine que chez
Montesquieu.
L’abbé de Pons riposta, non sans se féliciter d’avoir rencontré un si galant
adversaire, et il reprit la question, ou plutôt il l’étendit en la changeant
de terrain, dans sa Dissertation sur les langues en général, et
sur la nôtre en particulier. Il s’appliqua à montrer l’excellence
et la supériorité de la marche et du procédé logique, même pour
l’expression. Je résumerai rapidement ses idées, qu’il développera encore
dans ses Réflexions sur l’éloquence ; car dans la tête de
l’abbé de Pons tout s’enchaîne, et s’il est exclusif, il reste du moins
parfaitement conséquent.
Il est, par principe, un grand admirateur de notre langue, de sa perfection
au point de vue de la clarté et de la précision ; il tient pour l’ordre
direct et régulier grammatical, qui n’est pas l’ordre sensible et passionné.
Fénelon s’est raillé de l’uniformité de la construction française : « On
voit toujours venir d’abord un nominatif substantif qui mène son adjectif
comme par la main. Son verbe ne manque pas de marcher derrière, suivi d’un
adverbe, etc. » L’abbé de Pons rend la pareille de cette moquerie au latin
et aux phrases à la Cicéron, « à
ces périodes immenses dont le
sens vaste, mais confus, ne commence à se développer que lorsqu’il plaît au
verbe dominant de se montrer, verbe que l’orateur romain s’obstine à faire
marcher à la suite de toutes les idées qu’il aurait dû précéder selon
l’ordre de nos conceptions ». Voilà la contradiction nettement posée,
Rivarol se chargera de confirmer et de mettre en relief la pensée de l’abbé
de Pons quand il dira dans son Discours sur l’universalité de
la langue française :
Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle
à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau, par les
mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser
cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les
passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des
sensations, la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que
résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui
n’est pas clair, n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore
anglais, italien, (allemand,) grec ou latin. »
L’abbé de Pons n’admet point que les langues soient autre chose
que des systèmes de signes arbitraires établis pour le commerce mutuel des
pensées. Pour mieux raisonner, il se plaît à supposer (anticipant sur
l’invention de la statue de Condillac) que les hommes sont nés sourds, créés
sans l’organe de l’ouïe : « Comment auraient-ils fait ? se demande-t-il.
— Ils auraient imaginé des figures variées : voilà nos lettres ; ils
auraient différemment combiné ces figures entre elles : voilà nos mots ». Il
continue de raisonner ainsi, dans l’hypothèse que nous sommes nés sourds,
que nous ne notons la pensée que pour les yeux. Il croit par là simplifier
la question ; il ne fait que mutiler l’homme. Il n’y a, selon lui, aucun
rapport entre les mots des langues et les pensées dont ces mots sont les
signes. Un mot n’est pas plus beau par lui-même qu’un autre mot ; une
expression n’est ni plus noble ni plus brillante qu’aucune
autre. C’est par préjugé et par confusion que nous nous accoutumons « à
déférer à de certains signes les honneurs dus aux choses signifiées ». Il
s’ensuit, d’après lui, que, pour être éloquent, il ne s’agit que de bien
penser, de penser fortement, et que la seule exactitude de l’expression
amène et nécessite l’éloquence. L’abbé de Pons s’explique les langues comme
s’il les composait dans son cabinet ; il transporte aux idiomes naissants et
dans leur origine l’explication qui conviendrait à une langue finale, créée
de toutes pièces par un Sicard ou par un Volney. C’est en ce sens qu’on a le
droit de l’appeler un idéologue. Tout cela est ingénieux, neuf à sa date,
mais incomplet et faux par un côté. Ces riches rameaux des langues, venus et
mûris sous tant de soleils, ont eu naturellement des fruits différents, et
quelques-uns ont porté des fruits d’or. Il y a des mots pleins de lumière et
de splendeur ; il y en a qui ont la suavité du miel. André Chénier a eu
raison de célébrer
Lorsque Homère nous montre les vieillards causeurs assis sur
les murailles de Troie, au haut des portes Scées, au moment où ils vont
louer la beauté d’Hélène, il les compare à des cigales harmonieuses qui
chantent posées sur un arbre dans un bois, et exhalent leur voix de lis. Qu’est-ce qu’une voix comparée à
un lis, un son à une fleur ? dira un grammairien
philosophe des époques tardives. Une voix qui rappelle la blancheur du lis, c’est une voix qui a clarté et douceur, et je ne
sais quoi encore qui se marie bien avec des cheveux blancs. Il y a des
analogies qui défient l’analyse, des harmonies qui devancent la réflexion.
Un sourd et muet, à qui l’on demandait comment il se figurait le son de la trompette,
répondait sans hésiter
en indiquant la couleur de l’écarlate. La voix des
vieillards est tout l’opposé de ce ton-lào.
En France nul n’a mieux conçu et pratiqué cette magie des syllabes, cet
assemblage et cet accord des mots heureux et beaux par eux-mêmes, que
M. de Chateaubriand ; et quoiqu’il l’ait fait avec préméditation, avec
artifice, il y a tout lieu de l’en remercier comme du plus grand service
rendu au goût, après l’excès de métaphysique et la débauche d’abstraction
qui avait précédé. Il ne fallait rien moins que cette démonstration sensible
en réponse à ceux qui raisonnaient des langues comme si les hommes étaient
nés sourds. Qu’on relise seulement à haute voix ce passage connu des Martyrs, dans la visite que Cymodocée et son père sont
allés faire à la famille d’Eudore en Arcadie :
Comme Lasthénès achevait de prononcer ces paroles, le
soleil descendit sur les sommets du Pholoë, vers l’horizon éclatant
d’Olympie ; l’astre agrandi parut un moment immobile, suspendu au-dessus
de la montagne comme un large bouclier d’or… Les bois de l’Alphée et du
Ladon, les neiges lointaines du Telphusse et du Lycée se couvrirent de
roses ; les vents tombèrent, et les vallées de l’Arcadie demeurèrent
dans un repos universel…
D’où vient que l’enchantement produit par des sons amène une
larme ? — Et que les partisans de la prose ne disent pas, en s’emparant de
l’exemple, que c’est là de la prose et non des vers. Une telle prose savante
s’impose autant d’entraves et de lois secrètes que la poésie.
Je n’ai que le temps de noter de l’abbé de Pons son Nouveau
Système d’éducation, sa nouvelle méthode pour former la jeunesse
française. Elle est toute moderne, très sensée à bien des égards, très
propre en effet à former un galant homme. Un Vauvenargues sortirait très
bien de cette école particulière. Mais les langues, toujours par l’effet
d’un système, n’y tiennent pas assez de place.
L’abbé de Pons concède le latin, « il n’approuverait pas qu’on
le laissât ignorer à un galant homme ; mais les premières années de la vie
lui paraissent trop précieuses pour devoir être sacrifiées à cet objet ». Ce
n’est donc que quand le cours complet d’études tire sur sa fin, et que
l’élève a appris ou passé en revue l’histoire, le théâtre et la littérature
nationale, certains arts mécaniques, la logique, la physique, même la
métaphysique, que le précepteur se dit :
Mon disciple parle excellemment sa langue naturelle ; sa
mémoire est ornée de tous nos meilleurs ouvrages, soit de prose, soit de
poésie : cela est bon, mais cela ne lui suffit pas, nous allons
apprendre la langue latine. J’ose assurer que nous ferons plus de
progrès dans une année, que l’on n’en fait pour l’ordinaire dans tout le
long cours des humanités.
L’abbé de Pons ne songe même pas aux langues étrangères
vivantes, et il en laisse passer le vrai moment : il n’a jamais observé
l’enfant à cet âge où il aime à répéter tous les sons, et où tous les
ramages ne demandent qu’à se poser sur ses lèvres et à entrer sans effort
dans sa jeune mémoire.
Si incomplètes que j’aie montré en bien des points les vues de l’abbé de
Pons, du moins ce sont des vues, ce sont des idées ; on sent toujours avec
lui l’homme, qui pense et qui fait penser. On a même très bien l’aperçu de
ce que pouvait être sa conversation. En un endroit, à propos d’un passage
d’Horace (« pallida Mors aequo pulsat pede… »), il raille
le plus joliment du monde les traducteurs de son temps, les oppose les uns
aux autres, leur soutient qu’ils ne sont jamais bien sûrs de saisir la
nuance exacte et vraie de ce qu’ils admirent si fort chez les anciens, et
conclut qu’ils ne font le plus souvent que la soupçonner et la deviner.
D’avance il dit presque les mêmes choses que M. Rigault a eu raison de louer
(page 470) en les entendant redites de nos
jours et retrouvées
avec grâce par un homme de beaucoup d’esprit qu’il compare à
M. de Tréville.
La santé affaiblie de l’abbé de Pons et ses infirmités croissantes, qui ne
lui permettaient plus les relations de société, lui firent prendre le parti
de se retirer en 1727 à Chaumont, dans le sein de sa famille. Il y mourut
avec courage et en chrétien en 1732, à l’âge de quarante-neuf ans, moins
d’un an après La Motte.
J’ai fini de plaider, et plus longuement, je m’en aperçois assez tard, qu’il
ne convenait peut-être à la taille de mon sujet. Mais l’abbé de Pons, perdu
dans son lointain et tombé à l’écart, était si peu connu ! Je m’en remets
avec confiance, pour un adoucissement de jugement, à l’équité de M. Rigault
lorsque son livre, qui comble une lacune dans l’histoire de notre
littérature et qui a sa place assurée à côté des meilleurs, aura atteint une
seconde édition.
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