(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Les nièces de Mazarin et son dernier petit-neveu le duc de Nivernais. Les Nièces de Mazarin, études de mœurs et de caractères au xviie  siècle, par Amédée Renée, 2e éd. revue et augmentée de documents inédits. Paris, Firmin Didot, 1856. » pp. 376-411

Les nièces de Mazarin et son dernier petit-neveu le duc de Nivernais
Les Nièces de Mazarin
, études de mœurs et de caractères au xviie  siècle, par Amédée Renée, 2e éd. revue et augmentée de documents inédits. Paris, Firmin Didot, 1856.

Depuis l’enlèvement d’Hélène ou celui des Sabines, il ne s’est jamais vu tant et de si beaux enlèvements de femmes qu’aujourd’hui ; il est vrai que ce sont des enlèvements tout littéraires. Chacun (et, ne vous en déplaise, ce sont les plus illustres entre les écrivains de notre temps) a mis son honneur à s’embarquer avec quelqu’une ou avec quelques-unes. Comment ne pas nommer en tête celui qui, par son talent, par sa verve, par la curiosité infinie de ses recherches, et par je ne sais quelle flamme qu’il a l’art de communiquer à ce qui en d’autres mains ne serait resté que des papiers, a forcé le public, je ne parle plus du public érudit et lettré, mais le public des salons et qui décide des modes, à s’occuper de ces belles du temps jadis et à en disserter d’après lui ? M. Cousin a donc enlevé et conquis en plein soleil Mme de Longueville, et il ne s’est pas tenu à ce coup de maître, il a poussé plus loin sans se croire le moins du monde infidèle : il en a affiché bien d’autres, et, en dernier lieu, on a revu, grâce à lui, par les chemins, galopant par monts et par vaux, cette autre brouillonne adorable en son temps, Mme de Chevreuse. M. Villemain, dans un livre ingénieux et animé, non pas animé du seul intérêt littéraire, a esquissé en couleurs brillantes et flatteuses, et sous le rayon d’une jeunesse dont nous n’avons pas vu la fin, une grande dame moderne qui s’est aussi piquée de politique, la belle duchesse de Dino. Ici ce n’est pas un enlèvement, comme bien l’on pense, ce n’est qu’une atteinte, ce n’est qu’une page ! mais quelle page ! l’éloquent écrivain ne l’eût peut-être pas écrite si accentuée et si vive avant toutes ces levées galantes de boucliers. Par une sorte d’émulation bien permise aux plus graves, et que n’eût point censurée Platon, M. Guizot, dans un intervalle de ses mâles et fermes histoires, s’est dit qu’il y avait lieu d’intéresser sans tant d’aventures et de beaux crimes : il a retracé et buriné à la manière hollandaise la figure de lady Russell, ce modèle des grandes veuves, de celles qui restent fidèles à un noble sang généreusement versé et à une vieille cause. C’était une revanche indirecte sur le succès désordonné de toutes ces belles Longueville. Le bon Walckenaer avait eu pour Mme de Sévigné une passion jaseuse, empressée et devenue proverbiale ; mais on ne possède pas Mme de Sévigné, on ne la conquiert pas ; elle n’a jamais été entièrement qu’à sa fille, et depuis ce temps-là elle appartient à tous et n’est à personnez. Mme de Maintenon était moins recherchée et entourée : M. le duc de Noailles a cru qu’il était du devoir de sa maison et de son nom, de réparer l’injustice dont elle était l’objet, de redresser l’opinion sur son compte, et de lui rétablir aux yeux de tous sa situation véritable. Mais, dans cette œuvre légitime de restauration un peu lente, il a rencontré des auxiliaires et, plus que cela, des émules et des rivaux. Un homme de mérite, occupé de l’histoire comme d’une science, habitant dans le voisinage de Saint-Cyr, et à la source des meilleurs mémoires, M. Théophile Lavallée, a eu l’occasion d’étudier Mme de Maintenon, et il s’est fait bientôt son éditeur le plus exact, son commentateur essentiel et précis, et l’historien de son œuvre ; il est un des passionnés, et un passionné positif, de Mme de Maintenon. M. Saint-Marc Girardin, lui aussi, à qui d’ordinaire ce mot de passion semble faire peur, ou qui du moins aime à se jouer en en parlant, a compris que c’était là ou jamais le cas de se déclarer, que c’était une passion par raison, tout pour le bon motif et pour l’ordre, pour l’étroite morale et la juste discipline : dans une suite de charmants articles il a pris rang à son tour parmi ceux qui occupent en propre un de ces beaux noms de femmes d’autrefois, qui s’en emparent et portent désormais couleurs et bannière de chevaliers.  Et vous donc qui parlez, me dira quelqu’un, où avez-vous planté votre drapeau ?  Hélas ! j’avouerai mon faible : j’ai sans doute courtisé plus d’une de ces femmes illustres ; je m’en suis souvent approché, et de quelques-unes de celles-là mêmes que j’ai nommées et de beaucoup d’autres ; mais je ne leur ai fait en quelque sorte qu’un doigt de cour, je ne me suis point attaché à une seule, et me voilà puni de mon inconstance : j’ai été traité en passe-volant ; pas une ne m’est restée.

Quant à M. Amédée Renée, il s’est arrangé si bien qu’il en a pris sept d’un seul coup de filet et qu’il les saura garder. Sérieusement, ç’a été une idée heureuse et bien conçue, d’embrasser un groupe naturel, un groupe de famille, qui offre à la fois des traits frappants de ressemblance et une agréable variété. En général, lorsqu’on peut étudier les proches parents d’un grand personnage ou d’un homme distingué, soit ses père et mère et aïeux, soit ses frères et sœurs, soit ses enfants, on est plus à même de le bien connaître, car on connaît la souche et la race ; on peut mieux juger de ce qu’il a dû au fonds commun, à la trame commune, et de ce qu’il y a ajouté ou de ce qu’il en a développé. Les facultés et qualités qu’il réunit, et dont quelques-unes peuvent se masquer l’une l’autre étant serrées comme en faisceau, se dédoublent quelquefois, se divisent chez de proches parents moins complets, et se laissent mieux mesurer isolément. Sans sortir du point de vue littéraire, j’ai pu faire cette remarque ; par exemple, lorsqu’on étudie Boileau et qu’on le compare avec ses frères, dont l’aîné et très aîné Gilles était déjà un satirique, et dont Jacques, celui qui ne précédait Nicolas que d’un an, poussait l’humeur railleuse jusqu’à la charge et au grotesque : Nicolas, venu après ses deux frères, qui semblent deux ébauches de lui-même, l’une inachevée, l’autre exagérée, où s’essayait par avance la nature, en est plus nettement défini. Mme de Sévigné elle-même ne semble-t-elle pas se dédoubler dans ses enfants, donnant sa ferme raison à l’une, à Mme de Grignan, sa grâce d’imagination et toute la folle du logis à l’autre, à l’étourdi chevalier ? Politiquement, quand on en vient à étudier de grands personnages, des hommes d’action, les traits généraux de famille ressortent encore mieux et se vérifient plus aisément. On n’a bien connu Mirabeau que lorsqu’on a vu la souche d’où il sortait, cette race originale et robuste, déjà éloquente, de père, d’oncle et d’aïeux. Si ample qu’il fût, le grand tribun de 89 n’a eu qu’à mettre en dehors ce que les siens avaient au dedans et à tailler en pleine étoffe. Napoléon, pour la composition de son caractère, pour la combinaison des éléments primitifs qui y entraient et auxquels le génie donna le sens et l’âme, est certainement mieux connu, lorsque autour de lui, et avant de le suivre en toute sa carrière, on a parcouru et épuisé le cercle de ses frères et sœurs. Dans le cas présent, quoique le groupe dont il s’agit ne soit point direct par rapport à Mazarin, et qu’il s’éloigne même d’un degré en descendant, il n’est pas inutile pourtant pour mieux définir et circonscrire la nature originelle de ce cardinal-ministre et pour achever de le faire comprendre. Ces enfants de ses sœurs montrent bien de quelle race fortement constituée et prédestinée à l’action il était issu ; la plupart des nièces nous représentent bien cette race en tout ce qu'elle avait de non altéré et de genuine, comme disent les Anglais, la force sacrée du sang, comme diraient les Grecs, la noblesse naturelle avec de terribles instincts d’aventures. Ces nouvelles venues, qu’il se hasarde à introduire en Cour de France à deux ou trois reprises, et que tant de malicieux brocards attendaient d’abord, ne lui firent pas de déshonneur, bien qu’elles lui aient causé parfois de l’embarras. L’oncle n’a pas beaucoup à dire pour leur faire prendre leur volée ; elles vont d’elles-mêmes, elles s’élèvent, elles s’adressent aux trônes et aux couronnes, et en rabattent le moins possible ; elles chassent de race. Bon sang ne peut mentir. Elles ont presque toutes, beauté, force, hardiesse et adresse,  des scrupules médiocrement, quoiqu’il y ait eu dans le nombre (ne l’oublions pas) deux vertueuses et une sainte. En les faisant venir en France, l’oncle n’avait pas si mal spéculé pour la grandeur de sa maison et pour l’agrément de la société française. Il a ragaillardi cette belle société, qui n’en avait pas déjà un si grand besoin, par cette petite invasion romano-sicilienne ; avec ces Olympe, ces Marie et ces Hortense, il y a semé d’éclatantes variétés de grandes existences, et l’a sillonnée de fredaines imprévues et bizarres. Il y eut, certes, une vraie chrétienne parmi elles, une admirable pénitente qui sembla vouloir payer pour toutes, la princesse de Conti ; mais en revanche et à ses côtés, dans cette quantité de cousins et de cousines, que de païens et de païennes ! Elles n’ont qu’un mot, ces terribles nièces, un premier cri pour déplorer la mort de leur cher oncle, et ce cri du cœur est toute une oraison funèbre : Il est crevé ! Leurs brillants esprits, quand elles se seront développées, se porteront à aimer, à favoriser par goût les plus naturels et les moins réglés des génies d’alors ; elles en seront les inspiratrices déclarées et les patronnes : la duchesse de Mazarin ne saurait se séparer de son philosophe Saint-Évremond, ni la duchesse de Bouillon de son conteur La Fontaine. Ce sont chez le duc de Nevers des soupers délicieux et libres avec Chaulieu et La Fare, avec le grand prieur de Vendôme, tous libertins de mœurs et d’esprit qui côtoient le grand siècle sans en être, et n’attendent que la Régence. La France est trop petite pour l’activité de ces nièces de Mazarin, et quelques-unes vont porter dans des contrées et des cours voisines leurs éclats et leurs erreurs, sans jamais déchoir pourtant de ce grand état où elles sont comme nées et où elles se sont naturalisées en quasi-souveraines. Je ne recommencerai pas ce qui a été si bien dit. M. Amédée Renée (est-il besoin de le rappeler aux lecteurs de cette revue ?) a défilé le plus joliment du monde ce chapelet de belles, de violentes et de légères, où il y a un ou deux grains à oraison. M. Renée dans sa jeunesse a eu ses Heures de poésie 60, il a eu son hymne À la beauté idéale, il s’est mêlé en fidèle au cortège d’André Chénier ; il a connu intimement, il a aimé et apprécié Maurice de Guérin, ce poète du Centaure, qui promettait à l’art un génie original. Je ne sais quel goût de distinction native : se sent toujours chez ceux qui, jeunes, ont eu de ces religions secrètes ; même quand l’heure de l’érudition est venue, on se dit en les lisant, et on devine à un certain air, que la poésie a passé par là.

M. Renée a donc su rendre, par un agréable enchaînement de citations, d’extraits et d’observations rapides, l’existence et le caractère de la comtesse de Soissons, de la duchesse de Mazarin, de la duchesse de Bouillon ; il nous a introduits dans cette compagnie choisie de l’hôtel de Nevers, dans ce mystérieux ménage « qui joignait les grâces de Mortemart61 et l’imagination de Mancini ». Comme Les Nièces de Mazarin ne se referont pas et qu’elles ont trouvé maître, je me permettrai seulement, en qualité de critique, de demander à M. Renée, pour une prochaine édition, de mieux marquer le contraste de l’une des figures, celle de la princesse de Conti, l’aînée des Martinozzi, avec ses brillantes sœurs et cousines qui aimaient tant le plaisir, le jeu, la folle et spirituelle orgie. Ce n’était pas seulement une candide princesse que cette vertueuse Conti, et sa vie, bien que revêtue d’une teinte sévère, n’a rien de voilé ; on peut l’étudier à fond aux sources de Port-Royal, dans le Nécrologe et le Supplément au Nécrologe ; elle y a sa place comme bienfaitrice et amie. Elle était née avec toutes les qualités qui peuvent recommander une personne de son sexe dans le monde ; elle avait le don de beauté, et avec cela « sérieuse, douce, tranquille dès l’enfance, et toutefois très sensible ; ferme, hardie, et néanmoins mesurée et pleine de tous les égards nécessaires pour s’établir une réputation hors d’atteinte ». Mais cette modestie, cette régularité extérieure ne faisaient d’elle qu’une honnête païenne, comme elle l’a dit depuis. Elle n’était consumée que du désir d’être heureuse et glorieuse ici-bas, et d’arriver à une haute alliance. Son ambition, si grande qu’elle fut, semblait devoir être satisfaite et au-delà, lorsqu’à dix-sept ans elle se vit mariée à Armand de Bourbon, prince de Conti, qui devint sincèrement amoureux d’elle62. Et cependant, au milieu des grandeurs et des magnificences qui l’environnaient, il lui manquait encore quelque chose ; son cœur se sentait au dedans un vide qui n’était pas comblé.

Elle couvait un profond orage intérieur, et à cet âge de dix-huit ans, sous un extérieur calme, elle agitait les pensées les plus contradictoires. Assez confusément instruite des vérités et de l’esprit du christianisme, elle en avait entrevu assez pour désirer de s’en débarrasser absolument, afin de n’en être point gênée. Elle fit des efforts pour éteindre d’abord les faibles restes de sa foi languissante, espérant par là calmer son inquiétude ; « mais Dieu ne permit pas qu’elle y réussît ». Elle ne trouva le soulagement d’une telle tristesse qu’en affectant le doute et une indifférence qu’elle n’avait pas. Des infirmités secrètes l’avertissaient tout bas que l’heure de l’éternité n’était peut-être pas aussi éloignée que le lui disait la jeunesse. Son époux converti ne perdait aucune occasion de lui répéter « tout ce que la charité peut faire dire sur la plus grande de toutes les affaires à la personne du monde à qui elle importe le plus et que l’on aime le mieux. Elle recevait avec beaucoup de douceur ce qu’il lui disait ; mais toutes ces instances ne faisaient au fond que l’importuner et l’aigrir contre la piété, qu’elle regardait comme son ennemie et sa grande rivale dans le cœur du prince. » C’est dans ces disposition d’une lutte intérieure déjà ancienne, qu’un jour elle se trouva tout d’un coup, et sans savoir comment, tournée à Dieu, persuadée des vérités de la foi et brûlant du désir de s’élever à la source suprême. Son cœur fut changé, et il ne le fut pas à demi ; c’est en ceci qu’elle se montra un grand cœur. Elle avait dix-neuf ou vingt ans. À partir de ce moment, elle marcha, sans se plus détourner jamais, dans les routes de la piété pratique et de la charité ; il ne s’agissait plus que du degré, selon qu’elle croissait en lumières. Elle prit un directeur qui avait été donné au prince son mari par l’évêque d’Aleth, Pavillon ; elle se rattacha par toute sa conduite à l’esprit austère de Messieurs de Port-Royal63. C’était à qui des deux ferait le plus de progrès dans cette voie étroite, d’elle ou de sa belle-sœur, la duchesse de Longueville. Naturellement fière, assez disposée à l’avarice, elle dompta ses inclinations, soigna les pauvres, les malades, fit des aumônes considérables avec discernement et intelligence, n’oubliant pas la justice jusque dans la charité. Demeurée veuve à vingt-neuf ans, elle redoubla de soin et de vigilance à bien gouverner sa maison, à élever chrétiennement ses fils, à qui elle avait donné pour précepteur Lancelot. Très respectée de Louis XIV, elle n’abandonna jamais devant lui ceux qu’on présentait comme trop austères. Un dimanche de l’Avent, en 1670, comme Bourdaloue avait prêché sur la sévérité de la pénitence en y faisant une allusion très sensible aux doctrines supposées excessives de Port-Royal, de M. Arnauld et de ses amis, la princesse, qui assistait au sermon, exprima assez hautement sa plainte pour que le célèbre jésuite se crût obligé de lui venir, donner satisfaction : elle l’écouta, mais ne lui cacha point qu’elle était peu édifiée de cette partie de son discours. Telle elle vécut et elle mourut. Ses fils, ces brillants et dissolus Conti, qui devaient répondre si étrangement à son vœu et aux espérances de leur éducation première, lui firent élever un monument dans l’église Saint-André-des-Arcs avec cette épitaphe où il n’y avait que la vérité :

À la gloire de Dieu, et à l’éternelle mémoire d’Anne-Marie Martinozzi, princesse de Conti, qui, détrompée du monde dès l’âge de dix-neuf ans, vendit toutes ses pierreries pour nourrir, durant la famine de 1662, les pauvres de Berri, de Champagne et de Picardie ; pratiqua toutes les austérités que sa santé put souffrir ; demeura veuve à l’âge de vingt-neuf ans, consacra le reste de sa vie à élever en princes chrétiens les princes ses enfants, et à maintenir les lois temporelles et ecclésiastiques dans ses terres ; se réduisit à une dépense très modeste, restitua tous les biens dont l’acquisition lui était suspecte jusqu’à la somme de huit cent mille livres ; distribua toute son épargne aux pauvres dans ses terres et dans toutes les parties du monde, et passa soudainement à l’éternité, après seize ans de persévérance, le 4 février 1672, âgée de trente-cinq ans.

Voilà certes une nièce de Mazarin qui, dans son cadre noir, ne ressemble à pas une de ses fameuses cousines, et qui ne saurait en être trop distinguée. Qu’on veuille penser à tout ce qu’il y avait de réfléchi et de profond d’éclairé au sens chrétien, dans cette piété qui sentait le besoin d’expier et de payer pour les autres,  pour son époux, le prince de Conti, fauteur de guerres civiles et artisan de désastres dans tant de villages et de chaumières,  pour son oncle le cardinal, acquéreur avide et si peu scrupuleux de richesses innombrables. De quelque côté qu’on l’envisage, on se trouveen présence d’une inspiration des plus rares, d’un admirable esprit de sacrifice, et qui imprime un souverain respect.

Cela dit, et ne pouvant rien ajouter d’ailleurs à tout ce que rassemble de vif et de varié le volume de M. Renée, je n’ai trouvé qu’une manière de m’acquitter envers l’auteur : c’est de me rejeter sur un coin qu’il n’a pas dû développer, sur le dernier des petits-neveux de Mazarin, l’ambassadeur et académicien duc de Nivernais, en qui s’était adouci, sans trop s’affaiblir, le sang des Mancini.

Un seul mot encore auparavant. Le grand-père du duc de Nivernais était le propre neveu de Mazarin, ce duc de Nevers, trop connu par sa querelle avec Racine et Boileau ; il s’est ainsi fait, de gaieté de cœur, une méchante affaire auprès de la postérité, et qui pèse encore sur son nom. Il valait mieux que cela ; M. Renée a rassemblé bien des témoignages de son esprit et de sa grâce, et à ce propos je rappellerai, un peu à sa décharge, que cette grande querelle à l’occasion de Phèdre fut provoquée peut-être, et certainement aggravée, par le procédé de Racine lors de la première représentation. Il n’est pas du tout exact de dire, je le crois, que la duchesse de Bouillon ait d’emblée loué la salle pour faire tomber la pièce. Voici du moins la version très authentique de Mlle Des Houlières, répondant là-dessus à une question que lui adressait Brossette. Celui-ci était, comme on sait, un grand curieux. Dans un voyage qu’il fît de Lyon à Paris en 1711, il fut conduit, le 4 juin, chez Mlle Des Houlières par un officier du duc d’Orléans, M. de Chatigny ; il interrogea ingénument la respectable demoiselle sur les relations qu’avait eues sa mère avec Boileau, sur les causes de leur inimitié, devenue publique et notoire, si bien que le satirique avait logé la Des Houlières, comme il l’appelait tout crûment, dans sa Satire des femmes. Brossette, en rentrant chez lui, mit par écrit la conversation qu’il venait d’avoir. Je donnerai ici tout ce passage tiré de ses manuscrits, et dont je ne vois pas qu’on ait fait jusqu’ici d’usage.

J’ai demandé à Mlle Des Houlières, nous dit Brossette, quelle était la cause de cette petite animosité qui était entre Mme sa mère et M. Despréaux.

M. Racine en était la cause, m’a-t-elle dit ; car pour M. Despréaux, il n’y était pas intéressé personnellement. Dans le temps que M. Racine faisait des tragédies, Pradon en faisait aussi. Quoique M. Racine fut bien au-dessus de Pradon, il ne laissait pas de le regarder comme une espèce de concurrent, surtout quand il sut que Pradon composait en même temps que lui la tragédie de Phèdre par émulation, et qu’il avait doublé celle de M. Racine sur le récit que Pradon en avait ouï faire. D’ailleurs Pradon avait fait une critique des poésies de M. Despréaux. Voyez par combien de titres Pradon avait mérité l’animosité de ces messieurs.

Pradon venait souvent chez ma mère, pour laquelle il avait beaucoup de considération, et au goût de qui il avait assez de confiance pour la venir consulter sur les ouvrages qu’il faisait.

La Phèdre de M. Racine et celle de M. Pradon furent prêtes à être jouées en même temps. Celle de M. Racine fut promise et annoncée pour le premier jour de l’année 1677 ; celle de Pradon fut jouée quelques jours après à l’hôtel de Guénégaud.

Ma mère voulut voir la première représentation de la Phèdre de Racine : elle envoya retenir une loge, quelques jours d’avance, à l’hôtel de Bourgogne ; mais Champmeslé (le mari de la célèbre actrice), qui avait soin des loges, fit toujours dire aux gens qui venaient de la part de Mme Des Houlières, qu’il n’y avait pas de places et que toutes les loges étaient retenues. Ma mère sentit l’affectation de ce refus et en fut piquée : « J’irai pourtant, en dépit d’eux, dit-elle, et je verrai la première représentation. » Quand l’heure de la comédie fut venue, elle se mit en négligé avec une de ses amies qui prit des billets. Elle se cacha tout de son mieux sous une grande coiffe de taffetas, et au lieu d’entrer par la porte du théâtre, comme elle avait accoutumé de faire, elle entra par la porte des loges et s’alla placer au fond des secondes loges, car toutes les autres étaient remplies.

Elle vit la pièce, qui fut jouée en perfection. Elle revint souper chez elle au logis avec cinq ou six personnes, du nombre desquelles était Pradon. On ne parla d’autre chose pendant tout le souper : chacun dit son sentiment sur la tragédie, et on se trouva plus disposé à la critique qu’à la louange. Ce fut pendant ce même souper que ma mère fit ce fameux sonnet :

Dit des vers où d’abord personne n’entend rien, etc.

Ce sonnet fut retenu et même écrit par quelques-uns des convives qui en donnèrent des copies dès le lendemain matin. Ce même matin sur les onze heures, l’abbé Tallemant (que l’on appelait le père Tallemant pour le distinguer d’un autre abbé Tallemant son neveu, tous deux de l’Académie française), l’abbé Tallemant vint donc sur les onze heures du matin, et d’un air fort empressé apporta à ma mère une copie de ce sonnet qu’il avait copié lui-même pour elle. Ma mère prit ce sonnet comme une chose nouvelle, et fut la première à le montrer comme le tenant de l’abbé Tallemant.

Le même jour ce sonnet se répandit dans tout Paris et passa dans les mains de M. Despréaux et de M. Racine. Toute la peine fut de découvrir qui en était l’auteur.

Après une infinité de conjectures que ces messieurs hasardèrent, leur soupçon s’arrêta principalement sur M. le duc de Nevers, qu’ils avaient vu à la représentation ; car pour Pradon, franchement ils ne lui firent pas l’honneur de le croire capable d’une critique si maligne et si ingénieuse.

Ils s’arrêtèrent donc à M. le duc de Nevers ; et dès le même jour ou le lendemain, M. Racine et M. Despréaux, avec le chevalier de Nantouillet, tournèrent ce sonnet contre M. de Nevers sur les mêmes rimes.

Cette réplique fit un bruit terrible à la Cour, et chacun prit parti pour ou contre. La cabale de Mme de Bouillon et du duc de Nevers, laquelle favorisait Pradon contre M. Racine, fit de grandes clameurs. « Quoi ? disaient-ils : le premier sonnet, de qui qu’il puisse être, n’attaque que la pièce de Racine ; et Racine, dans le sonnet doublé, s’en prend au duc de Nevers lui-même, qui n’y a aucune part ! »

Le duc de Nevers était plus curieux que les autres de savoir qui était l’auteur du sonnet qu’on lui attribuait. Pradon, qui l’avait vu faire, eut pourtant assez de force et de discrétion pour ne pas nommer Mme Des Houlières ; et l’on a été dix ou douze ans sans savoir que ce fut elle qui l’avait composé. Pradon lui-même, que l’on en soupçonnait aussi, n’était peut-être pas fâché d’un soupçon qui lui faisait honneur. Quoi qu’il en soit, il ne dit point ce qu’il savait là-dessus.

M. Racine, ayant eu occasion de s’expliquer avec M. de Nevers, lui désavoua d’avoir fait la réplique, comme ce duc jurait qu’il n’avait aucune part au premier sonnet ; et M. Racine, voulant entièrement se disculper, sans décharger Pradon, dit au duc « qu’apparemment celui qui avait fait le premier sonnet, avait aussi fait le second. » Mais cette défaite ne fit point revenir le duc de Nevers.

Le récit qu’on vient de lire et qui ne laisse rien à désirer, ce me semble, pour la précision et l’exactitude, nous permet aujourd’hui de faire à chacun sa part. Les torts du duc de Nevers, qui furent très réels et impardonnables en raison de certaines menaces, eurent une espèce d’excuse pourtant et de motif par le tort premier de Racine, qui imputa à ce duc un sonnet qu’il n’avait point fait, et qui s’en vengea par un autre sonnet personnellement injurieux au duc et à sa sœur Hortense. On entrevoit de plus la vérité sur la première représentation de Phèdre. Racine, sentant qu’il avait des ennemis, ne fit pas autrement que de grands auteurs ne l’ont fait de nos jours : il prit bonne partie de la salle pour la première représentation, faisant refuser des places aux suspects envers qui il osait se le permettre. Mme Des Houlières elle-même n’entra que par contrebande. Qu’on se mette à la place d’une femme auteur, à qui on refuse une place à pareil jour ! Son irritation, à elle aussi, a son excuse. Quant à la duchesse de Bouillon, ce fut sans doute pour prendre sa revanche du sonnet qu’elle loua la salle aux représentations suivantes. On sait le reste ; la guerre était déclarée.

J’arrive maintenant à mon personnage, qui est digne de quelque chose de mieux qu’un bref éloge et un vague souvenir.

Le duc de Nivernais

Le duc de Nivernais a déjà eu deux biographes à qui j’emprunterai beaucoup : l’un, François de Neufchâteau, qui lut l’éloge de cet ancien confrère à une séance publique de l’Institut, le 26 août 1807, et l’autre, M. Dupin, qui prononça son éloge aussi, dans une séance de l’Académie du 21 janvier 1840. Ce double hommage était bien dû au duc de Nivernais, qui, membre de l’Académie française depuis 1743, avait fait partie durant cinquante ans de l’illustre compagnie, en était devenu le doyen, l’avait présidée plus souvent qu’aucun autre dans des occasions brillantes, en avait vu la ruine, et était mort avant l’entière réparation.

Petit-fils de ce duc de Nevers dont j’ai parlé, et qui, au milieu de toutes sortes de rimes à l’aventure, a fait un bien joli vers, daté de Rome :

Sans un peu de Coulange on mourrait en ces lieux,

il était fils d’un autre duc de Nevers, qui fut longtemps sans avoir le droit de s’appeler de ce nom ; car, dans leur insouciance épicurienne, ces distraits et excentriques seigneurs avaient omis, en temps utile, de faire enregistrer leur titre au parlement ; ils n’aimaient ni la guerre ni la Cour, et ne suivaient que leur caprice, la paresse et le plaisir. Le duc de Nivernais hérita de leur goutte, de leur esprit, mais non de leur insouciance ; il répara les négligences de sa maison et se naturalisa sur tous les points. Ils étaient restés plus Italiens que Français : il fut, lui, un Français des plus accomplis, ayant bien le cachet de son temps. Ce dernier rejeton de la maison Mancini naquit à Paris, le 16 décembre 1716 ; très délicat, très frêle de constitution, il sut, malgré des excès de jeunesse qui l’exténuèrent encore, mener son fil très délié jusqu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans, et mourut sur la fin du Directoire.

Il se voua d’abord à là carrière des armes ; il débuta en Italie, en 1734, sous Villars. Il fit les campagnes de Bohême, en 1742, et de Bavière, en 1743 ; mais déjà sa santé ruinée par les fièvres ne lui permettait plus d’encourir de nouvelles fatigues, et il dut renoncer pour toujours au service militaire. Il fit, en 1744, des adieux en vers au régiment dont il était colonel. Pendant son absence, et tandis qu’il était encore sous les drapeaux, l’Académie française l’avait nommé à l’âge de vingt-sept ans pour remplacer le grand orateur Massillon. Il fut reçu le 4 février 1743, le même jour que Marivaux.

Qu’avait fait à cet âge M. de Nivernais pour être choisi par l’Académie française avec cette sorte de concert et d’acclamation ? Il était beau-frère de M. de Maurepas, alors ministre ; il avait épousé une Pontchartrain ; il faisait pour elle de jolis vers de mari et d’amateur, et la célébrait dans des élégies, sous le nom de Délie. Il était assez piquant, au xviiie  siècle, d’être l’amant de sa femme ; Nivernais le fut, du moins en vers, et quelque temps ; car, peu d’années après, on le trouve dans la société sur le pied bien établi d’ami de Mme de Rochefort, qu’il épousa même plus tard, après la mort de sa Délie. Ajoutons que la comtesse de Rochefort, née Brancas, avait été pendant quarante ans l’amie la plus intime de la duchesse de Nivernais.

J’en reviens aux titres académiques du jeune duc. Il n’avait rien publié alors, mais on savait (et l’archevêque de Sens, qui le recevait, le lui dit) qu’il avait composé certaines Réflexions sur Horace, où il le comparait avec Despréaux et Jean-Baptiste Rousseau. On savait aussi qu’il cultivait l’élégie de société ; l’archevêque, qui l’avait entendu réciter quelques-uns de ses vers, fit encore à sa modestie la trahison d’indiquer ce nouveau titre littéraire. Il ajoutait d’ailleurs, dans un sentiment très judicieux :

L’Académie, en vous adoptant si jeune, non seulement s’assure une plus longue jouissance de vos talents, mais elle donne en votre personne un exemple propre à réveiller dans notre jeune noblesse le goût des belles-lettres, qui semble s’y éteindre peu à peu ; c’est ce qui nous fait craindre pour l’avenir un temps où la noblesse ne se distinguera plus du commun des hommes que par une férocité martiale.

Le duc de Nivernais était, en effet, plus propre que personne à servir d’exemple ; à une époque où l’on se piquait avant tout d’être, non pas féroce, mais ce qu’on appelait un homme aimable et même un petit-maître, et en l’étant lui-même, il n’avait rien négligé de ce qui orne intérieurement l’esprit, il se préparait à devenir insensiblement raisonnable ; il savait toutes les langues vivantes, il lisait les auteurs étrangers et en tirait des imitations faciles ; il ne songeait qu’à embellir, à égayer honorablement une grande et magnifique existence, et, sans le savoir, il ménageait à son âme des consolations imprévues pour son extrême vieillesse, dans la plus violente crise qui ait assailli les hommes civilisés. L’honneur du duc de Nivernais, son originalité mémorable sera dans cette fin, dans la manière unique et douce dont il supporta la ruine, la prison et le complet dépouillement. Cet homme, qu’on ne croyait qu’aimable, et auquel on imputait volontiers un vernis de frivolité, se trouva, quand il ne fut plus que le citoyen Mancini, un modèle aisé de courage, de philosophie tranquille et sereine, et sans jamais rien perdre de son aménité.

Je ne prétends pas le surfaire ; je ne le ferai pas plus accompli de tout point qu’il ne l’était. Je n’ai pas oublié que madame Geoffrin, dans son bon sens bourgeois aiguisé de malice, disait de lui : « Il est manqué de partout, guerrier manqué, ambassadeur manqué, homme dJaffaires manqué, et auteur manqué. » « Non, reprenait Horace Walpole qui cite le mot, il n’est pas homme de naissance manqué. » « Non, dirai-je à mon tour plus fermement encore après cette épreuve où on le verra en 93, il n’est pas un homme comme il faut manqué, puisqu’il sut rester tel, si convenable, si décent, si souriant, et prêt à devenir laborieux dans la mesure de ses forces, à demander à sa plume une ressource honnête, à l’heure de l’adversité extrême. »

Nivernais, en son beau moment et avant que le siècle tournât décidément au sérieux, avait ses admirateurs et son école mondaine. Bernis, à ses débuts, ne se proposait pas d’autre idéal, et lorsqu’il fit ses premiers pas dans la carrière de la poésie comme dans celle de l’ambition, c’est auprès du duc de Nivernais, et dans son cercle élégant et poli, qu’il mettait du prix à recueillir des suffrages. Lord Chesterfield écrivait, en janvier 1750, à son fils, qu’il voulait former au parfait bon ton, et dont l’étoffe était si rebelle :

Lorsque vous voyez qu’un homme est universellement reconnu pour agréable, bien élevé, aimable, en un mot pour un parfait gentilhomme, tel, par exemple, que le duc de Nivernais, examinez-le, suivez-le avec soin, remarquez de quel air il s’adresse à ses supérieurs, sur quel ton il est avec ses égaux et comment il traite ses inférieurs. Voyez le tour de sa conversation dans les diverses occasions, soit aux visites du matin, soit à table, ou enfin aux amusements du soir. Imitez-le sans le contrefaire, et soyez son ombre sans être son singe. Vous trouverez qu’il a grand soin de ne rien dire et de ne rien faire qui puisse être imputé à mépris ou à négligence, ni qui puisse le moins du monde atteindre la vanité ou l’amour-propre des autres : loin de, vous apercevrez qu’il rend les gens contents de lui, faisant en sorte que chacun soit content de soi-même ; il a du respect, des égards, de l’estime et de l’attention, précisément là où chacune de ces choses est de mises il les sème avec soin, et il en recueille des fruits à foison.

Le duc de Nivernais, s’il suivit et donna la mode en son temps, échappa du moins à l’un des plus grands travers d’alors : il évita la méchanceté, je veux dire la prétention à être méchant, le persiflage, ce vice dans lequel donnèrent Stainville et Maurepas ; lui, il fut bienveillant toujours, sincèrement bienveillant, et eut l’art de maintenir son amabilité sans malice et sans fadeur. Ceux même qui rompirent avec lui, ce chevalier d’Éon, par exemple, qui fut ingrat (ou ingrate) à son égard, ne trouvaient rien à lui reprocher « qu’une coquetterie d’esprit qui voulait plaire à tout le monde ».

Les ambassades du duc de Nivernais sont la partie principale de sa carrière publique ; obligé de renoncer au militaire, il se tourna de cet autre côté. Il ne s’y lança pas en simple amateur, il s’y appliqua. On a quelques études qu’il fit sur les anciens négociateurs, Loménie, Jeannin. Dans les quatre Dialogues des morts qu’il a écrits, il en est un entre Périclès et Mazarin, où il leur fait dire des choses très à remarquer sur celui-ci, très neuves alors, et qui prouveraient beaucoup de sagacité historique si l’esprit de famille n’avait en ceci aidé à l’impartialité. Il y a même plus ou moins que de l’impartialité, car si l’auteur voit juste et finement sur bien des points de la conduite de Mazarin, il se trompe en voulant retirer à Richelieu ce qu’il accorde à son cher grand-oncle.

On rencontre le duc de Nivernais dans trois ambassades ou négociations, à Rome (1740-1752), à Berlin (1756), à Londres (1762-1763). Il a été publié de ses lettres ou dépêches durant ces années un assez grand nombre pour qu’on puisse se faire une idée nette du caractère et des qualités qu’il y montra. À Rome, où il succéda au cardinal de La Rochefoucauld, il n’eut point de bien grandes affaires à traiter, mais il y acquit de la considération par son esprit de sagesse et sa représentation grandiose. Il s’y trouvait lorsqu’on apprit brusquement la disgrâce de son beau-frère Maurepas (avril 1749). Il a très bien défini dans une lettre à M. de Puysieux (du 6 août) le genre de conduite et de procédé qui était fait pour réussir et imposer en cour romaine ; il parle d’un agent français qui, bien qu’à Rome depuis quinze ans et se proposant d’y passer sa vie, est resté très antiromain de cœur, d’esprit et de discours :

On l’accuse d’ardeur et de hauteur dans les affaires, et j’ignore si ces accusations sont fondées. L’ardeur serait un grand inconvénient dans cette cour-ci, dont le système me paraît être d’attendre et voir venir, et même de tendre des panneaux pour se mettre en avantage le plus qu’ils peuvent. Quant à la hauteur, je ne sais si ce ne serait pas plutôt un bien qu’un mal, et je croirais que ce serait une bonne attention à faire dans le choix des ministres que le roi enverra ici. Il est prouvé par l’expérience que ces gens-ci ne font rien par reconnaissance et par inclination, et il est même peut-être vrai de dire qu’ils ne le doivent pas ; car, leur intérêt étant de faire le moins qu’ils peuvent, puisqu’ils ne font rien qu’à leur détriment, leur système doit être de ne faire jamais que le plus pressé : or, ce qui presse le plus, c’est la crainte ; et en effet, c’est là le vrai mobile de tous les ressorts de cette cour-ci : or la hauteur, quand elle n’est pas trop excessive, inspire une espèce de crainte, au lieu que trop de politesse et d’égards courent risque d’être pris ici pour de la timidité et de la faiblesse.

 Soyez certain, dit-il encore à propos de quelques manèges qu’il voit se pratiquer autour de lui, que cela ne me fera pas prendre un moment d’humeur ; mais je vous avoue que je voudrais que mon caractère pût se prêter à un peu de hauteur, qui, quand elle sera jointe avec de la sagesse et de la raison, fera toujours, je crois, un bon effet ici ; je sens que cette qualité me manque, mais je ne chercherai pourtant pas à affecter de l’avoir, parce que, ne l’ayant pas intérieurement, il serait impossible que je l’affectasse si bien que le naturel ne me trahît souvent ; et je pense, pour cette raison, qu’il ne faut jamais se proposer un système de conduite qui ne s’accorde pas avec le caractère qu’on a ; car, celui-ci venant à démentir le système comme il arrive toujours en ce cas, la conduite d’un homme ne paraît plus qu’une bigarrure tissu d’inégalités, ce qui est, je crois, fort préjudiciable à la réputation, et par conséquent aux affaires.

Tout cela est d’un bon esprit qui sent sa portée et ses limites, d’un acteur politique qui connaît son terrain et ses moyens. Pendant son séjour à Rome, le duc de Nivernais fut en correspondance avec Montesquieu au sujet de L’Esprit des lois, qui avait été déféré à la congrégation de l’Index. Il intervint utilement, et de la seule manière dont il le pouvait, en tâchant de faire prolonger indéfiniment les procédures : « Car il ne faut pas se flatter, écrivait-il, de terminer cette affaire autrement que par insensible transpiration, et en la traînant si longtemps que cela la fasse oublier, ce qui n’est pas même fort aisé ; car quand une fois un livre est dénoncé ici, vous ne sauriez croire avec quelle ardeur quatre zélés et quatre mille hypocrites le poursuivent. » Il réussit pourtant à rendre à son illustre confrère ce bon office auquel se prêta la partie sage de la cour romaine.  Le duc de Nivernais avait auprès de lui, dans son ambassade de Rome, un homme d’esprit et de talent, La Bruere, auteur d’opéras et capable de mieux, et qui, s’il avait vécu, aurait appris au public à distinguer son nom de celui de son presque homonyme.

À Berlin, lorsqu’il y fut envoyé en 1756 à la veille de la guerre de Sept Ans, le duc de Nivernais ne fut point heureux. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre le pamphlet de Voltaire qui dit : « L’ambassade d’un duc et pair et d’un poète semblait devoir flatter la vanité et le goût de Frédéric ; il se moqua du roi de France, et signa son traité avec l’Angleterre le jour même que l’ambassadeur arriva à Berlin ; joua très poliment le duc et pair, et fit une épigramme contre le poète. » Frédéric était moins leste et persifleur que ne le fait ici Voltaire. Dans une lettre intime à sa sœur la margrave de Baireuth, du 21 février 1756, il dit en parlant des négociations très délicates et épineuses où il était plongé en ce moment : « Le duc de Nivernais vient aujourd’hui ici ; si je pouvais jouir de l’homme aimable, j’en serais charmé ; mais jusqu’à présent je n’ai vu que l’ambassadeur. » L’ambassadeur ne réussit pas, mais tout autre n’eût guère mieux réussi en cette conjoncture. Le duc de Nivernais passa quelques mois à voir tous les jours Frédéric et à l’entretenir sur les objets les plus intéressants, à étudier son caractère : car,, pensait-il avec raison, dans les monarchies mixtes et non purement absolues, là où l’organisation de certains conseils est régulière et où l’État se conduit par les vrais principes,

on peut saisir les motifs déterminants de la conduite, par la combinaison des circonstances avec l’intérêt de l’État : ainsi, les puissances voisines d’une telle monarchie ont des moyens de direction solides pour traiter avec elle ; mais, dans les pays où le souverain n’a d’autre conseil que lui-même, où ses perceptions non comparées à d’autres perceptions sont la seule occasion et la seule règle des mouvements de l’État, le caractère du prince est le gouvernail de l’État : la politique, l’intérêt fondamental ne sont que ce que l’intuition du prince veut qu’ils soient ; et les puissances voisines d’une telle monarchie ne peuvent traiter avec elle que d’après la connaissance des mouvements intérieurs du monarque, qui seuls impriment le mouvement à toute la machine. C’est, concluait-il, ce qui rend intéressant et nécessaire de connaître le caractère du roi de Prusse, qui est à lui-même son ministre, son général, son conseil ; qui délibère, qui détermine sans consulter personne, et même sans communiquer à personne.

On a donc un portrait du roi tel que Nivernais l’a connu alors, portrait qui est judicieux, sensé, et d’une circonspection qui ne nuit point à la ressemblance64.

Après son retour, et dans un remaniement de ministère (fin de 1757), Bernis essaya inutilement de faire entrer au conseil le duc de Nivernais : « La connaissance qu’on avait de ses talents, écrivait Duclos, ne put triompher de la répugnance que Mme de Pompadour a toujours eue pour ceux qui sont liés de sang ou d’amitié avec le comte de Maurepas, et le duc de Nivernais avait ce double titre de réprobation. »

S’il n’avait pu prévenir à Berlin l’explosion de la guerre de Sept Ans, le duc de Nivernais fut plus heureux à Londres pour mettre un terme aux conséquences de cette guerre si désastreuse pour la France. Il y fut envoyé en septembre 1762, en qualité de ministre plénipotentiaire. Il n’y rencontra point le même genre de difficulté qu’en Prusse, ou l’on n’avait à traiter qu’avec une seule tête, ferme, compliquée et peu pénétrable ; mais la difficulté, pour être inverse, n’était pas moindre : il fallait traiter avec plusieurs, et, peu s’en faut, avec tous. Avoir le roi pour soi et même quelques-uns de ses ministres n’était qu’une partie du succès, si le public était contre. Dès son arrivée, et en mettant le pied sur le sol anglais, le duc de Nivernais put s’apercevoir combien la paix y était peu populaire : un aubergiste de Canterbury, pour une nuit que l’ambassadeur avait passée, lui septième, à son auberge, le rançonna en lui demandant quarante-trois guinées. Il est vrai qu’à la nouvelle de cette avanie dont l’aubergiste n’avait pas manqué de faire trophée, la noblesse de Londres et de la contrée s’indigna et résolut de faire un exemple : on s’entendit pour ne plus descendre chez l’aubergiste exacteur, qui fut ruiné et qui n’eut de recours, dans la suite, qu’en la bienfaisance et la générosité du duc de Nivernais. Mais ce procédé de la noblesse qui faisait une sorte de réparation de gentilshommes à gentilhomme, les égards particuliers que toutes les personnes de distinction témoignaient à l’ambassadeur, n’empêchaient pas le public et les meneurs influents de demeurer très peu favorables à l’idée de paix. Une des premières lettres du duc de Nivernais au comte de Choiseul (bientôt duc de Praslin), chargé des Affaires étrangères, est pour lui présenter une description fidèle de l’état des partis et de l’opinion (24 septembre 1762) :

Comme, par la constitution de ce pays-ci, l’état respectif des partis est la seule boussole qui puisse nous guider dans la négociation présente quant au fond et quant à la forme, je vais, dans cette lettre, avoir l’honneur de vous transmettre toutes les connaissances locales, que j’ai prises avec autant de soin que de diligence, des intérêts, des vues, des forces desdits partis ; et j’ose me persuader que ce détail pourra vous servir utilement pour apprécier au juste les discours du plénipotentiaire anglais (à Versailles), qui doivent, si je ne me trompe pas, servir de preuve à mes observations, comme mes observations leur serviront de clef et d’éclaircissement. Le temps est si précieux, que j’ai cru ne pouvoir pas me trop hâter dans ce travail ; mais la crise violente et l’excès de fermentation qu’il y a ici m’ont heureusement fourni des moyens de prompte instruction, qui, dans un temps plus tranquille, auraient demandé de plus longues recherches.

Suit une description claire et détaillée, à commencer par le parti du roi, qui n’est guère composé, dans sa totalité, que du roi lui-même et de son ministre très impopulaire, lord Bute, auxquels encore on peut joindre le duc de Bedfort, plénipotentiaire à Paris, Eux seuls peut-être veulent réellement la paix ; le reste du ministère la veut aussi, mais faiblement. Le parti opposé au ministère doit se décomposer en plusieurs fractions, comme toute coalition parlementaire. Tous crient contre la paix, mais sans la haïr également :

À la tête du parti qui crie contre la paix et qui veut la guerre, est M. Pitt, qu’il faut toujours regarder comme l’idole du peuple et d’une partie du parlement. À la tête du parti qui n’aime pas la guerre, et qui travaille pourtant contre la paix, est le duc de Newcastle, qui passe pour regretter sa place, et qui n’y peut revenir que par le bouleversement du ministère. Il y a un troisième parti qui tient des deux, autres, et qui a pour chef M. le duc de Cumberland : ce prince est mécontent et souhaite la guerre, mais il n’entre pas dans toutes les manœuvres violentes du parti de M. Pitt, et pour la conduite il se rapproche du parti du duc de Newcastle. Enfin, il y a le parti prussien qui sert tous les autres, en ce qu’il intrigue vivement contre le ministère, et qui se sert de tous les autres, en ce que les intérêts du roi de Prusse sont également et hautement protégés par eux.

Ce n’est là qu’un premier aperçu, et l’ambassadeur poursuit dans cette lettre même une analyse, qu’il a dû reprendre encore et approfondir bien des fois dans les dépêches qui ne sont pas publiées.

Un homme d’esprit, qui est redevenu de mode, Stendhal, dans une page de son Histoire de la peinture, a écrit :

Le pays du monde où l’on connaît le moins les Grecs, c’est la France, et cela, grâce à l’ouvrage de l’abbé Barthélemy : ce prêtre de cour a fort bien su tout ce qui se faisait en Grèce, mais n’a jamais connu les Grecs. C’est ainsi qu’un petit-maître de l’ancien régime se transportait à Londres à grand bruit pour connaître les Anglais : il considérait curieusement ce qui se faisait à la Chambre des communes, ce qui se faisait à la Chambre des pairs ; il aurait pu donner l’heure précise de chaque séance, le nom de la taverne fréquentée par les membres influents, le ton de voix dont on portait les toast : mais sur tout cela il n’avait que des remarques puériles. Comprendre quelque chose au jeu de la machine, avoir la moindre idée de la constitution anglaise, impossible !

Et il a ajouté en note :

Voir la correspondance du duc de Nivernais, qui, à la Cour, passait pour trop savant, 1763.

Je ne sais ce qu’a voulu nous dire Stendhal par cette note ; s’il a prétendu dire que le duc de Nivernais était un de ces petits-maîtres et qu’il n’a rien compris au jeu de la machine anglaise, il s’est trompé, et cette correspondance même qu’il atteste, et qui n’est qu’une faible partie des dépêches dont cependant elle peut donner l’idée, en est la meilleure preuve.

Le mauvais vouloir de la nation anglaise et des partis, les lenteurs et les prétentions de l’Espagne comprise dans le traité, la nouvelle de succès obtenus par les armes anglaises, la prise de La Havane, qui intervint dans le cours même de la négociation, la médiocre sincérité de quelques-uns des ministres anglais qui concouraient à la confection du traité et leur crainte de se compromettre, retardèrent de quelques semaines la signature qu’il aurait fallu enlever de prime abord. Le duc de Nivernais ne cessait de presser son ministre de se hâter à Versailles, sentant bien que chaque retard augmentait les espérances de l’opposition et les chances pour elle de renverser lord Bute : « Si vous voulez la paix, signez avant l’ouverture du parlement, quoquo modo En vérité, c’est un enfer que de négocier ici dans le moment présent. Vous ne sauriez avoir l’idée du fanatisme d’orgueil et d’insatiabilité qui règne dans cette nation-ci. » Pour lui, il se multipliait et faisait en toute conscience son métier de négociateur auprès d’une puissance aussi parlementaire, dans une crise de violente fermentation ; sa frêle machine n’y suffisait pas ; il était littéralement sur les dents :

Mon cher ami, écrivait-il au comte de Choiseul (octobre), je ne vous dirai rien ici de plus, sinon que je suis tout à fait borgne. Je finis ma dixième heure de travail depuis hier au soir, et je suis excédé de toutes les peines de corps qu’il m’a fallu me donner depuis quelques jours. La négociation est trop fatigante ici pour moi : Il faut négocier avec vingt personnes également accréditées ou également à craindre ; il faut courir après eux en toute sorte de lieux et à toute sorte d’heures ; il faut recevoir et combiner une immensité de rapports et de relations ; il faut passser quatre heures à table ; enfin, il faut tout ce que je n’ai pas. Quant au moral, j’y mets tout ce que j’ai

Le duc de Nivernais dut sentir à chaque instant que, pour être un grand ambitieux et un premier acteur sur le théâtre de ce monde, le zèle, l’esprit ne suffisent pas : il faut encore une machine, des organes, une trempe de tempérament. Une détestable santé est l’explication de bien des choses.

Enfin la paix se signa moyennant bien des sacrifices de notre part, douloureux, mais nécessaires. À Londres, on estimait ou l’on faisait semblant de croire, par orgueil et insolence, que c’était une grande preuve d’habileté au ministère français d’avoir su obtenir une telle paix. On n’osait pas dire en face au duc de Nivernais : « Vous êtes trop heureux que nous ayons un ministère si inhabile » ; on lui disait du moins : « Vous êtes en ce moment plus habiles que nous. » Il touche et fait sentir cela avec beaucoup de tact et de bonne grâce dans un passage d’une de ses lettres, le dernier que nous citerons (toujours au comte de Choiseul) :

Je dois vous dire, entre nous, que cette paix, qu’on critique peut-être à Paris, passe ici pour un chef-d’œuvre d’habileté de notre part. Vous pouvez compter que votre cousin (le duc de Choiseul) et vous, vous passez à Londres pour les deux plus grands ministres qu’il y ait jamais eu, et il ne s’en faut guère qu’on ne me joigne à vous deux. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que je me tue à disputer contre cette idée, en établissant que nous avons fait une paix bien aisée et immanquable à faire, dès que le roi, notre maître, voulait bien se porter de bonne foi et sans retour à des sacrifices tels que ceux que l’Angleterre a obtenus de nous. Je ne persuade personne, mais j’espère que je serai plus heureux cet été aux Tuileries quand j’irai lire la Gazette avec les opposants.

Si l’on publie un jour les dépêches du duc de Nivernais durant cette mission laborieuse et délicate, je ne doute pas qu’elles ne fassent beaucoup d’honneur et à son bon esprit et à son patriotisme. Il y apporta mieux que le zèle et l’adresse de l’homme de cour, il y mit (pour me servir d’un mot qu’il employait déjà volontiers) la chaleur d’un citoyen.

Personnellement, il s’acquit, durant ces quelques mois de séjour à Londres, une très grande considération, et cette considération ne diminua pas lorsqu’il eut des successeurs. On se confirma dans l’idée que la France avait envoyé du premier coup ce qu’elle avait de mieux. C’est l’opinion d’Horace Walpole, bon juge, et qui venait, de temps en temps, renouveler ses termes de comparaison en France.

Il faut toutefois ne rien exagérer et continuer de voir le duc de Nivernais dans son juste cadre. Horace Walpole va nous l’y montrer. Dans l’été qui suivit la conclusion de la paix, quelques personnes du beau monde français voulurent voir l’Angleterre ; la comtesse de Boufflers fut des premières à y aller. Duclos en fut aussi. Horace Walpole les reçut à sa résidence de Strawberry Hill, et y donna à Mme de Boufflers des fêtes charmantes, d’un pittoresque savant et merveilleux. On en a le récit. Les matinées avec promenades en calèche, cavaliers et piqueurs alentour, pouvaient ressembler à un tableau de Wouvermans ; mais les après-midi sont de vraies journées de Watteau. Dîner au son du cor et du hautbois ; promenade au belvédère, avec un arc-en-ciel qui paraît juste comme à point nommé pour décorer le fond du paysage ; collation rurale dans le bois, à l’entrée de la grotte. En tout, le duc de Nivernais y fait bien son rôle ; il traduit des compliments en vers de Walpole à l’adresse de Mme de Boufflers, de Mme d’Usson (une belle Hollandaise)65 ; il improvise des vers à miss Pelham dans le belvédère ; le soir, au concert, il fait sa partie de violon ; il danse malgré ses rides, et à Horace Walpole, qui a une ride de moins, il donne la hardiesse de l’imiter. Et tout cela n’empêche pas que ce diable d’hôte, si Anglais et anglo-saxon au fond de l’âme, ne trouve que ces Français ne méritent pas la réputation de vivacité qu’on leur accorde ; il ne leur trouve point cette vitalité dont il a des exemples sans aller si loin : « Charles Townshend, dit-il, a en lui plus de sel volatil que toute leur nation. Leur roi (Louis XV) est la taciturnité même, Mirepoix est une momie ambulante, Nivernais a autant de vie à peu près qu’un enfant gâté malade Si j’ai la goutte l’année prochaine, et qu’elle me mette tout à fait à bas encore une fois, j’irai à Paris pour être à leur niveau ; quant à présent, je suis trop fou pour leur tenir compagnie. » Prenez ces paroles pour ce qu'elles sont, pour une boutade, mais retenons-en quelque chose.

Le mordant, le montant, la sève, de quel côté sont-ils ? Dans Horace Walpole nous avons l’image de l’amateur anglais en son temps. Nivernais est un amateur aussi, qui représente bien à son heure cette belle société du xviiie  siècle. Mais quelle différence d’accent et de ressort ! De ce côté-ci, comme on sent l’excès de poli et, dessous, l’épuisement !  Messieurs de la Régence et des années qui ont suivi, nous en avons trop fait, et plus encore par genre et par bel air que par tempérament et par nature, et c’est ce qui tue ; nous ne sommes plus gaillards et drus d’humeur, comme l’était, par exemple, un Vivonne aux belles années de Louis XIV. Intemperans adolescentia effetum corpus tradit senectuti : le duc de Nivernais m’a remis en mémoire cette moralité, et c’est l’histoire de presque toute sa génération.

Dans un voyage en France, quelques années après (1766), Horace Walpole retrouve le duc de Nivernais et son monde ; il se loue en toute occasion de sa serviabilité, de son obligeance ; mais il le peint au vif dans sa haute coterie. Il commence par parler de la comtesse de Rochefort, qu’il distingue des autres femmes, et particulièrement d’avec la comtesse de Boufflers :

« Son intelligence est juste et délicate, avec une finesse d’esprit qui est le résultat de la réflexion. Ses manières sont douces et féminines, et, quoique savante, elle n’affiche aucunes prétentions. Elle est la décente amie de M. de Nivernais ; car en ce pays aucune intimité n’est permise que sous le voile de l’amitié. » Le duc a son mérite ; comme écrivain, il est « au sommet du médiocre », et Horace Walpole cite à ce propos le mot de Mme Geoffrin, qu’il corrige légèrement, puis il ajoute :

Il serait disposé à penser avec liberté, s’il n’avait l’ambition de devenir gouverneur du dauphin (Louis XVI), et de plus il craint sa femme et sa fille qui sont des fagots d’Église. La première passe en jacasserie le duc de Newcastle, et la seconde, Mme de Gisors, épuise une éloquence de Pitt à défendre l’archevêque de Paris. M. de Nivernais vit dans un petit cercle d’admirateurs à sa dévotion, et Mme de Rochefort est la grande prêtresse ; elle a pour salaire un petit crédit.

Il n’est qu’un étranger, homme d’esprit, pour marquer ainsi nettement et mettre en relief les choses que, de près, quand on les veut exprimer, on efface dans une politesse trop uniforme.

Parmi les écrits du duc de Nivernais qui se rapportent assez bien avec cette ambition d’être gouverneur d’un prince et qui peuvent indiquer qu’il en était assez digne, on distingue au troisième volume de ses Œuvres quelques essais moraux (Sur l’état de courtisan ; Sur la manière de se conduire avec ses ennemis), toutes instructions et conseils qu’il adressait à son beau-fils, le comte de Gisors, celui qui fut tué à vingt-cinq ans à la journée de Crefeld. C’est ce qu’a fait de mieux le duc de Nivernais, et ce qui donne le plus l’idée d’un Chesterfield français en sa personne.

D’ailleurs, des vers faciles, ce qu’on appelait alors des vers aimables, qu’il semait partout sur les albums de Moulin-Joli, d’Ermenonville, quand Ermenonville fut à la mode, comme il avait fait à Strawberry Hill ; des chansons-romances dont quelques-unes valent celles du président Hénault, par exemple, la chanson intitulée Mes souhaits, sur l’air de la romance du Barbier de Séville :

D’aimer jamais si je fais la folie,
Et que je sois le maître de mon choix, etc. ;

des couplets à une jolie janséniste, et qui finissaient par cette pointe :

  Quelle heureuse fortune,
Si de cinq propositions
  Vous en acceptez une !

une réponse à Mme de Mirepoix qui lui envoyait de ses cheveux blancs ; des vers à Mlle de Sivry, un enfant prodige qui étonnait les salons par sa facilité à rimer (La Harpe, dans un excès de franchise, trouve ces vers les meilleurs sans comparaison, et même les seuls bons, qu’ait faits le duc de Nivernais) ; des fables qu’il lisait dans les séances publiques de l’Académie : « il avait la complaisance de les lire, dit encore La Harpe, et la discrétion de ne les point imprimer ». Et parlant d’une de ces séances les plus goûtées : « M. le duc de Nivernais a lu une demi-douzaine de fables d’une moralité juste, mais commune, et d’une versification aussi mince que sa voix est flûtée : l’une semble être faite pour l’autre. Mais sa personne est aimée et justement aimée, et l’on a fort applaudi ces vers de duc et d’amateur. » Il ne passait pas à Paris un souverain étranger, un prince Henri de Prusse, une grande-duchesse de Russie, que le duc de Nivernais ne les fêtât par quelques couplets impromptus, ou même par quelque opéra de sa façon. Il leur ménageait ces surprises soit à l’hôtel de Nivernais (rue de Tournon), soit dans son château de Saint-Ouen. On lit dans la correspondance de Grimm, à la date de février 1789 ;

À la petite fête donnée par M. le duc de Nivernais au prince Henri, ce qu’il y eut de plus intéressant, ce fut un proverbe en musique dont le nom est : Une hirondelle ne fait pas le printemps. Les paroles et la musique sont de M. le duc de Nivernais Pour faire concevoir le charme de ce joli petit ouvrage, il faudrait l’avoir vu représenter avec tout l’intérêt qu’inspiraient la présence du prince et celle de l’auteur. Ce dernier a paru lui-même à la fin de la représentation, et, les lunettes sur le nez, il n’en a pas eu moins de grâce à chanter les couplets que voici :

Ô vous qui ressemblez aux dieux !…

Sa fonction, si on le demandeaa, c’était proprement d’être le plus aimable maître des cérémonies de la société française.

L’Académie occupait fort agréablement le duc de Nivernais, et, on vient de le voir, il en était mieux qu’une décoration. Il la présida souvent, et il lui servait volontiers d’organe ou même d’avocat en Cour quand elle en avait besoin66 : il partageait cette charge flatteuse avec le maréchal de Richelieu et le prince de Beauvau, et formait un de ces liens précieux dont on ne pouvait se passer alors. Dans les dernières années de l’ancienne Académie, il eut à recevoir successivement Condorcet, l’abbé Maury, M. Target. Même quand les réponses eussent paru faibles dans une autre bouche, elles devenaient gracieuses et distinguées dans la sienne ; on était prévenu pour lui, et sa personne agréait toujours.

Ses opinions étaient modérées, éclairées, favorables à une amélioration continue, et empreintes d’une philanthropie sincère : il exprimait bien la douce civilisation de Louis XVI. Il n’intervint qu’à peine dans la politique et à titre de conciliateur. On le voit dans l’Assemblée des notables s’interposer, ainsi que le duc du Châtelet, pour rapprocher les esprits et pour tâcher d’obtenir qu’en haine d’un ministre on ne rejette pas des projets utiles. Sous le ministère de l’archevêque de Toulouse, il fut appelé au conseil comme ministre sans portefeuille, ministre-amateur ; c’était sa vocation en toute chose :

M. de Nivernais, dit à ce propos Besenval assez peu indulgent, était frêle, exigu, d’une santé fragile et délicate ; dans sa jeunesse, il s’était usé par les excès à la mode, et, trop faible pour servir, il s’était réduit à des ambassades, dont on pouvait attendre des résultats plus brillants, L’Académie française s’en était emparée, parce qu’un duc poétique était son fait. Il y lisait de petites fables spirituelles et même élégantes. M. de Maurepas, son beau-frère, l’avait évalué d’une manière peu favorable, puisqu’il n’avait pas voulu qu’il eût même les apparences du crédit et qu’il lui parlât d’autres choses que de frivolités littéraires.

À cette époque, et dans le monde particuliervivait Besenval, M. de Nivernais était dès longtemps remplacé : le Nivernais jeune et du moment, l’homme aimable et à la dernière mode, c’était M. de Vaudreuil.

La Révolution, en éclatant, ne surprit point M. de Nivernais. Il eut tout le temps de se faire à ses rigueurs et à ses menaces. Il baissa la tête sous la tourmente ; il ne paraît pas avoir eu la pensée d’émigrer. Arrêté en septembre 1793, hautement dénoncé par Chaumette comme un de nos tyrans féodaux, lui le plus débonnaire des derniers seigneurs et ducs de province, et dont le Nivernais a gardé la mémoire67, il fut détenu pendant près d’un an à la prison des Carmes. Il s’y délassa en faisant des vers, une traduction du poème de Richardet (Ricciardetto) de Fortiguerri, trente mille vers, disent ceux qui les ont comptés. N’y voyons nous-mêmes que ce qu’il y cherchait avant tout : c’était un écheveau facile qu’il se donnait à dévider chaque jour, ne sachant lequel de celui-là ou de l’autre serait le plus court ou le plus long. Délivré par le 9 thermidor, rentré dans son hôtel délabré, il n’avait rien perdu de sa gaieté ni de sa tranquillité d’âme. De tous ses titres d’autrefois, celui d’homme de lettres était le seul qui lui fût demeuré en propre et auquel il parût tenir. Il commença par payer un tribut à l’amitié en donnant un élégant Essai sur la vie de Barthélemy, l’auteur d’Anacharsis (1795). Puis il se mit à publier une édition de ses Œuvres : « J’ai longtemps résisté, disait-il dans sa préface, aux sollicitations d’amis trop prévenus en ma faveur, qui me pressaient de faire imprimer ces mélanges ; mais à mon âge de quatre-vingts ans, on perd la force de résistance comme toutes les autres, et je me suis laissé persuader. » On put mieux juger de ses Fables, lorsqu’on les lut enfin recueillies. On y vit d’heureux traits de détail, mais on y sent trop bien l’absence d’intérêt dans les sujets et le manque d’invention poétique. Ne croyez pas que j’aille parler de La Fontaine, mais Nivernais est incomparablement au-dessous de Florian. J’y cherche en vain une seule pièce qui soit un petit chef-d’œuvre et de tout point excellente. Chateaubriand dans son Essai sur les révolutions, publié à Londres en 1797, où il ramassait tant de disparates, a cité une fable de Nivernais, Le Papillon et l’Amour, à côté d’un fragment d’élégie de Solon : « Outre son immortel fabuliste, disait-il, la France en compte un autre qui a vu de près les malheurs de la Révolution. M. de Nivernais n’a ni la simplicité d’Ésope, ni la naïveté de La Fontaine : mais son style est plein de raison et d’élégance ; on y retrouve le vieillard et l’homme de bonne compagnie 6»

C’est sur cet éloge que nous finirons. M. de Nivernais ci-devant duc, pair de France, grand d’Espagne, doyen de l’Académie française et de celle des Inscriptions, etc., etc., jouissant de cent mille écus de rente, n’était plus rien, n’avait plus rien, et il chantait, et il se chansonnait lui-mêmeab, il était aimable, il songeait à ses amis, il s’occupait encore à leur plaire, à leur être gracieux. Huit jours avant sa mort, il écrivait un billet charmant à M. Roy (depuis le comte Roy), son avocat alors et son conseil. Le billet est trop joli pour ne pas être cité :

29 pluviôse an vi.  Ménagez-vous, je vous en conjure, mon cher voisin, et faites trêve au travail jusqu’à votre parfait rétablissement. Vous avez des amis qui vous suppléeront dans la besogne de vos affaires personnelles ; et, quant à celles d’autrui, laissez-les dormir en dormant vous-même. Cicéron n’allait pas à la tribune quand il était enrhumé ; les centumvirs se passaient de Pline le Jeune quand il avait la goutte ; et le maréchal de Saxe, qui avait une oppression de poitrine le jour de Fontenoy, n’a pas fait dix pas à cheval et n’en a pas moins gagné la bataille : après quoi, il a guéri de son hydropisie. Je ne sais pas ce que penseront vos clients, mais, pour moi, si j’avais actuellement une affaire à moi entre vos mains, j’aimerais mieux perdre mon procès que de vous y voir travailler.  Ménagez-vous, mon voisin, je vous en conjure, et ne me répondez pas, mais aimez-moi et croyez-moi, etc.

Le jour même où il mourut, il dictait un billet en vers pour son médecin, et pour qu’il n’en appelât point d’autres en consultation ; il lui disait en badinant que, s’il mourait, il voulait que ce fût entre ses bras. C’est dans cet esprit de gentillesse finale qu’il s’éteignit à Paris, le 25 février 1798. Il y a plus d’une manière de tomber d’une position élevée avec dignité, avec décence ; mais il n’en est certes pas de plus douce, de plus accorte et de plus humaine que celle-là. À sa manière, ce petit-neveu de Mazarin n’a pas fait honte au courage d’esprit de son grand-oncle, et il a montré que, s’il aima de tout temps les muses légères, il avait bien réellement en lui une parcelle de l’âme d’Horace.