Le journal de Casaubon79
Je parlais l’autre jour d’un journal, de celui du duc
de Luynes ; en voici un d’un genre tout différent. Il ne se peut rien de plus
opposé : c’est un journal tout intime, écrit par un savant pieux, qui vit dans
l’étude et dans la continuelle présence de Dieu, qui s’interroge à chaque heure
sur toutes ses actions, sur ses sentiments les plus secrets, et qui se confesse,
à vrai dire, — mêlant à tout, à ses traverses de fortune, à ses joies et à ses
tribulations domestiques, comme à ses éruditions profanes, la pensée chrétienne
la plus vigilante et la prière. — « Avez-vous lu le journal de Casaubon ? Si
vous ne l’avez pas lu, lisez-le », me disait l’un des hommes qui se plaisent le
plus aux saines lectures (M. de Sacy). J’ai obéi à l’excellent conseil, j’ai lu,
je suis édifié et je ne puis m’en taire.
Casaubon est un des savants les plus solides, les plus substantiels de son temps,
un des derniers de cette grande race du xvie
siècle qui en compte de si prodigieux ; mais en même temps il n’a
rien, pour l’emphatique et le farouche, de ces grands
preux de pédanterie, comme on a pu appeler les Scaliger. Excellent
critique, incomparable pour le grec, et ne le cédant à aucun pour le latin, ses
remarques sur les anciens auteurs sont des trésors. Au savoir, il unit le sens
et le jugement. Il a eu récemment chez nous un appréciateur très compétent en
M. Charles Nisard, et je ne viens pas refaire une étude qui a été bien
faite80. Je ne veux parler que de son journal, et montrer l’homme
au naturel, tel que plusieurs de ses contemporains l’avaient indiqué déjà,
modeste, droit, sincère, plein de scrupule et de candeur, humble chrétien, père
de famille éprouvé, le plus humain des doctes ; le digne ami de De Thou : — d’un
seul mot, c’est tout dire.
Casaubon, né à Genève de parents français réfugiés, y professait le grec depuis
l’âge de vingt-trois ans ; il était gendre de Henri Estienne, et sa femme, la
plus féconde des mères, lui donnait chaque année un enfant ; il y avait quatorze
ans déjà qu’il enseignait, et il s’était fait connaître au dehors par des
ouvrages de première qualité en leur genre, notamment par ses travaux sur
Strabon, sur Théophraste, lorsque le président de Thou eut l’idée, sur sa
réputation, et l’estimant le premier des critiques, de l’attirer en France et de
le rendre à sa patrie : après les ravages des guerres civiles, les études y
étaient comme détruites, et l’on avait bien besoin d’un tel restaurateur des
belles-lettres. Il suggéra son dessein au président Philippe Canaye du Fresne,
qui ménagea si bien les choses que Casaubon accepta les offres
de la ville de Montpellier pour une chaire de littérature ancienne. Le voilà
donc qui dit adieu à Genève, et sans trop de regrets. Mais ce n’était qu’un
premier pas : de Thou estimait n’avoir rien fait pour un homme de cette valeur,
s’il ne le plaçait au foyer des études et en vue de tous, à Paris, et il s’aida
pour cela d’un de ses amis, M. de Vic, qui attira Casaubon à Lyon, et de là, sur
l’ordre du roi, l’amena à la Cour. Henri IV, averti de son mérite, lui dit qu’il
le voulait à Paris. Mais le journal, à cette date, est déjà commencé ; nous
avons un guide sûr, un témoin confidentiel de chaque jour : profitons-en pour
pénétrer dans le cabinet et dans le cœur du plus honnête des savants.
Le journal, en effet, commence le 18 février 1507 ; ce jour-là Casaubon entre
dans sa trente-neuvième année. Il est nouvellement arrivé et à peine établi à
Montpellier, et dès lors, après une transplantation qui lui a fait sentir plus
que jamais combien il est, lui et les siens, entre les mains de celui qui peut
tout, il tient à se rendre un compte exact de l’emploi de son temps, « afin que
si cet emploi est bon, il se réjouisse et rende grâces à Dieu, et que, s’il en
perd quelque chose par distraction ou par sa faute, il le sache aussi et
reconnaisse son malheur ou son imprudence ». C’est donc sous l’invocation
souveraine et après s’être agenouillé qu’il prend la plume ; c’est dans une
pensée de recueillement et de piété qu’il entreprend ce compte rendu quotidien,
continué pendant dix-sept ans entiers, et qui ne cessera que seize jours avant
sa mort. Le manuscrit (dont un cahier malheureusement s’est perdu) légué par
Méric
ou Émery Casaubon, son fils, à la Bibliothèque de l’Église de
Cantorbéry, s’y était conservé et n’a été mis en lumière qu’il y a dix ans ; on
ne le connaissait jusqu’alors que par des fragments. C’est toute une âme qui
sort de l’obscurité et qui se révèle pleinement à nous après plus de deux
siècles.
Casaubon pensait en latin, et c’est aussi en latin qu’il écrit. Le chancelier
d’Aguesseau, félicitant Rollin de son Traité des études, dont
le français est excellent, quoique jusqu’alors le savant recteur et professeur
n’eût composé que des opuscules latins, lui disait agréablement : « Vous parlez
le français comme si c’était votre langue naturelle. » Ce n’est certes pas à
Casaubon qu’on aurait pu faire le même compliment : quand il parlait le
français, on aurait dit que c’était un paysan, et le peu qu’il
en met dans son journal est tout à fait informe ; c’est seulement quand il
parlait latin qu’il semblait parler sa langue. Mais son latin a cela de
particulier qu’il est farci de grec, dont l’auteur était tout rempli également ;
et il y a même çà et là des pointes d’hébreu : de sorte qu’une seule et même
phrase, commencée dans une langue, continuée dans une autre, peut s’achever dans
une troisième. Cela fait le tissu le plus singulier, et cette bigarrure, qu’il
portait jusque dans ses autres écrits, lui a été reprochée dans le temps même :
elle est faite pour nous étonner bien plus encore aujourd’hui· Elle n’a
d’ailleurs d’effrayant que le premier aspect ; avec un peu d’habitude des
langues anciennes, on en vient bientôt à bout, sauf quelques mots qu’on peut
négliger. Le latin de Casaubon est en général aisé, naturel, et le grec de son
journal se compose en grande partie de locutions proverbiales, de centons de
morale, ou de phrases du Nouveau Testament.
N’allons pas cependant,
passant d’un premier effroi à la superstition, et pour nous payer de notre
peine, nous mettre à admirer des choses très simples et des plus ordinaires,
uniquement parce qu’elles sont revêtues de ces formes devenues pour nous un peu
étranges. Démasquons-les, voyons-les à nu. Ainsi ferai-je pour mes citations ;
je traduirai tout uniment, et si l’on y perd la broderie, on aura du moins
l’étoffe, je veux dire la pensée courante, le sentiment ému, l’effusion, ce qui
fait réellement le prix de cet écrit sincère.
Casaubon est donc à Montpellier, dans son cabinet : il s’est levé à cinq heures
du matin, en février ; pour lui, c’est bien tard ! Après sa prière, il s’est mis
à lire du saint Basile ; ce mot de saint est de moi : car, en
sa qualité de protestant, Casaubon s’interdit ces mots de sanctus, de divus, ce qui ne l’empêche pas de se
nourrir avec délices de ces écrits des Pères. Il lui en viendra de grands
doutes, en avançant, et plus que des doutes, sur la légitimité de certaines
réformes et de trop absolus retranchements opérés dans l’antique tradition par
les Calvinistes. Son bonheur serait d’étudier sans dérangement jusqu’à l’heure
du dîner : les jours où il peut le faire sont des jours heureux, silencieux, et,
par là même, ceux qui tiennent le moins de place en son journal ; il les exprime
en deux lignes : « Le matin, (saint) Basile ; après le dîner,
préparation de ma leçon, puis la leçon (Casaubon est
professeur) ; ensuite un repas léger, Basile ; le reste à
l’ordinaire. » Voilà le cercle où il aimerait à tourner sans cesse. Après saint
Basile vient Chrysostome ; après Chrysostome, c’est le tour d’Hippocrate ; puis
Tertullien, Sénèque, Athénée, Polybe… : toujours un auteur ancien qu’il lit,
qu’il
s’explique à lui-même, qu’il répare pour le texte, qu’il
éclaire de ses notes, de ses , et à propos duquel il amasse non
seulement une science de mots, mais une grande abondance et richesse de pensées.
En lisant Sénèque, il en tire surtout des applications pratiques ; par
exemple :
11 avril (1597). Mes prières, Sénèque et
autres études : après le dîner, ma leçon, le reste à l’ordinaire. Dans la
lecture de Sénèque, ce passage surtout m’a souri (épître xii) :
Pacuvius, qui s’appropria la Syrie à titre de prescription,
célébrait tous les soirs ses obsèques par des flots de vin et des repas
funéraires : de la salle du festin ses compagnons de débauche le
portaient en pompe dans sa chambre, et un chœur de mille voix chantait
autour de lui : Il a vécu, il a vécu ! Il ne passait
pas un seul jour sans cette cérémonie funèbre. Ce qu’il faisait par
dépravation, faisons-le par principe, et, prêts à nous livrer au
sommeil, disons avec allégresse : J’ai vécu… — Je loue (continue Casaubon) l’art du sage stoïcien qui sait tourner
à si bon usage les mauvais exemples, et faire son remède d’un poison. Au
reste, pour que quelqu’un, chaque jour avant de s’endormir, puisse dire avec
la paix d’une bonne conscience : J’ai vécu, j’ai vécu ! il
ne faut pas, celui-là, qu’il sorte de ton école, mon cher Sénèque, mais bien
de l’école de Celui qui seul peut enseigner excellemment et changer les âmes
de ses disciples, et les former selon qu’il le veut. Et c’est toi, ô Dieu
tout-puissant, qui par les miséricordes de ton fils, etc. (Suit
une prière.)
Et le lendemain il écrit :
12 avril. Je me suis levé un peu tard pour cause
d’indisposition, et j’ai perdu la meilleure partie des heures du matin. J’ai
mis le nez dans Sénèque, et je me suis profondément pénétré de ce précepte
(l’endroit est dans l’épître xiii
) : Entre autres maux, la folie a cela de particulier ; elle est
toujours à commencer à vivre. O Lucilius, mon vertueux ami,
pénétrez-vous de cette maxime, et vous rougirez de la légèreté des
hommes qui changent tous les jours la base de leur vie, et qui, prêts à
la quitter, ébauchent encore des projets. De toutes parts, que
voyez-vous ? des vieillards qui s’évertuent, qui se préparent à
l’intrigue, aux voyages, au commerce. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus
honteux qu’un vieillard qui commence à vivre ? — Ô grand philosophe
(s’écrie à son tour Casaubon), je suis bien de ton
avis, et je te prendrai plutôt pour conseil que ces miens amis, gens
d’ailleurs de vertu et de prudence, qui m’engagent à changer de
genre de vie et à embrasser si tard la profession d’enseigner le droit. Je
conviens que j’y gagnerais pour mes affaires domestiques, et encore plus du
côté de la réputation. Car aujourd’hui nos muses trouvent à peine quelque
part où se glisser et se tapir. Mais que me fait, à moi, le bruit du
vulgaire ? et en ce qui est de mes enfants si chers, Celui-là en aura soin,
qui a veillé sur moi jusqu’ici. Je suivrai donc ton conseil, ô mon cher
docteur, et je ne me hasarderai point à ce qu’on puisse penser que j’ai
écourté ma vie par mon inconstance : et certes la vie entière est si courte
qu’elle nous interdit d’entamer les longues espérances. S’il n’en était
ainsi, et si quelque raison plausible pouvait me décider à faire le
transfuge, tu sais, ô mon Dieu, quelles études me seraient le plus à cœur :
car il y a longtemps qu’un violent désir m’a saisi de m’adonner tout entier
à ces lettres dans lesquelles seules toute vérité est contenue, et qui
seules immortalisent ceux qui s’y vouent et les unissent à
Dieu. Et lié comme je le suis de plus en plus envers la divine Bonté par
tant de bienfaits de chaque jour, qu’ai-je à lui donner en retour, si ce
n’est moi-même ? Car voilà que, dans le temps même où je me livre à ces
pensées, je suis l’objet d’un nouveau don du Père très clément. Aujourd’hui
ma très chère épouse est accouchée sur les cinq heures et a augmenté ma
famille d’une petite fille : puisse-t-elle grandir et vivre un jour de telle
sorte, ô mon Dieu, qu’elle règle toutes ses actions, ses paroles et ses
pensées d’après les préceptes de ta sainte parole ! Ainsi
soit-il, ainsi soit-il !
Père de vingt enfants (ce qui ne laisse pas d’être une distraction
et une charge pour un savant et un pur homme de lettres), Casaubon, on le voit,
ne considère chaque nouveau-né qui lui arrive que comme un présent du ciel. — Et
c’est ainsi que tout en lisant Sénèque et les stoïciens, il s’emparait de leurs
maximes pour leur donner le vrai sens, et il les détournait, il les accommodait,
par une parodie d’un genre nouveau, disait-il, à la piété
véritable. Sa santé délicate l’avertit cependant de ne pas trop s’écarter des
travaux commencés, s’il veut les mener à bonne fin ; il fait donc, un matin, le
vœu formel, en présence de Dieu, et en implorant son aide, de se livrer
dorénavant sans distraction à l’achèvement, de son d’Athénée ; il en
prend l’engagement
devant celui qui incline à son gré le ciel et la
terre, comme si cet Athénée de plus ou de moins pouvait être pesé dans la
souveraine balance ! Et du moment qu’il y a balance, tout n’y doit-il pas être
pesé en effet ? — Naïveté touchante ! alliance étroite et bien rare, chez un
savant du xvie
siècle et un homme de la
Renaissance, de ce culte des lettres profanes avec le culte du Dieu toujours
présent et vivant !
Le journal de Casaubon, dans sa sincérité, offre de singuliers contrastes : à la
fin et au commencement de chaque année, le pieux auteur récapitule ce qui s’y
est passé, ce qui lui est advenu, et il se répand en bénédictions
reconnaissantes et en actions de grâces ; mais si vous prenez le détail des
journées l’une après l’autre, vous croiriez que ce ne sont pour lui que
chagrins, ennuis, tribulations, petites ou grandes misères. Convenons-en, il y a
même un peu trop, par moments, de ce qu’on appellerait (s’il écrivait en
français) des jérémiades. Et le premier de ses chagrins, le
plus fréquent et, j’allais dire, le plus sensible ! presque chaque jour il est
dérangé ; les affaires, les amis lui prennent ses heures, — les amis, dites plutôt les ennemis. Les devoirs de
famille sont aussi de grands ennemis de l’étude : de ceux-ci, il n’ose se
plaindre ; il est l’homme des devoirs et des tendresses. Pendant qu’il lit saint
Basile, le jour où il va l’achever, et quand il touche à la fin, un cri soudain
se fait entendre ; il se lève et s’élance hors de son cabinet : c’est sa chère
petite Élisabeth qui est tombée dans le feu. Par bonheur, par un coup de la
Providence, elle y est tombée à la renverse et non la face la première, ce qui a
permis de la retirer sans que le feu ait endommagé autre chose que son
bonnet et sa coiffure. Mais cette chère enfant, ainsi échappée au
danger, — cette enfant, l’unique soin de sa mère et la joie de la maison,
— meurt quelques mois après, et elle laisse dans l’âme du père une douleur qui
s’épanche en plus d’une page. Ce jour-là les études ont tort, ce jour-là et les
jours suivants ; et pendant bien du temps encore, l’image de cette aimable et
gentille petite créature viendra passer et repasser devant les yeux paternels,
et se placer entre lui et son Athénée, qu’il a rouvert. — Que sera-ce quand il
perdra par la suite une autre de ses filles, sa bien-aimée Philippe, âgée de
dix-huit ans et demi ? C’est alors son Polybe qui aura tort, et qui, les
premiers jours qu’il s’y remettra, sera plus d’une fois mouillé de ses
larmes.
Mais tout cela est bien naturel, dira-t-on, et tout homme de science, qui en même
temps est père, l’a pu éprouver. Je le sais bien, et c’est précisément ce qui me
touche en Casaubon : il est resté le plus naturel des hommes sous son latin
bariolé de grec et d’hébreu.
Une phrase a dû nous frapper dans le passage de Casaubon que j’ai donné : il se
plaint que les lettres, les muses trouvent à peine quelque part un asile, un
coin où se caser ; et ce n’est pas là une plainte banale. Il est très vrai que
les études étaient fort tombées en France après les saturnales de la Ligue ;
elles n’avaient pas moins besoin de réparation alors qu’elles n’en eurent besoin
plus tard sous l’Empire au sortir des désastres de la Révolution : « Les fureurs
de Mars, écrivait en ces années Casaubon à Scaliger, ont presque entièrement
éteint dans les âmes le culte et l’amour des muses. Au lieu de la vraie science,
ce qui domine aujourd’hui dans le
royaume, c’est la sophistique, la
casuistique, la polémique, — l’amour de la dispute et le culte de
l’argent. » Je ne fais qu’étendre ses paroles sans y rien ajouter pour
le sens. Que de peine n’a-t-il pas à trouver dans tout le Midi un imprimeur qui
ait des caractères grecs pour son Athénée ? — Et plus tard à Paris, et ensuite à
Cantorbéry ou à Londres, ne croyez pas que Casaubon puisse se livrer en paix et
selon son cœur à ses études chéries ; non, ce qu’on demande de lui, ce que
désirent les puissants du siècle, c’est autre chose : et qui donc, en aucun
temps, excepté quelques esprits atteints d’une douce manie, va s’occuper
uniquement des morts, des livres d’autrefois, des chastes et pures
belles-lettres ? Non, ce qu’on veut de Casaubon, c’est de l’amener sur le
terrain de la théologie, qui est alors le terrain de la passion brûlante, de
l’intérêt en jeu, de la politique ; ce que lui veut le cardinal du Perron dans
ces fréquents entretiens qu’il a avec lui et pour lesquels il le mande sans
cesse, ce n’est pas de causer avec désintéressement des belles choses inutiles,
d’un sens de Virgile ou d’Homère, ou d’un usage transmis par Athénée, de ces
doux riens qui occupent pendant des journées les âmes innocentes : ce qu’il
veut, c’est de l’ébranler, de le convaincre à l’aide de passages des Pères, et,
s’il se peut, de le convertir. Quelle belle conquête, en effet, ce serait à
opposer aux hérétiques que celle du premier des doctes parmi eux, de l’illustre
Casaubon ! — Et en Angleterre où il ira de guerre lasse et où il finira ses
jours, que lui veut le roi Jacques ? De quoi l’entretient-il de préférence ? De
quels travaux le charge-t-il, et sur quels sujets nouveaux va-t-il diriger cette
érudition dont le champ bien assez vaste, ce semble,
était tout
trouvé ?
Force m’est bien, écrira de là Casaubon à de Thou, de renoncer
une fois pour toutes à tout ce que j’avais élaboré jusqu’à ce jour pour
l’utilité des amis des lettres, à ces chers travaux auxquels le monde me
croit un peu propre, et par lesquels j’ai mérité votre estime à vous-même,
très illustre et très docte président ; il faut bien qu’ici je m’applique
avant tout à satisfaire à la volonté du maître : et comme son esprit royal
est tout entier aux controverses théologiques du jour, il y a nécessité que
nous qui lui appartenons et sommes de sa suite nous
entrions dans les mêmes études, dans les mêmes inquiétudes que lui.
Et c’est ainsi que comme un fleuve qu’on saigne tant qu’on peut à
droite et à gauche, jusqu’à ce qu’à la fin on parvienne à lui faire changer de
cours, le pauvre Casaubon, qui, de loin, nous apparaît comme la personnification
de l’étude heureuse de l’Antiquité dans une époque faite exprès pour lui et
toute favorable, suivait péniblement sa voie à travers les obstacles et luttait
pour maintenir sa vocation.
Il a quitté Montpellier, il est à Paris : Henri IV s’est chargé de sa
subsistance, de sa fortune. Il a été présenté au roi qui lui a fait un très bon
accueil. Quelques semaines après, il reçoit une missive royale ainsi
conçue :
M. Casaubon, je désire vous veoir et vous communiquer ung
affaire que j’ay fort à cueur : c’est pourquoy vous ne faudrez, incontinent
la présente receue, de vous acheminer en ce lieu et vous y rendre pour le
plus tard dimanche au soir, et m’asseurant que vous n’y manquiez, je ne
feray celle-cy plus longue que pour prier Dieu qu’il vous ait en sa sainte
garde. — Ce soir, de Fontainebleau, ce 28e jour
d’avril 1600. Henry.
Cette affaire que Henri IV avait tant à cœur n’était
pas la plus agréable pour Casaubon à son début en Cour : il s’agissait
d’assister, en qualité de juge commissaire, à la fameuse conférence qui était
appointée par-devant le roi et le chancelier, entre le cardinal du Perron et
Duplessis-Mornay, au sujet de nombreux passages allégués par celui-ci dans son
traité De l’Eucharistie, et que du Perron arguait de faux :
c’était un défi, un vrai cartel théologique qui devait le vider en champ clos.
Il était bien entendu, d’ailleurs, qu’on n’y devait discuter en rien ni aborder
le fond des doctrines : c’était de simples questions de faits à éclaircir, une
expertise et une vérification solennelle des textes, par une espèce de jury
composé d’hommes notables de l’une et de l’autre communion. On sait le résultat
de l’unique séance qui eut lieu, le 4 mai. Le récit qu’en donne Casaubon dans
son journal concorde avec celui que de Thou, également présent et l’un des
juges, a consigné dans son Histoire. Le célèbre Duplessis eut
le désavantage sur tous les points, et il refusa, le lendemain et les jours
suivants, de recommencer l’épreuve, soit qu’il fût réellement trop malade pour
cela, soit qu’il saignât du nez, comme on dit. Casaubon, à la
veille de cette séance et quand il en sut l’objet, était dans les transes, et il
nous a laissé un tableau fidèle de ses fluctuations douloureuses :
Mon esprit est en proie à une incroyable inquiétude, ne sachant
que faire, ne voulant point offenser Dieu, ni, sans de graves raisons,
paraître refuser obéissance au roi. À quoi me résoudre ? Irai-je donc siéger
parmi ceux qui se préparent à condamner un livre où la pieuse et sainte
doctrine est renfermée ? Ajoutez que l’Église de Paris m’a envoyé tout
exprès Dumoulin pour s’opposer à ce que je vinsse ici (à
Fontainebleau), dussé-je souffrir tous les supplices ! Que faire ?…
Tout le jour s’est passé pour moi dans cette angoisse. Ô Seigneur Dieu,
délivre-moi de cette agitation et de cet assaut. Dieu éternel, mets fin à
cette tempête de mon âme !
Casaubon, en homme sincère, n’avait pu se dispenser,
sur les points proposés à son examen, de s’unir à la déclaration de ses
collègues et de rendre un verdict conforme à l’évidence des
faits. Il était contraint de confesser dans l’intimité que le grand Duplessis n’avait rien fait ce jour-là de digne de lui, que
l’affaire avait été entamée à la légère, conduite à l’aventure, et avait eu une
honteuse conclusion. Il faut l’entendre au retour mêler dans un confus
épanchement ses joies, ses tristesses et mortifications, ses espérances :
J’écris ceci à mon retour, remerciant Dieu de ce qu’il a permis
que je revinsse de là sain et sauf (il craignait apparemment
quelque guet-apens), et de ce qu’il m’a accordé de trouver grâce
auprès du roi, lequel m’a dit de compter sur sa bienveillance ; mais triste
néanmoins et gémissant au dedans que la chose ait si mal tourné pour un ami
et un homme de piété. Et qui ne s’étonnerait en effet qu’un personnage si
excellent, au moment même où il défendait la cause de la religion, ait pu
s’attirer la condamnation d’hommes pieux et droits ? J’en demeure stupéfait
quand j’y pense. Mais puisque rien de ce qui est arrivé n’est arrivé sans la permission de Dieu, je me tairai, ô Dieu éternel,
j’implorerai ton nom, et je le demanderai pour moi, pour tous les miens, des
sentiments d’humilité profonde, etc.
C’est un honnête homme que Casaubon, un homme de bonne foi, ce
n’est pas un héros, et il n’a pas en lui l’étoffe d’un martyr. Il se trouve du
premier jour, à cette Cour de Henri IV, placé entre l’enclume
et le marteau, comme on dit ; entre du Perron qui le convie,
qui le presse, qui le travaille, et le ministre Du Moulin qui le chapitre, qui
le remonte et le semonce. Depuis qu’il a assisté à cette conférence de
Fontainebleau, les zélés protestants l’accusent, le soupçonnent, et la solidité
de sa foi est à tout instant mise en question ; il se voit obligé de se
justifier,
il est sur l’apologie et la défensive. Ce journal lui
fait beaucoup d’honneur en ce que, sans que l’auteur vise à aucun effet ou songe
à aucun lecteur futur, on y voit clairement, naïvement, l’état perplexe de sa
croyance et la force de conscience qu’il lui fallut, modéré et timide comme il
était, pour résister à des assauts aussi répétés que ceux qu’on lui livrait. Le
siège de sa conscience, mené et suivi de très près par l’habile et persuasif
du Perron, ne dura pas moins de dix ans (1600-1640) ; c’est plus long que le
siège de Troie, et Casaubon n’a point capitulé. Or, il avait tout intérêt à
capituler. Il subsistait, lui et sa nombreuse famille, des bienfaits et des
gages du Roi ; il était son bibliothécaire ; dans ses peines et ses surcroîts
d’embarras domestiques (et il avait une sœur qui lui en donna), il était obligé
de solliciter par du Perron la faveur et l’appui du roi : « Tu sais, ô mon Dieu,
s’écriait-il, que c’est bien à contrecœur que je m’y résous, de peur que le
monde ne répande des bruits sur mon compte. » En effet, recevoir et demander
toujours, et ne rien accorder jamais, est chose difficile : il y avait des
moments où Casaubon avait peur de fléchir, et il se retrempait alors par la
prière : « Ô mon Dieu, affermis-moi contre ceux qui, profitant de mes embarras
et de mes ennuis de famille, cherchent à tenter mon âme et à me subtiliser ma foi. » Notez qu’il n’était qu’un demi-protestant, ou du
moins un demi-réformé : ses conversations continuelles avec du Perron et ses
lectures assidues des Pères grecs l’avaient conduit à ce résultat, où plus d’un
de ses coreligionnaires de bonne foi est arrivé depuis. Le ministre Du Moulin
lui paraissait en bien des articles un novateur, un contempteur outré de
l’ancienne Église : une fois, en
sortant de l’entendre prêcher,
Casaubon estima qu’il avait dit bien des choses nouvelles plutôt
que vraies. Contradiction singulière et pourtant assez naturelle !
lorsque Casaubon allait entendre à Saint-Paul ou ailleurs (car il se laissait
mener volontiers aux églises catholiques) quelqu’un des prédicateurs du temps si
détestables de goût, le célèbre Valladier, par exemple, faisant le panégyrique
de la Vierge, célébrant les louanges de Marie, il se sentait redevenir très
protestant, et il avait quantité de réponses toutes prêtes à opposer à
du Perron ; au contraire, il y avait des jours où quand il sortait d’un prêche,
d’un sermon protestant de Du Moulin, il se sentait rejeté vers les catholiques.
Sur le sacrement de l’Eucharistie en particulier il hésite, il est tenté de
revenir en arrière : il a là-dessus une bien belle page, pleine d’onction,
d’humilité, de candeur :
1er janvier 1611. Que je commence bien ce
jour et l’année, c’est ce que je te demande avec prière et supplication,
Dieu éternel ! Et certainement heureux sera le jour, heureuse sera l’année,
heureux tout le temps que je vivrai pour toi et que je consacrerai à ta loi
divine et à ton Écriture véritablement inspirée ; quoique cependant sans ton
secours, ô Père céleste, sans une aide particulière venue d’en haut, cela
même ne me réussisse pas. Ce n’est pas tout de lire, il faut comprendre, et
non seulement comprendre, mais faire ce qui est écrit ; cela seul ouvre les
cieux. Ô souverain maître du monde, tu m’as donné, il est vrai, la volonté
de diriger ma vie selon tes préceptes ; mais, au moment où je cherche ton
propre vouloir, quelquefois je me sens incertain entre les variétés
merveilleuses des opinions des hommes. Et sur ce seul sujet du saint mystère
de l’Eucharistie, les choses en sont venues à ce point que les pieux et les
sincères ont peine à fixer leur sentiment. Ce n’est, point à de
simples particuliers, en effet, à expliquer l’Écriture ; et en ce
qui est des docteurs du jour, ils ne nous enseignent point de voie certaine,
mais ils nous conduisent comme au rond-point des chemins
dans une forêt : quand on les a entendus, ils nous laissent plus incertains
qu’auparavant. En une chose de cette importance, qui suivrons-nous, Dieu
éternel ? qui suivre en d’autres
difficultés du même genre ? Il
nous paraît dur de condamner ton ancienne Église comme coupable d’une telle
ignorance, qu’il nous faille aujourd’hui croire le contraire de sa foi pour
entrer dans le chemin de la vie. Or, sur un si grand mystère et sur quelques
autres articles de grande importance, je suis certain, ou du moins je crois
l’être, que l’ancienne Église a pensé tout autrement que ceux de doctrine
toute récente. Où donc se tourner ? quelle route prendra-t-il,
celui qui veut marcher droit ? Voilà ce qui me tourmente depuis des
années déjà, et me tient en inquiétude les jours et les nuits. Je désire, ô
Seigneur Jésus, te servir fidèlement ; je désire être trouvé dans ta barque,
et que les miens et tout ce qui est à moi y soient trouvés également ; c’est
mon plus ardent désir. Mais le poids des raisons différentes me tire
étrangement par accès et m’entraîne en des sens contraires. Je vois les uns,
sous prétexte d’antiquité, soutenir des erreurs grossières ; les autres, en
voulant fuir des erreurs qu’ils croient nouvelles, inventer eux-mêmes des
nouveautés ; et, pour retrancher des abus, je les vois condamner et
supprimer de leur autorité privée l’usage de beaucoup d’institutions des
plus saintes, je le pense du moins. Enfin ces auteurs et chefs d’une
réformation, à d’autres égards nécessaire, je les vois s’accorder si peu
entre eux qu’ils sont l’un pour l’autre comme des loups dévorants. (Il en dit ici plus long encore pour et contre l’antique Église
et l’Église romaine, et il ajoute en gémissant
81 :) Ô
Dieu qui lis dans les cœurs, tu vois les plaies de mon âme, sois mon
médecin ! Dans cette ambiguïté de routes, sois mon guide sur, celui de ma
compagne et des miens !…
Lorsque Casaubon écrivait cette page touchante,
il
était depuis quelques mois en Angleterre : la mort de Henri IV son bienfaiteur,
l’incertitude de l’avenir en France, les avances réitérées et pressantes du roi
Jacques l’avaient décidé à se transplanter encore une fois ; il avait cinquante
et un ans, et pendant les trois ou quatre années qu’il vécut encore, il n’eut
qu’à se féliciter du parti qu’il avait pris. Non seulement il rencontra un bon
et flatteur accueil auprès d’un roi qui ne craignait point de paraître savant
jusqu’au pédantisme, et avec qui il conversait en français ou en latin (Casaubon
ne savait pas l’anglais), non seulement il fut gratifié d’une pension et de deux
prébendes à Cantorbéry et à Westminster, mais il trouva une sorte d’apaisement à
ses inquiétudes morales et un point d’appui à ses tendresses de conscience dans
le culte anglican qui était comme fait à sa mesure, tant pour la part de réforme
introduite que pour celle d’antique tradition conservée. Casaubon était, si je
puis dire, un protestant de juste-milieu. La vue de cette Église bien ordonnée
rendit un peu de repos à son esprit inquiet : surtout personne ne le tourmentait
plus sur sa foi : il cessa d’être, comme il disait, sur le
tranchant du rasoir. Il est vrai qu’il n’avait pas également sauvé tous
les siens, et, avant de quitter la France, il avait eu le chagrin de voir son
fils aîné converti, et qui se fera même Capucin. « Ô race de vipères !
s’écrie-t-il (en grec), ils me l’ont pris, ils me l’ont
gâté » ; et il se
lamente. Sa femme cependant accouche toujours, et
comme pour remplacer Jean, cet aîné que le père n’a pas pour cela cessé d’aimer,
elle lui donne un petit Jacques, qu’on nomme ainsi parce que le roi veut bien
faire aux parents l’honneur de le tenir au baptême. Mme Casaubon ou, comme on disait alors pour les femmes de la bourgeoisie,
Mlle
Casaubon, d’une santé délicate
(on le serait à moins), au milieu de ces fatigues et des voyages qu’elle
entreprend pour les affaires de la famille, avait peine à s’acclimater en
Angleterre. Il y avait donc du pour et du contre à cet établissement, bien que
le pour l’emportât, et qu’il n’y eût point de regret à avoir de la France sans
Henri IV. Le plus grand inconvénient pour notre savant dans cette nouvelle et
dernière patrie, c’est que le goût du roi le dirigea sur la théologie et le
poussa à écrire contre Baronius. Casaubon entra en campagne un peu trop vite, et
y laissa quelque chose de sa réputation. Il avait d’ailleurs le plaisir de
trouver à qui parler, dans la familiarité de ce roi homme de lettres et quasi
confrère. Le second jour qu’il le vit, l’entretien tomba sur Tacite, Plutarque
et Commynes :
Le roi ayant dit que c’est se tromper que de faire de Tacite le
maître unique de la prudence civile, l’historien politique
par excellence, je m’empressai de remarquer (c’est Casaubon qui
parle) qu’il n’y avait pas un an que j’avais porté le même jugement
dans ma préface du Polybe ; et le docte monarque me témoigna qu’il était
charmé de cette rencontre de sentiments. Il blâmait dans Plutarque son
injustice envers Jules César ; dans Commynes, la légèreté des jugements et
un malicieux éloge du peuple anglais. Enfin je n’en revenais pas de voir un
si grand roi prononcer si
pertinemment en matière de
littérature.
À propos de cette critique de Commynes dans la bouche de
Jacques Ier, faisons pourtant remarquer nous-même que,
loin d’être léger dans son jugement des Anglais et des institutions anglaises,
Commynes est bien informé, plein de sens, de prévoyance, et que dans la
différence qu’il établit entre la manière dont les choses se passaient de son
temps en France et en Angleterre, il devance tout à fait les publicistes
modernes et Montesquieu. Mais Commynes est pour l’impôt librement consenti, pour
le droit des communes, et non pour ce droit divin, pour ces prérogatives
absolues que revendiquait Jacques, et dont la chimère obstinément poursuivie
perdit sa race. Il était donc naturel que ce roi estimât Commynes léger et malicieux. Cette critique est un suffrage de plus tout à
l’honneur du sage historien.
Toutes les prétentions et les éruditions de Jacques Ier ne
sauraient me faire oublier un admirable mot de Henri IV, ce prince qui, pour
être peu fort sur les livres, n’en paraît que plus grand de cœur et d’esprit. Un
jour que Casaubon l’était allé visiter (c’était dans le temps du procès du
maréchal de Biron), l’aimable roi se mit d’abord à badiner avec lui en lui
disant qu’il le croyait complice de la trahison de Biron ; puis tout d’un coup
prenant un visage sérieux ; « Vous voyez, lui dit-il, combien j’ai de peine,
moi, afin que vous puissiez étudier en paix. » Un tel mot rachète bien des
ignorances82.
On aurait à relever bien d’autres choses dans le journal de
Casaubon ; on y apprend bien des particularités sur les hommes célèbres du temps
avec lesquels il est en relation, et sur son beau-père Henri Estienne, devenu le
plus bizarre des hommes en vieillissant, qui avait si bien commencé et qui a si
mal fini, et sur Théodore de Bèze dont la vieillesse, au contraire, est
merveilleuse ; et sur des personnages considérables de la Cour de France, le duc
de Bouillon et d’autres ; mais le personnage intéressant, c’est lui-même, lui, à
toutes les pages, nous faisant l’histoire de son âme : aussi, pour ceux qui
aiment ce genre de littérature morale intime qui nous vient de saint Augustin,
on peut dire qu’il existe maintenant un livre de confessions de plus.
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