(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Histoire de la littérature française, par M. D. Nisard. Tome iv. » pp. 207-218

Histoire de la littérature française, par M. D. Nisard
Tome
 iv 36.

Je ne veux pas être des derniers à rendre justice à cette Histoire, aujourd’hui terminée. L’ouvrage de M. Nisard est un livre ; il se publie de nos jours bien des volumes ; il y a peu de livres ; il y a bien des assemblages faits de pièces et de morceaux, il est très peu de constructions qui s’élèvent selon un plan tracé et sur des fondements qui leur soient propres. L’histoire de notre littérature par M. Nisard est une de ces rares constructions qui sont nées d’une idée, d’un dessein médité, et dont toutes les parties unies et conjointes, en parfait rapport entre elles, attestent la force de la conception, une exécution aussi ferme qu’ingénieuse, de grandes ressources de vues et d’aperçus, et une extrême habileté de style, enfin une forme originale de la critique.

Notre époque compte bien des formes de la critique littéraire, et M. Nisard les a lui-même énumérées et définies avec une équité élevée, parfois indulgente, et beaucoup d’impartialité. Quand on est critique soi-même, il est bien clair que si l’on adopte une méthode plutôt qu’une autre, c’est qu’on y est conduit par sa nature et par ses réflexions ; l’on est bien près, dès lors, d’avoir des objections à adresser à n’importe quelle autre méthode, et tout en se disant que, quand même on le voudrait, on serait peu capable d’en changer, on est fort tenté d’ajouter qu’il n’y a pas grand mal à cela, puisque la méthode qu’on suit est la meilleure et la plus vraie de toutes : sans quoi elle ne serait pas nôtre. Il s’établit au fond de nous une sorte d’intelligence et de connivence presque forcée entre notre talent et notre jugement, surtout quand ce jugement porte sur l’objet même auquel se rapporte notre talent habituel. Voilà pourquoi il est toujours très délicat à un critique qui a des procédés et des habitudes marquées de venir se prononcer sur la valeur absolue du procédé d’un autre critique, son contemporain et son confrère, si ce dernier a de son côté, une vue ferme, complexe mais arrêtée, et qui, s’appliquant à chaque point d’un vaste sujet, l’embrasse, le serre, le transpose même au besoin, et prétend à en tirer non seulement une impression et une image, mais une preuve et une conclusion. J’ai dit tout d’abord mon embarras afin d’être ensuite plus à mon aise pour louer hautement et approuver. Je suis moi-même trop l’homme d’une certaine méthode pour n’avoir pas quelques objections à opposer aux méthodes différentes et plus ou moins contraires.

L’histoire littéraire, aux mains de M. Nisard, ne ressemble nullement à ces relevés étendus, épars, qui se conforment, avant tout, à la nature des productions qu’ils rencontrent : rien du copiste en lui, rien du faiseur d’extraits et d’analyses. Il ne se contenterait même pas volontiers d’entremêler de réflexions judicieuses, saines ou fines, les beaux endroits des auteurs qu’il étudie et dont il offrirait des exemples choisis à ses lecteurs. Il se garde encore plus de ces excursions érudites qui sont si fort à la mode aujourd’hui, et qui consistent, à propos de chaque auteur, à ramasser tout ce qu’il y a de curieux, d’utile ou d’inutile sur son compte, et à en charger, à en bourrer le texte ou le bas des pages. Il est le contraire de ceux qui donnent au public des papiers plutôt que des idées. Je l’ai dit, l’histoire littéraire à ses yeux est une construction de l’esprit ; elle est un monument de la pensée. C’est ainsi qu’il la conçoit et l’exécute. L’art y préside. Ayant à écrire de la littérature française et à la suivre dans son développement à travers les siècles, il s’est demandé tout d’abord au début ce que c’est que l’esprit français ; il s’en est fait préalablement une idée, il s’en est formé comme un exemplaire d’après les maîtres les plus admirés, d’après les classiques le plus en honneur et en crédit ; il a présenté aux lecteurs français un portrait tout à fait satisfaisant de l’esprit français vu par ses beaux côtés et en ses meilleurs jours. Est-ce là un portrait tout à fait réel ? Il est des critiques qui disent : « Le vrai est ce qu’il peut », et qui prennent les choses et les gens comme ils les rencontrent. M. Nisard n’est pas homme à s’en tenir à cette indifférence d’observateur et de naturaliste, surtout quand il s’agit de son pays ; il a un désir, un but, et ce but est élevé. L’esprit français, tel qu’il le voit et qu’il le définit, est encore moins ce que cet esprit a été dans la suite des âges, que ce qu’il a paru à certains moments admirables, et ce à quoi il doit tendre, ce qu’il doit tâcher d’être toujours. Je ne répondrais pas que, dans un congrès européen où tous les esprits des diverses nations et des diverses littératures seraient représentés, la définition de l’esprit français par M. Nisard, avec toutes les qualités qu’il lui attribue, passât sans contestation. Louer les Athéniens devant les Athéniens et faire accepter le portrait n’est pas la chose la plus difficile : « Mais s’il fallait, dit quelque part Socrate, louer les Athéniens parmi les gens du Péloponèse, ou ceux du Péloponèse parmi les Athéniens, c’est alors qu’il faudrait bien de l’habileté pour persuader son auditoire37» Hâtons-nous de dire que si M. Nisard flatte peut-être l’esprit français dans la définition générale qu’il en donne, il ne flatte nullement les auteurs français en particulier ; et, tout au contraire, en les comparant, en les confrontant sans relâche un à un avec ce premier idéal qu’il s’est proposé et qu’il a dressé comme une figure grandiose au vestibule de son livre, il leur fait subir la plus périlleuse des épreuves, le plus sévère des examens : plus d’un, et des plus célèbres, y laisse une part de lui-même, la partie caduque, éphémère et mensongère ; et, comme après un jugement de Minos ou de Rhadamanthe, c’est l’âme immortelle, c’est l’esprit dans ce qu’il a eu de bon, de pur, dans ce qu’il a de durable, de moral, de salutaire, de conforme et de commun avec le génie français (une des plus belles représentations de l’esprit humain), c’est cela seul qui survit, qui se dégage et qui triomphe.

Voilà l’idéal de la méthode : a-t-elle toujours été justement appliquée, et a-t-elle pu l’être ? La nature est pleine de variétés et de moules divers : il y a une infinité de formes de talents. Critique, pourquoi n’avoir qu’un seul patron ? Ah ! je sais bien que votre patron est plus divers et plus varié qu’il ne semble d’abord, que votre exemplaire de l’esprit français est multiple, compliqué, et assez élastique comme cet esprit lui-même. Il n’est pas moins vrai que cette Histoire devient, par nécessité, un procès continuel. Le critique-historien ne s’abandonne jamais au courant de chaque nature d’écrivain qu’il rencontre ; il la ramène d’autorité à lui, à son modèle ; il force plus d’un fleuve qui s’égarait à rentrer dans ce canal artificiel dont il a creusé le lit à l’avance : il y a des branches rebelles ; elles sont sacrifiées. L’esprit français, à l’état d’archétype comme dans Platon, est censé présider en personne à cette Histoire ; selon qu’il se reconnaît plus ou moins dans tel ou tel écrivain qui passe, il l’approuve ou le condamne, il l’élève ou le rabaisse. Ceux que naturellement il préfère, sont ceux en qui il se reconnaît plus ressemblant. Tout cela est très ingénieux, et suppose une grande distinction, une grande force, un acumen ingenii infiniment aiguisé. Cette Histoire sera donc à la fois, chemin faisant, un enseignement continuel, une exhortation au bien et au mieux, une correction et un châtiment du mal. C’est moins encore une histoire qu’une suite de discours ingénieux et neufs sur toute notre littérature.

Le dernier volume qui comprend bien des périodes, bien des successions d’écoles et des révolutions de goût, depuis la fin du xviie  siècle jusques et y compris le commencement du xixe , offre un intérêt très vif : la manière seule dont les questions sont posées pique mon attention et m’arrête à chaque pas. Que de pourquoi, en effet ; et de comment ! que de démêlés de l’auteur avec son sujet, et, par suite, du lecteur avec l’auteur ! que de oui et de non pressés, instructifs, et qui font qu’on avance comme dans une conversation vive, tout en contestant et en finissant par céder ! Au sortir de ce xviie  siècle qu’il considère comme le point le plus haut d’où l’on puisse regarder en France les choses de l’esprit (ne serait-ce pas assez de dire, les choses du goût ?), l’auteur, en arbitre et presque en syndic désigné, dresse le bilan de la fortune littéraire de la France ; il établit la balance par profits et pertes, ce sont les termes mêmes qu’il emploie ; il compte devant nous tout ce qui doit entrer dans l’un ou l’autre plateau ; il sait faire rendre à chacun, il en obtient tout ce qu’il exige pour la régularité de son inventaire. Mais sur ces gains, mais sur ces pertes, si scrupuleusement pesés et compulsés, sommes-nous toujours d’accord ? Y a-t-il deux hommes, j’entends même deux hommes de goût, qui puissent l’être absolument, surtout quand l’élément moral est pris si fort en considération ? Dans cette suite pressée d’écrivains qu’il rapproche ou qu’il oppose, n’accorde-t-il pas trop à celui-ci ? n’a-t-il pas trop retiré à celui-là ? Le xviiie  siècle s’ouvre sur le mépris des deux Antiquités littéraires : de l’Antiquité païenne et de l’Antiquité chrétienne. Tout le mal, en effet, et le péril de la décadence viendront-ils de là, de cette double source ? Sur Fontenelle, sur Lamotte, que de vues fines, de distinctions précises et pénétrantes ! et toutefois, sur Lamotte, M. Nisard n’est-il pas un peu subtil quand, séparant chez lui le spécieux et le vrai, il le veut bon écrivain sitôt qu’il entre dans le vrai, prosateur inégal et douteux dès que le spécieux commence ? Lamotte a-t-il, à ce point, deux façons de dire et deux langues qu’on puisse reconnaître ? Et sur Massillon envers qui il est si sévère, sur ce Massillon qu’on a appelé le Racine de la chaire, vaste orateur cicéronien, aux nuances morales infinies, abondant et suave, est-il donc vrai de dire que certains de ses défauts se peuvent rapprocher de ceux de Lamotte ? Ses seuls défauts ne sont-ils pas, non le précieux, mais le relâché, le surabondant et l’amplifié, comme lui-même l’a remarqué ailleurs ? Oh ! pour Massillon, comme pour le Fénelon du précédent volume, j’ai bien envie de le renvoyer à M. de Sacy, qui lui fera là-dessus bonne guerre, de même que sur Lamotte je voudrais bien entendre M. Saint-Marc Girardin, qui le pourrait chicaner et prendre à partie. Duguet, Rollin, sont en revanche extrêmement loués, et rangés ensemble, avec un petit nombre, « dans la douce famille des esprits conservateurs ». C’est bien dit. Je ne sais trop pourtant si les qualités du style de Duguet, aux bons endroits, et dans certaines lettres, sont si loin du tour et de la coupe épigrammatique de Fontenelle. Je ne parle que du tour, bien entendu. Passons vite. Ce ne sont là que de menus détails et des riens. Mais sur les trois ou quatre écrivains maîtres et rois du siècle, sur Montesquieu, sur Buffon, sur Voltaire, toutes les parts n’y sont-elles pas faites d’un coup d’œil élevé, d’une main sûre, et avec des expressions significatives qui restent dans l’esprit et dont on se souvient ? Pour Jean-Jacques Rousseau, il est sévère et même dur, il est en garde comme devant l’ennemi : est-il injuste ? Il semblerait difficile, à son point de vue, avec les données qu’il s’est imposées, parlant au nom d’une société établie, au nom d’un esprit ordonné et constitué, et comme entre les colonnes d’un tribunal souverain, qu’il le jugeât autrement. Rousseau est un révolutionnaire : les sociétés futures selon qu'elles croiront en définitive avoir plus gagné que perdu ou souffert avec lui et par lui, lui seront plus ou moins reconnaissantes. Nous sommes bien voisins encore des désordres soulevés en son nom. Mais le talent de M. Nisard, dans cette sorte de duel avec Rousseau, se montre et s’accuse en traits vifs, aigus, sentencieux, pleins de vigueur et d’éclat ; il a quantité de mots heureux. Il les aime, il les affecte, il les trouve.

Et ici, je voudrais bien indiquer comment M. Nisard, qui représente ostensiblement parmi nos principaux critiques en renom la doctrine classique, n’est pas un classique comme un autre et ne défend pas la tradition comme on la défend communément et comme on le faisait avant lui. Les Grecs avaient un précepte dont je ne puis donner ici que le sens, à défaut des mots mêmes qui, par leur jeu et leur cliquetis de son38, y ajoutaient de l’agrément : ce précepte et ce conseil, c’était d’exprimer autant que possible les choses neuves simplement, et au contraire les choses communes avec nouveauté (inaudita simpliciter, proprie communia dicere). Il semble que M. Nisard se soit appliqué cette dernière partie du précepte. Défenseur d’une cause ancienne, et pour bien des gens censée rebattue, il l’a singulièrement rajeunie par le tour et l’esprit de sa défense même ; il l’a transformée. J’ai souvent pensé, en le lisant, à la mine que ferait un vieux classique, un classique de la vieille roche et du bon vieux temps, Rollin, par exemple, ou même La Harpe, et cette monnaie de La Harpe, Dussault, Geoffroy, Duviquet, etc., en voyant leur cause ainsi plaidée par l’ingénieux, le subtil (ici, au sens latin, c’est un éloge), l’énergique et brillant avocat que le cours du temps a suscité. Que de hardiesses les feraient se retourner de surprise au milieu de leur joie ! que de propositions leur sembleraient trop fortes et trop brèves, et sur lesquelles ils demanderaient à réfléchir un moment avant de se risquer à y adhérer ! « Mais, s’écrieraient-ils, vous présentez la vérité sous forme bien paradoxale ; votre style, à vous-même, est trop pensé ; vous frappez à tout coup ; vous parlez Quintilien, mais en traits à la Sénèque. » Et moi je l’en louerai et je lui dirai : « Vous nous réveillez sur ces vieilles questions ; vous avez trouvé moyen de nous promener dans la terre de la patrie par des chemins imprévus. Comme ces doctes et ingénieux philosophes païens du iiie  siècle, vous nous ramenez aux autels connus par des raisons ignorées, avec cette différence que vous n’êtes point païen et que vos dieux sont immortels ! »

Il y a un charmant passage que je veux pourtant citer, car je suis de ceux qui citent, et qui ne sont contents que quand ils ont découpé dans un auteur un bon morceau, un joli échantillon. Or voici un échantillon qui va peut-être aller contre mon dire de tout à l’heure et me démentir, tant il est à la fois bien pensé, simple et courant. Il s’agit de la correspondance de Voltaire, et des jugements ou des préceptes littéraires qui y sont semés :

S’il y avait, dit M. Nisard, à préférer dans l’excellent, je préférerais, parmi ces lettres, celles dont le sujet est littéraire. Je voudrais qu’on en fît un recueil. Ce cours de littérature sans plan et sans dessein, cette poétique sans dissertation, cette rhétorique sans règles d’école, seraient un livre unique. Voltaire parle des choses de l’esprit comme on en parle entre honnêtes gens qui songent plus à échanger des idées agréables qu’à se faire la leçon. Les genres sont sentis plutôt que définis, et leurs limites plutôt indiquées comme des convenances de l’esprit humain que jetées en travers des auteurs comme des barrières. Le goût n’est pas une doctrine, encore moins une science : c’est le bon sens dans le jugement des livres et des écrivains. La vérité, au lieu de s’imposer, se donne comme un plaisir d’esprit dont Voltaire nous invite à essayer. Il y a des prescriptions, des conseils, car il faut bien que le temple du goût ait une enceinte sacrée ; mais quiconque sait n’être pas ennuyeux a le droit d’y entrer, fût-ce par la brèche.

Cependant, le goût de Voltaire n’est pas le grand goût. Je ne parle pas d’une sorte de religion littéraire, qui aurait ses dogmes et aussi son intolérance. Le grand goût n’est que le bon sens appliqué au gouvernement des choses de l’esprit ; mais il y a un bon sens gouverné par des principes, et un autre qui dépend de l’humeur de l’homme. Tel est trop souvent le bon sens de Voltaire, et son goût en porte la peine. Les erreurs de cet esprit si juste sont des jugements intéressés, où il a pris sa commodité pour règle

Et comparant cette correspondance de Voltaire avec les lettres de Cicéron, cet autre esprit universel et le grand épistolaire de l’Antiquité, il dira :

L’amour de la gloire est l’âme de ces deux recueils, et ce que Voltaire fait dire au Cicéron de sa Rome sauvée :

Romains, j’aime la gloire et ne veux pas m’en taire,

est aussi vrai du poète que de son héros. La même faiblesse se trahit dans le Romain et le Français ; c’est cette vanité si reprochée à tous deux, dans Cicéron plus abandonnée et plus naïve, dans Voltaire mieux conduite. Tous les genres d’esprit de la correspondance brillent dans les lettres, sauf l’esprit de se faire louer, dont Vollaire donne plus volontiers la commission aux autres, et dont Cicéron se charge lui-même. Même naturel dans les deux ouvrages, avec plus d’éclat dans Cicéron, par le bonheur d’une langue plus colorée et plus sonore ; avec plus de finesse et de saillie dans Voltaire. Même critique exquise et même délicatesse de goût, si ce n’est que les erreurs de Cicéron sur les choses de l’esprit viennent de sa faiblesse pour la rhétorique, et celles de Voltaire de sa faiblesse pour lui-même. Mais l’ancien me semble avoir un grand avantage sur le moderne. Il y a plus de cœur dans les lettres que dans la correspondance ; je devrais dire un cœur plus cultivé. La famille seule cultive le cœur. Le père qui a connu ce que c’est que d’aimer quelqu’un plus que soi-même a senti tout son cœur, et telle est la chaleur de l’amour paternel, que le même homme en aime mieux tout ce qui est à aimer. Cicéron, tendre père d’une fille charmante, père désespéré quand il perdit Tullie, en est meilleur citoyen, plus attaché à ses amis, plus épris de la vérité, laquelle devient plus chère à l’homme chez qui la tendresse de cœur se communique à l’esprit, et qui aime la vérité à la fois comme une lumière et comme un sentiment.  J’ai peur que Voltaire n’ait aimé que son esprit

Il ne serait pas besoin d’avoir beaucoup vu M. Nisard pour reconnaître ici plus et mieux qu’un auteur, pour sentir l’homme et son cœur tout entier dans cette page.

Le dernier chapitre, consacré aux principaux auteurs du xixe  siècle, et qui condense un si grand nombre de jugements en termes frappants et concis, prouverait, une fois de plus, s’il en était besoin, la parfaite sincérité de l’auteur, sa bienveillance unie à ce fonds de sévérité qu’elle corrige bien souvent et qu’elle tempère même jusqu’à la faveur, dès qu’il y entre un peu d’amitié ; son scrupule à ne tirer son impression que de lui, de son propre esprit, et de l’écrivain à qui il a directement affaire, sans s’amuser aux accessoires et aux hors-d’œuvre ; son attention à choisir, à peser chaque mot dans la sentence définitive qu’il produit. C’est à cause de cette rigoureuse recherche d’exactitude que je me permettrai de remarquer qu’en appréciant si bien André Chénier et en rendant à ce jeune et nouveau classique la part entière qui lui est due, il l’a un peu trop appareillé, en tout, et même pour la destinée, avec cet autre charmant poète de nos jours, Alfred de Musset. André Chénier, mort bien plus jeune que ce dernier, n’a pas été seulement un aimable et poétique génie, ç’a été un caractère. Il a aimé la liberté, il l’a voulue et comprise au sein de l’ordre ; il l’a défendue de sa plume avec habileté, vigueur et courage ; il est mort sur l’échafaud en la confessant, et non sans avoir auparavant transpercé les bourreaux barbouilleurs de loix de son ïambe vengeur. Le citoyen, chez Musset, était absolument absent : il s’en est vanté lui-même : si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur sa lyre, il veut, et il a bien soin de nous le dire, que ce ne soit jamais que Ninette ou Ninon. Je n’insiste pas. Il n’y a, à cet égard, entre eux, aucune parité à établir. Et même, à ne parler qu’élégies, il ne faut pas oublier que, dans l’intervalle d’André Chénier à Musset, Byron est venu. André Chénier, quand il chante l’amour, est le disciple des anciens et de son cœur ; Musset est le disciple de son cœur et de Byron.

Si le livre de M. Nisard, terminé ainsi qu’il a été conçu et sans que l’auteur ait jamais dévié de sa ligne principale, peut être considéré, d’après le point de vue didactique et moral qui y domine, comme une protestation contre le goût du temps, il en est à la fois un témoignage, et il en porte plus d’un signe par la nouveauté du détail, par la curiosité des idées et de l’expression : ce dont je le loue. Il rend surtout témoignage du caractère et du talent de l’auteur,  un caractère ami du bien et jaloux du mieux, un de ces esprits comme il y en a peu, fixés et non arrêtés, défendus par des principes, et qui restent ouverts aux bonnes raisons ; un esprit qui a en soi son moule distinct, et qui imprime à tout ce qu’il traite ou ce qu’il touche un certain composé bien net de sagacité, de savoir, de moralité et de style , qui y met sa marque enfin.