(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Œuvres complètes d’Hyppolyte Rigault avec notice de M. Saint-Marc Girardin. »

Œuvres complètes d’Hyppolyte Rigault avec notice de M. Saint-Marc Girardin34.

Rigault,  Ozanam !  j’ai pensé souvent à ces deux noms, à ces deux jeunes hommes bien regrettables, si tôt enlevés, un peu trop vantés sans doute, mais qui, en vivant, eussent justifié une bonne partie des louanges ; et ces louanges anticipées ou exagérées s’expliquent naturellement par la mort, par l’impression d’une perte soudaine et sensible, et parce que, tous deux, ils sont tombés entre les bras de leurs amis qui sont tout un parti et tout un corps,  le corps universitaire, le parti religieux.

Maintenant qu’on est à une juste distance de ces tombes prématurément ouvertes, je voudrais, pour Rigault du moins, examiner avec équité et impartialité les titres de l’écrivain, du littérateur, et, tout en m’en rapportant à ses amis sur bien des choses disparues qu’ils savent à son sujet mieux que moi, ne m’en rapporter qu’à moi-même sur ce que je lis et sur ce que je puis juger comme tout le monde.

en 1821, mort en 1858, dans sa trente-huitième année, nulle vie ne fut plus remplie que la sienne, et sans diversion aucune, par l’étude, par les lettres, par la culture continuelle de l’esprit, culture dans le cabinet, culture dans le monde et jusque dans les distractions apparentes, et aussi par les soins et les devoirs domestiques. Je ne crois pas que si l’Université moderne avait eu à produire un échantillon d’elle-même, elle eût pu choisir un plus parfait modèle entre les élèves dont elle s’honore ; car il n’était pas comme d’autres également brillants, mais infidèles : il n’aspirait pas à en sortir.

Élève du collège de Versailles, dont M. Théry était alors proviseur, il excellait à tous les exercices scolaires ; il était accoutumé à être le premier en toute Faculté. Il le fut au Concours général pour le discours latin de rhétorique, et remporta le prix d’honneur en 1840. D’abord destiné au barreau, on conçoit qu’il eût fait un bien spirituel, un charmant et caustique avocat. La mort de son père changea ce plan, et il se tourna vers la carrière du professorat. Il ne fut reçu à l’École normale que le second : ce fut un pur accident. Il resta le premier, trois années durant, et en tête de cette promotion très distinguée (1841-1844) qui comptait dans ses rangs les Corrard, les Janet, les Burnouf, les Thurot, Sommer, Denis, etc., tous noms justement estimés dans le monde universitaire, et quelques-uns bien connus dans le monde des académies. Il faut tout dire, et je ne suis pas de ceux qui ne savent donner que des éloges sans ombre : à l’École et parmi ses condisciples, il était plus admiré pour ses talents et son esprit que goûté pour son caractère ; l’homme aimable, que le monde développa depuis, n’était pas fait encore. Il n’avait aucun entraînement, nul abandon de jeunesse, et semblait de bonne heure fort préoccupé du but : ses camarades, dans l’idée qu’ils avaient de sa prévoyance, disaient de lui qu’il ne regardait pas à droite ni à gauche au hasard, qu’il ne faisait rien indifféremment. Travailleur infatigable, il était d’ailleurs très actif et agile de corps, très alerte aux jeux, et le premier aux barres comme à la conférence. Ses maîtres l’appréciaient fort, et si une telle analyse ne nous échappait ici par son détail et sa ténuité, on pourrait faire remarquer qu’ils lui laissèrent chacun quelque chose de leur empreinte ; il gardait non seulement de leur influence, mais de leur forme, de leur pli. En un mot, si spirituel qu’il fût, il avait plus d’acquit que de naturel, et il se cachait beaucoup de préméditation et de rédaction toute faite sous cette vivacité de surface et cette apparente facilité. J’insiste parce que plus tard, devenu écrivain, ce même caractère en lui se retrouvera. On a dit que « dans ses pages charmantes tout semblait couler de source. » C’est précisément ce qui ne semble pas : ses pages, assurément, méritent bien des éloges, mais pas celui-là.

Il sortit victorieux de toutes les épreuves qui consacrent et couronnent les trois années d’études de l’École normale. On me raconte deux petits faits qui le montrent assez au naturel à cette date. Dans les épreuves de l’agrégation, on avait alors (cela a changé depuis) un adversaire ; on argumentait contre lui, on le poussait, on le piquait, on tâchait de le démonter : c’était comme dans un cartel. Le vis-à-vis de Rigault avait eu autrefois, à ce qu’il paraît, une peccadille à se reprocher ; il avait été accusé d’une faute, déjà ancienne. En argumentant contre lui, Rigault l’amena peu à peu sur le terrain qu’il jugeait commode, et tout d’un coup il lui demanda à brûle-pourpoint de vouloir bien conjuguer, dans ses différentes formes, le verbe grec, κλέπτω, je dérobe. C’était user et abuser de son avantage ; c’était, dans un assaut de salle d’armes, déboutonner le fleuret. La polémique, à laquelle Rigault était très porté, aurait pu l’entraîner, s’il n’y avait pris garde, à de petites cruautés de ce genre : il sut s’en abstenir quand il écrivit.  Dans la leçon orale qu’il débita pour cette même agrégation, il avait à parler d’un traité de saint Augustin sur la Vie heureuse  ; il commença vivement, a peu près en ces termes et dans cette donnée (je ne réponds que du trait) : « Saint Augustin était jeune, brillant, amoureux, entouré d’amis ; il avait remporté des prix de poésie et s’était vu applaudi en plein théâtre ; il était professeur de rhétorique à vingt-deux ans, et sans concours ; et cependant il n’était pas heureux ! » Le sans concours était une gentillesse universitaire qui réussit beaucoup ; les jeunes candidats sont peu disposés, en général, à se permettre de ces plaisanteries quand ils sont sous le couteau. Mais Rigault était professeur ; il était là comme chez lui, il y allait comme on va à la danse.

Nommé professeur de rhétorique après concours, mais en province, puis placé à Paris, puis désigné pour faire partie de l’École d’Athènes à sa fondation, et retenu au moment du départ, appelé comme précepteur auprès d’un des petits-fils du roi Louis-Philippe (1847), Rigault éprouva, par suite de ce choix, plus de vicissitudes qu’il n’avait dû s’attendre à en rencontrer. Pendant plusieurs mois, après la chute du trône, il paya honorablement sa dette à l’exil, et, rentré en France, il reprit bientôt ses fonctions régulières dans l’Université, dès le mois de mai 1849. Nous le trouvons ici dans ses premiers morceaux imprimés,  deux Discours de distribution de prix, l’un prononcé au lycée de Versailles en 1851, l’autre au lycée Louis-le-Grand en 4854. Ils sont fort jolis, ces discours, fort bien pensés et aussi élégamment tournés que possible. Dans l’un, il répond à deux reproches qu’on faisait à l’éducation classique et qui partaient de côtés bien différents : en même temps que les catholiques (comme l’abbé Gaume) reprochaient à l’Université de faire des païens, les économistes libéraux (comme Bastiat) lui reprochaient de faire des républicains à l’antique et des Spartiates au rebours du siècle. Rigault répond aux uns et aux autres : il montre qu’on ne touche pas dans les classes à l’épicurisme d’Horace sans y mettre le correctif moral, et qu’on ne se rencontre pas face à face avec les Gracques sans avertir du danger des lois agraires : « On semble se persuader, dit-il, que nous n’admirons l’Antiquité qu’en ne la jugeant pas, et qu’à peine nous mettons le pied sur les ruines de Rome, nos habits deviennent des tuniques. Grâce à Dieu, si nous vous enseignons l’Antiquité, ce n’est pas pour vous déporter dans un autre monde et vous dénaturer tout ensemble. Nous sommes obligés de connaître Rome, comme des petits-fils de connaître leur vieille mère. » Il montrait que ce n’est pas tant à l’Université qu’il faut s’en prendre des maladies morales de la jeunesse qu’aux familles elles-mêmes, à l’esprit public et à l’air vicié du dehors, à la littérature enfin ; et faisant allusion à la grande plaie, selon lui régnante, au roman, il appelait de ses vœux un roman pareil à Don Quichotte, c’est-à-dire qui mît à la raison tous les mauvais romans du jour ou de la veille, et en sens inverse de Don Quichotte ; car, en ce temps-là, c’était la chevalerie, avec sa fausse exaltation idéale, qui était la maladie à la mode, et du nôtre c’est le contraire : « c’est le goût du bien-être personnel, c’est l’amour des jouissances positives, c’est l’égoïsme, c’est Sancho, en un mot, et non pas Don Quichotte. Nous nous soucions peu maintenant de délivrer les princesses des mains des enchanteurs, peu nous importe Dulcinée ; mais nous voulons tous être gouverneurs de Barataria…. » Dans la bouche d’un jeune professeur, tout cela était à sa place, d’une justesse convenable, d’un tour neuf et piquant.

Dans le second discours, prononcé à Louis-le-Grand, s’inquiétant moins des attaques du dehors, il disait agréablement et en famille bien des vérités à la jeunesse : non pas qu’il fut décidé à louer le passé en tout aux dépens du présent : « Cette élégie sur la décadence perpétuelle du genre humain est d’ancienne date, disait-il ; elle a probablement précédé l’Iliade, et j’affirmerais volontiers que l’aïeul de Nestor lui a reproché plus d’une fois de n’être, en comparaison du vieux temps, qu’un parfait mauvais sujet. » Mais, tout en se gardant des banalités du lieu commun, il opposait, dans un parallèle ingénieux, l’éducation sévère ef terrible d’autrefois à celle d’aujourd’hui, si molle et si propre à faire de petits sybarites ; l’élève choyé de Louis-le-Grand était mis en présence de l’écolier si souvent fouetté et si affamé de Montaigu :

« Et cependant, dans ces séjours terrifiés, on voyait accourir en foule une jeunesse prête à tout souffrir, la faim, le froid et les coups, pour avoir, le droit d’étudier. Un pauvre enfant, qui devait un jour devenir principal de Montargis, Jean Stondonck, venait à pied de Malines à Paris pour être admis à cette sévère école, travaillait le jour sans relâche, et la nuit montait dans un clocher pour y travailler encore aux rayons gratuits de la lune. C’était le temps héroïque des études classiques, messieurs, le tempsRonsard et son ami Baïf, couchant dans la même chambre, se levaient l’un après l’autre, minuit déjà sonné, et, comme le dit un vieux biographe, Jean Dorât, se passaient la chandelle pour étudier le grec sans laisser refroidir la place. C’est le tempsAgrippa d’Aubigné savait quatre langues et traduisait le Criton de Platon « avant d’avoir vu tomber ses dents de lait. » Aujourd’hui les mœurs scolaires sont plus douces, et vos maîtres s’en applaudissent les premiers ; la place du grand fouetteur Tempête est supprimée dans l’Université, et le délicat Érasme vanterait les bons lits et la bonne chère de la jeunesse moderne. Mais le savoir est-il aussi précoce ? J’en connais beaucoup d’entre vous qui ne traduiraient pas le Criton et qui ont pourtant leurs dents de sagesse »

Il est impossible de broder plus joliment le thème scolastique, d’y semer plus d’agrément dans le détail ; vous aurez remarqué ces dents de sagesse opposées aux dents de lait, ces rayons gratuits de la lune. Partout il en est ainsi ; l’élégance et l’ornement y sont continus ; pas un moment de relâche, pas un interstice : c’est un tissu où on ne laisse passer aucune occasion de mettre une fleur, épithètes, appositions ingénieuses, allusions à des passages connus, etc. Le genre le permet et le veut ainsi ; nous sommes dans la littérature scolastique, je le dis sans défaveur aucune ; je me souviens de ce rhéteur Isée, dont Pline le Jeune nous a fait tant d’éloges, presque autant que les amis de Rigault en ont pu faire de lui. Plus tard, hors du cercle de l’école ; dans la page écrite pour le public, ce soin continuel, cette perpétuité, cette contention d’élégance, se feront sentir au milieu même des vivacités heureuses et pourront devenir un défaut.

Rigault débuta dans la critique proprement dite par des articles de la Revue de l’Instruction publique, fort belle feuille spéciale, publiée chez M. Hachette ; on peut dire qu’il éclata aux yeux de ce public de l’Université par sa polémique sur les Classiques chrétiens de l’abbé Gaume (1852), un sujet auquel il avait pensé de tout temps et dont il était plein. Depuis 1853, il donna également des articles littéraires au Journal des Débats, avec redoublement d’activité dans les dernières années. La distinction et le mérite même du critique et de l’écrivain ne sont pas en cause ; on les reconnut tout d’abord : nous n’avons à discuter que sur le degré et la qualité.

On peut être critique de bien des sortes : 1° sur des écrivains d’autrefois, sur d’anciens sujets qu’on traite et qu’on rajeunit sans les altérer et sans les fausser ; 2° sur des auteurs modernes et des sujets à l’ordre du jour. 3° On peut être un critique polémique encore, soutenant des luttes, débattant des questions contre des adversaires. 4° On peut être aussi critique dissertateur et moraliste, essayant de tirer de chaque sujet d’observation qui s’offre une moralité pratique, une leçon. Rigault a été critique dans ces divers genres, mais, selon moi, inégalement.

Sur les anciens auteurs, Horace, Homère, est-il besoin de le dire ? il possède la tradition ; il sait à fond ce dont il parle, et, s’il reproduit les jugements consacrés, il sait les renouveler par maint rapprochement et par l’esprit de détail ; il est aussi utile qu’agréable à entendre. Lorsqu’il s’agit d’auteurs anciens, mais surlesquels la tradition ne se prononce pas parce qu’ils sont de second ou de troisième ordre, il est moins sûr, et il peut se tromper ou donner dans l’à-peu-près. Il se fatigue à glaner sur les Pères de l’Église à la suite de M. Villemain ; il sue sang et eau à trouver des beautés dans les Clémentines ou dans le Pasteur d’Hermas. Je passe à l’extrême opposé : ayant à parler de Chapelle, l’ami de Molière (18 mai 1855), il manque le caractère de l’homme et le rapporte à une famille d’esprits dont il n’était pas ; car ce Chapelle, qui avait assurément de l’esprit et du plus naturel, mais un franc ivrogne et un paresseux, lui paraît représenter une classe d’amateurs et de connaisseurs « d’un goût singulièrement fin, délicat, difficile, qui ont tout lu, qui savent toutes choses, etc. » Rien de moins exact et de moins justifiable.  C’est ainsi encore que, sur la foi d’un de ses maîtres, M. Saint-Marc Girardin, il s’est trompé en réimprimant un ouvrage de l’évêque de Belley Camus, et en proposant à notre admiration le roman de Palombe. M. Saint-Marc Girardin avait tiré parti de ce roman vertueux dans l’une de ses leçons en Sorbonne ; il avait déclaré admirables en effet les lettres de Palombe, et avait moralisé à ravir sur ce thème de la femme délaissée ; mais ce n’était pas à dire qu’il fallût prendre au pied de la lettre cet ingénieux paradoxe qui n’avait qu’un éclair de sérieux, et réimprimer le livre même. Ce qui réussit très bien, cité et chanté en Sorbonne, se refroidit souvent sur le papier.

Baour-Lormian est-il un sujet ancien ou moderne ? Je ne sais trop, mais il est bien mort, et quand il s’est agide le juger à son décès académique, il était depuis longtemps enterré. Qu’a fait Rigault à ce moment ? Il a écrit sur Baour-Lormian un agréable article (25 janvier 1855), mais qui n’est pas du tout exact et juste comme chapitre d’histoire littéraire. Baour-Lormian a-t-il donc jamais été, à cause de sa traduction en vers d’Ossian, le parrain de toute une génération ? a-t-il été l’homme des à-propos ? Ce rimeur gascon, criblé d’épigrammes et de ridicules à son début, a-t-il jamais joui de cette réputation légitime de talent et d’esprit que le critique lui accorde de son autorité privée ? On me dira que je m’étonne de peu, mais je suis stupéfait quand je lis sur ce même Baour-Lormian : « Il continuait la tradition et cherchait la nouveauté : il avait pour lui tout le monde » ; et sur sa traduction du Tasse : « C’est le vers de l’ancienne école, solide, plein, harmonieux Le poëme ressemble à ces vieilles étoffes au tissu ferme et doux, etc. » ; tandis que Baour-Lormian avait le vers harmonieux, sans doute, mais essentiellement vide, creux et mou. Il en est de l’analyse critique comme de l’analvse chimique : on est exact ou on ne l’est pas.

Sur Casimir Delavigne, je rencontre encore des jugements très contestables de Rigault. Ici il me prend à partie moi-même. J’avais dit, le jour où j’eus l’honneur de succéder à Delavigne pour le fauteuil académique, que je regrettais, dans ses drames, qu’au lieu d’aller de concessions en concessions du côté du romantisme sans y atteindre jamais, le poète ne fût pas resté plus franchement ce qu’il était par nature et par goût,  classique : et quand j’exprimais publiquement ce regret ce n’était pas du tout que moi-même je fusse devenu classique, ni que je me fusse converti (comme Rigault le prétendait en me raillant agréablement) ; mais j’aime ce qui a un caractère, j’aime l’originalité et l’individualité dans la poésie et dans l’art, cette individualité ne fût-elle pas précisément la mienne ni celle de mes amis. Rigault, se méprenant ou feignant de se méprendre sur ma pensée, partait de là, au contraire, pour louer Casimir Delavigne de cette espèce de fusion équivoque en quoi consiste sa seconde manière :

« Je ne puis me persuader, disait-il, qu’en portant si légèrement à ses lèvres la coupe du romantisme mitigée par son goût naturel, Casimir Delavigne se soit empoisonné. Si franchement converti qu’il est aux idées classiques, lui qui paraît ne pas aimer les conversions, M. Sainte-Beuve n’est pas homme à oublier cependant, dans la ferveur d’une réaction, que parmi les idées nouvelles il y en avait de très raisonnables. Il serait peu bienséant de les défendre contre lui, quoiqu’il fasse pénitence tous les lundis de les avoir partagées ; mais enfin, au début, la réforme littéraire était assez sage, comme le sont les réformes qui commencent Quand les partis auront achevé de désarmer, quand les opinions seront tout à fait calmes, l’heure et le jour viendront alors,  l’heure bienveillante et le jour favorable. La seconde manière de Casimir Delavigne paraîtra non pas une capitulation, mais un progrès courageux et une conquête prudente de nouvelles beautés »

Je le demande, qu’y a-t-il de vrai dans un tel pronostic, et cette seconde manière de Casimir Delavigne est-elle donc à la veille d’être proclamée si heureuse et de triompher ? Dans cet article de Rigault, le polémiste, (à mon égard) était spirituel et piquant, le critique est faible et à côté.

Et, en général, c’est le polémiste en lui qui vaut mieux encore que le critique. Aussi, plus la part de cet élément de contradiction augmente, et plus il est près d’exceller. C’est en ce genre qu’il me semble avoir fait, dès le début, ses meilleures preuves, celles qui, de tout temps, lui coûtèrent le moins. L’abbé Gaume, je l’ai dit, fut son point de départ. Il se sentait tout poussé dans cette voie. Il a de bons articles sur Lamennais, un charmant sur le Civilisateur de Lamartine, un bon article sur M. Poujoulat et Bossuet, de fort bons sur M. Nettement, un excellent sur le Père Ventura, un très-malin sur les Portraits politiques de M. de La Guéronnière. Quand un grain de passion politique ou universitaire s’y mêle, quand l’adversaire prête flanc par une surface prolongée, quand le journaliste professeur est à l’aise pour se déployer derrière ses lignes classiques et pour ajuster sûrement son monde, il s’en donne en homme d’esprit plein de malice ; et à ce jeu il se serait rompu à la longue ; le naturel aurait pris le dessus sur le concerté et le compassé ; ce qu’un adversaire des plus fins, mais irrévérent36, a appelé l’amidon de son style, ce que nous nommons tout uniment l’apprêt, aurait disparu. Il aimait fort (et de cela je ne le loue pas) à battre longuement les gens qui sont tout battus d’avance à plaider des procès qui sont tout gagnés d’emblée ; ainsi pour les livres de M. Aroux sur Dante et pour bien d’autres. Dans ces fastidieux sujets où la conclusion est donnée et où l’on enfonce des portes ouvertes, il s’égayait lui-même et comptait bien égayer son monde par les malices et les grâces qu’il prodiguait tout le long du chemin. Cette disposition à appuyer, à récidiver dans la piqûre, était naturelle chez lui. Chargé en 1848 de conférences de rhétorique à Louis-le-Grand et ayant à expliquer un auteur français, il avait pris pour texte Victor Hugo, rien que lui, et, dans ses œuvres, rien que ses drames ; il s’était mis à y relever les fautes, les exagérations : il se faisait la partie belle et s’en amusait ; il triompha ainsi pendant près d’une année à huis clos. Il avait gardé de cette disposition comme journaliste et devant le public, et c’est peut-être une des conditions du métier. D’ailleurs, ne l’oublions pas il avait tant de gens à admirer et à louer d’office, qu’on ne saurait s’étonner s’il se divertit tout d’un coup et semble à la fête quand il peut s’en donner sur un adversaire. Énumérons un peu : il avait à louer tout ce qui était de la Sorbonne ancienne et nouvelle, tout ce qui était de l’Université, tout ce qui était du Journal des Débats, presque tout ce qui était de l’Académie : et remarquez qu’en général ce ne sont pas gens à prendre du galon à demi quand ils en prennent ; il faut les louanger bel et bien, et largement, sur toutes les coutures. Rigault, en abordant la critique, avait à respecter tout ce monde, tous ceux que, de près ou de loin, il saluait ses maîtres. Quel soulagement aussi quand il avait affaire à qui ne l’était pas ! Pour moi qui ne l’avais jamais été autrement que par la lecture, très attentive, qu’il avait faite de mes livres, j’ai bien senti ce besoin, cette démangeaison trop naturelle qu’il avait de se dédommager sur quelqu’un. Je me suis vu, à ses débuts, l’objet de ses malices entremêlées de douceurs ; il me ballottait, il avait bien envie d’en faire plus ; le sujet lui semblait appétissant ; assez longtemps il hésita : puis, tout bien considéré, un jour il prit le parti de ne pas déclarer la guerre et d’offrir gracieusement l’olivier. J’en fus charmé et je lui en sus gré, non que je haïsse les coups ni que je craigne d’en recevoir à la condition d’en rendre, mais il vaut toujours mieux avoir les gens d’esprit pour soi que contre soi.

Il eut un adversaire que ses amis et lui ne nommaient alors qu’avec des signes d’horreur profonde et dont il faut bien pourtant reconnaître la valeur, maintenant que L’Univers n’existe plus, et que tout cela est presque devenu de l’histoire littéraire ; je veux parler de M. Veuillot. Je ne sais en vérité si Rigault, en le combattant si fort et en paraissant le honnir, détestait sérieusement M. Veuillot, mais je pourrais soutenir sans paradoxe qu’au fond il devait l’aimer ; et voici mes raisons.

Celui qui écrit tous les jours ou très habituellement dans les journaux, même quand il aurait tout l’esprit du monde, est en danger parfois de souffrir de la disette d’idées ou de sujets : mais ayez un adversaire, et il n’y a plus à vous inquiéter ; l’adversaire, au besoin, vous fournira chaque matin la moitié de vos idées : vous n’avez qu’à retourner les siennes contre lui. Combien de fois, dans des temps déjà bien anciens, n’ai-je pas vu le Journal des Débats, quand il était à sec, se défrayer aux dépens de la Gazette de France et de son fameux système du suffrage universel ! On était à jeun ce matin-là, on mangeait un peu de Genoude. A la tribune même, nous avons vu Benjamin Constant, placé à la fin entre la gauche qui le réclamait et le roi Louis-Philippe qui lui avait payé ses dettes ; il ne savait réellement que dire, et il était aux abois : vite alors il se retournait sur les légitimistes, faisait une sortie d’éloquence et se remontait en popularité à leurs dépens.  Règle générale : une bonne petite polémique bien nourrie, qui s’éternise et qu’on a sa vie durant, comme cela repose et dispense de chercher ! En bonne et sage tactique, on ne doit jamais tuer l’adversaire ni le haïr à mort, car on en vit. Les condottieri d’Italie, au xve  siècle ; passaient leur vie à ferrailler les uns contre les autres sur maint petit champ de bataille et ne s’exterminaient pas ; peu de mal et beaucoup de bruit. Quand Fréron mourut, Voltaire s’écria : « Fréron est mort, qu’allons-nous faire ? sur qui vais-je dauber ? » Et voilà pourquoi, même en ayant l’air d’être fort animé contre lui, Rigault ne devait pas en vouloir bien fort à M. Veuillot : c’était pour lui une source inépuisable de contradictions, une occasion de succès coup sur coup dans son monde qui ne lisait ni ne goûtait L’Univers ; c’était une suite d’ovations qui finissaient par valoir le grand triomphe.

Je n’ai pas à entrer dans le fond de la question, et je crois que je suis tout rallié à la plupart des conclusions de Rigault ; mais, dans ce duel prolongé, M. Veuillot, l’homme au crayon moqueur, a très-bien saisi (n’en déplaise à ceux qui ne voient qu’un côté) la physionomie, la pétulance, le petillement, le geste et toute la mimique de l’adversaire.

Le livre de la Querelle des Anciens et des Modernes m’a occupé autrefois, et je n’y reviendrai pas ici : il fut l’occasion, pour Rigault, d’un de ses grands succès. Ce livre, en effet, s’offrit d’abord sous forme de thèse pour le doctorat : la soutenance de Rigault est restée célèbre dans les fastes de la Sorbonne, de la Faculté des Lettres. Ce jour-là, les juges, présidés, par le doyen, siégeaient au complet ; l’assistance était nombreuse. Pendant des heures, Rigault, bien plutôt excité que contredit par les maîtres du camp, développa brillamment ses ressources et fit feu de toutes les pièces de son esprit. Ordinairement la Faculté épluche beaucoup le candidat et se fait un devoir de ne rien lui passer : avec Rigault tout était renversé, la Faculté semblait séduite et sous le charme ; elle prodiguait les signes de faveur et se bornait presque à donner la réplique. Un seul des juges crut devoir faire une objection et une réserve assez marquée sur un point, pour que l’habitude ne s’en perdît pas. Il s’en fallut de peu, à un moment, que l’auditoire ne le trouvât mauvais. Quand le nouveau docteur eut été proclamé, les applaudissements éclatèrent, les félicitations débordèrent ; il n’y avait plus, de juges ni de candidat, et les rangs étaient confondus. Si les petites ou les moyennes choses peuvent se comparer aux grandes, je ne saurais mieux comparer ce succès de Rigault en Sorbonne qu’à celui de M. de Montalembert à la Chambre des Pairs pour son fameux discours du Sonderbund : le discours fini, le bureau et le Chancelier et la Chambre, si l’on s’en souvient, entouraient l’orateur et ne se contenaient plus. Ainsi pour la thèse de Rigault : la Faculté ne s’était jamais vue à pareille fête.  Cela se passait en décembre 1856. Rigault était déjà un des rédacteurs les plus marquants aux Débats.

Rigault moraliste nous appelle ; ç’a été un des aspects de son talent critique, et par où il prétendit à une sorte d’originalité. Dans ses dernières années (1855-1858), il essaya même de créer au Journal des Débats, pour une revue de quinzaine, un feuilleton moral où il renouvelait le genre d’Addison. Quelques-uns de ces articles ont fort réussi. Dans le premier, il commit une faute par excès de préoccupation morale : à force de vouloir éviter la chronique scandaleuse, il se jeta dans la chronique vertueuse et raconta comment des demoiselles de sa connaissance, millionnaires, prenaient leurs maris parmi des jeunes gens distingués et sans fortune, précepteurs de leurs jeunes frères. Il proposait cela en exemple et comme idéal de roman dans la vie. Cette divulgation choqua. Comme il s’est montré fort sévère pour les fautes de goût d’un autre genre, il est permis de noter celle-ci, singulière dans son espèce. Il se releva vite de ce faux pas et eut de bonnes rencontres. Dans ce genre Addison, je n’ai qu’à rappeler des articles (antérieurs de date peut-être) sur les Jouets d’Enfants, sur la Semaine, Journal des Enfants. On y sent, sous l’écrivain, le père de famille spirituel, sensé, pressé d’instruire, ne perdant ni une occasion ni une minute pour former agréablement ces petits êtres qui vont être des hommes. Il est impossible, en présence d’une exposition de jouets, de mieux raisonner, dès qu’on veut raisonner, de mieux parler morale et littérature à l’adresse de la classe moyenne, judicieuse, instruite, élégante même. Mais un Charles Nodier verrait la chose autrement, avec fantaisie, boutade et poésie ; il n’aurait pas tant cherché « le sens philosophique de la poupée » ni « le progrès moral des joujoux », et Polichinelle, avec sa double bosse, aurait trouvé grâce devant lui. D’un côté, l’imagination et la fée : de l’autre, la raison qui sait être piquante, et le conseil.

Je suis moins frappé, je l’avoue, en relisant d’autres articles qui appartiennent à cette série. Dans tous il y a de jolis passages, mais ils sont achetés et préparés industrieusement. L’article sur la Noblesse du jour et sur nos Bourgeois gentilshommes a exigé une construction bien pénible. La fiction du vieux Janséniste, pour en venir à nos petits livres de dévotion et de piété fine, est bien compliquée. L’article où il est parlé de la petite maison romaine du prince Napoléon aux Champs-Élysées se termine par un trait d’une justesse fort équivoque. Cet autre article dans lequel il est question de Robert Emmet, roman anonyme d’une belle dame37, et où l’on a le pour et le contre sur le sexe probable de l’auteur, est-il assez tourmenté, assez tiré par les cheveux ! Dans tous ces morceaux, à côté de l’agréable, à côté du vif et du pimpant, je sens une pointe de prétentieux. Laissons de côté Addison, si Anglais sous ses airs d’élégance, et qui ne se laisse pas importer aisément ; mais M. Saint-Marc Girardin, le maître direct et contigu de Rigault, quand il moralise, comme cela lui arrive si volontiers à propos de tout, est bien autrement net et dégagé. Dans cette voie de critique moralisante, Rigault, au moment où la plume lui tomba des mains, rencontrait souvent, mais il cherchait encore.

Sa mort si brusque, précédée et accompagnée de circonstances particulièrement touchantes, excita un sentiment de regret universel. Ceux même qui, tout en lui accordant beaucoup, mesuraient leur suffrage, ne furent pas des derniers à sentir quelle perte c’était pour la littérature que celle de ce talent jeune, déjà maître en bien des parties, et qui, sur le reste, était en travail, en effort constant et en progrès. Ma première pensée, à cette nouvelle si peu prévue, fut de me rappeler le vers du poëte : Vive pius, moriere tamen ! Soyez un homme pur, moral, régulier, adonné dès vos jeunes ans à tous les justes devoirs, à toutes les bonnes et louables habitudes, à tous les nobles exercices qui entretiennent et qui préservent la santé de l’esprit, et vous êtes frappé dans la force de la jeunesse ; vous l’êtes comme ne l’est pas toujours celui qui s’est livré à tous les excès, qui a usé et abusé de tout ! Ironie du sort ! Néant de la vie ! Vanité de la modération elle-même et de la sagesse !

Le souvenir de Rigault mérite de vivre, et par ses écrits, et parce qu’il est le représentant d’une forme d’esprits, le dernier rejeton brillant d’une race qui, je l’espère, n’est pas près de finir, qui est un peu compromise pourtant dans son intégrité et sa rectitude, celle du parfait normalien, de l’universitaire pur. Je m’explique : il possédait les traditions d’école dans leur étendue et dans leur exacte mesure, et, en même temps, il était plein de zèle pour les défendre envers et contre tous, et pour les propager au dehors. Il avait le genre d’esprit que l’Université désire le plus chez ceux qui, après avoir été ses élèves chéris, deviennent ses maîtres respectés. En philosophie, il était spiritualiste et cartésien, ni trop ni trop peu, pouvant, d’un côté, donner des gages aux libres penseurs, pouvant, de l’autre, sans hypocrisie et sans mensonge, se dire chrétien. En politique, il était centre gauche, partisan de ces doctrines libérales honnêtes, qui sont le résultat assez naturel des études classiques : il ne les épousait pas systématiquement ni avec trop de passion ; il n’était pas homme non plus à les modifier, à les rétracter ou à les suspendre d’après l’expérience positive de la vie. Content et satisfait dans son cadre, dans son cercle, il s’élançait de là en tous sens et rayonnait vivement alentour. Il était curieux et mondain, mais sans s’écarter jamais et sans se dissiper. Il était journaliste, mais, comme un professeur qui veut rester professeur peut l’être, en défendant les principes établis et consacrés, en respectant tout ce qui est ou ce qui paraît respectable ; les convenances n’étaient pas seulement pour lui des conventions, elles étaient des convictions. Sans originalité native, sans besoin d’invention pour son compte ni chez autrui, plus jaloux de maintenir le goût que de découvrir les talents nouveaux, et enclin même à railler outre mesure les essais qui ne rentraient pas dans les formes connues, il était habile et ferme sur la défensive, prompt à châtier quiconque chassait sans permission sur les terres du domaine classique. Malheur à l’amateur poëte qui touchait à Homère sans avoir observé les rites sacrés ! Malheur au prédicateur de carême dont l’éloquence fleurie faisait trop injure à Bourdaloue ! En un mot, professeur autant qu’écrivain, non seulement il n’aspirait pas à sortir de l’Université, mais il avait besoin d’en être, de s’y rattacher jusque dans ses succès extérieurs, de se retremper au sein de l’Alma parens en Benjamin fidèle et reconnaissant ; il y puisait sa force et sa joie, et quand, par un malentendu fâcheux, il s’en vit tout à coup retranché un jour, une partie de sa sève lui manqua : il défaillit.