(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

Histoire du roman dans l’Antiquité

Par M. A. Chassang65. Œuvres d’Apulée, traduites par M. V. Bétolaud66.

I.

Il y a des genres qui sont à l’état d’arbustes dans l’Antiquité et qui ne sont devenus des arbres que dans les temps modernes. Mais est-ce bien du roman qu’on peut dire pareille chose ? Le plus ancien des poëmes après l’Iliade, l’Odyssée, n’est-elle pas aussi le plus intéressant et le plus pathétique des romans ? J’abuse un peu du mot, je le sais, mais je ne m’abuse pas sur le fait. Le roman, qui n’a été ainsi désigné qu’au Moyen-Âge et d’un nom qui sent la décadence ; que les Grecs avaient oublié de nommer, et qui ne faisait pas d’abord un genre bien à part, était partout chez eux. Il envahissait l’histoire, il augmentait et agrandissait la religion, il égayait et ornait la philosophie. La Grèce était naturellement romancière et menteuse, et elle ne devait laisser échapper aucune occasion de le prouver. M. Chassang, dans le Mémoire devenu tout un livre qu’il a composé à ce sujet et que l’Académie des inscriptions a couronné, s’attache, avec sa sûreté de critique, avec la science dont il use et dispose en maître, à suivre, à démêler et à démasquer le roman sous toutes les formes mythiques, historiques, allégoriques, morales, sous lesquelles il se glissait : la Cyropédie de Xénophon était déjà un roman qui tenait du Télémaque ; l’Atlantide de Platon n’était qu’une fiction de Salente, plus idéale et plus grandiose. Pourtant le génie attique, avec son goût net et simple, répugnait au roman proprement dit et à ce qu’il a de capricieux ; il apportait son correctif précis au génie fabuleux de la Grèce, et tant qu’il eut le dessus, il l’empêcha de trop s’égayer et de se donner toute carrière. Ce ne fut qu’après Alexandre, au contact de la Grèce et de l’Orient, que la disposition fabuleuse et mensongère, singulièrement excitée, se produisit dans des œuvres fantastiques et s’accorda toute licence. L’imagination humaine avait reçu un ébranlement profond, et elle était avide d’aliments nouveaux, de légendes de toute sorte, qu’elle accepterait désormais de toutes mains sans les bien discerner. Le goût attique avait été, lui aussi, vaincu à Chéronée : la critique instituée par Aristote n’était pas suffisamment armée contre les influences de l’Asie, et elle allait se trouver au dépourvu devant ce débordement du merveilleux dans l’époque alexandrine. Les sophistes, les rhéteurs, les dévots de toute secte, les magiciens, s’en mêlèrent bientôt chacun à leur manière : la crédulité accueillait avidement et répétait, en les grossissant, les fables que la supercherie inventait et propageait ; la rhétorique fabriquait pour l’histoire elle-même des morceaux et des suppléments plus ou moins spécieux et vraisemblables, auxquels les contemporains couraient risque de se prendre plus encore que la postérité. Que de lettres historiques, par exemple, prêtées en ces siècles alexandrins, à des anciens, à des hommes célèbres qui ne les ont jamais écrites ! Était-ce un calcul, était-ce un pur exercice d’école et un jeu ? tantôt l’un et tantôt l’autre. Quand l’esprit d’un temps n’est pas très-sévère en matière de critique et qu’il n’en a pas pris l’habitude, il n’est pas non plus très-rigoureux moralement sur ce chapitre des fabrications plus ou moins ingénieuses : il ne les appelle pas des falsifications67. On a fait, dans un temps voisin du nôtre, presque un crime à Macpherson et surtout à Chatterton de quelques supercheries littéraires qui ne leur auraient valu que des compliments et des éloges en un autre temps. Parmi ces lettres attribuées après coup à de grands hommes, et qui ne sont pas indignes d’eux par le talent et l’art, je n’ose compter les lettres fort nobles de Brutus à Cicéron ; elles méritent trop d’être vraies, et s’il y a moyen de continuer à les croire telles, tenons-nous-y. Mais il est en grec un recueil de dix-sept lettres supposées, mises sous le nom de Chion d’Héraclée, contemporain de Xénophon, et que je voudrais voir traduites. Ce Chion était un disciple de Platon que l’étude de la vertu enflamma jusqu’au fanatisme, et qui se porta à tuer le tyran de sa patrie ; c’est une espèce de Jacopo Ortis, et ce que j’ai lu de lui et qui se rapporte à Xénophon même, est d’un ton qui simule à merveille l’atticisme. Appellerai-je l’homme de talent qui a composé ce recueil un faussaire ? Certainement non ; mais je voudrais bien avoir de ces lettres une traduction élégante et fidèle, avec un travail critique qui m’y introduirait et qui traiterait à fond du genre.

Quoique M. Chassang nous ait beaucoup donné dans son savant livre, on voit qu’averti et mis en goût par lui je lui demande plus encore. Il vient lui-même, d’ailleurs, d’ajouter tout un volume au précédent : il nous donne la Vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate, cette histoire toute remplie de pérégrinations lointaines, de guérisons miraculeuses, de prodiges, prédictions, divinations de songes, apparitions, et qui nous représente comme en un tableau de choix tout le merveilleux de l’Antiquité68. L’esprit humain, dans son tour en rond ou en spirale, est si sujet à rencontrer les mêmes courants d’influences malignes, que cette Vie du plus grand faiseur de miracles qu’ait produit le monde païen peut presque paraître encore aujourd’hui un livre de circonstance :

L’homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour les mensonges.

Mais ce sont là des aberrations, des déviations de la biographie et de l’histoire : allons au roman pur. Il a ses sources dans les Fables milésiennes, ces contes gracieux de la molle Ionie, qui malheureusement ne nous sont pas arrivés dans un recueil à part, et dont quelques-uns seulement, à travers Pétrone ou Apulée, ont filtré jusqu’à nous. Je viens de relire l’Âne d’or d’Apulée dans la traduction élégante qu’en a donnée, après une seconde et complète révision, M. Bétolaud, un humaniste de la vieille école et de la bonne tradition. Qu’on me laisse un moment parler de ce roman ancien, le seul ou presque le seul que nous ait légué la littérature latine (car le livre de Pétrone n’est pas un roman proprement dit), qu’on m’en laisse parler comme je le ferais de tel ou tel de nos romans modernes. : il les vaut bien.

II.

Il est naturel par le fond des choses et dans le courant du récit, sinon dans le détail de l’expression ; il est facile désormais, grâce à son traducteur ; il est agréable, excepté dans le dernier livre ; il est instructif partout sur le chapitre des mœurs et usages. Tout le monde parmi les érudits ne rend pas assez de justice à Apulée, à ce Romain d’Afrique sous Trajan, et qui nous a conservé tant de bons contes que l’on chercherait en vain autre part que chez lui, qui nous les a cousus et enchâssés dans un tissu de style recherché et perlé, étincelant de manière et de grâce. Il n’a pas inventé son sujet, on le sait bien, et il a hâte de le dire ; il ne prétend qu’enfiler à la suite l’une de l’autre un certain nombre de fables dans le genre milésien. Acceptons-le donc pour ce qu’il est, pour un imitateur, un arrangeur, un auteur de paraphrases ; on sait bien gré au Florentin Firenzuola de lui avoir emprunté cet Âne d’or et d’avoir réuni ou substitué bon nombre de ses propres aventures à celles du Lucius d’autrefois : ceux qui font tant de cas de la version de Firenzuola devraient au moins avoir obligation à l’Apulée d’Afrique de ce qu’il a fourni le prétexte à cet Apulée toscan.

C’est sous le nom de Lucius, qui était celui d’un précédent narrateur, qu’Apulée commence son récit, et il confondra plus d’une fois, en avançant, son propre personnage avec l’original qu’il revêt. Courier, qui a traduit le Lucius primitif ou ce qu’il estime tel, s’est montré singulièrement sévère et méprisant pour Apulée. Selon lui, tout ce que l’imitateur latin a ajouté au premier récit du Lucius grec n’est qu’un insipide développement, « une pitoyable amplification » ; ce ne sont que hors-d’œuvre, inepties et sottises. Ces esprits attiques sont parfois terribles dans leurs jugements : quoi ! la fable de Psyché, entre autres, ne serait qu’une sottise ! Certes je prise et goûte fort le joli récit traduit par Courier : il est net, proportionné, piquant, épigrammatique ; mais les additions d’Apulée ne me déplaisent pas tant ; elles m’apprennent bien des choses sur les mœurs tant publiques que privées, sur la police des villes dans les provinces, sur les travers éternels et les maladies de l’esprit humain : « Ce sont des tableaux de pure imagination, où néanmoins chaque trait est d’après nature, des fables vraies dans les détails, qui non seulement divertissent par la grâce de l’invention et la naïveté du langage, mais instruisent en même temps par les remarques qu’on y fait et les réflexions qui en naissent. » Tout cet éloge (sauf le point de la naïveté du langage), que Courier donne à son Lucius, je l’accorde à plus forte raison et je l’étends à notre Lucius latin, à notre Apulée, pour ses additions nombreuses ; lu à côté, le premier Lucius me paraît, je l’avoue, un peu sec. Ce n’est pas nécessairement un mérite aux yeux de la postérité que de se serrer et de se retrancher toujours. Scribe, quand il faisait une coupure dans ses pièces de théâtre, et pour s’y encourager, disait : « Tout ce qu’on coupe, il n’y a pas de danger qu’on le siffle. » Mais on ne l’applaudit pas non plus. Bref, Apulée avec ses inconvénients nous est un témoin de bien des choses particulières, qui sans lui seraient restées ignorées et inconnues ; c’est un témoin indiscret et un peu bavard tant mieux !

Lucius est un beau jeune homme et de bonne famille ; il a des affaires qui le conduisent en Thessalie : voyage redouté et désiré ! La Thessalie est célèbre par ses histoires de sorcières : c’est la patrie par excellence de la magie et des enchantements. Quelle bonne fortune qu’une telle excursion, pour un jeune homme curieux et avide de merveilles comme on l’est en tout temps, comme on l’était surtout alors !

Au second siècle de notre ère, l’humanité était dans un triste état mental ; pour vous en faire idée, vous n’avez qu’à lire Philostrate ou Apulée. Ce n’est pas que la disposition de beaucoup d’esprits ne soit encore la même de nos jours ; l’infirmité existe : çà et là, et de temps à autre, bien des reprises et des symptômes non méconnaissables le prouvent assez ; la varioloïde superstitieuse se remet parfois à courir et à régner. Mais que de garanties, que de préservatifs et de vaccins qui l’arrêtent à temps, qui l’empêchent de s’étendre outre mesure, de redevenir cette épidémie immense et profonde qui allait couvrir l’univers et qui ne devait s’affaiblir et s’épuiser qu’en se saturant ! Que de garde-fous à chaque pas autour de nous pour l’imagination humaine, et dont on n’avait pas l’idée dans l’Antiquité. L’atmosphère générale des esprits est, en quelque sorte, assainie dans ses grands courants, tandis qu’en ce temps-là les foyers de contagion étaient partout existants, rapprochés, échauffés, et l’on ne faisait guère que passer de l’un à l’autre. Les Anciens n’avaient aucune méthode régulière scientifique, aucun procédé à la Descartes, à la Galilée, à la Bacon, institué et transmis par une élite éclairée, incorruptible : les Académies des sciences n’existaient pas. Aristote tout seul n’y pouvait suffire. Il ne suffisait pas non plus d’être un homme instruit, ornatus, comme on disait alors, pour échapper à bien des crédulités ; cela n’en garantit pas même aujourd’hui69. Les gens d’esprit comme Lucien s’en tiraient par des moqueries et des plaisanteries fines, mais ne faisaient pas école.

Lucius est donc malade de la maladie de son temps : à peine a-t-il mis le pied en Thessalie qu’il ne rêve qu’enchantements et que métamorphoses ; les discours qu’il entend de ses compagnons de route, et qu’il se fait répéter le long du chemin, exaltent sa curiosité et lui donnent encore plus de désir que de crainte. Arrivé sur le soir à Hypate, la première ville qu’il rencontre, et descendu chez le vieil avare auquel on l’a assez maladroitement adressé, il se couche sans souper ; mais le lendemain matin, éveillé avec le jour, il ne songe plus qu’à satisfaire sa soif d’aventures. Laissons-le parler :

« Quoi ! pensais-je en moi-même, je suis donc au milieu de cette Thessalie, terre classique des enchantements et célèbre à ce titre dans l’univers entier ! C’est donc au sein de cette ville même que s’est passé l’événement que nous racontait, chemin faisant, le brave Aristomène ! » Et néanmoins, ne sachantdiriger mes désirs et ma curiosité, je considérais chaque chose avec une sorte d’inquiétude. De tout ce que j’apercevais dans la ville, je me figurais que rien n’était tel que mes yeux me le montraient. Il me semblait que, par la puissance infernale de certains murmures, tout devait avoir été métamorphosé. Si je rencontrais une pierre, mon imagination en faisait un homme pétrifié ; si j’entendais quelques oiseaux, c’étaient des hommes couverts de plumes ; les arbres du boulevard, c’étaient encore des hommes chargés de feuilles ; les fontaines, en coulant, s’échappaient de quelque corps humain ; je croyais que les images et les statues allaient marcher, les murailles parler, les bœufs et les autres animaux du même genre rendre des présages, que du ciel, du ciel lui-même, et de l’orbite enflammée du soleil descendraient soudain quelques oracles. Cet ébahissement me rendait stupide, et ma curiosité était une véritable maladie. J’allais, je venais de tous côtés, sans trouver trace, ou commencement de trace, de quelque chose qui pût me satisfaire. Cependant, tout en errant de porte en porte avec l’air d’abandon d’un mauvais sujet et là démarche incertaine d’un homme ivre, je me retrouvai tout à coup, sans le savoir, dans le marché aux comestibles »

Et quand, errant ainsi à travers la ville, il est venu à rencontrer une dame de qualité, Byrrhène, qui se trouve être une amie de sa famille ; quand cette dame, l’ayant conduit jusque chez elle et le voulant retenir pour hôte, essaye du moins de le mettre en garde contre l’hospitalité du vieux ladre chez qui il est descendu et dont la femme, lui dit-elle, est une magicienne du premier ordre et de la pire espèce, Lucius, à cette nouvelle inattendue, qu’il se trouve logé chez une magicienne, est saisi d’un plus violent désir de chercher précisément ce qu’on lui recommande defuir ; il ne sait que prendre, comme on dit, ses jambes à son cou pour courir de toutes ses forces au danger. Tout cela n’est-il pas bien naturel ?

« Puissance de la curiosité ! dès que j’eus entendu prononcer ce nom de magicienne qui m’avait toujours séduit, loin de songer à me précautionner contre Pamphile (l’hôtesse elle-même), je me sentis au contraire l’envie d’aller de ce pas la prier de m’initier à son art, quoi qu’il pût m’en coûter, et il me tardait de me jeter à corps perdu dans cet abîme. Mon empressement tenait du délire, à tel point que, me dégageant des mains de Byrrhène comme d’une chaîne importune et lui disant brusquement adieu, je me mis à voler promptement au logis de Milon. Tout en courant comme un fou : « Allons ! Lucius, me disais-je, de la vigilance et de l’attention ! La voilà, cette occasion tant souhaitée, tes vœux constants se réalisent ; tu vas te rassasier le cœur de tous ces récits merveilleux. Bannis des craintes puériles, aborde franchement cette affaire et serre-la de près »

Mais, par un reste de bon sens et de raison, il se dit d’éviter soigneusement toute intrigue d’amour avec sa vieille hôtesse ; c’est avec la jeune servante Fotis qu’il compte bien s’acquitter de ce premier vœu de toute jeunesse en voyage, et c’est par elle aussi qu’il espère s’initier bientôt dans les secrets de la maîtresse. Il ne tarde pas à engager l’affaire qui marche vivement ; et ici se trouvent des scènes d’amour telles que les Anciens osaient les peindre ; les savants et les critiques érudits modernes qui ont à en parler font d’ordinaire les dégoûtés en public, et ils s’en donnent à lèche-doigt dans le cabinet. Voilà que je parle comme Bayle qui, lui, n’était pas si prude, et qui nous a entretenus à fond d’Apulée comme d’un de ses régals favoris.

Apulée cependant, ne le surfaisons pas, est surtout un écrivain de style et à qui il n’est pas indifférent de faire montre de son talent. C’est ainsi qu’à propos de la gentillesse et des charmes de Fotis, il a placé un Éloge de la Chevelure, qui est un morceau à effet et qui pourrait se détacher. Quelque coiffeur de ce temps-là, ami de la littérature comme il y en a toujours, aurait pu vraiment le faire copier en lettres d’or et l’exposer ensuite encadré dans sa boutique pour l’honneur du métier et l’édification des chalands.

Une jolie aventure qui arrive au Lucius-Apulée avant sa métamorphose, c’est celle qui termine le joyeux souper qu’il est allé faire chez Byrrhène : rentrant de nuit et la tête troublée de vin, il s’imagine voir devant la porte de son hôte trois terribles brigands contre lesquels il dégaine et qu’il transperce à coups d’épée. Au réveil, le lendemain, et se croyant tout de bon homicide, il se voit recherché en effet, mené en cérémonie sur la place publique, solennellement accusé par une espèce d’avocat général qui fait un réquisitoire dans les règles : la parodie est parfaite. Tout cela est bien conduit ; un air d’hilarité mal contenue qu’il remarque de temps en temps sur les visages de la foule tempère à peine l’effroi croissant de l’accusé ; mais lorsque, invité par le magistrat à soulever le manteau qui recouvre le cadavre des victimes, il se trouve n’avoir transpercé que des outres pleines de vin,  des outres qui étaient, il est vrai, enchantées ce soir-là,  un rire frénétique, inextinguible, éclate et monte jusqu’aux cieux. Gloire et honneur à Lucius qui s’était cru homicide, et qui n’est qu’un outricide ! On a assisté à une scène très-gaie de carnaval, et qu’Alexandre Dumas n’aurait pas mieux racontée. La ville d’Hypate célébrait tous les ans, par quelque farce ou mystification pareille, la fête du dieu du Rire.

Cependant le grand jour de la métamorphose arrive. Lucius a obtenu de la petite Fotis de voir après minuit dans son belvédère, par la fente de la porte, la magicienne à l’œuvre et en plein exercice de ses incantations. Après les formules et les cérémonies d’usage, elle se frotte le corpsd’une certaine pommade et se change à vue d’œil en oiseau. À peine est-elle envolée qu’il supplie Fotis de lui donner un peu de ce même onguent pour en essayer à son tour l’effet sur lui-même. Elle résiste d’abord, puis elle cède de guerre lasse à ses instances. Mais, ô malheur ! ô quiproquo ! dans sa précipitation elle s’est trompée de boîte, et le bel amoureux, au lieu de devenir oiseau, se voit instantanément changé en âne,  le plus bel âne de Thessalie, l’Âne d’or, si vous voulez l’appeler ainsi, comme on dit l’Âge d’or,  un véritable âne pourtant, sauf qu’il garde sous ce poil et sous cette peau l’entendement d’un homme.

Il ne cessera de l’être, cet âne d’épaisse et malencontreuse encolure, et ne reprendra sa première forme que lorsqu’il aura mangé des roses ; c’est le seul remède. Ne sommes-nous pas tous ainsi ? ne restons-nous pas plus ou moins des ânes jusqu’à ce que nous ayons mangé des roses ?  Mais, au milieu de la nuit, Fotis n’a pas là des roses sous la main, et force est d’attendre au lendemain matin pour opérer la transmutation et réintégrer le beau Lucius dans sa première figure.

Le retard est fatal : des voleurs surviennent cette nuit même, pillent la maison et, trouvant les bêtes à l’écurie, les emmènent chargées du butin volé. Voilà Lucius, à l’état d’âne, enrôlé malgré lui dans une bande de voleurs. Il les observe, il les écoute, tout comme fera plus tard en pareil cas Gil Blas, cette fine mouche ;  et, en général, il est âne à fort observer et fort écouter les différentes sortes de maîtres au service desquels il va successivement passer ; si, en sa qualité d’âne, il n’est pas toujours au salon, à la cuisine ou dans l’alcôve, en cette même qualité il a l’oreille longue et fine, et il entend de loin.

D’abord révolté, récalcitrant, ruant et fort roué de coups, voulant parler et crier à tous ce qu’il est, ce qu’il a sur le cœur, et ne parvenant qu’à braire, puis soumis et résigné, il n’a pas tardé à s’apercevoir que le plus sage pour lui est encore de faire son métier d’âne en conscience ; peu à peu, la curiosité aidant, il y prend presque plaisir et trouve çà et là, pour prix de sa patience, de petits dédommagements, jusqu’à ce qu’à la fin son mérite singulier le tire du pair et qu’il devienne un âne savant et tout à fait célèbre, un âne à la mode, un âne à bonnes fortunes. Mais j’anticipe ; nous n’en sommes qu’à la première étape de ses nombreuses pérégrinations.

Dès qu’on est arrivé au repaire dans la montagne, au quartier général de tous les Mandrins de la contrée, les histoires de voleurs se succèdent et ne tarissent pas ; chaque bande qui arrive raconte la sienne, ses prouesses, ses pertes : il y a de fameux voleurs qui viennent de périr et qu’on exalte ni plus ni moins que des héros, Lamachus, Thrasyléon ; il faut entendre comme leurs compagnons en parlent, comme ils en sont fiers et en quels termes ils les déplorent : c’est à donner envie de se faire brigand, si l’on a du cœur. Mais Apulée n’y met pas tant d’intention et se contente d’une malice générale qui circule, et que le lecteur sent ou néglige selon qu’il lui plaît : lui, il ne songe qu’à bien conter avant tout, à donner du mouvement à ses récits et à être plaisant.

Pendant qu’on est dans ce repaire, à ce rendez-vous central du brigandage dans le pays, une des bandes revient, amenant pour tout butin une jeune fille en pleurs, en habits de mariée, qu’on a arrachée à ses parents au moment où elle se préparait à marcher à l’autel. On peut juger de son désespoir ; les brigands ont beau la rassurer et lui promettre tous les égards possibles, ne désirant tirer de leur capture qu’une bonne rançon, elle ne cesse de gémir et de crier. On ordonne alors à la vieille qui est l’hôtesse habituelle de tout semblable repaire, de tâcher un peu de la distraire et de la consoler. La vieille obéit et commence à racontera la jeune fille une jolie histoire, un vrai conte de fées ; et ce conte, c’est la fable de Psyché.

III.

On ne relit pas assez cette charmante fable chez Apulée, qui est le seul et unique auteur de l’Antiquité qui nous l’ait transmise ; et c’est parce qu’on ne la relit pas chez lui, c’est parce qu’on la prend à des sources de seconde et de troisième main, que l’on s’en fait une fausse idée et qu’on s’en exagère la portée, le sens, en même temps qu’on s’en gâte le plaisir et que l’on en corrompt l’amusement.

On y arrive d’ordinaire avec sa prévention, avec son symbole tout fait ; on se préoccupe, à l’exemple des commentateurs, de ce mot Psyché qui veut dire âme ; on cherche des sens profonds et mystérieux dans un conte de vieille qui n’a été fait et mis en ce lieu-là que pour divertir et empêcher une belle enfant de pleurer ; on y voit une allégorie, un mythe, quelque chose de pareil à ce que de graves et pieux commentateurs ont cherché dans les fables de l’Odyssée. M. Bétolaud, le traducteur habile d’Apulée et rapproché de la source, n’a point donné dans ces explications tourmentées et forgées après coup ; mais lui-même il n’a pu s’abstenir de sa supposition gratuite quand il a dit : « Sans doute ce mythe avait originairement, dans la tradition païenne, un sens bien certain et bien complet ; mais il avait été amplifié par différents auteurs, et insensiblement, la forme ayant prévalu sur le fond, ce ne fut plus qu’une espèce de conte fantastique »

Je ne crois pas que les choses se passent ainsi à l’égard de ces charmantes fleurs qu’on appelle les contes populaires ou les contes de fées. Celui qui les invente et qui les débite d’abord n’y met pas tant de façon, pas tant de malice ni de profondeur. Il est un âge pour ces fleurs d’or de l’imagination, pour ces productions spontanées du génie humain enfant ou adolescent. Si l’on pouvait voir dans une sorte d’aquarium la formation et le progrès de la fable de Psyché à ses divers états d’éclosion et de croissance, je me persuade que l’on reconnaîtrait que cela a commencé bien simplement, par un conte qui s’est grossi peu à peu, mais que ni la philosophie ni la théologie n’ont présidé à l’heureuse venue du germe ; ç’a été, si j’ose ainsi parler en naturaliste, un globule, une cellule qui a prêté au développement et qui a réussi. Vénus jalouse ou Cupidon amoureux, c’était le premier motif, le premier thème, la donnée féconde. Quelque conteur de belle imagination y aura passé, y aura soufflé la vie et la couleur, aura rejoint les divers anneaux du récit, mais un conteur amusé et amusant, un vrai Milésien encore, soucieux avant tout de plaire, un digne habitant de cette cité qui avait pour devise : « Défense à personne céans d’être sage et sobre : sinon, qu’on le bannisse ! » Je vous demande si un tel conteur s’est allé aviser de haute morale et de métaphysique. Le philosophe à besicles, qui ne s’en tient pas à la première vue, et qui se mire dans ses abstractions, n’est venu que bien tard. En un mot, cela a peut-être commencé par être plus naïf, mais n’a pas commencé par être plus raisonnable qu’on ne le voit chez Apulée. Ne demandez pas la raison à ces récits et à ces jeux de l’enfance et du caprice. Non que le sens y soit tout à fait absent : il y en a un d’ordinaire, mais vague, flottant, fuyant ; on l’a à peine saisi et entrevu, qu’aussitôt on le perd ; le fil se brise entre vos doigts. Oui, sans doute, dans Psyché, il y a cette idée vaguement répandue que, quand on est heureux, il n’est rien de plus sage que de cacher son bonheur ; que, dès qu’on a trop bien vu ce que c’est que l’amour, on court risque de le perdre :

Tout est mystère dans l’amour,

Mais ne pressons même pas trop cette moralité dans la Psyché première, dans celle d’Apulée qui nous la représente ; car tout l’ensemble de la fable ne s’y accorde pas, et le conte finit par le plus grand bonheur et l’apothéose de celle même qui a manqué de prudence, et qui a désobéi à bien des reprises aux plus tendres conseils.

Cette petite Psyché, simple, crédule, naïve, curieuse, un peu menteuse, un peu désobéissante, et qui l’est jusqu’à la fin, intéressante pourtant et touchante par sa beauté, par ses pleurs, est bien femme.

Elle ne rappelle nullement, d’ailleurs, le sens et l’intention métaphysique qu’on lui prête : c’est un joli nom de femme que Psyché, comme qui dirait mon cœur, mon âme, mon amour. Elle aurait pu être nommée tout autrement et rester la même.

Quelle moralité philosophique prétendrez-vous tirer d’histoires comme celle-ci ? Psyché a désobéi à l’Amour, elle a cédé aux conseils perfides de ses deux méchantes sœurs jalouses ; elle a voulu voir de ses yeux le monstre qui était son époux ; elle l’a vu, elle l’aime de ce moment plus que jamais, mais au même instant elle l’éveille par la goutte d’huile brûlante qui tombe de sa lampe, et elle le perd. Vénus, furieuse et jalouse elle-même de la beauté de Psyché qui usurpait tous les hommages, plus furieuse encore d’apprendre que son libertin de fils lui a désobéi en épousant cette belle mortelle, et humiliée à l’idée qu’elle est à la veille de se voir grand’mère, Vénus, à qui Psyché s’est rendue à merci, va lui faire subir les plus dures épreuves, telles dans leur genre que celles qu’Eurysthée imposa à Hercule. Et pour première épreuve des plus singulières, elle se fait apporter du froment, de l’orge, du millet, de la graine de pavot, des pois, des lentilles et des fèves ; elle mêle, elle confond le tout ensemble, de manière à n’en faire qu’un monceau ; puis elle ordonne à Psyché de faire œuvre de servante et de séparer cet amas de semences qu’elle a confondues, de les mettre de côté une à une en des tas séparés. Que le tout soit prêt le soir, à son retour ! Et elle sort pour aller à un repas de noces.

« Psyché, nous dit la fable ingénieuse et naïve, et qui prend un certain air oriental à cet endroit, Psyché ne songe pas même à porter les mains à ce monceau confus et inextricable ; mais consternée de la barbarie d’un tel ordre, elle garde un silence de stupeur. Alors la fourmi, ce petit insecte qui habite la campagne, appréciant une difficulté si grande, prit en pitié les malheurs de l’épouse d’un dieu puissant. La cruauté d’une semblable belle-mère l’indigne. Elle court de côté et d’autre avec activité, elle convoque et réunit toute la classe des fourmis ses voisines : « C’est à votre compassion, filles agiles de la terre féconde, c’est à votre compassion que j’en appelle. Venez, pleines de zèle et d’empressement, secourir une jeune beauté, épouse de l’Amour. » À l’instant, comme des vagues, s’agitent en se précipitant les unes à la suite des autres ces peuplades à six pieds. D’une ardeur sans égale, elles démêlent grain à grain tout le monceau ; et, après avoir fait des tas distincts, avoir séparé les espèces, elles se dérobent promptement aux regards. Mais, au commencement de la nuit, Vénus revient du repas de noces, abreuvée de rasades, répandant une odeur de baume, et le corps entier ceint de roses éblouissantes. Quand elle a vu la diligence apportée à ce merveilleux travail : « Ce n’est pas toi, coquine ! s’écrie-t-elle, ce ne sont pas tes mains qui ont accompli cet ouvrage ; c’est le perfide à qui, pour son malheur comme pour le tien, tu t’es avisée de plaire. » Et lui jetant un morceau de pain grossier, elle va se mettre au lit. »

Et le lendemain elle lui ordonnera une nouvelle épreuve, pour laquelle aussi quelque autre créature compatissante comme la fourmi, et même des êtres insensibles ou inanimés, le roseau, une tour, viendront en aide à la malheureuse persécutée, jusqu’à ce qu’elle ait fléchi la colère de Vénus.

Ne raisonnons donc point à perte de vue sur des fables d’invention si légère. Apulée, qui s’est piqué de nous transmettre celle-ci dans toute sa grâce, a semblé vouloir nous garder de toute illusion, en la mettant dans la bouche d’une vieille en enfance ou peu s’en faut, à qui le vin a délié la langue, et en la faisant conter dans une caverne de brigands, tandis que celui qui l’écoute est lui-même censé réduit à l’état d’âne.

Cet âne, ce jour-là, n’a pas mangé la rose ; mais il nous l’a soigneusement apportée en en respectant chaque feuille.Psyché est devenue pour les modernes un de ces thèmes à éternelles variations, où se sont joués et complu bien des talents, bien des pinceaux. « Cette fable, disait La Motte, eût pu faire inventer l’Opéra, tant elle y est propre ! » Elle a inspiré ou tenté au grand siècle Quinault, Molière, Corneille et La Fontaine. Mais, à part quelques ravissants passages de La Fontaine et son Hymne final à la Volupté, à part le couplet charmant de Corneille où l’Amour déclare avec passion comme quoi il est jaloux de tous et de chacun :

Je le suis, ma Psyché, de toute la nature,

aucune de ces imitations, d’ailleurs, ne vaut le récit primitif ; elles sont froides par quelque endroit ; un peu de langueur et d’ennui s’y glisse. La narration d’Apulée reste tout agréable et vive ; sachons-lui-en gré, et de ce qu’il n’est pas l’inventeur, n’allons pas en profiter pour dire, comme ce critique moderne70, qu’on s’en aperçoit bien, et que cette fable est « trop délicate et trop gracieuse pour qu’on puisse l’attribuer à une plume aussi malhabile. » Singulière manière de remercier celui qui nous apporte un présent sur lequel on ne comptait pas !

La plume d’Apulée n’est point malhabile ; elle est curieuse, elle est coquette même, fertile en diminutifs à la Catulle ; elle va reprendre des expressions antiques, elle sème les expressions neuves pour nous et inusitées. Avec lui, on est loin de Quintilien sans doute. Me trompé-je ? le style d’Apulée est un de ceux qui nous acheminent le plus en droite ligne vers la langue de saint Augustin.

IV.

L’âne Lucius a bien d’autres aventures encore et passe par bien d’autres conditions que le service des voleurs. C’est une suite de tableaux de genre que ce roman à tiroir. Les intendants infidèles, les prêtres de la bonne déesse, les charlatans de toute sorte, les belles-mères amoureuses qui se vengent, les rusées commères qui trompent leurs maris, y trouvent tour à tour leur compte. L’auteur ne perd aucune occasion ni aucun prétexte d’insérer une historiette, une tragédie domestique, une jolie nouvelle. C’est ainsi qu’on trouve chez lui la première version du conte du Cuvier, imité par La Fontaine. M. Bétolaud, qui ne laisse pas de mordre à ces friandises comme il sied à un érudit du bon temps, nous indique encore le sujet d’un autre joli conte, les Pantoufles de Philésiétère, que le Bonhomme aurait pu prendre et qu’il a oublié de dérober.

Le dénouement de la métamorphose d’Apulée ne répond pas tout à fait à ce qui précède. Au lieu de finir par une plaisanterie et par une épigramme sanglante contre les femmes comme dans le Lucius grec, nous avons ici une conclusion sérieuse et même sacerdotale. Apulée avait l’esprit fortement atteint de superstition ; il avait du goût pour les Chaldéens, les Égyptiens, et leursliturgies secrètes ; il était initié à des mystères et associé à quelque confrérie religieuse du temps. C’est dans une fête, dans une cérémonie solennelle, au milieu d’une procession en l’honneur d’Isis, que l’âne, prévenu à l’avance dans un songe, saisit de ses dents la couronne de roses tant désirée, et redevient Lucius comme devant. Mais, au lieu de rire et de secouer gaiement sa grossière enveloppe, il est pris dans un autre réseau plus subtil ; il se laisse conduire à des initiations redoutables, à la suite desquelles il est admis dans le collège des Pastophores, se faisant gloire désormais de montrer à tous sa tête rasée à large tonsure : circonstance curieuse à titre de témoignage : mais ce n’est plus là l’Apulée qu’il nous faut.

Tel est, avec Pétrone, le seul romancier latin que nous possédions.  Le genre du roman a donc son passé, et un assez beau passé sans doute, si surtout on le fait remonter jusqu’à l’Odyssée ; il a encore plus d’avenir. Il a eu, de tout temps, la bonne fortune d’échapper aux classifications et aux règles des Aristote, des Horace, des Despréaux. Il n’a jamais été emprisonné et n’a connu d’autre discipline que la naturelle ; on peut dire qu’il a grandi la bride sur le cou. Ceux qui aiment les genres tranchés ne le rencontrent pas et font semblant parfois de ne pas le voir. Dans l’Antiquité, malgré ce beau début de l’Odyssée, malgré cette floraison trop peu appréciable et trop disparue des Fables milésiennes, il n’a jamais dépassé une certaine hauteur. Chez les Grecs il a produit cette ravissante histoire pastorale, Daphnis et Chloé, mais de forme purement gracieuse. Chez les modernes, il s’est développé avec ampleur et puissance dès la première formation d’une société polie ; il a été l’un des grands instruments de l’éducation au Moyen-Âge : qu’on se rappelle les longs romans si célébrés et si lus de la Table-Ronde. À la Renaissance, il a été également l’un des grands et puissants moyens de l’émancipation des esprits. Rabelais et Cervantes ont créé de forme et de fond des œuvres immortelles dont l’action réjouissante, et à certains égards libératrice, s’est prolongée et dure encore. Plus tard, on a eu par le roman des tableaux complets de la vie humaine, à la manière de Gil Blas, ou des tableaux limités, tels que Manon Lescaut ou Paul et Virginie, qui surpassent en valeur Daphnis et Chloé, la perle antique elle-même. Quant à cette classe de romans si nombreux dont on ne peut dire que ce soient des chefs-d’œuvre, et en y faisant la part des faiblesses, des défauts, même des remplissages, il est encore pour eux une manière honorable et fort agréable de s’en tirer, c’est quand ils offrent des scènes vraies, vives, naturelles, monuments et témoins des mœurs d’un temps, ou quelque épisode mémorable qui se détache et qui, à lui seul, paye pour tout le reste. C’est le cas d’Apulée, qui a de l’un et de l’autre, qui a l’épisode et qui a aussi des scènes. Quand un romancier nous a donné une telle histoire que Psyché, on n’est guère en droit de lui faire de querelle ; on lui passe beaucoup et on le remercie, surtout quand il y a joint tout auprès tant d’historiettes familières et piquantes qui n’ont nullement besoin qu’on leur pardonne. Heureux le roman, fût-il inégal, où il y a de la vérité et qu’a visité la grâce !