(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris. (suite et fin). »

Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris
(suite et fin).

I.

Son ambition politique étant déçue en partie ou tenue en suspens, M. de Harlay s’appliqua au gouvernement de son diocèse, comme s’il n’avait eu d’autre soin. Il établit, dès le début, la meilleure police ecclésiastique dans la capitale, visitant les séminaires, les paroisses, tantôt l’une, tantôt l’autre, à l’improviste, s’inquiétant que les prêtres étrangers ou les religieux en passage à Paris n’y vécussent que convenablement à leur caractère ; sévère et sans quartier pour les moines errants. Ceux même qui ne connaissent ces choses d’Église que par le Lutrin, savent que la Discorde régnait en ce temps-là et se faisait gloire de diviser Cordeliers, Carmes, Célestins, Augustins : M. de Harlay rétablit la discipline et la paix dans ces camps séditieux ou dissolus n’était guère de communauté de l’un et de l’autre sexe, ou de corporation ecclésiastique, Doctrinaires, Prémontrés, Carmes, Moines de Cîteaux, Moines de Cluny, Jacobins, etc., dont il ne parvînt à remettre la règle en vigueur, à résoudre ou à assoupir les différends. En toutes les solutions, il préférait d’inclination et par goût celle qui était à l’amiable. Sa maxime était « de tourner les choses de manière qu’en donnant gain de cause à celui qui avait raison, son adversaire eût cependant lieu, par quelques endroits, de se consoler d’être vaincu. » Aux difficultés qu’il rencontrait en cette tâche ingrate d’arbitre et de pacificateur des couvents, il lui arriva cependant de dire plus d’une fois qu’il était moins aisé de remettre la paix parmi les religieux et les réguliers que de ramener au devoir les prêtres séculiers.

Le Jansénisme, apaisé en apparence depuis la Paix de l’Église (1669), s’aigrissait sous cette surface dormante et restait une des graves difficultés intérieures du règne. Il ne tint pas à M. de Harlay et à sa méthode que tout cela ne s’étouffât, ne s’éteignît peu à peu. Un juge impartial, le chancelier d’Aguesseau, a heureusement défini son principe de conduite, et a tracé de lui, à cette occasion, le beau portrait dont voici les points principaux :

« François de Harlay, prélat d’un génie élevé et pacifique, auquel il n’aurait rien manqué s’il avait su autant édifier l’Église qu’il était capable de lui faire honneur par ses talents et de la conduire par sa prudence, se conduisait lui-même avec tant d’habileté qu’il réussissait presque toujours également à contenir la vivacité de ceux qu’on appelait Jansénistes, et à éluder, au moins en grande partie, les coups des Jésuites. Il avait eu une grande part à la Paix de l’Église ; il savait ce qu’elle avait coûté de peines et de travaux L’archevêque étouffait d’abord, autant qu’il le pouvait, toutes les semences de discordes, persuadé, comme tous ceux qui sont propres au gouvernement, que jamais une affaire n’est plus aisée à terminer que dans le moment de sa naissance, et qu’il est incomparablement plus aisé de prévenir les maux que de les guérir. Les Jésuites, sûrs de lui et ne le craignant point parce qu’il les craignait, et que sa conduite, qui pouvait leur donner toujours prise sur lui, le mettait dans leur dépendance, le laissaient assez faire ce qu’il voulait, d’autant plus qu’il avait toujours l’habileté de les mettre dans sa confidence et de paraître agir de concert avec eux. Il n’était pas même haï des Jansénistes les plus sensés : il avait su parer adroitement des coups que l’on voulait leur porter. Ses manières aimables et engageantes étaient comme un charme qui calmait ou qui suspendait les fureurs des partis contraires, et jamais homme n’a mieux su se faire tout à tous pour les gagner tous : heureux si c’eût été à la religion qu’il eût voulu les attacher plutôt qu’à sa personne !… »

Ayant traité ailleurs46 ce sujet des rapports de M. de Horlay avec les Jansénistes, je ne fais qu’y glisser ici.

Lorsque l’abbé Legendre fit la connaissance de l’archevêque, le prélat était au plus fort de l’ dans la lutte soutenue par Louis XIV pour les droits de sa couronne et les libertés de l’Église gallicane contre la Cour de Rome ; on était au lendemain de l’Assemblée de 1682. M. de Harlay, serviteur zélé du monarque, portait plus qu’aucun prélat de ce temps le poids et la responsabilité de la Déclaration du Clergé ; les critiques qu’elle souleva au premier moment lui attirèrent des injures personnelles, des libelles sans nombre. Malgré son goût pour la pacification, il se trouvait en pleine guerre.

On s’étonnait qu’il n’eût point suivi, en une conjoncture si considérable, son procédé naturel, qui était de chercher à concilier. Voulait-il donc émanciper le Clergé national dont il était comme le chef, et se faire Patriarche en France ? On allait jusqu’à lui prêter cette folle vue. Mais ceux qui le connaissaient mieux, qui savaient qu’il avait le désir d’être cardinal et qui le voyaient compromettre à jamais une ambition si légitime par sa conduite envers Rome, y donnaient une autre explication. Le roi était défiant ; les malintentionnés lui insinuaient que l’archevêque pouvait bien le tromper et s’entendre sous main avec Rome. Pour déjouer tout soupçon, l’archevêque n’avait d’autre ressource que de redoubler de zèle. « Cette crainte de perdre son crédit, qu’il estimait plus que la pourpre, fut peut-être, nous dit Legendre, ce qui le détermina à ne point garder de mesure » au risque de donner barre sur lui, en cette circonstance, à tous ses ennemis du dehors.

On se déchaînait, en effet, à outrance ; un cerveau brûlé surtout, un prêtre, attacha le grelot. Rien n’est plus dangereux pour un personnage en vue qu’un fou et un maniaque qui s’acharne contre lui et fait de ce duel son idée fixe. Un certain abbé Faydit poursuivit ainsi Fénelon. M. de Harlay eut son Faydit et pire encore dans un certain M. Le Noir, autrefois théologal de Séez, et qu’un ancien grief particulier avait aigri contre tout l’épiscopat. M. de Harlay devint le point de mire de ce Le Noir, il eut pendant des années son Le Noir à ses trousses, comme M. de Talleyrand son Maubreuil.

Les libelles de Le Noir étaient plus que désagréables, ils étaient atroces. Étaient-ils vrais pour le positif des faits allégués, comme l’auteur le soutint toujours ? Ce serait matière à examen. L’archevêque prêtait flanc du côté des mœurs. Sur ce point il n’y a pas à chercher à le justifier ; tous les contemporains sont d’accord. Je laisse les souvenirs de Rouen comme trop lointains et trop vagues ; mais, depuis sa translation au siège de Paris, depuis qu’il avait changé de théâtre, comme il lui était échappé un jour de le dire, il n’avait pas changé de jeu, et les chansons n’avaient cessé de pleuvoir :

À Paris comme à Rouen, il fait tout ce qu’il défend ; et bien d’autres refrains qu’il faut chercher dans le Recueil de Maurepas et qu’on ne peut redire. Sans parler des dames qu’on y met sur le tapis, des d’Au-mont, des Brissac et autres bonnes fortunes de rencontre, on citait, comme amie attitrée du prélat, Mme de Bretonvilliers, de la haute bourgeoisie. Ce n’était là qu’un dire de société revêtu des plus grandes apparences ; mais bientôt de véritables éclats vinrent démasquer les habitudes d’un homme qui, dans sa profession et sa position élevée, aurait dû être doublement irréprochable. L’histoire suivante se répandit dans Paris et courut sur la fin de 1679. Un gentilhomme nommé Pierrepont, qui était ou avait été lieutenant des gardes du corps, avait pour maîtresse une Mlle Varenne ou de La Varenne, fille d’un musicien et chanteuse elle-même. L’archevêque, ayant été informé de la beauté de cette personne, la voulut connaître et l’enleva à Pierrepont. Celui-ci, pour se venger, attendit la donzelle la nuit ou de grand matin, comme elle rentrait de l’archevêché chez elle par une rue voisine de l’Abbaye-aux-Bois, la rue de la Chaise probablement (Mlle La Varenne avait un logement rue de Grenelle, que lui avait donné l’archevêque). Pierrepont était avec trois hommes qui se saisirent de la demoiselle et la battirent outrageusement de verges. L’histoire courut avec variantes et embellissements, et chacun y mettait une suite à sa guise. On racontait aussi qu’un soir que l’archevêque rentrait seul de l’île Saint-Louis (logeait Mme de Bretonvilliers) par le Pont-Rouge, ou plutôt une nuit qu’il s’en revenait en chaise de la rue de Grenelle, c’est-à-dire de chez La Varenne, vers la Croix-Rouge, il avait été attendu par huit hommes munis de flambeaux, lesquels, sous prétexte de lui faire honneur, l’avaient accompagné en pompe jusqu’à l’archevêché, non sans le haranguer au préalable et lui adresser tout le long du chemin mille compliments dérisoires. On peut juger de l’esclandre. Une de ces aventures, pour qu’il n’y manquât rien, se rapportait à une veille de Toussaint ; c’est ainsi que le prélat se préparait aux bonnes fêtes.

De telles historiettes à la Tallemant qui circulaient dans Paris, et que chacun brodait à plaisir, arrivaient à l’oreille du roi lui-même qui faisait semblant d’en rire, mais qui, tout en continuant à se servir de l’homme, tirait dès lors la barre à la fortune et au crédit de l’ambitieux. Les pamphlets, les pasquinades contre l’archevêque se multipliaient sous toutes les formes. Voici, par exemple, l’idée d’une Pyramide qu’on proposait d’élever au prélat dans la cour même de l’archevêché, avec une inscription dont je ne donne que les lignes principales :

À l’unique et l’incomparable seigneur Messire François de Champvallon, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud ; Proviseur des collèges de La Marche et de Sorbonne ; Fondateur du Saint-Bourbier47 ; Visiteur de l’île Notre-Dame48 ; Damoiseau de Conflans49 ; Toujours jeune, toujours souriant, de qui l’on voit le mérite dès qu’on arrive dans son antichambre ; si patient qu’au milieu de cette ville on l’a volé, sans qu’il s’en soit plaint50 ; si vigilant qu’à deux heures après minuit on l’a trouvé dans les rues ; si obligeant qu’il accorde toutes les dispenses qu’on veut ; Le Tout-Puissant ; L’Infaillible ; de qui l’on n’appelle point ; qu’on ne peut déposer ; Grand maître des lettres de cachet ; Arrondisseur de la Couronne ; Intrépide amplificateur de la Régale ; Président perpétuel des Assemblées Du Clergé ; Souverain dominateur de L’Église gallicane ; plus aimable que M. de Pierrepont ; Plus diligent que feu M. le Maréchal De La Meilleraye51 ; dont la sacrée pantoufle est à Andelys, et le cordon d’or à Pontoise52 ; que sa dignité a fait recevoir dans L’Académie ; qui parle comme il écrit et qui écrit Comme il parle ; prélat des plus qualifiés ; prélat Harlay-Quint.

Il était Harlay, cinquième du nom ; ce qui prêtait au jeu de mots (Arlequin). Que voulez-vous ? Nous sommes dans les lazzis, dans les lardons, dans ce qui est éternel en France contre tout pouvoir qui y donne prise, Mazarinades, Satyre Mènippèe, Nain jaune. La majesté de Louis XIV ne pouvait couvrir M. de Harlay.

Les châtiments furent terribles. Le Noir, auteur des principaux libelles, fut condamné à faire amende honorable devant l’église de Paris, nu, en chemise, la corde au cou, la torche au poing. Deux autres ecclésiastiques compromis, l’un notamment nommé Bourdin, ami et compagnon de Le Noir, et qui confessait avoir pris part aux libelles de ce dernier, en s’offrant de prouver tout ce qu’on avait avancé et en demandant d’être renvoyé par devant le juge d’Église, seul compétent, au lieu des juges laïques qu’on lui avait donnés, furent condamnés aux galères, et Bourdin aux galères perpétuelles (1683). Ces malheureux furent mis à la chaîne. C’étaient douze juges du Châtelet nommés en commission avec le lieutenant de police La Reynie et M. Robert, procureur du roi, qui avaient prononcé la sentence ; on disait même qu’il y avait eu quatre voix à mort pour Bourdin. M. de Harlay était trop courtisan et trop voué à son ambition pour avoir le sentiment de la justice ; mais il était doux, d’un naturel humain, et il dut souffrir de ces sévérités exigées en son nom et pour sa défense.

 

Pour le consoler de ses ennuis et mettre un peu de baume sur ses blessures, l’abbé Legendre imagina de faire de lui un Éloge : « Je fis son Panégyrique dans le goût de celui de Pline. Il fut charmé et lut la pièce quatre ou cinq fois ; mais, soit modestie, soit politique, après m’en avoir remercié, il me fit promettre de ne la faire voir à personne. » La pièce ne fut imprimée qu’après sa mort. M. de Harlay sentait que le moment n’était pas venu ; il ne faut pas arborer toutes ses voiles contre le vent en plein orage.

Pour mieux se consoler et se remettre en lustre, l’archevêque imagina, en cette même année (1683), une diversion qui lui réussit : il tint dans une salle de son palais des Conférences sur la morale (De re morali). Le contraste ne parut pas trop criant. C’étaient des questions à l’ordre du jour dans le monde ecclésiastique. De telles Conférences, instituées par lui, avaient lieu précédemment au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Un incident majeur, l’exil du supérieur et du curé de la paroisse, les ayant interrompues, il eut la pensée de les continuer à son compte et de les présider. Pour faire sa paix avec la Faculté à laquelle il était alors suspect et réputé hostile, il affecta de ne prendre pour assistants que des docteurs qui en fussent membres :

« Ces Conférences, nous dit Legendre qui, dans son enthousiasme, les appelle le plus bel endroit de la vie de M. de Harlay, ces Conférences les plus célèbres dont on ait gardé mémoire, se tinrent dans la salle de l’archevêché qui, après celle du Palais, est la plus grande de Paris. Toute vaste qu’elle est, elle était trop petite pour le monde qui y accourait. Quoique les Conférences s’ouvrissent à trois heures après midi, la salle était si remplie dès les neuf heures du matin, qu’il n’y avait plus de places que celles qui étaient gardées pour les personnes du premier rang. M. l’archevêque, pour être vu et entendu plus commodément, était sur un amphithéâtre, ayant à droite et à gauche les docteurs qui devaient parler. Un d’eux proposait la question et l’agitait longtemps avant que de la résoudre ; un autre proposait les difficultés ; un troisième y répondait ; un quatrième examinait les objections et les réponses ; ensuite M. l’archevêque reprenait ce qu’on avait dit, et après avoir discuté avec autant de précision que de netteté ce qu’il y avait de douteux, de certain, de faux et de vrai dans le pour et le contre, il appuyait la résolution du cas avec une surabondance de preuves toutes neuves tirées de l’Écriture, des Conciles, des Pères et de Tite-Live. Il parlait avec tant de grâce, tant de feu, tant de majesté, souvent une heure durant, il s’énonçait en si beaux termes, tantôt latins, tantôt français, et disait de si belles choses, si curieuses, si recherchées, que les gens qui n’étaient venus qu’à dessein de le critiquer (ils étaient sans doute en grand nombre) ne pouvaient s’empêcher d’admirer son érudition et de se récrier comme les autres sur sa mémoire. Je n’ai point connu d’homme qui l’eût si heureuse. On l’a vu dans ces derniers temps réciter, sans broncher d’un mot, des passages de plus de vingt lignes, surtout de saint Augustin, quand l’occasion s’en présentait. Ces vives, ces générales, ces sincères acclamations firent taire pour longtemps ses ennemis, ses jaloux et ces atrabilaires qui, souvent sans savoir pourquoi, ou croyant se faire valoir, crient sans cesse contre les gens en place et trouvent plus ou moins à mordre en tout ce qui excelle. »

Cette page, que j’ai tenu à donner dans toute son étendue, est le revers de la Pyramide de tout à l’heure. On fait de ces magnifiques frontispices pour masquer les misères et les délabrements du fond.

Si l’archevêque montra qu’il était homme d’esprit en établissant ces Conférences, il ne le montra pas moins en les terminant à temps et en ne souffrant pas qu’elles fussent mises ensuite par écrit. Il appréhendait que « ces discours qui avaient charmé dans sa bouche n’eussent pas le même succès quand ils seraient sur le papier. » Legendre, qui avait eu l’idée de les rédiger, est forcé de convenir que le prélat avait raison : « J’ai de lui des sermons qui avaient charmé quand il les avait prononcés et qui réellement ne m’ont paru, en les lisant, que des pièces assez ordinaires. » Les fameuses Conférences restèrent donc à l’état de pure renommée et de souvenir ; si glorieuses qu’elles fussent pour le prélat, elles avaient cessé du jour où il avait pensé que l’effet était produit et son nom remis suffisamment en honneur. Il ne fut point fâché que l’extinction du Calvinisme, qui devint dès lors la grosse affaire, arrivât tout à propos et à point pour lui donner prétexte de les rompre.

Le triomphe si bien ménagé de M. de Harlay en cette circonstance achève de nous le montrer dans tout son beau, j’allais dire dans tout son plein ; et, après tant de témoignages déjà produits, je ne saurais mieux le définir encore qu’avec les excellentes paroles de d’Olivet, qui cette fois (chose unique dans sa vie de grammairien et d’écrivain correct) a eu un ou deux traits de pinceau :

« Personne ne reçut de la nature un plus merveilleux talent pour l’éloquence. Il rassemblait non seulement tout ce qui peut contribuer au charme des oreilles, une élocution noble et coulante, une prononciation animée, je ne sais quoi d’insinuant et d’aimable dans la voix, mais encore tout ce qui peut fixer agréablement les yeux, une physionomie solaire, un grand air de majesté, un geste libre et régulier. »

Cette physionomie solaire, qui était à l’ordre du jour sous Louis XIV et à l’instar du maître, répond bien aux beaux portraits peints ou gravés qu’on a de M. de Harlay : je veux parler surtout de ceux de Nanteuil, de Van Schuppen et de Champagne. Chez tous on distingue une grande douceur, de la finesse, un air de persuasion ; l’œil est riant, la lèvre est entr’ouverte et belle ; mais dans celui de Nanteuil en particulier, le plus naturel des trois, on sent la force, quelque chose de mâle dans la douceur, et de capable, à un moment, d’imposer, d’éblouir et de remplir les yeux. C’est bien l’homme de qui l’on a pu dire qu’il parlait de la sagesse avec magnificence.

Dans l’Assemblée du Clergé de 1682, le prélat avait également déployé avec une supériorité incomparable toutes ses qualités de président, et il avait mérité d’être ainsi défini dans ce dernier rôle par un des évêques témoins et admirateurs, M. de Cosnac, lequel savait d’ailleurs saisir le fort et le faible des gens :

« Sa civilité et sa conversation étaient charmantes et auraient été pourtant mieux reçues, si elles n’eussent pas été également répandues à tous ceux qui le voyaient. Je m’y attachai, d’abord, parce que le roi l’avait ainsi désiré de moi ; après, par un grand fonds de mérite qu’il faisait paraître dans toutes les séances de l’Assemblée avec une si grande distinction, que personne, bien loin de prétendre le pouvoir surpasser, ne pouvait l’égaler. Dans un grand nombre d’affaires qu’on traita dans cette Assemblée, quoiqu’il parlât et dît son sentiment après tous les autres, il trouvait toujours de si fortes et nouvelles raisons, qu’il était bien difficile de ne pas se rendre à ses décisions. »

Tel était, dans l’entière vérité du portrait, l’homme dont on n’a pas à dissimuler les faibles, mais dont il faut reconnaître, avec tous les contemporains éclairés, la supériorité et l’espèce de génie53.

II.

L’abbé Legendre, malgré le titre qu’on lui donne ou qu’il prend en tête des Mémoires, n’était pas proprement le secrétaire du prélat ou, si l’on veut, ce n’était qu’un secrétaire libre et détaché, qu’il employait aux recherches et qu’il envoyait à la découverte. L’abbé était un peu son homme de lettres ; il travaillait le matin à faire pour lui des extraits, et l’après-midi il allait dans les assemblées d’où il lui rapportait des informations agréables ou utiles. Le rapporteur y prenait goût : « Je ne sais, nous dit-il, s’il y a un plus délicieux passe-temps que de voltiger ainsi de compagnie en compagnie, pourvu qu’elle soit triée, et d’apprendre exactement à cette source les anecdotes de son temps. »

L’archevêque, qui était membre de l’Académie française, eut à un moment l’idée d’intervenir dans l’affaire de Furetière, violemment aux prises avec quelques meneurs de la Compagnie (1685), et de devenir arbitre entre des confrères. Ceci rentre dans le chapitre de sa Vie qui aurait pour titre : M. de Harlay, académicien.

Il aimait, on l’a dit, les Lettres. Il s’y sentait porté de race, étant fils d’un père qui avait traduit Tacite. Jeune, « il avait appris les humanités par goût, la théologie par devoir. » Dans ses années de résidence à Rouen, il avait fort connu Brébeuf et Corneille, et c’était qui lui avait exhorté, dit-on, le grand tragique à mettre l’Imitation en vers français. À peine promu au siège de Paris, l’Académie française l’avait appelé en son sein pour y remplacer M. de Péréfixe. Le 3 février 1671, l’Académie extraordinairement assemblée devant le chancelier Séguier, son protecteur, avait entendu le remerciement de M. de Harlay et la réponse du directeur Pellisson. L’Académie l’était allée féliciter en corps dans son palais archiépiscopal le 22 mars suivant, et avait parlé par la même bouche de Pellisson avec le zèle, l’effusion et le transport quasi-apostolique d’un nouveau converti. Le chancelier Séguier étant mort au commencement de l’année suivante (1672),

M. de Harlay fut, auprès de Louis XIV, l’interprète du vœu de l’Académie pour que le roi en personne voulût bien agréer dorénavant le titre de son Protecteur. M. de Harlay, en toutes ces démarches qui ont gravé à jamais son nom dans l’histoire de la Compagnie, était animé du noble désir de la servir, et aussi peut-être de la crainte que si l’Académie venait à se choisir, après le chancelier Séguier, un second protecteur au-dessous du trône, ce protecteur ne fût pas lui, encore si nouveau et l’un des derniers élus. Quoi qu’il en soit du mobile, il fut le principal auteur et acteur dans cette élévation d’un cran et cet anoblissement définitif de la Compagnie ; il obtint que l’Académie eût désormais ses séances dans une salle du Louvre et fût considérée comme un des ornements ou accessoires du trône ; il usa de tout son crédit pour la faire valoir en toute occasion et la maintenir dans l’intégrité de son privilège ; et un jour qu’allant complimenter le roi elle n’avait pas été reçue avec tous les honneurs rendus aux Cours supérieures, il s’en plaignit directement à Sa Majesté, en rappelant « que François Ier, lorsqu’on lui présentait pour la première fois un homme de Lettres, faisait trois pas au-devant de lui. »

La querelle engagée entre l’Académie et Furetière intéressait au plus haut degré l’honneur de la Compagnie : « car c’est grand pitié, comme remarque très sensément Legendre, quand des personnes d’un même corps s’acharnent les uns contre les autres, et qu’au lieu de se respecter et de bien vivre ensemble comme doivent faire d’honnêtes gens, elles en viennent à se reprocher ce que l’honneur de la Compagnie et le leur en particulier aurait dû leur faire oublier. » Il s’agissait, au fond, de l’affaire importante de l’Académie, le Dictionnaire, et de savoir si un académicien avait le droit d’en faire un, tandis que l’Académie n’avait pas encore publié le sien. Legendre, qui paraît fort au fait des circonstances et des phases de la querelle dont le dernier résultat fut l’excommunication académique de Furetière, avait été chargé sans doute par l’archevêque de le mettre lui-même au courant de la question. Ce prélat, en effet, « qui se faisait un plaisir d’être le pacificateur de tous les différends d’État » eut, dans le principe, quelque envie de s’entremettre pour réconcilier Furetière avec l’Académie. Mais, après avoir pris conseil et mieux avisé, il sentit l’inconvénient qu’il y aurait, pour un homme de sa dignité, à se jeter dans la mêlée pour séparer des furieux. Il y a dans les querelles de Vadius et de Trissotin une acrimonie particulière qui échappe à l’action et au traitement des esprits polis. Le premier président, M. de Novion, qui avait eu la même pensée que M. de Harlay, et qui y avait obéi en réunissant chez lui les parties adverses, ne fut pas long à s’en repentir : on en vint aux injures et à s’arracher les yeux en sa présence. Le rôle de spectateur désintéressé était évidemment le meilleur ; c’était celui de l’abbé Legendre : « Tant que dura, dit-il, cette comédie dont je connaissais les acteurs, le plaisir que j’avais les après-dîners d’en apprendre les scènes nouvelles aidait à me délasser du travail sérieux du matin. »

Quelques années après, lors de la querelle des Anciens et des Modernes, qui s’émut à l’occasion du poème du Siècle de Louis le Grand, lu par Perrault à l’Académie, en 1687, M. de Harlay ne pensa plus à rétablir la paix et l’union parmi ses confrères ; mais il s’amusa à faire traiter devant lui la question ; il fit plaider le pour et le contre par deux avocats d’office qu’il désigna : Martignac, ancien précepteur de son neveu, et l’abbé de La Vau. Martignac tenait pour les Anciens, La Vau pour les Modernes. L’un et l’autre s’acquittèrent assez mal de leur tâche :

« Le prélat n’en fut point fâché, remarque à ce sujet Legendre, qui a bien son grain de causticité ; il aimait à briller aux dépens d’autrui ; c’était assez sa coutume de faire agiter devant lui des problèmes de toute sorte, afin d’avoir le plaisir de donner à ce qu’on avait dit, et qu’il ne manquait point de résumer exactement, un tour si fin, si délicat, que l’on admirait dans sa bouche ce qui avait paru plat dans celle des autres. »

On aime d’ordinaire ce qu’on fait bien : le prélat aimait à jouer aux arbitrages.

III.

N’écrivant point la vie du prélat, je n’ai pas à le suivre dans le détail des dernières années. Son crédit, tout arrêté et stagnant qu’il était, et sans plus de progrès possible, ne laissa pas d’être fort grand jusqu’à la fin, ainsi que l’apparence de faveur. Le 9 janvier 1695, le roi lui écrivait de sa main une belle lettre sur la mort de l’abbesse de Port-Royal, sa sœur. Depuis 1690, il était désigné et nommé par le roi pour le chapeau de cardinal, mais sans espoir du côté de Rome, de l’obtenir. Le 1er juin 1695, il allait à Versailles comme président de l’Assemblée du Clergé, et il harangua au nom de cet illustre corps pour la neuvième fois. Cependant sa santé s’altérait visiblement, et il essayait en vain de le cacher. On a diversement parlé des ennuis qui auraient hâté sa fin. On a dit (et c’est la version de Legendre) que le Clergé lui en voulait d’avoir été amené par lui à offrir quatre millions annuels de don gratuit, quand on sut bientôt que le roi se serait à la rigueur contenté de la moitié. Les intérêts ne pardonnent pas, et l’archevêque eut sensiblement à souffrir depuis lors de la part de ce même Clergé qu’il avait si longtemps mené à son gré. Vingt-quatre ans de domination sont un long règne, et il y avait ce temps que l’archevêque conduisait l’Église de France en véritable primat. Ces ennuis et d’autres encore purent contribuer à sa fin. Il avait, après tout, ses soixante-dix ans presque accomplis. Il mourut subitement, le 6 août 1695, à sa belle maison de Conflans, dont il avait fait un lieu de délices. C’était un don ou plutôt un dédommagement du roi. Le roi, ayant voulu acquérir les justices de Paris appartenant à l’archevêque, on avait proposé à celui-ci, en manière d’échange, Meudon ou Conflans ; et sur le choix du prélat, le roi avait acheté Conflans de M. de Richelieu pour l’unir à l’archevêché. L’archevêque en avait fait un lieu si soigné, si peigné que lorsqu’on marchait dans les allées ; un garçon jardinier, dit-on, était là qui passait le râteau derrière. On avait fort parlé, il y avait quelques années, et avec exagération sans doute, des parties fines de Conflans, des collations de Conflans. Il y était seul, l’après-midi qu’il mourut, avec son amie la duchesse de Lesdiguières, nièce du cardinal de Retz, et qui était sa dernière liaison ; quoique cette dame ne fût plus jeune, on n’avait pas laissé, par habitude, d’en médire.

Cette mort subite, sans qu’il ait eu le temps de recevoir les sacrements, ce brusque appel au tribunal d’en haut, fit alors un effet terrible. La mort subite, qui, dans l’antiquité, était le vœu et faisait l’envie d’usage, est l’épouvante et l’horreur du chrétien. Et qu’était-ce quand il s’agissait du pasteur même, et d’un pasteur au terme d’une vie sans repentance, surpris et enlevé comme dans un dernier flagrant délit de diversion mondaine ? Ce fut au point qu’on ne trouva pas sur le moment un prédicateur pour prononcer purement et simplement l’oraison funèbre. Mme de Coulanges, cette aimable et légère amie de Mme de Sévigné, écrivait gaiement à celle-ci, alors en Provence :

« (Le 12 août 1695.) La mort de M. de Paris, ma très belle, vous aura infailliblement surprise. Il n’y en eut jamais de si prompte. Mme de Lesdiguières a été présente à ce spectacle ; on assure qu’elle est médiocrement affligée. L’on ne parle point encore du successeur Il s’agit maintenant de trouver quelqu’un qui se charge de l’oraison funèbre du mort ; on prétend qu’il n’y a que deux petites bagatelles qui rendent cet ouvrage difficile, c’est la vie et la mort. »

Et un mois après (15 septembre)

« Encore faut-il bien vous apprendre, mon amie, que c’est le Père Gaillard qui ne doit point faire l’oraison funèbre de feu M. l’archevêque. Voici ce que je veux dire : M. le premier président (de Harlay) et le Père de La Chaise se sont adressés au Père Gaillard pour le grand ouvrage ; le Père Gaillard a répondu qu’il y trouvait de grandes difficultés ; il a imaginé de faire un sermon sur la mort au milieu de la cérémonie, de tourner tout en morale, d’éviter les [louanges et la satire, qui sont deux écueils bien dangereux ; tout le prélude des oraisons funèbres n’y sera point ; il se jettera sur les auditeurs pour les exhorter ; il parlera de la surprise de la mort, peu du mort ; et puis, Dieu vous conduise à la vie éternelle ! »

Mme de Coulanges parle déjà comme si elle avait entendu le Père Gaillard, dont le sermon ne fut prononcé que cinq semaines après (23 novembre). On peut, entre autres passages de cette singulière oraison funèbre, citer le suivant, pour montrer à quel point l’opinion était alors défavorable à M. de Harlay, et quelle clameur publique il y avait à surmonter et à combattre lorsqu’on en venait à toucher l’article de ses mœurs :

« Quand du côté de la paix et de la vérité, disait l’orateur, il n’aurait rien eu à se reprocher, est-il pour cela entièrement justifié ?… Si l’infraction d’une seule loi peut contre-balancer toutes nos bonnes œuvres, et que, par le seul manquement, on soit coupable comme si l’on avait manqué à tout, qui pourra se sauver de la rigueur d’un jugement où rien ne nous sera pardonné ? Que si par une soudaine citation on est appelé à ce jugement, et que le juge vienne tout d’un coup à interroger, qui pourra lui répondre ?… Mystères terribles de la justice de Dieu, profonds abîmes de ses jugements, ce n’est pas à nous à vous pénétrer, mais nous ne saurions assez vous redouter. Malheur à nous qui, étant témoins de tant de subits ajournements devant le tribunal divin, vivons avec tant de sécurité !… Ce sont des réflexions que notre sujet nous présente réflexions salutaires quand nous savons nous les appliquer, mais téméraires quand nous les portons hors de nous-mêmes ; car alors nous jugeons ce que nous ne connaissons pas, au lieu que nous devrions être uniquement attentifs à juger ce que nous connaissons Ce sont ces vagues et inutiles discours que Job reprochait à ceux qui voulaient raisonner sur le malheur de son sort. Ils le voient terriblement frappé de la main de Dieu, et ils s’en font une preuve pour assurer qu’il est tombé dans son indignation Eh ! leur dit-il, vous ne vous étudiez dans vos discours qu’à trouver des moyens d’accuser les autres, et vous vous jetez sur un homme accablé Contentez-vous de voir l’état où je suis réduit, et mettez le doigt sur votre bouche. Considérez-moi et soyez saisis d’étonnement : Attendite me et obstupescite ! »

Dans ce passage, et dans tout le discours, on sent l’orateur qui a à marcher sur des charbons ardents : ce dont il faut le louer, c’est d’y avoir marché d’un pas si ferme. Il est peu d’oraisons funèbres, il n’en est peut-être aucune, où un coin de vérité se soit aussi fortement marqué54.

On revint pourtant, peu à peu, au sujet de M. de Harlay ; on lui rendit plus de justice. Son successeur, M. de Noailles, y aida lorsque, après la première lune de miel passée, on s’aperçut de son insuffisance et de ses petitesses. Un homme qui connaissait bien les hommes, le cardinal de Forbin-Janson, avait tiré son horoscope : « M. de Noailles, avait-il dit, sera un jour chef de parti, mais ce sera sans le vouloir ni le savoir. »

Encore une fois, au point de vue politique et ecclésiastique extérieur, et comme archevêque dirigeant tout un Ordre auguste et vénérable, M. de Harlay n’avait qu’un défaut, celui qui fit tort au sage roi Salomon ; et La Bruyère, ce grand et excellent juge, l’a dit avec bien de la modération et de la finesse ; car c’est très probablement à l’archevêque de Paris qu’il pensait lorsqu’il a tracé ce Caractère :

« Il coûte moins à certains hommes de s’enrichir de mille vertus que de se corriger d’un seul défaut ; ils sont même si malheureux que ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état et qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule : il affaiblit l’éclat de leurs grandes qualités, empêche qu’ils ne soient des hommes parfaits et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu’ils soient plus éclairés et plus incorruptibles ; qu’ils soient plus amis de l’ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés pour le bien public, plus graves : on veut seulement qu’ils ne soient point amoureux. »

Voilà la vraie morale humaine, ramenant les choses au juste point, sans exagération, sans haine, sans frayeur et sans terreur.

L’abbé Legendre, qui devait à M. de Harlay d’être chanoine de l’Église de Paris, eut, des premiers, à son égard, le courage de la reconnaissance ; il le loua publiquement le lendemain de sa mort et fit distribuer par les facteurs de lettres un premier Panégyrique qu’il répéta et varia d’année en année. Cet abbé se fit connaître encore de son temps par d’autres écrits, par des compositions historiques qui, sans grande nouveauté dès leur naissance, ont perdu aujourd’hui tout intérêt. Mais une particularité qu’il ne faut pas omettre à son sujet, c’est que, lorsqu’il mourut en 1733, il laissa par son testament des fondations bizarres, d’une exécution impossible, et qui furent appliquées par l’autorité civile, pour une distribution solennelle de prix dans l’Université, c’est-à-dire pour la fondation du Concours général. Legendre se trouva être ainsi le bienfaiteur et comme qui dirait le Montyon de l’Université, sans s’en être douté et sans l’avoir su55.