(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure »

Journal et Mémoires
de Mathieu Marais
publiés
par M. De Lescure

(suite et fin)

Je n’ai guère parlé jusqu’à présent que des lettres de Mathieu Marais ; son Journal a plus d’importance et vient s’ajouter aux témoignages historiques déjà si nombreux sur la Régence et sur les premières années de la majorité de Louis XV. Marais était un curieux de nouvelles dans la meilleure acception du mot, non pas un de ces curieux badauds, gloutons et qui gobent tout ce qu’on débite, mais un curieux déniaisé et jaloux d’être bien informé sur toute chose. « Je ne sais rien de plus méprisable qu’un fait », disait un jour du haut de son dédain M. Royer-Collard. Le philosophe Malebranche, on le sait, méprisait absolument l’histoire. Marais était d’une race opposée à celle de ces doctrinaires et de ces théoriciens superbes. Sa forme d’esprit était la plus contraire à la leur et tout à fait inverse. Rien n’était, à ses yeux, plus respectable et plus significatif qu’un fait, rien aussi de plus amusant quand le fait était puisé à bonne source et environné de tout ce qui l’explique et ce qui l’appuie. Son prototype en ce genre était le bourgeois Pierre de L’Estoile, qui a laissé de si curieux Journaux de la Ligue ; ce L’Estoile, esprit libre, épars, et toujours à l’affût, avide de toute particularité et de tout détail, qui appelait Montaigne son vade-mecum, et qui avait pour lui la même prédilection que Marais avait pour Bayle. Ne remarquez-vous pas comme en tous sens ces affinités se dessinent, et comme il y a vraiment des familles d’esprits ? La première fois que Marais lit le Journal de L’Estoile, dans l’édition de Godefroy, on voit combien il le goûte, combien il en est affriandé, et que l’eau lui en vient proprement à la bouche :

« Ce sont, nous dit-il (juin 1720) en annonçant cette édition, la meilleure qu’on eût encore donnée, ce sont les Mémoires de M. de L’Étoile dont M. Pellisson parle dans son Histoire de l’Académie. Ils étaient entre les mains d’un de ses petits-fils, abbé de Saint-Acheul, près Amiens. Un prieur de cette abbaye les a copiés et fait imprimer. On voit là tout ce que la liberté d’esprit, la franchise et la vérité des faits peuvent produire d’excellent. Les traits y sont semés partout. Celui qui avait extrait le Journal de Henri III n’en avait pas pris le meilleur ; et on a le plaisir de voir jour par jour tous les événements de la Ligue. Il y a des notes très-bonnes et très exactes, d’amples marges, pour faire connaître les personnes dont il est parlé. Ces notes sont de M. Godefroy, président de la Chambre des comptes de Lille, qui paraît très bien instruit, et qui dit des vérités fort nues et même un peu cyniques. Il ne marchande pas ce qu’il veut dire Le public lui doit beaucoup d’avoir pris soin de ces Mémoires Notre langue n’a plus cette naïveté et cette simplicité nécessaires pour un tel Journal, et nous n’avons point de Henri IV, à qui il échappe à tous moments des mots vifs et plaisants que l’on puisse recueillir. »

Marais a exprimé en maint endroit son regret de la vieille langue et des libertés qu’elle autorisait. Il ne faudrait pas le voir pourtant trop amoureux des âges gaulois, ni trop épris des doctes personnages de la Renaissance ; il était de son siècle et n’enviait guère à ces savants hommes du passé que leur façon de s’exprimer, plus franche que la nôtre :

« On avait », dit-il, « l’esprit étrangement fait du temps de Pasquier ; il admirait Ronsard, que nous ne voudrions pas lire à présent Disons la vérité, tous ces messieurs-là étaient trop graves pour être plaisants ; il n’y a que leur langage ancien que je voudrais qui eût été conservé, et je sais bon gré à M. de Cambrai (Fénelon) d’avoir dit que ce langage se fait regretter, parce qu’il avait je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné. N’est-ce pas là une belle description, et n’admirez-vous pas cet homme, qui a toujours des termes propres à exprimer tout ce qu’il pense, et qui voit dans toutes choses ce qui y est ? »

Quand on goûte si bien Fénelon, on n’est soi-même ni archaïque ni suranné. Mais nous voyons déjà le caractère du Journal de Mathieu Marais ; il s’est plu à consigner par écrit des nouveautés en usant des franchises du vieux langage ; il ne craint pas d’appeler les choses par leur nom, sauf à garder ses historiettes sous clef et, après deux ou trois lectures à huis clos, à les resserrer dans son tiroir.

Son Journal commence à la mort de Louis XIV. Il sembla véritablement alors qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir ; il y avait partout, en ces premiers moments, plus de vivacité dans l’air, et dans les âmes un sentiment de soulagement et d’espérance ; la suite y répondit trop peu. La douceur tourna vite au relâchement et à la dissolution. On s’aperçoit que Marais n’a pas tenu ce Journal pendant toutes les années (1715-1727) du même train ni avec le même zèle ; il y a des abandons et des reprises ; le chroniqueur a ses découragements. Une difficulté surtout l’arrête : il ne parvient point à savoir les choses assez à son gré ; il n’est pas homme à se contenter des bruits de ville, comme l’avocat Barbier, il voudrait mieux et pouvoir remonter à la source ; mais il n’est pas dans le secret des affaires ni aux premières loges. Les quelques grands seigneurs qu’il est à même d’interroger ne le tiennent pas au courant d’une manière suivie ; il attrape ce qu’il peut et ne sait la politique que de raccroc. À de certains jours il laisse tomber sa plume d’anecdotier, dégoûté qu’il est de cette chasse ingrate : « Il y a plus d’un an », écrivait-il en juillet 1726 au président Bouhier, « que mes anecdotes ont cessé ; le goût m’en a passé, et je ne sais s’il reviendra. » Il ne lui revint que faiblement. Le livre, tel quel, dans son amas un peu incohérent, n’en a pas moins son prix. Certaines scènes capitales du Parlement sont rendues avec exactitude ; il les tenait de première main. On trouverait bien des particularités aussi, bien des traits utiles ou pittoresques pour un tableau du Système de Law, et de ses effets dans Paris, sur une nation si neuve aux idées de crédit et si prompte à passer de l’engouement à la panique. Les hontes et les turpitudes de la Régence et du ministère qui suivit, cette dégradation, cette dilapidation effrénée de l’autorité publique, ces scandales d’immoralité et cette gangrène au cœur du Gouvernement trouvent en Marais un témoin à charge de plus. Il n’a pas d’hostilité contre les personnes ; il n’en est que plus écrasant dans ce qu’il raconte. Ce n’est point toutefois à ces divers points de vue que j’envisagerai le document nouveau qui nous est livré, et je me bornerai à en extraire ce qui concerne plus particulièrement la littérature et les auteurs célèbres : c’est notre gibier, à nous.

I.

Voltaire nous appelle d’abord. Marais le suit dès ses débuts avec intérêt, sans partialité trop marquée ni pour ni contre. Il varie dans son langage selon les circonstances. Soigneux à noter ses premiers succès et ses fréquentes mésaventures, il ne se doute pas du grand successeur et remplaçant de Bayle qui s’élève et se prépare en sa personne. Rien ne montre mieux combien en est sujet, avec le meilleur esprit, à ne pas bien juger des hommes à bout portant et à ne pas se rendre compte, entre contemporains, de la courbe générale d’un génie et d’une destinée.  Voici le premier endroit où il est question, chez lui, de Voltaire (juin 1720) :

« Arouet, poète, auteur du nouvel Œdipe, étant à la Comédie avec le prince de Conti, la Le Couvreur, actrice, entra sur la scène. Le prince battit des mains à son arrivée ; le parterre aussitôt en fit autant. Arouet lui dit : « Monseigneur, vous ne croyiez pas avoir tant de crédit. » Cet Arouet est un jeune homme qui fait bien les vers et avec beaucoup de génie. Son Œdipe a réussi. Il a fait une seconde pièce qui n’a eu nul succès. Il a l’esprit satirique, est mêlé avec les gens de la Cour, fait des couplets et a été mis à la Bastille pendant quelque temps, soupçonné d’avoir fait des chansons contre le Régent. Il s’en est voulu justifier dans les lettres qui sont jointes à son Œdipe, où il a critiqué hardiment l’Œdipe de Sophocle, celui de Corneille et le sien propre. Il a trouvé de plus sensés et de plus judicieux critiques que lui-même, mais on ne lui peut pas ôter un tour libre, galant et même éloquent dans ses vers. Il est fils d’Arouet, ci-devant notaire et receveur des épices de la Chambre des comptes, qui n’a jamais pu guérir son fils de la poésie. Le fils a changé de nom et s’appelle Voltaire à présent. Il travaille à un poëme épique sur Henri IV, où il fait entrer toute l’histoire de la Ligue ; on en parle comme d’une merveille. »

Ce n’est pas mal commencer, pour un vieil avocat classique, à l’égard d’un talent nouveau : il n’a pas de parti pris. Marais continuera d’être très attentif et très vigilant sur le chapitre de Voltaire, et il aura l’honneur de le bien comprendre, au moins dans sa première moitié, celle de la poésie. On lui doit quelques détails de plus sur les désagréments que ce bel esprit si lancé s’attira à plusieurs reprises pour ses indiscrétions et ses pétulances de langage.

« (Juillet 1722) Le poète Arouet, à présent Voltaire, a été arrêté dans sa chaise, au pont de Sèvres, par un officier qui l’a bien bâtonné et l’a marqué au visage. Quelques jours auparavant, Arouet, trouvant cet officier à Versailles, avait dit, assez haut pour qu’il l’entendît, que c’était un malhonnête homme et un espion. L’officier lui dit qu’il s’en repentirait et lui a tenu parole en le payant à coups de bâton. On dit qu’Arouet, qui est hardi, aurait dit à M. Le Blanc, ministre de la guerre, chez qui il avait vu cet officier à table : « Je savais bien qu’on payait les espions, mais je ne savais pas encore que leur récompense était de manger à la table du ministre » Arouet dit que cet officier est celui qui l’a dénoncé, il y a deux ou trois ans, et qui l’a fait mettre à la Bastille. J’ai su que cet officier ayant dit son dessein à M. Le Blanc, lequel dessein allait même jusqu’à assommer le poète, M. Le Blanc lui dit : « Fais donc en sorte qu’on n’en voie rien. »

L’égalité des armes n’était pas plus admise alors que l’égalité des conditions. Marais n’a pas, en racontant de tels attentats, de ces accents indignés qui ne vinrent que plus tard. Il semble admettre que les poètes, chansonniers et diseurs de bons mots, sont gent bâtonnable à merci et miséricorde. Le poète était alors, socialement parlant, une sorte de pendant du comédien ; il amusait, et on le méprisait. « Poète, mauvais métier qui fait mourir de faim son maître ou le fait pendre », c’est encore un mot de Marais. Le malheur ne serait pas grand à ses yeux, non plus qu’aux yeux de M. de Montausier,

Quand de ces médisants l’engeance tout entière
Irait, la tête en bas, rimer dans la rivière.

Il ne trouve dans tout cela que matière à plaisanterie, et il y revient à tout propos avec un malin plaisir :

« J’ai su (septembre 1722) que le poète Arouet prenant congé du cardinal Dubois pour aller à Bruxelles, où il est allé voir Rousseau et tenir avec lui une conférence pacifique sur les coups de bâton des poètes, il dit au ministre : « Je vous prie, Monseigneur, de ne pas oublier que les Toiture étaient autrefois protégés par les Richelieu », se mettant ainsi hardiment au niveau de Voiture, dont il est bien loin. Le cardinal lui répondit : « Il est plus facile de trouver des Voiture que des Richelieu. »

Voltaire bien loin de Voiture ! mais songez que c’était au début. Si on recueillait un a un ces premiers jugements de Marais sur Voltaire, il y aurait sans cesse à corriger ; il n’est pas sûr dans son pronostic ; il tâtonne. Le comparant un jour avec Racine fils, dont il avait le tort d’admirer le poëme sur la Grâce, et annonçant la prochaine publication du poëme de la Ligue ou la Henriade, qui s’imprimait en Hollande (décembre 1723) :

« Si ce poëme est aussi beau, disait-il, que celui de Racine, nous aurons là deux grands poètes, mais deux petits hommes ; car ce Racine, que j’ai vu deux ou trois fois, n’a qu’un esprit frivole et sans goût dans la conversation, et l’autre est un fou qui méprise les Sophocle et les Corneille, qui a cru être de la Cour, qui s’est fait donner des coups de bâton, et qui ne saura jamais rien parce qu’il croit tout savoir. »

À quelques années de là, quand Voltaire a grandi et s’est déjà mis hors de pair, on lit dans une lettre de Marais au président Bouhier le récit suivant sur la répétition de la scène du pont de Sèvres ; il s’agit de l’éclat si connu avec le chevalier de Rohan ; il est bon d’avoir la version de Marais (6 février 1726) :

« Voltaire a eu des coups de bâton. Voici le fait. Le chevalier de Rohan le trouve à l’Opéra et lui dit : « Mons de Voltaire, mons Arouet, comment vous appelez-vous ? » L’autre lui dit je ne sais quoi sur le nom de Chabot. Cela en resta. Deux jours après, à la Comédie, au chauffoir, le chevalier recommence ; le poète lui dit qu’il avait fait sa réponse à l’Opéra. Le chevalier leva sa canne, ne le frappa pas et dit qu’on ne devait lui répondre qu’à coups de bâton. Mlle Le Couvreur tombe évanouie ; on la secourt ; la querelle cesse. Le chevalier fait dire à Voltaire, à deux ou trois jours de là, que le duc de Sully l’attendait à dîner. Voltaire y va, ne croyant point que le message vînt du chevalier. Il dîne bien ; un laquais vient lui dire qu’on le demande ; il descend, va à la porte et trouve trois messieurs garnis de cannes qui lui régalèrent les épaules et les bras gaillardement. On dit que le chevalier voyait ce frottement d’une boutique vis-à-vis. Mon poète crie comme un diable, met l’épée à la main, remonte chez le duc de Sully qui trouva le fait violent et incivil, va à l’Opéra conter sa chance à Mme de Prie qui y était, et de là on court à Versailles où on attend la décision de cette affaire qui ne ressemble pas mal à un assassinat. Mais les épigrammes assassines pourront faire excuser le fait. »

Et quelques jours après, à l’occasion d’une épigramme maligne qui courait contre Fontenelle :

« C’est pis que des coups de bâton. On ne parle plus de ceux de Voltaire, il les garde : on s’est souvenu du mot de M. le duc d’Orléans, à qui il demandait justice sur pareils coups, et le prince lui répondit : « On vous l’a faite. » »

L’évêque de Blois a dit : « Nous serions bien malheureux si les poètes n’avaient point d’épaules. » On dit que le chevalier de Rohan était dans un fiacre lors de l’exécution, qu’il criait aux frappeurs : « Ne lui donnez point sur la tête ! » et que le peuple d’alentour disait : « Ah ! le bon seigneur ! » Le pauvre battu se montre le plus qu’il peut à la Cour, à la ville, mais personne ne le plaint, et ceux qu’il croyait ses amis lui ont tourné le dos. Le bruit court que le poète Roy a eu aussi sa bastonnade pour une épigramme Enfin, voilà nos poètes (comme dit Horace),

. . . . . . . . . . . . Formidine fustis

(forcés par crainte du bâton à être sages et à se contenter de plaire). »

Voltaire faisait mieux alors que de se montrer, il cherchait le chevalier de Rohan pour avoir raison de lui l’épée à la main, en galant homme, et celui-ci le faisait emprisonner :

« (3 mai 1726) Voltaire a été enfin mis à la Bastille ; il avait toujours sa folie dans la tête de poursuivre le chevalier de Rohan qui n’est pas si fâché qu’il soit là. Voilà un beau trio à la Bastille : Mme de Tencin, l’abbé Margon (un fou satirique), et Voltaire. »

Telle était alors la condition des écrivains un peu libres ; ils pouvaient avoir des torts et payer trop volontiers tribut au malin ; mais que dire de la brutalité lâche qui se vengeait sur eux par surprise et en se dérobant ensuite à toute réparation légitime ? Les écrivains, les poètes et les journalistes, relevés de cette sorte de dégradation civile qui n’admettait pas la partie égale entre eux et leurs adversaires, devraient bien, en se ressouvenant du passé, en tirer du moins cette morale, que c’est leur devoir, aujourd’hui que tout le monde les respecte ou est disposé à le faire, de se respecter également entre eux, de ne point renouveler les uns contre les autres ces dégradantes attaques qui ne sont autre chose que des bastonnades au moral et qui ont même introduit un infâme et odieux mot dans l’usage littéraire. Je sais qu’on se jalouse dans chaque métier, dans chaque profession ; il y a longtemps qu’on a dit que « le potier est jaloux du potier, et le poète du poète. » Mais prenez toutes les autres professions cependant : est-ce qu’on voit les magistrats, est-ce qu’on voit les avocats s’insulter entre eux et chercher réciproquement à s’avilir ? est-ce que les militaires se dégradent entre eux ? pourquoi donc les gens de lettres, certains gens de lettres, sont-ils seuls à donner ce spectacle de rosser publiquement leurs semblables ? Ô mes chers confrères (et je comprends sous ce nom toutes les sortes d’adversaires), contredisons-nous, critiquons-nous, raillons-nous même finement si nous le pouvons, mais ne nous bâtonnons jamais. Que l’idée de la pointe, de la fine lame, du trait, de l’aiguillon, ou même de la courte épée romaine, image du bon sens, s’éveille dans l’esprit de nos lecteurs, à voir nos guerres et nos polémiques littéraires ; mais que jamais l’idée du poing ni du bâton ne vienne en nous lisant !

Mathieu Marais, dans les jugements qu’il porte de lui-même ou qu’il répète sur les ouvrages de la jeunesse de Voltaire, nous représente très bien la moyenne de l’opinion d’alors sur ce brillant et téméraire esprit, dont le souverain bon sens échappait et se dérobait trop souvent à travers de bruyants écarts de conduite. Il l’admire comme poète ; il n’a pas assez d’éloges pour sa Henriade ; il n’a jamais rien vu de si beau, c’est du véritable enthousiasme, et qui donne la mesure de celui des contemporains :

« (Février 1724.) Le poëme de la Ligue, par Arouet, dont on a tant parlé, se vend en secret. Je l’ai lu : c’est un ouvrage merveilleux, un chef-d’œuvre d’esprit, beau comme Virgile, et voilà notre langue en possession du poëme épique comme des autres poésies. Il n’y a qu’à la savoir parler ; on y trouve tout. On ne saitArouet, si jeune, en a pu tant apprendre. C’est comme une inspiration. Quel abîme que l’esprit humain ! Ce qui surprend, c’est que tout y est sage, réglé, plein de mœurs ; on n’y voit ni vivacité ni brillants, et ce n’est partout qu’élégance, correction, tours ingénieux et déclamations simples et grandes, qui sentent le génie d’un homme consommé et nullement le jeune homme. Fuyez, La Motte, Fontenelle, et vous tous, poètes et gens du nouveau style ! Sénèques et Lucains du temps, apprenez à écrire et à penser dans ce poëme merveilleux qui fait la gloire de notre nation et votre honte. »

Mais il se refuse bientôt à suivre le poète dans cette universalité de talents et d’emplois qu’il affecte ; « Il veut être à la fois poète épique, tragique, comique, satirique et, par-dessus cela, historien, et c’est trop. »

Marais a cette idée mesquine et fausse, que j’ai vue à bien des esprits, d’ailleurs sensés et fins, en présence des poètes : «  Il va, dit-il, épuiser son génie, et bientôt il n’y aura plus rien dans son sac » ; comme si le génie ou le talent naissant était un sac, et comme s’il n’était pas bien plutôt une source féconde qui s’entretient et qui se renouvelle sans cesse en se versant. On peut dire de tout vrai génie ce qu’on a dit de l’amour : que c’est un grand recommenceur. Le dernier mot de Marais sur Voltaire, le sentiment qu’il partage avec le président Bouhier et qui était, à cette date, l’opinion presque universelle, c’est que « le talent de l’homme est merveilleux, mais que le jugement n’y répond point. » La faculté judicieuse et la raison de Voltaire ne commencèrent à se dégager et à se dessiner nettement à tous les yeux que dans la seconde moitié de sa carrière et depuis sa retraite à Ferney ou aux Délices.

II.

  J’ai dit que Marais était un pur classique à sa date, et il est bon, sur ce point, de bien s’entendre. Il a le goût sain ; il est ennemi, dès lors, mais un ennemi mortel du goût épigrammatique et raffiné, cher aux Fontenelle, aux La Motte et à toute la société de Mme de Lambert ; il exècre ce lambertinage comme il l’appelle, qui régnait sous la Régence et tenait le à l’Académie8. C’est eux tous qu’il a particulièrement en vue quand il parle des Sénèques et des Lucains modernes. Ses auteurs à lui, parmi les vivants, c’est l’abbé Fleury dont il trouve les discours et dissertations admirables, et qui « a écrit », dit-il, « avec fidélité, sincérité, et dans une sublime simplicité » ; c’est le chancelier d’Aguesseau de qui il a l’honneur d’être estimé, dont les rappels et retours d’exil font la joie des honnêtes gens, et qui reste « grand homme » à ses yeux, malgré bien des faiblesses ; c’est Rollin dont il apprécie le Traité des Études, trop sévèrement et surtout trop sèchement critiqué par Gibert :

« (7 mars 1727.) M. Rollin a répondu à M. Gibert par une lettre trop courte, et il arrive de ce différend que le livre de M. Rollin, quoique bien critiqué en plusieurs endroits, mais qui est composé de grâces et de choses qui plaisent, l’emportera toujours sur la critique de son adversaire qui tient du collège et qui a un peu trop orgueilleusement raison. »

Mais surtout les auteurs favoris de Marais sont les grands écrivains du siècle précédent ; il ne s’en tient pas à Boileau, son oracle ; à ses moments perdus, il se complaît et s’adonne à La Fontaine, dont le premier il s’avisa de composer une sorte de Vie puisée aux originaux et dans les ouvrages mêmes du poète, devançant ainsi le genre et la méthode des Walckenaer, pour la biographie littéraire. Ce travail sur La Fontaine avait occupé ses loisirs pendant les vacances de septembre 1723. « Les gens sérieux », dit-il, « par un remords un peu tardif, n’aimeront peut-être pas cet amusement qui ne m’a pas coûté plus de sept ou huit jours. » Et, pour s’excuser, il allègue les exemples notables d’avocats et de magistrats qui se sont déridés aux Lettres. Il n’apporte d’ailleurs, dans cette agréable recherche, aucun engouement aveugle ;

« Vous trouvez avec raison, écrit-il au président Bouhier (à l’occasion d’une édition nouvelle et plus complète du bonhomme), que notre ami La Fontaine a fait bien de mauvaises choses dans sa jeunesse. Mais de quoi s’avise-t-on de les donner au public, et pourquoi M. l’éditeur va-t-il chercher un Eunuque oublié, où il n’y a ni rime ni raison, ni sens ? Notre poète courait, en ce temps, après ce style qu’il a attrapé dans la suite. Malherbe et Voiture pensèrent le gâter, il le dit lui-même ; mais, à la fin, il vit le faux des brillants, il trouva la nature au gîte et la prit, et elle ne l’a point quitté depuis. »

Du moment qu’il s’agit des Fables, il ne plaisante plus, et parlant de celles de La Motte, il devient même trop sévère et trop méprisant quand il dit :

« Il vient de faire des Fables à l’envi de La Fontaine, et a montré qu’il ne peut écrire que pour les cafés, et qu’il n’est pas permis de travailler après les grands hommes qui ont emporté la palme en certain genre. »

Marais ne veut pas (et c’est là sa limite) qu’on essaye de rouvrir la carrière après les maîtres.

Il put lire les premiers recueils publiés des Lettres de Mme de Sévigné, et il en a parlé à ravir :

« Voilà, écrit-il au président Bouhier (31 janvier 1726), voilà donc une lettre de vous, monsieur, et de votre main ; j’en suis ravi et vous en remercie. Je voudrais bien avoir l’éloquence, l’élégance, la vivacité, le tour, la nouveauté de Mme de Sévigné pour vous écrire et vous dire de ces choses qu’on ne dit point à d’autres. Avez-vous vu ses deux derniers volumes de Lettres ? Si vous les avez, vous êtes bien heureux ; si vous ne les avez pas, vous le serez : elle est inimitable ; de rien elle fait quelque chose, et quelquefois de quelque chose rien ; mais c’est un rien que l’on aime mieux que tout.

Ce sont des lettres à sa fille, où il y a plus d’amour que les amants n’en ont dit depuis que l’on a commencé d’aimer ; enfin j’en suis enchanté et je ne finirais point mes louanges, si je les louais comme il faut. Il y a de bonnes petites anecdotes, des traits philosophiques, en un mot de tout ce qu’il faut pour plaire, et j’ai bien regretté ma pauvre Mme de Mérigniac, qui en était folle. Il disent que la publication de ces Lettres est une infidélité, et que celle de Mme de Simiane n’est pas d’elle. Je le crois aussi ; mais, monsieur le voleur, nous avez bien fait, vous ne serez pas puni pour cela, et vous auriez été couronné à Lacédémone. »

Il ne tarit pas là-dessus, il est comme notre ami Sacy ; il n’en a jamais assez de la relire :

« Je suis enchanté, monsieur, de la manière dont vous parlez des Lettres de Mme de Sévigné ; elles m’ont fait la même joie, et je les relis comme elle relisait les lettres de sa fille, pour faire durer le plaisir. »

Sur Mme de Motteville, dont les Mémoires parurent pour la première fois en 1723, on n’a jamais mieux dit que Mathieu Marais sous l’impression toute vive d’une première lecture :

« Il n’y a jamais eu ensemble tant de faits secrets, tant de caractères bien marqués, tant de portraits ressemblants et une connaissance si grande de la Cour et des familles. Il fallait une historienne pour bien dire tous les détails de la vie d’une Régente, et il n’y a qu’une femme qui puisse bien savoir certains secrets des femmes. Tous les historiens de la minorité de Louis XIV n’approchent pas de ces Mémoires Il y a bien des traits singuliers sur Christine, reine de Suède, et sur ses deux voyages en France. Le dernier tome contient la mort du cardinal Mazarin et celle de la reine avec des circonstances très particulières. Enfin, hors quelques réflexions un peu trop dévotes et quelquefois déplacées, on peut dire ces Mémoires excellents et faisant grand honneur à celle qui les a composés avec une vérité qui brille partout et qui n’est point ordinaire. Ce qui est rare, c’est que Mme de Motteville n’est de rien dans tout ce qu’elle raconte, et qu’elle n’a fait qu’écrire ce qu’elle a vu et entendu, au lieu que tous les faiseurs de Mémoires sont toujours de quelque parti. »

C’est là un jugement net et accompli. J’abonde dans mon faible peut-être, mais il me semble que ces témoignages, nés au moment même de la naissance des livres et avec eux, les font mieux sentir et rafraîchissent l’admiration. C’est le bouillonnement de l’eau prise à sa source.

En revanche, je l’ai dit, Marais est un ennemi déclaré du style des Fontenelle et des La Motte. À propos de l’Inès de ce dernier, qu’il va voir comme tout Paris et dont il est assez touché à la représentation, sans y pleurer toutefois (ce dont il a bien soin de nous avertir), il se plaît à en attribuer tout le succès aux acteurs, à la Duclos, à Dufresne, à Mlle Le Couvreur, à Baron reparaissant avec éclat après des années de retraite, et il dit hardiment de l’auteur, à qui il ne peut tout refuser : « Son style déshonore son esprit, et je suis fâché de voir le même homme penser quelquefois si bien et écrire presque toujours si mal. »

Marais pousse si loin la haine du néologisme, du purisme, de la préciosité remise en honneur dans le salon de Mme de Lambert, que cela le mène à l’intolérance et à une sorte de fanatisme : le goût, comme la foi, comporte de ces excès et de ces violences, qui iraient même volontiers au-delà du simple propos. Nous nous souvenons d’avoir vu quelque chose de tel, nous autres romantiques, dans la guerre contre les vieux classiques qui se disaient pourtant libéraux et qui en référaient sans cesse à l’autorité. M. de Nocé, un des roués du Régent, ayant été exilé à la suite d’une querelle avec le cardinal Dubois (avril 1722), on comprit dans la disgrâce sa sœur, la marquise du Tort ; elle eut sa lettre de cachet ; Marais s’en réjouit :

« On a aussi exilé Mme du Tort, sa sœur, qui est un bel esprit du temps, fort amie de Fontenelle, grande approbatrice du nouveau langage et des sentiments métaphysiques dans le discours ; et il n’y a pas grand mal que ce bel esprit soit hors Paris, car cela ne fait que gâter le goût. »

Ah ! honnête Mathieu Marais, prenez garde ! vous êtes sur la pente, vous êtes bien près d’approuver l’exil de Mme de Staël ou de toute autre. Il ne suffit pas de dire : « Cette femme est une peste », pour avoir le droit de la chasser. Vous chasseriez au même titre tous les hérétiques. Ne proscrivons pas plus au nom du goût qu’au nom de la conscience ; toutes les orthodoxies ont leur danger.

III.

  Fontenelle est une des antipathies de Mathieu Marais, et je n’en félicite pas celui-ci. Avec tous les défauts de sa manière, Fontenelle est un grand esprit, une haute intelligence. Il eut à essuyer, dans le cours de sa longue carrière, plus d’une attaque vigoureuse, à commencer par celles des Racine, des Despréaux et des La Bruyère : il s’en tira moyennant prudence, patience, dignité, et par la force d’un vrai mérite. Son grand moment de vogue et son règne, pour ainsi dire, fut sous la Régence et dans les années qui suivirent, avant que Voltaire philosophe et historien se fût tout à fait déclaré et eût pris le sceptre à son tour. Fontenelle, dans sa seconde et plus grave manière, ne se bornait pas aux Éloges des Académiciens ; sa plume fut plus d’une fois employée à des manifestes politiques et à des pièces d’État. Marais, citant une de ces pièces,  une espèce de circulaire pour justifier l’exil du maréchal de Villeroy, gouverneur de Louis XV (août 1722),  trouve que « le style n’a pas la dignité nécessaire en pareil cas. » La critique de détail qu’il en fait est plus minutieuse que convaincante. Il y eut, peu après ce moment, un nouvel assaut, et sinon un échec, quelque atteinte du moins portée en réalité à la réputation de Fontenelle, à cette existence considérable qui nous paraît de loin si tranquille et si établie. Il lui survint coup sur coup deux petites mortifications. On sait l’affreuse histoire de Mme de Tencin, cette femme d’esprit et d’intrigue, qui a fait des romans de pur sentiment : un jour, le soir du 6 avril 1726, un de ses anciens amants, un M. de La Fresnaye, à qui elle avait voulu (il paraît bien) extorquer ou soustraire des sommes considérables, va chez elle furieux, hors de lui, se met sur un canapé et se loge quatre balles dans le cœur, dont il meurt sur le coup ;

« Le canapé en frémit ; la dame en gémit : on avertit le premier président et le procureur général du Grand-Conseil, qui le font enterrer, la nuit, en secret, et le lendemain chacun conte l’histoire à sa manière, et il y en a cent. Le Grand Conseil met un scellé sur ses effets, le Châtelet contre-scelle. Conflit de juridiction. Mais en voici bien d’une autre : le mort avait déposé, avant de mourir, son testament aux mains de M. de Sacy, avocat au Conseil, avec un autre papier cacheté, et la suscription du testament porte qu’il sera ouvert en présence de ses créanciers. On les assemble : on croyait aller trouver un arrangement pour ses affaires ; savez-vous ce qu’on trouve ? Un mémoire affreux contre Mme de Tencin, où il dit que c’est un monstre que l’on doit chasser de l’État ; que, si jamais il meurt, ce sera elle qui le tuera, parce qu’elle l’en a souvent menacé ; qu’elle doit encore tuer un homme qu’il nomme ; qu’il l’a surprise lui faisant infidélité avec Fontenelle, son vieil amant, et qu’elle a commerce avec d’Argental, son propre neveu ; qu’elle est capable de toutes sortes de mauvaises actions ; qu’il en avertit M. le Duc ; qu’il ne lui doit rien, quoiqu’elle ait un billet de 50,000 francs de lui, et le reste »

Mme de Tencin, décrétée de prise de corps et menée d’abord au Châtelet, puis à la Bastille, fut innocentée par jugement et déchargée de l’accusation. Mais, comme nous dit Marais, « le pauvre Fontenelle n’avait-il pas bien affaire d’être mêlé là dedans ? Il en a de toutes les façons. »

C’est dans ce même temps (car un accident ne vient jamais seul) que Jean-Baptiste Rousseau faisait paraître contre lui sa célèbre épigramme, la meilleure qu’il ait faite ; elle est en effet fort jolie :

Depuis trente ans, un vieux berger normand
Aux beaux esprits s’est donné pour modèle ;
Les grands sujets en style de ruelle.
Ce n’est le tout : chez l’espèce femelle,
Il brille encor malgré son poil grison ;
Qui ne se pâme à sa douce faconde.
C’est le pédant le plus joli du monde.

L’épigramme courut tout Paris. Fontenelle se conduisit dans cette circonstance en homme d’esprit qu’il était : il laissa l’épigramme faire son chemin, et il en était peut-être chatouillé au fond. Il fut le premier à en rire ; celles qu’on appelait caillettes en rirent aussi. Il ne changea rien d’ailleurs à sa manière. Chargé sur ces entrefaites de recevoir à l’Académie Mirabaud, le traducteur du Tasse, et secrétaire du duc d’Orléans, il fit selon ses habitudes et mêla à son compliment une note de cette douce faconde dont on le raillait. Il ne dit point précisément au récipiendaire, comme Marais le rapporte : « Vous savez bien qui m’a parlé pour vous. Ce n’est que les princesses d’Orléans. » Mais il lui dit dans ce ton galant qui était le sien et dont il se piquait :

« J’avouerai cependant (et peut-être, monsieur, ceci ne devrait-il être qu’entre vous et moi) que mon suffrage pourrait n’avoir pas été tout à fait aussi libre que ceux du reste de l’Académie. Vous savez qui m’a parlé pour vous. On en est quitte envers la plus haute naissance pour les respects qui lui sont dus ; mais la beauté et les grâces qui se joignent à cette naissance ont des droits encore plus puissants, et principalement les grâces d’une si grande jeunesse qu’on ne peut guère les accuser d’aucun dessein de plaire, quoique ce dessein même fût une faveur. »

Puis, comme il ne faut pas seulement persévérer dans les agréables défauts que vos ennemis vous reprochent, il fit peu après, et dès que l’occasion s’en offrit, son Éloge de Newton qu’il lut à l’Académie des Sciences, et se vengea ainsi noblement et avec sérénité, en mettant dans le plus beau jour le côté supérieur de son esprit.

Marais vaincu écrivait (21 janvier 1728) : « Je viens de lire l’Éloge de M. Newton qui est merveilleux, et qui ne pouvait être fait que par un aussi grand mathématicien que M. de Fontenelle, qui a su donner une idée nette d’une matière aussi inconnue. Le parallèle de Descartes et de M. Newton est de main de maître. » C’était moins le mathématicien que le philosophe qui était supérieur chez Fontenelle, et de l’ordre le plus élevé. L’exemple qu’il a donné en ceci est d’une application plus générale qu’on ne croirait. À toutes les attaques, en partie justes et fondées, dirigées contre votre tour d’esprit et votre manière, écrivains de tous les temps, à quelque genre que vous apparteniez, vous n’avez qu’une réponse à faire : renouvelez de mérite, fortifiez-vous dans la partie déjà forte de votre talent.

IV.

  Ce n’était pas un sectateur du style raffiné ni un écrivain néologique que Massillon, un des beaux noms littéraires de la Régence. Il n’obtient pourtant pas entièrement grâce aux yeux de Marais. Notre avocat est injuste envers le grand et l’aimable orateur ; il le juge un peu à la légère et d’après les on dit. Nous citerons pourtant le passage, parce que l’on revient à s’occuper de Massillon aujourd’hui, qu’un savant abbé prépare une édition, la première exacte, de ses Sermons, et que la biographie de l’éloquent prélat sera nécessairement remise sur le tapis. C’est à propos de rétablissement d’une Chambre ecclésiastique dont Massillon est nommé membre, que Marais dit de lui (novembre 1720) :

« Ce Père Massillon, à présent évêque, a prêché pendant vingt ans à Paris avec un applaudissement extraordinaire. On le regardait comme un apôtre ; mais on reconnaît à présent que c’était un faux apôtre et un déclamateur qui a joué la religion. J’y ai été trompé comme les autres et séduit par son bel esprit et son exacte prononciation qui pénétrait l’âme. Il y a quelques années qu’on fit courir le bruit d’une galanterie qu’il avait eue avec la marquise de L’Hôpital. Ses amis disaient que c’était une calomnie ; mais feu Madame la Dauphine (la duchesse de Bourgogne), qui en était bien informée et qui avait une lettre de ce commerce, assura la Cour de la vérité de l’histoire, et on en fit des chansons qui ont passé avec le temps. À présent, cela se renouvelle ; il s’est poussé à la Cour ; il a prêché devant le Roi de jolis petits sermons courts, polis et gracieux ; on lui a donné un évêché, et aussitôt on a vu le Père de l’Oratoire plus jésuite qu’un jésuite même et tout à fait dans l’intrigue de la Constitution. »

Tout cela est injuste et forcé. Je crois l’avoir dit ailleurs, l’explication morale qu’il convient de donner de Massillon me paraît plus simple. Ce talent admirable d’orateur moraliste et tendre, cette âme charmante, virgilienne et racinienne, ce panégyriste de la Madeleine repentie, après une première saison d’austérité et de ferveur, s’était apaisé comme il est naturel, s’était même attiédi du côté de la foi et était arrivé, sur la fin, à plus de sagesse humaine peut-être que divine. Je ne suis pas assez janséniste pour lui jeter la pierre9.

V.

  Montesquieu, le plus grand nom et le plus considérable d’alors avec Fontenelle, n’est pas très goûté de Marais ; il y a à cela des raisons qui s’expliquent de près et qui forment même une assez jolie anecdote littéraire. Montesquieu, à cette date, n’était pas du tout l’auteur de l’Esprit des Lois, et ceux qui ne le connaissaient point directement ne le prévoyaient pas un aussi grand homme. La légèreté de forme, dans les Lettres persanes, en avait dérobé le sérieux. Il n’avait publié encore que ces Lettres persanes qu’il n’avait pas signées pour cause, et aussi le Temple de Gnide, également anonyme, dont Marais disait (avril 1725) :

« Temple de Gnide, petit livret à demi grec, où les allusions couvrent des obscénités à demi nues. Imprimé avec approbation et privilège, il a paru pendant la semaine sainte, et on en a été scandalisé. On l’attribue au président de Montesquieu, de Bordeaux, auteur des Lettres persanes. »

Et Marais ajoute après coup : « Il a été depuis de l’Académie française. »

Nous touchons ici à un point assez singulier. Mathieu Marais, en effet, a eu, comme tant d’autres, sa velléité et sa démangeaison d’Académie, et il rencontra Montesquieu sur son chemin. Certes, instruit comme il l’était, possédant ses auteurs anciens et son siècle de Louis XIV, fidèle au goût sain, Marais eût été un membre de l’Académie française qui en eût valu bien d’autres ; mais il oublia trop, en couvant ce désir, qu’il vivait dans un cercle qui n’était pas celui du monde littéraire ; il avait en haine le salon de Mme de Lambert où se décidaient la plupart des choix académiques ; il n’était, lui, d’aucun salon. Et puis, le corps des avocats dont il faisait partie, et qui était « fort glorieux », se souciait peu alors que ses membres fissent des visites de sollicitation, quand même elles ne devaient pas aboutir à un refus. Ces messieurs s’étaient opposés à ce qu’un de leurs confrères, le célèbre avocat Le Normand, postulât un fauteuil, et ils l’avaient obligé à y renoncer. Je cherche bien loin des raisons à l’insuccès de Marais. Coupons court d’un mot : on ne le connaissait point parmi les Quarante. C’est d’Olivet qui va nous le dire :

« Depuis quarante ans, écrivait-il au président Bouhier en lui annonçant la mort de Marais, il mourait d’envie d’être de l’Académie. Ses désirs se réveillèrent plus que jamais quand son confrère, M. Le Normand, fit la sottise que vous savez. J’ai parlé de lui vingt fois en plein consistoire ; nos Quarante n’ont jamais voulu y entendre : la plupart ne le connaissaient pas seulement de nom. Et cependant la vérité est qu’il valait infiniment mieux que plusieurs de ceux qui servent à remplir notre superbe liste »

On saisit bien, dans la Correspondance de Marais avec le président Bouhier, l’instant où sa fièvre lente eut un redoublement d’accès, et où il fut tenté de se mettre sur les rangs. En voyant son ami le président nommé lui-même de l’Académie, l’espérance lui vint de se faufiler à sa suite. Une place était devenue vacante par la mort de l’avocat Sacy ; il était question de Montesquieu pour le remplacer (novembre 1727). Marais se tient fort au courant de cette candidature et de toutes les vicissitudes qu’elle eut à subir :

« M. de Montesquieu n’est pas encore nommé. On lui dit : « Si vous avez fait les Lettres persanes, il y en a une contre le corps de l’Académie et ses membres. Si vous ne les avez pas faites, qu’avez-vous fait ? »

L’abbé d’Olivet vient voir sur ces entrefaites son ami Marais. Ils causent ensemble Académie : « Il m’a dit que le président de Montesquieu n’avait point de concurrent jusqu’à présent. » Marais n’en tient pas moins à son objection, à celle qu’il vient de formuler au sujet des Lettres persanes : « Le dilemme serait difficile à résoudre, dit-il, mais on y trouvera quelque réponse fine dans la dialectique grammairienne du style nouveau. »

À un moment on crut tout manqué et que Montesquieu se retirait ; le cardinal de Fleury s’était prononcé contre lui :

« (17 décembre) M. le président de Montesquieu a remercié l’Académie, le jour même qu’elle était assemblée pour l’élire. C’est M. le maréchal d’Estrées qui a apporté le remerciement. Je sais certainement qu’il a été tracassé pour les Lettres persanes ; que le cardinal a dit qu’il y avait dans ce livre des satires contre le Gouvernement passé et la Régence ; que cela marquait un cœur et un esprit de révolte ; qu’il y avait aussi de certaines libertés contre la religion et les mœurs, et qu’il fallait désavouer ce livre. Le pauvre père n’a pu désavouer ses enfants, quoique anonymes ; ils lui tendaient leurs petits bras persans, et il leur a sacrifié l’Académie. Il faut donc chercher un autre sujet académique. »

Or, quel sera cet autre sujet ? Marais espère tout bas que ce pourrait bien être lui, lui-même, et il l’espérait d’autant plus que, dans cette huitaine d’intervalle, le président Bouhier avait mis son nom en avant. On a la lettre par laquelle Marais le remercie :

« Vous me comblez, monsieur, de toutes sortes d’honnêtetés, lui écrivait-il (29 décembre 1727), et je ne sais quelles grâces vous en rendre. Vous me mettez sur les rangs à l’Académie ; vous me donnez votre voix, vous écrivez pour moi ; il ne tient pas à vous que je ne sois votre confrère. J’accepte, monsieur, cette nomination, qui me vaut une élection dans les formes, et comme la plus grande joie que j’aurais serait d’être d’un corps dont vous êtes, j’en suis dès que vous m’avez nommé, et cet in petto me plaît plus que la chose même Vos lettres ne manqueront pas de faire du bruit ; mon nom sera mêlé avec le vôtre ; on dira que vous m’avez jugé digne d’être un jour académicien : n’en est-ce pas plus cent fois que je ne mérite ? Du reste, je ne sais point encore comment les portes fermées se sont rouvertes »

Les portes s’étaient, en effet, rouvertes à Montesquieu. La difficulté, soulevée par le cardinal-ministre, s’était tout d’un coup aplanie. Fleury avait fini par où il aurait dû commencer : il avait lu ces Lettres persanes tant incriminées, et il avait souri. Montesquieu avait fait noblement sa paix. Le pauvre Marais n’y entend plus rien, et ce brusque revirement l’intrigue : « On m’a assuré que le président de Montesquieu est rentré à l’Académie ; je ne sais par quelle porte Aurait-il désavoué ses enfants ?… » Montesquieu n’avait rien désavoué ; il était rentré par la grande porte du mérite, et du droit du génie, déjà visible à tous et manifeste dans sa personne.

Je ne suivrai pas Marais dans les petites marques d’humeur dont il console tant bien que mal son mécompte. À la séance de réception dans laquelle Montesquieu s’était résigné à fort louer Louis XIV, le directeur M. Malet lui avait conseillé avec une bonne grâce assez piquante de ne plus garder ses ouvrages en portefeuille, de peur que le public ne s’obstinât à lui en attribuer d’anonymes, où il trouverait de l’imagination, de la vivacité et des traits hardis. « Pour faire honneur à votre esprit, lui avait-il dit, il vous les donnera, malgré les précautions que vous suggérera votre prudence. Les plus grands hommes ont été exposés à ces sortes d’injustices ; rendez donc au plus tôt vos ouvrages publics, et marchez à la gloire que vous méritez. » Voilà un noble langage. On essaya de le dénaturer ; et comme Montesquieu avait fait imprimer son discours séparément pour le distribuer à ses amis :

« Le président de Montesquieu, nous dit Marais, donne sa harangue à part, ne l’ayant pas voulu joindre avec celle de M. Malet, qui est une satire. Je n’ai encore vu ni l’une ni l’autre. Toutes ces tracasseries me dégoûtent. »

Il n’est devenu si dégoûté que depuis qu’il sent qu’il n’a plus de chances et que les raisins sont trop verts. Marais s’est trahi ; à lui la faute ! Parmi les auteurs modernes qui se sont occupés de l’histoire de l’Académie, il n’en est aucun jusqu’ici qui se soit aperçu de ce compétiteur incognito qu’avait eu Montesquieu.

Mais parlez-moi des nouvellistes et de ces hommes de détail pour n’avoir pas la vue longue. En voici un qui « depuis des années fait son capital, comme disait d’Olivet, des petites nouvelles courantes » et en parlant de Montesquieu, en concevant l’idée de se porter un moment contre lui, il paraît tout à fait ignorer de quelle grandeur vraiment nouvelle et imminente il s’agit, à quelle originalité il a affaire, à quel esprit du premier ordre. Le menu chroniqueur ne soupçonne pas le philosophe de l’histoire. Et pourtant rien qu’à lire les Lettres persanes, il y avait déjà dedans bien des choses. Ô myopie des gens d’esprit !

Marais ne fut donc pas académicien, et personne ne s’en étonna. Il s’éteignit en 1737, homme d’un autre siècle, estimé dans son Ordre, inconnu du public. Il légua ses journaux manuscrits au président Bouhier pour aller dormir au fond de sa bibliothèque, en attendant l’heure de paraître, qui pouvait bien ne jamais venir. Elle est venue, bien qu’un peu tard. Quiconque travaillera sur des sujets ou des personnages de ce temps-là est sûr de trouver chez lui bien des notes et des indications qui ne sont pas ailleurs ; il est proprement un magasin à renseignements. D’ordinaire on profite de cette classe d’auteurs (qui n’en sont pas) plus qu’on ne les prise et qu’on ne les loue. Lui, il valait infiniment mieux que ce dernier rôle auquel il s’était réduit. Il avait du goût, on l’a vu, et même des expressions. Et puisque j’en suis moi-même à aller ainsi à la picorée dans les auteurs, voici une assez belle pensée de lui sur les Grecs ; elle lui est échappée en parlant du Dialogue sur la Musique des Anciens, de l’abbé de Chateauneuf : « Nous ne sommes pas si vifs ni si chauds que les Grecs ; je m’imagine qu’ils avaient l’âme d’une âme au lieu d’un corps. » Ce n’est pas mal pour un Gaulois. Il est vrai que ce Gaulois savait par cœur son La Fontaine10.