(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre (suite et fin) »

Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles,
publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre (suite et fin)

I

La Correspondance régulière du maréchal de Noailles avec Louis XV commence à un moment décisif, au moment de la mort du cardinal de Fleury ou même quelques mois auparavant. On sentait que ce vieillard de près de quatre-vingt-dix ans s’en allait ; il s’éteignait petit à petit « comme une chandelle ». Sage pilote dans le calme et bon pour l’intérieur, les derniers événements de l’année 1742 l’avaient montré dans toute son insuffisance à l’heure de l’orage, en présence des soudains conflits extérieurs qui changeaient la face de l’Europe. Le cardinal mort, le roi allait-il enfin régner ? Grave question que chacun se posait et qui réveillait à la Cour toutes les ambitions, toutes les espérances. Louis XV avait alors trente-trois ans. Le maréchal de Noailles, commandant à la frontière du Nord, a obtenu du roi la liberté de lui écrire directement sur les affaires militaires : il lui demande la même permission pour la politique en général :

« Il est presque impossible, écrit-il au roi, de former aucun plan particulier avec solidité, sans embrasser le tout. Les affaires se tiennent par des liaisons qui les mettent dans une dépendance nécessaire les unes des autres, et ce n’est que par la combinaison de toutes les parties qu’on doit se décider sur ce qu’il est le plus avantageux de faire pour chacune d’elles en particulier. »

Le maréchal de Noailles est âgé de soixante-quatre ans à cette date ; il représente une longue expérience acquise, il est un des rares demeurants du dernier règne ; il peut dire au roi avec autorité sur presque chaque sujet : « Le feu roi, votre auguste bisaïeul, pensait le feu roi, votre auguste bisaïeul, disait » Il s’offre pour ce genre de conseil avec un dévouement passionné, qui n’est pas sans dignité jusque dans son expansion :

« Jusqu’à ce qu’il plaise à Votre Majesté de me faire connaître ses intentions et sa volonté, me bornant uniquement à ce qui regarde la frontière dont elle m’a donné le commandement, je parlerai avec franchise et liberté sur l’objet qui est confié à mes soins, et je me tairai sur tout le reste, toujours prêt, cependant, à vous exposer, Sire, lorsque vous le voudrez, etc., etc. Mais si vous voulez, Sire, qu’on rompe le silence, c’est à vous de l’ordonner. »

Louis XV accepte de bonne grâce cette ouverture et lui permet de libres avis ; il avait du goût pour ce genre de correspondance particulière, j’allais dire cachotière, en dehors de ses ministres en titre ; ce n’était pas précisément un insouciant que Louis XV, c’était même un curieux ; il aimait à tout savoir, le pour et le contre sur les choses et sur les gens, sauf à en très peu profiter et à n’en rien faire. Il répond de sa main au maréchal (26 novembre 1742) :

« Le feu roi, mon bisaïeul, que je veux imiter autant qu’il me sera possible, m’a recommandé, en mourant, de prendre conseil en toutes choses et de chercher à connaître le meilleur pour le suivre toujours ; je serai donc ravi que vous m’en donniez : ainsi, je vous ouvre la bouche, comme le Pape aux cardinaux, et vous permets de me dire ce que votre zèle et votre attachement pour moi et mon royaume vous inspireront. Je vous connais assez, et depuis assez de temps, pour ne pas mettre en doute la sincérité de vos sentiments et de votre attachement à ma personne. ».

Le premier Mémoire du duc de Noailles, adressé au roi, est pour accompagner une Instruction confidentielle donnée par Louis XIV à son petit-fils, Philippe V, qui allait régner en Espagne : un des principaux articles de cette Instruction, celui que commente avec le plus d’insistance le maréchal, est la recommandation pour un roi de n’avoir jamais ni premier ministre ni favori. « Écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez. » Toute cette suite d’avis et de vues, proposés d’abord par le maréchal de Noailles au roi en plusieurs Mémoires ou lettres développées, est à la fois fort sensée et fort noble, donnée dans un assez beau langage, qui a de l’ampleur et sent son Louis XIV. La phrase, avec ses tours et ses longueurs, rappelle un peu la perruque traditionnelle. Il y a certainement quelque étalage. Les sentiments sont tout purs, tout désintéressés, ce qu’ils doivent être du moment qu’ils s’expriment ; les raisonnements généraux, de la manière dont ils sont présentés, paraissent justes ; ils s’appuient à d’excellentes maximes politiques : nous ne sommes pas très bons juges de l’application ni de bien des détails. Au fond, il n’est pas interdit de penser que, tout en s’élevant si fort contre l’idée d’un premier ministre, le maréchal de Noailles n’était pas fâché de se frayer la voie à devenir ministre lui-même, et le ministre le plus influent ; c’est ce qu’il fut, en effet, à un moment où il réunissait sans titre spécial et tenait presque entièrement dans ses mains les Affaires extérieures et la Guerre.

S’il y eut intrigue (et il y en eut, certes, à cette heure, et plus d’une qui se croisait ou se rejoignait dans un sens approchant, et de la part du maréchal, et du côté de Mme de Châteauroux, du duc de Richelieu et des Tencin), elle fut pour un assez bon motif. Il s’agissait de montrer à l’Europe, dans la guerre inégale où l’on s’était engagé sur le pied d’auxiliaires et sans volonté ni plan arrêté au début, que la France avait décidément un roi, et de porter Louis XV à faire comme ses glorieux et redoutés prédécesseurs, à paraître à la tête de ses armées. Il fut fort question de cela pendant l’année 1743 ; mais il y avait encore à choisir l’instant et à préparer cette entrée en scène. Ce qui s’était passé au combat de Dettingen (27 juin) n’était pas encourageant. Les princes et les officiers s’étaient fort vaillamment conduits, mais le régiment des Gardes avait lâché pied tout d’abord, et, aux premières décharges de l’ennemi, s’était jeté dans le Mein sans que rien pût l’arrêter. Et en dehors de ce corps d’élite, il y avait peu de régiments d’infanterie dont on pût dire du bien. » Dans une lettre particulière au roi, le maréchal ne dissimulait rien de cette mauvaise conduite des troupes : la perte matérielle n’était pas grande, elle était même moindre peut-être, à ce combat de Dettingen, que celle de l’ennemi ; mais c’était le rendre aux troupes le courage et de ranimer la confiance du soldat qui semblait le plus difficile. Tel était l’état moral où était tombée une armée française mal exercée, médiocrement commandée.

Il est heureux pour Louis XV qu’il n’ait pas eu le sang plus chaud ni plus vif : à une telle nouvelle il aurait rougi comme d’un affront, il aurait bondi et serait entré dans une sainte et royale colère. Au lieu de cela, il répondit au maréchal avec des paroles d’honnête condoléance pour son échec qualifié simplement de victoire manquée, avec des félicitations pour la valeur des jeunes seigneurs et des officiers, et par des regrets au sujet des morts ; puis il ajoutait :

« Je ne suis pas moins fâché que vous de ce que vous me dites de ma Maison, et surtout de celle à cheval ; trop de complaisance doit en être la seule cause ; tenons-nous-le pour dit pour l’avenir. Je garderai le secret que vous m’en demandez ; mais le tout est déjà public, et peut-être même plus enflé qu’il n’est, car vous savez qu’en ce pays l’on y va fort vite, soit d’une façon, soit d’une autre.

« Certainement il faut apporter tous ses soins et tout son argent à l’état militaire, car je vois bien que c’est le soutien de l’État, surtout étant aussi jalousé qu’il l’est par nos voisins. Dans l’hiver, nous verrons ce qu’il y aura à faire pour l’année prochaine, et à la paix pour l’avenir, laquelle il ne faut pas faire honteuse qu’on n’y soit contraint par la très grande force, et j’y suis bien déterminé au péril même de ma vie. »

Les derniers mots au péril de ma vie raccommodent assez mal la chose, une paix honteuse ! Louis XV en conçoit à la rigueur l’idée et la nécessité, et il se laisse aller à le dire. Ce sont de ces lapsus qui ne devraient jamais échapper à la plume d’un souverain, et qui le jugent.

Une remarque que suggèrent ces lettres de Louis XV données en entier par M. Rousset, c’est qu’on y sent l’esprit mou, la volonté molle, à la mollesse même de la phrase ; le relâchement et l’indécision sont dans la parole comme dans la pensée ; le sens y flotte ; on y passe du pour au contre en un instant.

À chaque pas, en toute occasion, ce trait essentiel du caractère de Louis XV se trahit et reparaît. Vers le même temps, le maréchal de Broglie juge à propos d’abandonner et de découvrir le fantôme d’Empereur que soutenait la France, de se retirer de la Bavière et de ramener son armée sur le Rhin. Le maréchal de Noailles, dans un sentiment non de rivalité, mais d’intérêt public, croit devoir signaler au roi cette retraite précipitée, inexplicable, faite sans en avoir reçu l’ordre, comme la plus grande preuve du manque de concert et du peu de subordination qui compromet tout et tend à tout perdre. Il demande un acte de sévérité contre le maréchal et contre son frère, l’abbé de Broglie, qui ne fait qu’un avec lui ; il a grand’peine à arracher du roi un léger exil. Ici M. Camille Rousset s’étonne que le grand Frédéric, dans son Histoire de mon Temps, ait pu croire et dire que le maréchal de Broglie n’avait pas été disgracié à son retour pour cette inconcevable retraite, et que « la Cour ne lui avait témoigné aucun mécontentement ». Mais c’est qu’on lui en marqua très peu en effet, et que cela parut à peine une disgrâce ; on le voit bien par les lettres de Mme de Tencin au duc de Richelieu, où elle dit (1er août 1743) : « Mon frère (le cardinal de Tencin) est révolté, et je le suis aussi, de ce que le roi n’a témoigné aucun ressentiment contre le maréchal de Broglie qui, de l’aveu de tout le monde, a si mal fait son devoir. » Et moins de quinze jours après, le 13 août, Mme de Tencin dit encore :

« L’abbé de Broglie a écrit à d’Argenson (le comte d’Argenson, ministre de la Guerre) que la pénitence de son frère était assez longue, qu’il fallait lui permettre de venir à la Cour, et que, si on ne le lui permettait pas, il y viendrait tout de même. D’Argenson, étonné de ce style, alla chez M. de Châtillon pour l’engager à faire prendre patience au maréchal de Broglie : on lui a promis qu’il reviendrait en septembre. Il me semble qu’il faut en conclure que le maréchal a des lettres des ministres qui lui disaient de ramener son armée, ou qu’il en a de son frère autorisé par les ministres. L’inquiétude, le trouble même que d’Argenson montra à la réception de la lettre de l’abbé, me fait croire qu’il a eu part aussi bien que tous les autres ministres à la pitoyable conduite du maréchal. »

De même que le roi avait des correspondances secrètes à l’insu de ses ministres, de même les ministres envoyaient des ordres secrets à l’insu du roi ; chacun se comportait en maître dans son tripot (c’est encore une expression de Mme de Tencin, qui s’y connaît, et qui était placée au foyer de toutes ces intrigues). Louis XV lui-même le savait ; il donne implicitement raison à ce jugement de Mme de Tencin dans les lettres qu’il écrit au maréchal de Noailles, et comme ce dernier avait allégué à l’appui de son opinion celle du comte de Saxe, lequel, tout attaché qu’il était au maréchal de Broglie, disait ne rien comprendre à sa conduite, le roi répond :

« Il n’est pas étonnant que le comte de Saxe n’ait pu se persuader ce qui est ; tous ceux qui n’ont pas vu le dessous des cartes sont dans le même cas, et effectivement cela est incroyable ; pourtant l’on dit déjà qu’il (le maréchal de Broglie) a sauvé l’armée par cette belle retraite ; mais j’en dirais trop et en ferais trop, si je me laissais gagner à ma mauvaise humeur ; mais vous savez que je n’aime pas les grandes punitions, et que souvent, en punissant peu et en récompensant de peu, nous en faisons plus qu’avec les plus grandes rigueurs et les plus lucratives récompenses. »

Louis XV couvre ici sa faiblesse d’une belle maxime qui n’a pas son application ; pour produire tant d’effet avec un simple remuement de sourcils, il n’avait pas encore assez fait ses preuves de roi. On aura remarqué comme il parle de toutes ces intrigues et cabales, moins en roi qu’il est et qui d’un seul mot peut tout réduire à néant, que comme un homme qui se croise les bras et n’est aux premières loges que pour regarder.  La vérité, sur ce point historique, c’est que la pénitence du maréchal de Broglie ne fut que bien peu de chose ; on peut dire qu’elle ne compta pas et ne fut prise au sérieux ni à la Cour ni dans une partie du public : on vient d’entendre Mme de Tencin ; Barbier, dans son Journal, dit positivement : « On croit que la disgrâce n’est qu’une feinte. » De là l’erreur de Frédéric, très excusable.

II

Je me permettrai de gronder doucement à ce propos M. Camille Rousset, lui qui apprécie et admire, comme je sais qu’il le fait, le grand Frédéric, de ne l’avoir introduit dans son travail que pour lui donner tort deux ou trois fois et pour le réfuter. Il allègue de ce roi deux ou trois maximes politiques, fort cyniques assurément, et il les emprunte à une production suspecte, les Matinées royales, sur lesquelles une réimpression récente a ramené l’attention74. Mais ces Matinées royales ou prétendus Conseils de Frédéric à son neveu et à son héritier sont des moins authentiques, et les hommes les plus versés dans la critique des Œuvres du grand Frédéric les considèrent comme un pamphlet, un pamphlet habilement rédigé, mais d’une fabrique ennemie, et d’un esprit tout à fait indigne du monarque auquel la malice les a attribuées. Frédéric, en effet, pouvait être un sceptique en religion, un mécréant, et se passer en conversation bien des goguenarderies ; mais avec lui le roi, dès qu’il parle des choses royales, n’est jamais loin. Or, il y a une opposition absolue entre la frivolité purement maligne des Matinées royales, et le style grave et digne des autres œuvres de Frédéric, toutes les fois qu’il a à parler de la patrie. Frédéric était un roi essentiellement patriotique, et il ne badinait point dès qu’il s’agissait de son pays et de l’histoire. Quoi ! vous croirez que Frédéric, donnant de prétendues leçons à son héritier, ait pu dire au sujet du choix de ses ambassadeurs :

« J’en ai trouvé qui m’ont servi sur les deux doigts et qui, pour découvrir un système, auraient fouillé dans la poche d’un roi. Attachez-vous surtout à ceux qui ont le talent de s’exprimer en phrases vagues, lourdes ou renversées. Vous ne ferez pas mal d’avoir des médecins et des serruriers politiques ; ils pourront vous être d’une grande utilité. Je connais par expérience tous les avantages qu’on peut en tirer ! »

Avant que la critique allemande ait protesté contre de pareilles plaisanteries mises sur le compte d’un des souverains qui ont eu le plus à cœur leur métier de roi, il y avait longtemps que la critique française, dans une vue de simple bon sens, avait dit : « Nous ignorons si Frédéric était capable de se servir des moyens indiqués ici ; mais nous croyons pouvoir affirmer que, s’il avait assez d’immoralité pour employer des médecins et des serruriers politiques, il avait en même temps trop d’adresse pour l’avouer à qui que ce soit, même à son successeur75»

Il y avait peut-être à introduire Frédéric dans cette ÉtudeLouis XV tient le premier rôle, mais c’aurait dû être alors pour opposer les deux esprits, la mollesse et la force, l’abandon et l’infatigable vigilance, le laisser aller de tout, après quelque velléité d’action passagère, et l’héroïque et constant labeur, tant civil que guerrier, qui occupa toutes les heures d’une longue vie. C’est ainsi d’une part que les monarchies grandissent : c’est ainsi de l’autre qu’elles dépérissent et se perdent.

III

Un des mérites du maréchal de Noailles est, du moins, de l’avoir senti et d’avoir averti Louis XV de ce relâchement de tous les ressorts (juillet 1743) :

« Qu’il me soit permis, Sire, de vous exprimer combien je souffre et je suis touché de voir Votre Majesté, qui mérite d’être aimée et bien servie, l’être si mal. Je ne puis m’empêcher de lui dire qu’il y a, dans toutes les parties de l’administration du gouvernement, une sorte d’engourdissement, d’indolence et d’insensibilité à laquelle il faut apporter le plus prompt remède, sans quoi, Sire, votre royaume est menacé de grands malheurs. »

Suivaient des considérations et des recommandations générales fort justes ; mais tous ces conseils, reçus avec bienveillance et discutés même avec bon sens par Louis XV, profitaient peu pour la conduite. Ce n’était pas l’information ni le jugement qui manquaient à ce roi : c’était la décision et le ressort. Avec lui la difficulté était de lui faire dire : Je veux. On assiste pourtant à d’honorables tentatives et au travail secret qui décida le voyage de Metz, l’année suivante, et qui prépara, comme suprême triomphe, la présence de Louis XV à Fontenoy. On y mit le temps. Louis XV ira-t-il à l’armée dès l’été de 1743 ? Il consulte là-dessus le maréchal de Noailles qui lui a promis de lui ménager le plus prochainement possible quelque siège glorieux, à l’instar de ceux de Louis XIV :

« Dans tous les cas, écrit Louis XV (24 juillet), il faudra faire quelque chose, soit à la fin de cette campagne, soit au commencement de l’autre ; vous savez ce que vous m’avez promis, et ce n’est pas d’aujourd’hui que j’en grille d’envie. Vraisemblablement nous n’aurons pas à ménager les Hollandais ; Luxembourg est de trop dure digestion ; mais si nous entreprenions le siège d’une place, par laquelle croiriez-vous qu’il faudrait commencer ? Vous savez qu’il faut faire des dispositions d’avance pour la réussite d’un projet. Si c’est du côté de la mer, Ypres pourrait assez nous convenir ; si c’est du côté de la Meuse, Mons, Namur. Examinez le tout, ou plutôt envoyez-moi le fruit de vos réflexions ; car je ne doute pas qu’elles ne soient déjà toutes faites chez vous. Je me hasarde peut-être un peu trop dans les circonstances critiques où nous sommes ; mais si vous ne croyez pas la chose possible, mandez-le-moi avec votre franchise ordinaire. Je suis accoutumé à me contenir sur les choses que je désire, et qui n’ont pas été possibles jusqu’à présent, ou du moins qu’on n’a pas crues telles, et je saurai encore me contenir sur celle-ci, quoique je puisse vous assurer que j’ai un désir extrême de pouvoir connaître par moi-même un métier que mes pères ont si bien pratiqué, et qui jusqu’à présent ne m’a pas réussi par la voie d’autrui, ainsi qu’il y avait lieu de s’en flatter.

« Je ne m’étendrai pas davantage pour cette fois-ci, mais j’attendrai votre réponse avec honnêtement d’inquiétude ; pensez le reste. »

Il y a là quelque bon désir, quelque étincelle ; et quinze jours après (août), lorsque la retraite de l’armée de Bavière a ramené la guerre à notre frontière du Rhin, Louis XV dira :

« Si l’on mange mon pays, il me sera bien dur de le voir croquer, sans que je fasse personnellement mon possible pour l’empêcher ; mettons-nous au moins en état de réparer de bonne heure ce que nous aurons pu perdre toute cette année-ci. »

Sous des expressions peu nobles on aime à surprendre de ces réveils d’honneur. Et encore, à la date du 16 août :

« Je sens bien l’impossibilité de rien entreprendre de cette campagne, vu notre faiblesse ; mais je vous réponds que j’apporterai tous mes soins pour que tout soit réparé de bonne heure, et que je puisse avoir la consolation de réjouir de bonne heure (au printemps prochain) les dames de Mons »

Ne demandons pas à la plume de Louis XV l’élégance ; il se rencontre ici du moins une petite vivacité. L’intention se marque ; voilà un commencement de roi. Qui sait ? Télémaque bien en retard, mais excité cette fois par Eucharis et par Mentor, fera peut-être quelque chose de grand.

Une disposition d’esprit, pourtant, qui règne dans ces lettres de Louis XV et qui ne laisse pas de nous blesser un peu, c’est de voir que, dans son bon sens, il soit si vite résigné au mal, à la médiocrité des hommes et des temps ; il n’a ni le feu sacré ni le diable au corps ; il est totalement dénué du démon. « Ce siècle-ci n’est pas fécond en grands hommes. » Il le dit et en prend son parti, se consolant de n’avoir ni Condé ni Turenne, puisque les ennemis de leur côté n’ont ni de prince Eugène ni de Marlborough. On aime peu à voir cette décadence de la nation, avouée et reconnue d’un roi jeune, et qui devrait protester contre, ne fût-ce que par son exemple. Le maréchal de Noailles le lui insinue aussi respectueusement que possible :

« Votre Majesté me paraît frappée, autant que je puis l’être, de la stérilité des grands hommes ; ce n’est cependant pas, Sire, que je ne sois persuadé qu’il n’y ait de l’étoffe pour en faire ; il s’agit d’aider à la nature, d’exciter le zèle et l’émulation et de fournir aux bons sujets les occasions de se développer. Ces soins sont une partie essentielle de ceux de la royauté, et ne sont pas les moins difficiles à remplir ; mais ils ne le seront pas pour Votre Majesté, vu les talents que Dieu lui a donnés pour se faire aimer de ceux dont elle veut l’être, et pour discerner le mérite. »

Un peu de flatterie, il en faut ; il faut le passeport au conseil. Louange avec les princes, louange bien placée et bien choisie, c’est encore conseil.

Noailles a le mérite de pousser le comte de Saxe contre lequel Louis XV faisait d’abord quelques objections, se méfiant de lui à cause de sa qualité d’étranger :

« Les officiers, Sire, qui se portent vers le grand sont aujourd’hui si rares que, dans l’opinion que j’ai du comte de Saxe, je le regarde aujourd’hui comme un homme précieux pour votre État, qui mériterait des distinctions particulières s’il était votre sujet ; qui, étant étranger, en mérite encore de plus grandes, afin de l’attacher plus étroitement à Votre Majesté. Il a de l’élévation dans l’esprit et des sentiments dans le cœur »

Et l’on peut remarquer, à ce propos, que le maréchal de Noailles avait le talent de ne pas choisir trop mal ses amis : sous la Régence, il avait adopté le chancelier d’Aguesseau et se l’était étroitement attaché et acquis ; en 1743, il poussait le comte de Saxe. Ce dernier, tout lié qu’il était avec le maréchal et dans les termes de la reconnaissance, en parlait assez légèrement dans l’intimité. Le maréchal de Noailles avait surnommé Du Verney, cet habile munitionnaire des armées, « le général des farines76 » ; et un jour qu’on citait ce mot chez Mme de Pompadour, le comte de Saxe présent ne put s’empêcher de dire que ce général des farines s’entendait mieux aux choses de la guerre et en savait plus long sur le métier que le vieux maréchal. Voilà de ces mots qui déjouent les correspondances et papiers d’État. Je ne les donne que pour ce qu’ils valent, mais il ne faut pas tout à fait les ignorer.

Le maréchal de Noailles, qui sentait mieux que personne les difficultés et la faiblesse de la situation à la fin de la campagne de 1743, se gardait bien de prendre le roi au mot et de lui conseiller de paraître à l’armée ; il répondait sur ce point évasivement, et de manière à remettre le bon vouloir à une meilleure occasion. Commandant l’armée d’Allemagne, il s’entendait assez mal pour les vues avec le maréchal de Coigny qui, lui, commandait en Alsace et qu’il n’y aurait point voulu. Coigny, vieux lui-même, plus vieux que Noailles, était de ces militaires dont on pouvait dire, en appliquant un mot de Villars, que « s’ils n’ont pas inventé la poudre, du moins ils ne la craignent pas ». À Paris et dans les salons on le faisait valoir à l’excès, par opposition à son collègue : « Les troupes, disait-on, ont en lui une entière confiance, parce qu’elles sont assurées qu’il paye de sa personne, et que le courage est ce qui les frappe le plus. » Louis XV qui, pendant ces mois-là, se comparait à l’oiseau sur la branche et qui désirait, disait-il, vieillir, ne pouvait s’empêcher de tenir le maréchal de Noailles au courant de ces méchants propos :

« J’ai promis de vous tout dire, vous voyez que je tiens parole. Vous connaissez Paris ; l’on n’y est pas content de vous ; l’on y dit encore du bien du maréchal de Coigny, mais, vraisemblablement, cela ne durera pas longtemps. » (27 septembre 1743.)

C’est un roi découragé et décourageant que Louis XV ; ce n’est pas de lui qu’on dira qu’il avait confiance en son étoile. Son langage, même dans les meilleurs moments, est bien peu celui d’un roi :

« Peut-être ne prend-on pas assez de précautions : mais je vous réponds qu’on en prend. Dame ! si tout le monde était comme vous et moi, et le bon Dieu surtout, cela irait bien ; la volonté est très grande, mais les moments sont bien critiques »

Ce n’est là certes ni la langue de Louis XIV ni celle de Henri IV, ni leurs sentiments non plus.

On ne se fait pas idée du traînant et du négligé de ces lettres. Les exemples que j’en pourrais donner seraient trop fastidieux.  Au printemps suivant (mai 1744), à grand renfort de Mme de Châteauroux, du duc de Richelieu et du maréchal de Noailles, ligués et conspirant pour sa gloire, Louis XV se décide enfin ; il visite ses frontières du nord et se met à la tête de l’armée. On prend Menin sous ses yeux ; Ypres capitule en sa présence. Mais une grave diversion éclate en Alsace : le prince Charles de Lorraine passe le Rhin et envahit le royaume. M. de Coigny se retire sous Strasbourg ; le roi se dirige sur Metz pour conférer avec le maréchal de Noailles qui a encore la haute main. Il y a, dans une des lettres du roi à ce moment, une phrase où il veut faire le soldat ; il essaye d’en prendre le ton :

« J’ai bien de l’impatience d’être à Metz et de conférer avec vous et M. de Belle-Isle, lequel sait aussi bien que vous ma façon de penser. Je sais me passer d’équipage, et, s’il le faut, l’épaule de mouton des lieutenants d’infanterie me nourrira parfaitement. »

Cela ne tiendra pas. D’ailleurs, la maladie arrive ; Louis XV est à deux doigts de la mort. Le maréchal de Noailles, en cette crise troublante, ne fait rien qui vaille en Alsace, et s’il est vrai que Louis XV ait dit au comte d’Argenson : « Écrivez de ma part au maréchal de Noailles que, pendant qu’on portait Louis XIII au tombeau, le prince de Condé gagna une bataille » ; si ce mot, qui a tout l’air de ceux qu’on fait après coup et qu’on prête aux rois, n’est pas de l’invention de Voltaire, le maréchal répondit mal à l’appel ; il ne répondit certainement pas à l’intention ; il a manqué là le moment rapide, le moment illustre ; il n’est pas Turenne, et dès cet instant le prestige de son grand crédit s’évanouit. Il sera consulté encore ; il siège au Conseil, il correspondra toujours avec le maître, il prendra une part essentielle aux Affaires étrangères et aura une ambassade de confiance et de famille en Espagne ; mais d’autres désormais prétendront à l’intime faveur et à l’exercice du pouvoir : la roue a tourné77.

IV

Je reviens au langage de Louis XV ; il me paraît caractéristique. Ce roi parle un très bon français, en ce sens que ce français est de souche, mais c’est un français si familier qu’il en est trivial et bas. Ce sont des dictons, des proverbes : Nécessité n’a pas de loi Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée À la bonne heure lui prit la pluie On se demande où ce jeune homme sur le trône a pris cette quantité de locutions populaires, vulgaires, même surannées (du depuis pour depuis) ; on sent qu’il a dû beaucoup commérer avec sa domesticité et avec les gens de service. Voici un passage, entre cent, où la pensée n’est pas plus élevée que l’expression :

« J’adresse ma lettre pour vous au comte de Noailles (le second fils du maréchal), afin que M. Amelot (le ministre des Affaires étrangères), qui lui enverra, ne sache pas que je vous écris, et, de plus, cela lui donnera un petit tire-laisse dont je me réjouis d’avance. »

Un roi qui fait une niche à son ministre en se frottant les mains, et qui appelle cela lui donner un petit tire-laisse ! Ce n’est plus, encore une fois, du Louis XIV. En écrivant comme en agissant, Louis XV s’est classé. Son style est de l’homme même : il trahit la paresse et un sans-gêne excessif. C’est le ton d’un roi qui se laisse aller.

La phrase à la Louis XIV, ou qu’on appelle de ce nom, est ample, un peu longue, mais majestueuse. La langue que parlait le grand roi était réellement en accord avec celle que parlaient ou qu’écrivaient de son temps les plus éloquents et les mieux disants des écrivains ; entre l’une et l’autre il y a convenance parfaite et harmonie. Boileau, Massillon, Mme de Caylus, ont pu, à cet égard, louer Louis XIV, et sans trop de flatterie : « Il construit admirablement tout ce qu’il dit. Il apporte dans les moindres choses une éloquence juste et précise. Il conte le plus agréablement du monde. » Ce sont là des jugements acquis à la littérature, des vérités littéraires bien établies sur Louis XIV. Fénelon n’était pas un flatteur ou il ne l’était qu’avec goût, lorsque dans son Mémoire sur les occupations de l’Académie française, et conseillant à la docte Compagnie de donner une Rhétorique et une Poétique, il disait :

« S’il ne s’agissait que de mettre en français les règles d’éloquence et de poésie que nous ont données les Grecs et les Latins, il ne vous resterait plus rien à faire : ils ont été traduits Mais il s’agit d’appliquer ces préceptes à notre langue, de montrer comment on peut être éloquent en français, et comment on peut, dans la langue de Louis le Grand, trouver le même sublime et les mêmes grâces qu’Homère et Démosthène, Cicéron et Virgile, avaient trouvés dans la langue d’Alexandre et dans celle d’Auguste. »

Il y aurait à dire aux analogies, mais ce qui est certain, c’est que, s’il est naturel et juste de dire la langue de Louis XIV, il serait ironique et ridicule de dire la langue de Louis XV. Louis XV, en effet, n’a pas une langue en rapport avec celle des grands écrivains qui l’entourent : il est comme puni par là de ne les avoir pas assez appréciés, et de n’avoir pas vu ni reconnu le génie de son siècle dans les parties véritablement supérieures où il se rencontrait en effet. On cite de lui quelques mots piquants, des reparties heureuses ; mais en général, dans la conversation, il répétait à satiété les mêmes histoires, il ennuyait son monde, et de bonne heure on put dire qu’il rabâchait. Pour ce qui est de sa langue écrite, elle n’offre aucune qualité ; elle n’a rien, absolument rien d’un contemporain de Montesquieu ou de Voltaire, ou même de Duclos ; aucun tour, aucune netteté, aucune vivacité. Pas le moindre soin ; des mots oubliés ou restés en blanc, peu lui importe ! Les longueurs, les reprises, les rallonges de phrases sont inimaginables ; elles sont bien, je l’ai dit, l’image du dedans, d’une pensée sans nerf, sans vigueur. Il faut peut-être en donner une dernière preuve : un jour, il s’était fait mal à la chasse, il s’était forcé quelque fibre dans le cou, et l’on avait exagéré à Paris ce très léger accident. Voici en quels termes le roi en écrit au maréchal :

« Je suis fâché que votre santé soit altérée ; pour la mienne, elle est très bonne. Je sais qu’on m’a mené vite à Paris ; mais, Dieu merci, je n’ai eu qu’un effort dans le col, lequel a dégénéré en rhumatisme, dont je me sens encore un peu, mais qui ne m’empêche de rien, et mon sang est resté tout entier dans mes veines, sans qu’il en soit sorti plus d’une goutte, occasionnée par une coupure que je me suis faite au petit doigt, en soupant, dimanche dernier, au grand couvert. »

Je ne sais si c’est la Correspondance de Napoléon dont je suis plein, qui me gâte et me rend plus difficile, mais il me semble qu’il est impossible d’écrire une phrase telle que celle qu’on vient de lire, à la Louis XV, et de partir vaillamment en guerre le lendemain pour être un héros. Tout se tient, le mouvement, le rythme intérieur, le geste, la parole, la plume, l’épée.

Malgré tant de remarques critiques auxquelles j’ai peut-être trop paru me complaire, cette publication qui éclairera désormais plus d’un point d’histoire resté jusqu’ici obscur ou caché, et pour laquelle on doit des remerciements à M. Camille Rousset, ne laisse pas d’être relativement honorable pour les deux correspondants ; elle l’est, après tout, pour le bon sens de Louis XV, sinon pour sa grandeur d’âme ; elle l’est davantage pour le maréchal de Noailles, et devant la postérité elle balancera, sans les couvrir entièrement, bien des mauvais propos et des médisances dont il avait été l’objet. Elle explique et justifie jusqu’à un certain point cette réputation de citoyen qu’il ambitionnait vers la fin, et que Louis XV lui-même lui accorde : « Ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais vos bonnes qualités ; celle de citoyen est au-dessus de toutes. » Le mot était décidément en circulation depuis Vauban, et dans le sens de patriotisme, d’amour du bien public. On peut maintenant se faire une idée complète, ce me semble, du maréchal de Noailles, et donner la véritable définition de ce personnage multiple qui appartient à deux régimes et à deux siècles : un courtisan du temps de Louis XIV, tournant avec les années au citoyen.