(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « L’Académie française »

L’Académie française173

On peut railler l’Académie en France : elle n’a pas cessé d’être populaire en Europe. Certainement tout étranger de distinction qui parle le français comme sa langue, arrivant dans la capitale, après les curiosités les plus voyantes et les visites les plus pressées, quand il en viendra au fin des choses, quand, son gros appétit apaisé, il n’aura plus à songer qu’aux friandises du dessert, demandera : « À quand une séance de l’Académie française ? à quand une réception ? »

Je suis même bien sûr que parmi les voyageurs asiatiques, s’il en était de Chinois, ce serait une des premières questions, et peut-être la première, qu’adresserait un mandarin lettré à son guide ou introducteur. Rien dans nos usages ne l’étonnerait moins ; rien ne lui parlerait mieux.

Ce qu’on pourrait souhaiter de plus agréable comme complément d’exposition parisienne à une élite de voyageurs encore curieux de bel esprit, ce serait donc une telle séance, surtout s’il s’y rencontrait quelques-uns de ces contrastes, quelqu’une de ces antithèses de morts ou de vivants comme on en a vu. Mais il serait dur de tuer tout exprès un de nos confrères ou nous-même, et de le tuer à temps pour faire ainsi les honneurs de l’esprit français et pour ménager une fête littéraire, fût-ce aux plus aimables des étrangers.

Il y aurait pourtant quelque erreur à croire que l’Académie française d’aujourd’hui est la plus ancienne des institutions subsistantes, que seule, comme on l’a dit souvent, elle a survécu à tout un passé englouti, qu’elle a surnagé par miracle comme l’Arche et n’a pas fait le grand naufrage. L’ancienne Académie française, née sous Richelieu, a péri bel et bien avec le trône de Louis XVI : institution essentiellement monarchique, elle a suivi le sort de la royauté au 10 août. L’Académie actuelle a des origines plus simples, toutes modernes, qu’elle s’est efforcée plus d’une fois de reculer et de recouvrir, comme si elle avait besoin d’une plus ancienne noblesse et plus vraie que celle du talent et du mérite !

L’ancienne Académie française étant morte, ayant été détruite et supprimée comme toutes les Académies en 1793, la Convention nationale, qu’assaillirent d’abord des soins plus impérieux que ceux de la littérature et des arts de la paix, la Convention, sitôt pourtant qu’elle y vit jour, se recueillant au lendemain de la Terreur et des proscriptions, aspirant à instituer, à laisser après elle un régime républicain éclairé et durable, eut une grande pensée, digne couronnement du xviiie  siècle : elle fonda l’Institut par cette parole créatrice et féconde : « Il y a pour toute la République un Institut national chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences174» Cet Institut national, dans sa simplicité première, composé de cent quarante-quatre membres résidant à Paris et d’un égal nombre d’associés répandus dans les différentes parties de la République, et pouvant aussi s’associer des savants étrangers au nombre de vingt-quatre, se divisait en trois classes : la première comprenant les Sciences physiques et mathématiques ; la seconde, les Sciences morales et politiques ; la Littérature avec les Beaux-Arts formait la troisième classe. Ces trois classes étaient divisées elles-mêmes en sections dont les objets d’étude répondaient à un exact dénombrement des connaissances humaines. Le testament philosophique des Encyclopédistes, et notamment de Condorcet, se trouvait de fait réalisé. Tout ce qu’on avait pu dire autrefois sur l’inutilité de l’Académie française, avec son mélange de grands seigneurs et de prélats, n’avait ici nulle prise : chaque membre de l’Institut était par là même un producteur et travailleur distingué, un commissaire autorisé dans sa branche d’étude175.

La première séance publique de l’Institut national eut lieu le 15 germinal an IV (avril 1796) : ce fut Daunou qui prononça le discours d’inauguration dans cette réunion solennelle en présence du Directoire, des ministres, des ambassadeurs, de l’élite de la société française. Son discours est excellent, généreux ; mais on ne peut se dissimuler que la littérature proprement dite, la poésie, y sont tenues un peu à l’étroit et, en quelque sorte, surveillées par les sciences, par l’école philosophique alors en vigueur. Ce terme de classe même sent la gêne et l’école, et semble ne pas appeler la poésie. « Le goût et la raison, la littérature et les sciences, contractent, selon l’orateur, en ce jour, une alliance solennelle » ; mais, quelle que soit l’ingénieuse rédaction sous laquelle cette alliance est présentée, la chaîne est courte et le poids s’en fait sentir. Gardons-nous toutefois de méconnaître ce qu’il y avait de grand, d’utile, d’applicable à une société républicaine et libre dans ce premier programme, tracé tout en vue du travail et de l’émulation des membres, du concert et du progrès des connaissances humaines. Ajoutez que l’écueil des Compagnies toutes littéraires, le vice du genre académique proprement dit, qui est la célébration de soi-même et l’exagération de la louange, était évité. Il n’y avait point alors, sous cette forme première, de secrétaire perpétuel : on était en République, et cette perpétuité eût senti la monarchie. Chaque secrétaire, nommé par sa classe, restait en fonction pendant un an seulement et ne pouvait être réélu qu’une fois. On redoutait jusqu’à l’ombre de la dictature, même dans l’ordre de la pensée ; que dis-je ! surtout dans cet ordre-là.

La forme de l’Institut national, son organisation, fut essentiellement modifiée sous le Consulat, et son esprit, je n’ose dire s’altéra, mais du moins se modifia essentiellement aussi. Il se serait à coup sûr altéré si le premier Consul eût écouté Fontanes, qui, dès les premiers mois de 1800, ne proposait ni plus ni moins que le rétablissement pur et simple de l’Académie française avec la liste des noms qui la devaient composer176. C’eût été sur un point toute une contre-révolution. Le premier Consul n’eut garde de se prêter à ce coup de tête d’ancien régime, et ce ne fut que trois ans plus tard qu’après mûre délibération il procéda à la réorganisation de l’Institut tout entier sur un plan conforme à ses vues de gouvernement. La classe des Sciences morales et politiques fut supprimée, et cependant, au lieu de trois classes, l’Institut fut porté à quatre. La première classe continua de comprendre les Sciences physiques et mathématiques ; la seconde fut exclusivement consacrée à la Langue et à la Littérature françaises qui se dégageaient de la sorte et se définissaient davantage. La troisième classe fut celle d’Histoire et de Littérature anciennes. Les Beaux-Arts formèrent la quatrième et dernière. On avait beau dire, on revenait très sensiblement à l’ancien régime. Derrière ces dénominations de classes, en effet, se dessinaient de nouveau et reparaissaient assez reconnaissables l’ancienne Académie des Sciences, l’ancienne Académie française, l’ancienne Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, les anciennes Académies de Peinture, de Sculpture ; on rentrait, sauf les noms, dans les mêmes cadres. De plus, les secrétaires perpétuels en titre reparaissaient aussi. C’était bien le moins sous un Consul à vie, bientôt Empereur.

L’ancienne Académie, fille adoptive de Richelieu et bientôt de Louis XIV, avait eu pour premier secrétaire perpétuel Conrart, et pour dernier secrétaire perpétuel, sous Louis XVI, Marmontel.

M. Suard, membre de l’ancienne Académie française, fut le premier secrétaire perpétuel de la nouvelle qui, à peine déguisée sous le titre de classe de la Langue et de la Littérature françaises, et ambitieuse du passé, faisait tout dès lors pour paraître la continuation pure et simple de la feue Académie. Royaliste d’opinion et de sentiment, il inaugure, dès 1803, Père recommençante de la monarchie, et il vécut assez pour inaugurer, en 1816, l’ère de l’Académie redevenue bourbonienne et royaliste.

Depuis 1803, d’où date la création des secrétaires perpétuels, on pourrait écrire une histoire de l’Académie par chapitres inscrits à leur nom. On a l’Académie sous M. Suard, sous M. Raynouard, sous M. Auger, sous M. Andrieux (ce fut court ; M. Arnault également n’eut qu’un règne très court), enfin sous M. Villemain : ce dernier règne depuis trente-deux ans.

Règne ou gouverne, car les secrétaires perpétuels ont de fait le gouvernement de l’Académie.

Qu’est-ce, en effet, qu’un secrétaire perpétuel, s’il remplit toutes les conditions de son office et s’il en a l’esprit ?

Le secrétaire perpétuel a d’abord cela pour lui qu’il est perpétuel et qu’il dure ; les présidents ou directeurs se succèdent et changent, lui il ne change pas : il est un sous-directeur à vie, autant dire un directeur sous titre modeste. S’il n’a pas la plus grande influence dans la Compagnie, c’est qu’il ne le veut pas. Il ne manque aucune séance, tandis que les académiciens sont irréguliers, vont et viennent comme au temps de Furetière, s’absentent volontiers l’été, n’arrivent qu’après le commencement des séances et partent quelquefois avant la fin. Lui, il suit les questions, il les possède à l’avance, il les prépare, il les pose, et par la manière dont il les présente, s’il est habile, il suggère dans la plupart des cas la solution et incline déjà les suffrages. Il a, sans en avoir l’air, et pour peu que cela lui plaise, le premier et le dernier mot dans les discussions. Seul, il a le dépôt de la tradition et il sait la rappeler à propos : il peut même parfois oublier de la rappeler, s’il lui convient. Il rédige le procès-verbal, et si, quand il est un peu paresseux ou trop occupé ailleurs, il ne tient qu’à lui de faire cette rédaction courte et sèche, il ne tient qu’à lui aussi (et nous en avons l’exemple en M. Villemain) de la faire riche, abondante, élégante, de reproduire les paroles, les discours, en les accentuant ou en les adoucissant ; il est même juge des convenances dans la manière de rédiger certaines décisions de la Compagnie, et, pour peu qu’on soit distrait ou complaisant (et on l’est presque toujours), il peut, sans être infidèle, introduire ses propres réserves jusque dans ce qui a été voté et décidé. Il est, dans les séances publiques, l’organe officiel de la Compagnie : à lui il appartient de motiver les arrêts littéraires dont il est le rapporteur, le dispensateur et assurément le premier et le dernier juge. Son éloquence (s’il est éloquent) est l’orgueil de la Compagnie tout entière, flattée de se voir représentée avec tant d’honneur et de faveur. Enfin il reçoit, il a un salon qui est celui de la Compagnie même, un salon où l’on discute à l’avance les choix, où on les prépare, où l’on respire un air attiédi, tempéré, où les candidats prochains s’acclimatent, où les visages s’accoutument, où les aspérités non académiques s’émoussent ; et, pour peu que le secrétaire perpétuel ait de tact, de connaissance du monde et d’urbanité, il imprime insensiblement à tout ce cercle poli un mouvement dont il est l’âme. Ce secrétaire perpétuel accompli, dont j’omets encore plus d’un trait, l’Académie française ne l’a jamais eu, sans doute : ni Raynouard docte et brusque, ni Auger instruit et aigre, ni Andrieux d’un goût fin mais sans souffle, ni Arnault caustique et sans grâce, n’en avaient toute l’étoffe ; mais le premier et le dernier en date des secrétaires perpétuels, M. Suard et M. Villemain ont offert, réunies en eux, plusieurs des qualités que je viens d’énumérer : M. Suard a eu tout le tact d’un homme de l’ancien monde, influent avec politesse et non sans dignité. M. Villemain a le charme public, l’éloquence. Tous deux, pendant des années, ont extrêmement influé sur l’Académie.

Le gouvernement de M. Suard ne dura pas moins de treize années (1803-1817). Les rapports de ce secrétaire perpétuel, lus dans leur continuité, forment un ensemble des plus honorables. La théorie qui y préside et qui n’est autre que celle de l’école du goût, de l’école d’Horace, de Despréaux et de Voltaire, s’appliquait avec une exacte convenance à des ouvrages qui ne sortaient point des cadres connus. Les sujets proposés en ces années par l’Académie française sont d’un ordre élevé et qui fournissait une juste arène aux jeunes talents. Le Tableau littéraire du xviiie  siècle, remis jusqu’à cinq fois au concours, les Éloges, plus heureux et emportés d’emblée, de Corneille, de La Bruyère, de Montaigne, de Montesquieu, donnent occasion à M. Suard de toucher à ce qu’il possède à fond ; mais il ne le fait qu’avec sa discrétion accoutumée, se bornant à sa tâche de rapporteur, n’affectant point d’évoquer et de traiter pour son compte les sujets dont il laisse tout l’honneur aux pièces couronnées. Seulement, dans le dernier de ses rapports, daté de 1816, ayant à parler du concours pour l’Éloge de Montesquieu, le Nestor de l’Académie s’animait, l’octogénaire sentait son cœur s’échauffer en songeant qu’il lui avait été donné d’être admis, bien jeune, dans la société de l’illustre écrivain, et il le définissait avec autorité et délicatesse en quelques mots mesurés et choisis qui expriment eux-mêmes la parfaite urbanité littéraire177. C’est ainsi qu’au moment où l’Académie reprenait avec son ancienne dénomination ses anciennes prérogatives, M. Suard donnait la main à deux siècles et renouait, comme Louis XVIII, « la chaîne des temps ».

Il est à remarquer toutefois que l’Ordonnance du 21 mars 1816, contresignée Vaublanc, qui semblait restaurer dans son principe et dans son intégrité l’Académie française, la mutilait en même temps, éliminant de la liste nouvelle certains noms qu’on bannissait d’autorité, et y inscrivant d’autres noms en faveur et non élus. Cette Ordonnance soi-disant réparatrice était donc entachée d’iniquité : il y entrait de la réaction. Aussi l’Académie française ne doit-elle jamais la considérer comme une source pure de ses origines nouvelles et comme un lien parfaitement légitime de ses traditions renouées. M. Suard, qui en célébra sans réserve l’avènement, n’était pas libre de la critiquer sur les points odieux et tout arbitraires, et s’il eût été plus libre, il n’eût rien blâmé ; car s’il n’avait pas conseillé, il avait approuvé du moins. Ce fut un tort qui revient en partie aux malheurs d’un tempsrégnaient les haines civiles.

Les rapports de M. Raynouard, dont le gouvernement comme secrétaire perpétuel dura neuf ans (1817-1826), n’eurent jamais rien de cette finesse, de ces qualités peu marquées, mais distinguées, qu’offrait la manière de Suard. M. Raynouard est homme d’affaires ; ses rapports sont consciencieux, un peu longs, un peu lourds, non exempts par endroits d’une certaine déclamation. La véritable élégance, celle du genre, s’y laisse absolument désirer. On peut dire qu’ils sont neutres.

Une remarque est à faire sur le rôle général de l’Académie pendant ces vingt ou vingt-cinq premières années du siècle. Son autorité n’est pas contestée : tous les nouveaux venus, les jeunes talents s’adressent d’abord à elle et comparaissent devant son tribunal pour disputer les encouragements et les récompenses. Ils aspirent à prendre leurs grades dans ses concours. Aussi dans les rapports de Suard et dans ceux de Raynouard, il n’y a pas trace de polémique. On voit seulement dans les rapports de Suard que l’Académie se reconnaît et se présente très justement comme autorité plus grave et plus compétente, par opposition aux journalistes (ceux du premier Empire) qui étaient naturellement plus enclins à dénigrer les auteurs qu’à encourager les Lettres, et qui, pour la plupart, ne pensaient qu’à divertir le public. Et dans les rapports de Raynouard, on entrevoit, au milieu de grands éloges pour l’abbé Delille, que l’Académie entend faire digue aux excès de l’école descriptive, faire acte de sévérité envers les disciples.

Il est aisé de saisir ici une tendance, un prochain danger. L’Académie, dès qu’elle en vient à se croire un sanctuaire orthodoxe (et elle y arrive aisément), a besoin d’avoir au dehors quelque hérésie à combattre. En ce temps-là, en 1817, à défaut d’autre hérésie, et les Romantiques n’étant pas encore nés ou en âge d’hommes, on s’en prenait aux disciples et imitateurs de l’abbé Delille. Delille était un téméraire heureux, un novateur, enfant gâté du public, à qui l’on passait une fois pour toutes ses gentillesses et qu’il était interdit d’imiter.

Mais les choses n’en restèrent pas longtemps à ce point. M. Raynouard, qui se démit en 1826 d’une partie de ses fonctions et de son titre de secrétaire perpétuel, fut remplacé par M. Auger, et, dès ce moment, l’Académie en corps devint ou parut tout à fait hargneuse et ouvertement hostile au mouvement nouveau qui, depuis quelques années, se dessinait sous le nom un peu vague et complexe de Romantisme. M. Raynouard, il est vrai, continua, malgré sa démission, de se charger des rapports annuels jusqu’en 1830 et de s’acquitter de cette tâche fort honnêtement ; mais M. Auger ne manquait pas d’occasions de parler en séance publique ; il eut plus d’une fois à répondre à des récipiendaires, et il n’avait pas même attendu d’être secrétaire perpétuel pour engager fâcheusement l’Académie. Étant directeur en 1824 et présidant en cette qualité la réunion publique des quatre Académies le 24 avril, il ouvrit la séance par un discours qui fut une véritable déclaration de guerre et une dénonciation formelle du Romantisme ;

« Un nouveau schisme littéraire, disait-il, se manifeste aujourd’hui. Beaucoup d’hommes, élevés dans un respect religieux pour d’antiques doctrines, consacrées par d’innombrables chefs-d’œuvre, s’inquiètent, s’effrayent des projets de la secte naissante, et semblent demander qu’on les rassure, L’Académie française restera-t-elle indifférente à leurs alarmes ? et le premier Corps littéraire de la France appréhendera-t-il de se compromettre en intervenant dans une dispute qui intéresse toute la littérature française ?… »

Ce discours eut un grand retentissement : il fit le bonheur et la jubilation des adversaires. Le spirituel escarmoucheur Henri Beyle (Stendhal), dans ses hardies brochures, allait redisant avec gaieté : « M. Auger l’a dit, je suis un sectaire. »

Ayant à recevoir M. Soumet cette même année (25 novembre), M. Auger redoublait ses anathèmes contre la forme du drame romantique, contre « cette poétique barbare qu’on voudrait mettre en crédit », disait-il, et qui violait de tout point l’orthodoxie littéraire. Tous les mots sacramentels, orthodoxie, secte, schisme, étaient proférés, et il ne tenait pas à lui que l’Académie ne se constituât en synode ou en concile. M. Auger ne vécut pas assez178 pour être témoin de l’élection de Lamartine (1829), qui, ne semblât-elle qu’une exception glorieuse, ne laissait pas de donner aux doctrines exclusives un éclatant démenti. Les novateurs ne s’y trompèrent pas : le jour de la réception solennelle du grand poète fut pour eux une fête et comme un premier triomphe : ce jour-là, s’il m’en souvient bien, plus d’un jeune romantique, introduit par les portes intérieures sous la conduite de David d’Angers, avait bravé la consigne et occupait par avance, grâce à l’heureuse licence d’alors, une place sur les bancs mêmes de l’Institut, côte à côte avec les immortels.  Malgré cette journée brillante, il fallut plus de dix ans encore, pour que Victor Hugo, après des assauts réitérés, entrât par la brèche (1841).

M. Andrieux, qui succéda à M. Auger en 1830, suivit ; par goût et par passion la même voie dogmatique étroite, et crut, à son tour, devoir débuter par un renouvellement du même manifeste. Le sujet de poésie proposé par l’Académie pour 1831 était la Gloire littéraire de la France. C’était un défi jeté aux Romantiques : l’Académie demandait la glorification du xviie  siècle et de nos grands poètes classiques qu’on accusait les novateurs d’insulter et de vouloir détrôner. Mais bien d’autres préoccupations étaient venues à la traverse et absorbaient cette année-là l’attention publique ; d’autres trônes, dans l’intervalle, avaient croulé ou tremblaient sur leur base, la rue grondait, et la voix d’Andrieux, avec son filet mince, s’entendit à peine. M. Arnault, qui lui succéda et qui eût continué le même air d’une voix plus rauque, ne fit que paraître et disparaître au fauteuil de secrétaire perpétuel ; mais, avec M. Villemain qui vint s’y asseoir dès 1835, l’Académie, comme par enchantement, dépouilla le vieil homme : elle parut, d’un jour à l’autre, avoir changé subitement d’esprit comme de ton. C’était un charme alors d’ouïr cette voix harmonieuse et dorée qui semblait celle de la sirène : c’est plaisir encore aujourd’hui de lire ou de parcourir ces premiers rapports, tracés d’une plume élevée et brillante : on se sent véritablement dans une sphère étendue et supérieure où la lumière se joue. Tout cela est fin, habile, élégant, insinuant, d’un tour vif, d’un arrêt net, d’une grâce courante et légère. Les jugements de M. Villemain, depuis, se sont développés et comme déployés de plus en plus dans des rapports toujours savants et composés avec art ; mais, en appréciant certes le mérite des pages écrites dans les dernières années, je préfère encore ce beau talent dans sa manière moyenne, dans ce tour svelte, ingénieux et neuf, qui était d’abord le sien. Ici nous n’avons plus affaire à des théories absolues, étroites, toujours sur le qui-vive et la défensive : l’ancien goût est satisfait par de justes réserves, mais l’inspiration nouvelle reste libre : on semble lui faire appel et la désirer. Sous M. Villemain, l’Académie peut avoir des omissions, elle a trop de goût pour avoir des exclusions formelles et des anathèmes.

On en est là depuis plus de trente ans. M. Villemain n’a pas cessé d’être l’organe et l’homme de l’Académie, son premier ministre, de la représenter en titre et en réalité. Pendant ses années de ministère ou ses absences obligées, il a été suppléé par M. Lebrun, esprit judicieux et caractère équitable, qui possède à un haut degré ce qu’on peut appeler le patriotisme de l’Académie, je veux dire qu’il est tout dévoué au bien et à l’honneur du Corps. Mais, à chaque rentrée, M. Villemain a repris toute l’influence active et pénétrante qu’il a gardée jusqu’à ces derniers temps.

Il faut bien parler politique quand il s’agit de l’Académie. Depuis la réorganisation de l’Institut en 1803, elle a traversé et vu se succéder jusqu’à cinq régimes : l’Empire, la Restauration, le règne de Louis Philippe, la République et le second Empire. De ces cinq régimes, l’Académie a complètement adopté et embrassé, pour ne pas dire préconisé, les trois premiers. Elle, a supporté la république de 1848 ; mais le dernier et présent régime semble avoir été jusqu’ici pour elle plus difficile à épouser, ou du moins elle ne s’y est point ajustée et adaptée comme aux précédents. Un signe l’indique assez : aucun homme politique du second Empire, quelque talent de parole ou de plume qu’il ait montré, n’a été nommé membre de l’Académie.

Ce peu d’accord et de concert s’explique par la quantité de personnages politiques considérables des régimes précédents que renferme l’Académie. Assez de marques s’en sont produites au dehors, assez de bruits en ont transpiré du dedans pour que ce ne soit pas une indiscrétion de noter le fait. Dans tout ce qui s’est dit et répété là-dessus, il y a eu, d’ailleurs, infiniment d’inexactitudes et beaucoup d’ignorance de ce qui s’est passé. Un académicien seul (et encore parmi les assidus) aurait pu raconter fidèlement ce qui s’est dit, ce qui a surgi à l’improviste en mainte séance, déjà ancienne, et je dois ajouter que nul ne l’a fait. Il y a une bienséance qui ne se viole jamais entre honnêtes gens. On peut, quand on est de l’Académie, la contredire, la blâmer même au dehors, mais les conversations intérieures restent des conversations : on en parle le soir dans un salon, on les répète tout au plus entre amis ; mais l’écho n’en arrive jamais au public que très vague ou très altéré. Ceux qui écoutent aux portes sont trop peu au fait des us et coutumes de l’Académie pour ne pas mal entendre.

Ce caractère de salon, qui est le propre des réunions particulières de l’Académie française, ne peut guère être bien compris que par ceux qui en sont. Si l’on excepte, en effet, quelques cas rares où la vivacité de la passion a forcé un moment le ton et dépassé la convenance, l’habitude est de vivre à l’Académie comme entre confrères et de ne s’aborder que par les surfaces polies. Vous, public, vous croyez peut-être sur la foi des journaux que tels et tels académiciens sont en guerre, à couteaux tirés, et vous êtes tout étonné, si vous passez par hasard dans la cour de l’Institut, un jeudi à quatre heures et demie, de voir ces mêmes hommes sortir ensemble, presque bras dessus dessous, et causer familièrement, amicalement.

Il y a cependant, dans les séances intérieures de l’Académie, des jours de grande discussion et comme de bataille rangée sur des sujets littéraires importants. Ces discussions donnent lieu à des joutes de parole, développées, agréables, solides pourtant, véritablement académiques dans le meilleur sens du mot. J’ai vu, quand il s’agissait de certaine pièce de théâtre à couronner (la Gabrielle de M. Augier, par exemple), des tours d’opinions où chaque membre était appelé à improviser son feuilleton pour ainsi dire : chacun savait trouver son point de vue nouveau, son aperçu ; les hommes politiques avaient le leur, et souvent qui n’était pas le moins piquant. Ces grandes conversations intérieures,, tout en y prenant sa petite part, on aime encore mieux se supposer un moment spectateur, sont de ces journées qui laissent la meilleure idée du mérite et même du charme qu’on retrouve toujours dans l’illustre Compagnie.

Je dois dire toutefois que, pendant le règne de Louis-Philippe, la quantité d’hommes politiques antagonistes, d’anciens ministres rivaux, qui se rencontraient les jours ordinaires dans cette salle étroite de l’Académie, amenait parfois des discussions et des contradictions un peu disproportionnées au sujet qui était sur le tapis. On sentait, jusque dans ces questions en elles-mêmes assez indifférentes, je ne sais quel souffle de passion et un surcroît de lutte qui venait du dehors et qui se produisait à tout propos. Sitôt que tel membre prenait la parole, tel autre membre la demandait immanquablement pour lui répondre et le contrecarrer, quel que fût le cas, souvent même avant de bien savoir de quoi il s’agissait et uniquement pour n’en pas perdre l’habitude. On en revenait presque, sous forme détournée, à la discussion parlementaire. La salle de l’Académie était un peu petite pour ces orages imprévus qui d’un rien grossissaient à vue d’œil, et les sujets en eux-mêmes prêtaient rarement à ces débordements d’éloquence. Nouveau venu alors dans l’Académie, admis depuis peu à partager l’intérêt de ses séances, je me faisais reflet parfois de regarder de très gros poissons rouges s’agitant et tournant dans un trop petit bassin.

Cet antagonisme entre les hommes a cessé depuis longtemps : les révolutions survenues, en établissant le niveau, ont bien plutôt uni et rallié ceux qui ont survécu. Les contradictions élevées au sein de l’Académie sont rares depuis bientôt dix-huit ans ; les voix récalcitrantes qui se sont élevées à certaines heures ont été à peu près solitaires. Il est juste de faire observer que la majorité s’est montrée indulgente pour cette infiniment petite minorité. Les vivacités mêmes ont bientôt obtenu grâce, car on les savait sincères.

Toute politique à part, dans la saison d’été, quand l’Académie est réduite au plus petit nombre, il s’engage souvent, à propos et autour de cet interminable Dictionnaire, des entretiens, des dissertations et digressions les plus agréables et les plus diversifiées. La littérature française, à partir du xvie  siècle, est tout entière passée en revue à l’occasion d’un mot : le point de départ est oublié, et le cercle de l’entretien grandit, s’étend, s’élargit toujours. En sortant de là, on est forcé de se dire, fût-on légèrement frondeur : « Allons ! l’Académie est encore le lieu de France où l’on parle le mieux de littérature et où l’on en goûte le mieux toutes les aménités. »

Mais dans les mois d’hiver, on est moins entre soi : les hommes politiques, absents depuis des mois et dispersés, se retrouvent, se rejoignent, s’y donnent rendez-vous comme dans un salon ; avant chaque séance, des pelotons animés se forment autour de la cheminée et dans le cercle de l’hémicycle : c’est en petit la physionomie d’une Assemblée ; et même alors que la littérature est mise en avant, quand le secrétaire perpétuel, lisant son très beau et très élégant procès-verbal, attend ou réclame le silence, de nombreux apartés se continuent à voix basse et s’obstinent parfois, bien après la séance commencée : pour quelques-uns, l’intérêt visiblement est ailleurs.  Mais bientôt, vers le milieu de l’hiver, après janvier, l’ordre des travaux, l’examen des livres à juger, dont quelques-uns curieux ou importants, la matière académique enfin, force l’attention, occupe et ressaisit tout le monde.

Et puisque j’ai parlé des procès-verbaux de M. Villemain, qui a fait révolution en ce genre et qui s’est piqué de rendre de chaque séance animée un tableau fidèle, il est à regretter que, suivant en cela un ancien usage, il ait évité, à chaque discours ou opinion, d’indiquer le nom de l’académicien qui parle : « Un membre dit un autre membre répond » Vous voilà bien avancés, gens du dehors. Il est et il sera impossible de retrouver jamais de qui il s’agit. On ne s’y reconnaît pas soi-même à une séance d’intervalle. Ces procès-verbaux, si parfaits et souvent plus beaux que nature, dans lesquels chaque membre s’exprime si bien, feront un jour le désespoir des érudits qui voudront retrouver le nom des acteurs et orateurs. Il n’y aura rien de certain, sinon que M. le secrétaire perpétuel a merveilleusement bien dit.

Je ne fais ni la satire ni l’histoire de l’Académie, m’efforçant simplement de résumer quelques réflexions qu’elle suggère. Je reviens au caractère politique qui a souvent compliqué sa physionomie littéraire. Évidemment l’Académie française au xixe  siècle a tenu de plus en plus avec les années, et les circonstances y aidant, à se distinguer de l’Académie du xviie , adoratrice idolâtre de Louis XIV, et à marquer son indépendance. Chateaubriand, le premier, sous le premier Empire, succédant à Marie-Joseph Chénier en 1812, avait essayé de faire entrer la politique dans les Lettres par ce Discours de réception, qui ne put être prononcé. En cela encore, il fut précurseur. L’Académie semble s’être ressouvenue plus d’une fois de cet exemple signalé d’opposition. Même dans les hommages qu’elle rendait au pouvoir royal sous la Restauration, elle s’était mise assez à temps au niveau de l’opinion publique : sa complaisance ministérielle sut s’arrêter quand il le fallut. Elle eut, à cette époque, une journée mémorable lorsque, s’associant au vœu de la France libérale, elle protesta, dans sa séance du jeudi 11 janvier 1827, contre le projet de loi sur la presse dû à M. de Peyronnet, et proposa une Adresse directe au roi. Elle fit, ce jour-là, sa rentrée dans le grand courant du sentiment public, de la pensée nationale d’alors, et elle confirma hautement cette disposition par le choix qu’elle fit, quelques mois après, de M. Royer-Collard pour remplacer M. de La Place. À partir de là, les choix, plus ou moins libéraux, et qu’acclamait ou désignait l’opinion, se succédèrent. Pendant la durée du règne de Louis-Philippe, l’Académie n’eut jamais lieu de marquer en rien sa dissidence. Elle avait même au besoin une sorte d’enthousiasme pour un régime auquel bon nombre de ses membres appartenaient de si près et qui satisfaisait tout son vœu. Un jour, M. de Cormenin ayant présenté au suffrage de l’Académie, pour un prix Montyon, les Entretiens de village, signés Timon, c’est-à-dire de ce même pseudonyme dont il signait ses pamphlets, une vive opposition s’éleva non contre l’ouvrage qui remplissait les conditions demandées, mais à cause de ce nom masqué qui semblait une armure de guerre. La question était devenue toute politique ; on se serait cru à une discussion du Palais-Bourbon. Au moment du vote, les zélés ne permettaient pas aux tièdes de sortir sans avoir auparavant déposé leur scrutin dans l’urne. Je ne sais ce qui se négocia ensuite et comment il se fit que ces mêmes Entretiens, repoussés une année du concours, furent acceptés sans bruit ni conteste l’année suivante.

M. de Tocqueville me faisait un jour remarquer que ce qui se passe dans une élection académique est plus raffiné que ce qu’on voit d’ordinaire dans les élections politiques : « Cela tient, disait-il, à l’état très avancé de ceux qui y prennent part. C’est plutôt un conclave qu’un collège électoral. » Il y a de ces surprises à l’Académie, même dans les délibérations ordinaires. Quelquefois les cartes se retournent, on ne sait comment. On l’a trop vu dans ce qui s’est passé, il y a trois ans (1863), lorsqu’il s’est agi de remplacer M. Biot. L’élection de M. Littré semblait chose convenue et assurée : les académiciens des divers côtés y donnaient les mains. Mais on avait trop compté sans l’intervention d’en haut. L’Esprit-Saint se mit subitement à agir et à opérer comme dans un conclave. Quelques jours avant l’élection, M. Dupanloup, évêque d’Orléans et académicien, dénonça publiquement M. Littré dans un Avis aux pères de famille. Il fit plus, il arriva d’Orléans la veille au soir de l’élection, et, le matin même du jeudi, il rendit visite à quelques-uns des membres sur qui il a prise. Il les décida à reculer devant le nom de M. Littré : on est si faible, si complaisant et si déférent pour un confrère (fût-il le moins assidu) quand on se voit obligé de l’appeler Monseigneur ! M. Littré, quelques heures après, échoua. On peut dire, à la lettre, que par cette démarche in extremis du prélat qui se déclarait son incompatible, il a été exclu, presque banni de l’Académie. Rendons-nous bien compte. Ainsi lui, M. Littré, qui appartient déjà à une autre classe de l’institut, il a été trouvé indigne de faire partie de cette classe de littérature et de grammaire, la même qui s’était honorée précédemment de compter le respectable M. de Tracy en tête de sa liste ; et l’on sait quelles étaient en philosophie les idées de M. de Tracy. Ah ! nous avons bien reculé en effet, nous sommes en arrière de la fermeté d’esprit de nos pères, et par ce seul exemple on peut mesurer la distance. C’est là dans les annales de la Compagnie une triste page, qu’il n’est pas possible d’effacer ni d’abolir, et qu’il n’y aurait qu’un moyen de déchirer. Vienne le jour (et puissé-je vivre assez pour le voir !) où un vote presque unanime de la Compagnie nommerait M. Littré spontanément et sans présentation de sa part. Alors seulement l’injure que l’Académie s’est faite à elle-même en frappant d’ostracisme un sage, et en se privant d’un membre dont elle avait le plus grand besoin pour ses travaux intérieurs, serait réparée et vengée. J’y compte peu.

Les choix de l’Académie, d’ailleurs, dans les élections diverses qui se sont succédé depuis quelques années, semblent faits et ménagés de telle manière qu’ils ne satisfont pas l’opinion, mais qu’ils ne la désespèrent pas non plus : je veux dire qu’ils n’y sont pas tous contraires. On ne donne pas tout à la voix publique désignant son candidat préféré, mais de temps en temps on lui accorde quelque chose. Le Corps, sans être populaire par ses choix, ne ferme pourtant pas tout à fait la porte au souffle du dehors. « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » est un proverbe qui ne semble pas à l’usage de l’Académie.

Ce n’est pas faire le prophète que d’avancer que l’Académie française est à la veille d’un renouvellement décisif et qu’elle va se trouver en présence d’un état intellectuel et littéraire de la société qui ne s’était pas vu encore. Sans anticiper sur des prévisions funestes, il est clair, par le seul chiffre des âges et d’après la loi fatale des choses, qu’avant peu d’années il se fera un vide immense dans tout le fonds ancien de l’Académie, dont nous-mêmes, plus que sexagénaires, nous faisons déjà partie et dont nous nous trouvons les plus jeunes. J’ai ouï dire à quelqu’un de nos anciens confrères, un peu trop attristé et de trop sinistre présage : « Nous serons les derniers des académiciens français. » Je ne le pense pas ; il y a de bonnes raisons pour que l’Académie subsiste ; mais il importe qu’en vivant elle se rajeunisse et qu’elle se maintienne dans un rapport vrai avec une société qui change.

La France, quels que soient son goût et ses vœux pour la liberté, est un pays où l’autorité, quand elle a pour elle l’ancienneté et la forme, ne déplaît pas. L’autorité de l’Académie, dans la mesure très douce, presque toute honorifique et rémunératoire, où elle est appelée à s’exercer, ne pourrait donner d’ombrage que si une démocratie toute radicale venait à triompher. Dans une France, même démocratique, comme elle tend de plus en plus à le devenir, l’Académie française mérite de garder son rang et peut avoir son influence utile.

L’essentiel est qu’en présence des autres classes de l’Institut qui travaillent, on soit convaincu qu’elle n’est pas un lieu tout de loisir ni une institution de luxe qui se croit quitte moyennant un ou deux bals publics de réception par an. Un article de sa réorganisation en 1803, et qu’elle ne devrait jamais perdre de vue, assigne une fonction particulière à la Compagnie des Quarante : « Elle est particulièrement chargée, nous dit cet arrêté fondamental plus précis qu’élégant, de la confection du Dictionnaire de la langue française ; elle fera, sous le rapport de la langue, l’examen des ouvrages importants de littérature, d’histoire et de sciences. Le recueil de ses observations critiques sera publié au moins quatre fois par an. » L’Académie est loin d’avoir été fidèle aux termes et à l’esprit de cet article fondamental. Aucun chef d’État depuis Napoléon Ier, aucun ministre dirigeant, animé du souci des Lettres, n’ayant rappelé à l’Académie ce point de sa constitution, il est tout naturel qu’elle l’ait oublié et laissé tomber en désuétude. Elle devrait bien d’elle-même le remettre en vigueur et se pénétrer de l’intention qui l’a dicté. Pour cela, elle aurait à tenir au courant et à mettre à jour,  tous les vingt-cinq ans, par exemple,  le Dictionnaire de l’usage qu’elle a laissé par trop s’arriérer, et elle ne devrait pas éviter non plus d’intervenir par un examen motivé dans la plupart des questions ou des œuvres qui émeuvent et partagent l’opinion publique littéraire. Je sais que l’examen que l’ancienne Académie a fait du Cid et celui que la nouvelle a fait du Génie du Christianisme peuvent ne point paraître encourageants : ces travaux, pourtant, l’un de Chapelain, l’autre de M. Daru, lus de près et sans prévention, font honneur à leurs auteurs. Mais sous une forme ou sous une autre, il est utile que l’Académie donne son avis, ait ses discussions intérieures et les consigne dans un Rapport public, qu’elle ne craigne pas, en un mot, de faire acte de jugement et de sincérité. Un Corps, sans doute, ne saurait, sans inconvénient, entamer de polémique ; mais autre chose est la polémique, l’anathème comme du temps de M. Auger, autre chose un examen raisonné et mesuré où l’on expose le pour et le contre des questions et où toutes les raisons se produisent. Or, depuis trente ans, l’Académie a trop semblé réserver son opinion sur toute chose littéraire, et elle, si prodigue en appréciations politiques, elle a éludé, en revanche, le péril de dire son sentiment dans les matières de goût.

Ou, si elle l’a fait, ce n’a guère été qu’indirectement, de façon oblique, jamais de face et de front. Aussi a-t-elle brillé par moments plutôt qu’elle n’a agi, qu’elle n’a véritablement compté et pesé en tant que Compagnie magistrale dans la destinée littéraire du pays.

L’Académie est riche ; elle dispose de fonds considérables, de donations qui s’accroissent chaque jour. Elle en a généralement bien disposé. Elle n’a qu’à persévérer dans la même voie, mais en osant un peu plus que par le passé, en concédant moins à des genres neutres, à des productions estimables, mais sans relief, et en s’attaquant davantage aux œuvres en qui sont en jeu les questions présentes et pendantes. Il n’y a pas tant à craindre, en littérature, de toucher à ce dont tout le monde parle. Voici un tableau résumé des prix, encouragements et récompenses dont l’Académie française est la dispensatrice et l’organe ; on verra mieux par ce détail de quels moyens d’action elle dispose.

Et d’abord, la somme allouée annuellement par l’État pour l’Académie et qui s’élève en tout à 85,500 francs, cette somme affectée en grande partie aux indemnités, droits de présence, etc., contient une réserve de 4,000 francs pour un prix d’Éloquence et un prix de Poésie. Les prix dits d’Éloquence ne sont plus toujours des Éloges, ce sont le plus souvent des Discours, des Études critiques sur des écrivains célèbres ou distingués : Vauvenargues, Bernardin de Saint-Pierre, Regnard, Saint-Évremond,  hier Chateaubriand, aujourd’hui Jean-Jacques Rousseau. Des concurrents de mérite répondent à l’appel de l’Académie. Rien de mieux. Le prix de poésie laisse plus à désirer, et c’est même une question de savoir s’il est bon de le maintenir sous cette forme. La poésie, en effet, paraît fuir depuis longtemps ces concours et s’abstenir des sujets proposés : elle n’y est que de nom. Il y aurait lieu, je le crois, d’aviser à une application meilleure et plus appropriée d’un prix qui trop souvent, à continuer comme on fait, se dérobe à son titre.

Les fondations provenant du grand philanthrope Montyon sont de deux sortes. La première fondation est affectée aux prix de vertu : il s’agit, aux termes du testament, de récompenser annuellement le Français pauvre ayant fait dans l’année l’action la plus vertueuse. Cette somme annuelle monte à plus de 20,000 francs : elle se répartit entre plusieurs lauréats vertueux et pauvres dont les titres sont pesés avec une grande équité.

La seconde fondation Montyon, toute littéraire, est, aux termes du même testament, destinée à récompenser le Français qui aura composé et fait paraître le livre le plus utile aux mœurs. La somme est environ par an de 20,000 francs.

L’Académie a tout fait pour étendre, pour interpréter, sans la fausser, l’esprit de cette dernière fondation ; elle y a vu un moyen d’encourager la littérature non seulement morale, mais élevée et sérieuse : à ce titre, elle a couronné le grand livre de Tocqueville sur l’Amérique, un bel exemple et l’application la plus mémorable du prix. Elle s’est, de plus, montrée ingénieuse à composer avec les reliquats des sommes, et moyennant autorisation du Gouvernement, des prix particuliers tout littéraires, soit pour d’utiles et bonnes traductions, soit pour la meilleure tragédie, soit (ce qui vaut mieux) pour les œuvres dramatiques en général. Elle a provoqué et couronné de sérieuses Études sur Ménandre, sur Thucydide, sur Tite-Live. Revenant tout à fait à l’esprit de son institution, elle a pu, à l’aide de ces reliquats Montyon, décerner en 1846 un prix assez considérable pour un Lexique de Molière ; en 1859, pour un Lexique de Corneille ; en 1866, pour un Lexique de madame de Sévigné : travaux tout spéciaux qui ne se seraient pas faits sans elle, autant de mémoires précis pour l’histoire de la langue.

Le prix fondé par le baron Gobert, en 1833, s’élève à plus de 10,000 francs par an et doit s’appliquer, d’après les termes du testament, au morceau le plus éloquent d’Histoire de France. Le public a généralement ratifié les choix de l’Académie pour ce prix qu’elle a l’habitude de fractionner en deux d’une valeur fort inégale. Les noms d’Augustin Thierry, d’Henri Martin, illustrent ou honorent la liste des lauréats.

Le prix fondé par M. Bordin en 1835, et qui est de 3,000 francs par an, est destiné à récompenser un ouvrage de Haute Littérature. Les termes généraux du testament laissaient à cet égard toute liberté à l’Académie, et elle en a usé dignement. La première application qu’elle en a faite a été à l’ouvrage d’Ozanam, la Civilisation au ve  siècle.

Le prix fondé par M. de Maillé-La-Tour-Landry et qui se partage, de deux années l’une, entre l’Académie des Beaux-Arts et l’Académie française, n’atteint pas tout à fait à 1,200 francs. C’est proprement un prix d’encouragement à un jeune écrivain peu favorisé de la fortune et qui mérite de l’intérêt par son talent. L’Académie interprète le plus largement possible le vœu du fondateur. Le prix a été décerné pour la première fois en 1840 : le nom si estimable du vaillant poète M. Amédée Pommier, ouvre la liste des lauréats.

Les trois fondations Trémont, Lambert et Leidersdorf, originairement, sont toutes trois de pure bienfaisance et destinées à soulager des infortunes littéraires, des veuves, des filles pauvres d’artistes, d’écrivains, etc. Les deux premières, selon une définition bien juste, sont proprement des prix de l’humanité à la souffrance. L’Académie a relevé le plus possible la fondation Lambert en décidant simplement que ce prix serait affecté, chaque année, « à tout homme de lettres, ou veuve d’homme de lettres, auxquels il serait juste de donner une marque d’intérêt public. » Le nom si recommandable de Mme Géruzez, veuve de l’instruit et ingénieux critique, indique assez comment l’Académie aime à placer cette récompense.

La fondation, faite en 1855 par M. A.-E. Halphen, redevient toute littéraire : c’est un prix de 1,500 francs à décerner tous les trois ans, l’Académie ayant le choix de l’ouvrage « qu’elle jugera à la fois le plus remarquable au point de vue littéraire ou historique et le plus digne au point de vue moral ».

Je laisse de côté le prix fondé par M. A. Souriau en 1863 et qui n’est qu’un supplément, une sorte de codicille, aux prix de vertu de M. de Montyon.

D’autres prix littéraires se fondent chaque jour et sont, pour ainsi dire, en attente ou en préparation ; car c’est à qui tiendra à perpétuer honorablement son nom en le rattachant à un Corps réputé immortel. Le mobile, si visible qu’il soit, a de trop bons effets pour appeler le sourire. Le chirurgien-dentiste, habile dans son art, le docteur Toirac, qui faisait d’agréables contes en vers, est resté fidèle à ses goûts et a comme voulu les ennoblir et les consacrer en fondant un prix de 4,800 francs par an pour l’auteur de la meilleure comédie en vers ou en prose qui aura été jouée au Théâtre-Français dans le courant de l’année.  M. Louis Langlois, qui se plaisait à traduire en vers les élégiaques latins, est également parti de ce même goût personnel pour léguer à l’Académie une rente de 1,500 francs destinée à l’auteur de la meilleure traduction en vers ou en prose d’un ouvrage grec, ou latin, ou étranger. Cette dernière latitude est heureuse et permettra à l’Académie, au lieu de soutenir et de favoriser un genre faible et qui semble usé, de provoquer d’utiles travaux d’un intérêt actuel et bien vivant. L’Académie n’est pas encore en pleine possession et jouissance de ces deux dernières fondations Langlois et Toirac, mais elles ne sauraient lui manquer.

Enfin, l’Empereur ayant créé, le 22 décembre 1860, le grand prix biennal de 20,000 francs pour être attribué tour à tour, à partir de 1861, « à l’œuvre ou à la découverte la plus propre à honorer ou à servir le pays, qui se sera produite pendant les dix dernières années dans l’ordre spécial des travaux que représente chacune des cinq Académies de l’Institut impérial de France », l’Académie française a eu, la première, à en faire l’application, et après de longs débats intérieurs ou bien des noms célèbres furent contradictoirement discutés et agités, sans qu’on pût se fixer sur aucun, elle en vint à proposer l’Histoire du Consulat et de l’Empire par M. Thiers, laquelle fut agréée par l’Institut ; mais M. Thiers, en s’honorant de recevoir le prix, fit incontinent donation des 20,000 francs à l’Académie pour être fondé un prix triennal de 3,000 francs à décerner à l’auteur d’un « ouvrage historique dont l’Académie aura proposé le sujet et dont elle croira devoir distinguer le mérite ». Ce prix Thiers ne commencera à être décerné qu’en 1869.

On verrait, en additionnant tous ces chiffres, en faisant le compte total de ces dons généreux, de quelle somme considérable l’Académie dispose chaque année dans l’intérêt des Lettres sérieuses, et combien elle est mieux placée, à tous égards, et mieux munie pour cet emploi élevé que le ministre même de l’Instruction publique. Que ceux qui sont trop prompts à railler l’Académie française pour sa prétendue oisiveté, veuillent réfléchir au travail d’examen nécessaire pour la juste distribution de tous ces prix, et l’Académie n’y a jamais failli jusqu’à présent. Ce n’est pas à dire qu’elle ne puisse de plus en plus, à l’avenir, avoir l’œil à l’état présent des Lettres, aux variations incessantes du goût, au déclin, à la naissance et au développement des genres, à tout ce qu’il lui importe de discerner en pleine connaissance de cause, sans engouement comme sans dédain, dans le champ de plus en plus remué et sillonné de l’activité moderne. Il y a plus d’une sphère dans les Lettres, et l’Académie doit les embrasser toutes. L’Académie, dans ces derniers temps, sous prétexte de morale et de sérieux, a sans doute trop penché du côté de l’Université : il en faut, mais il n’en faut pas trop, de l’Université dans l’Académie. Le propre de l’Académie est de combiner et d’assembler tradition et innovation. L’Université est proprement la gardienne de la tradition : elle enseigne. L’Académie, dans son cercle supérieur, n’enseigne pas : ce n’est pas une école, c’est le plus littéraire des salons. L’Académie est et doit rester une personne du monde. Elle sait le passé, elle est attentive au présent. Elle ne s’aventure point sans doute et ne se hâte pas outre mesure ; mais elle recueille à temps, dans le domaine de la création et même de la fantaisie poétique, dans la littérature d’imagination et d’agrément, ce que l’opinion publique lui désigne à l’avance et lui défère. Elle y met une certaine maturité, mais elle y cède avant de paraître résister. Sa justice revêt politesse et bonne grâce.

La politique vers laquelle l’Académie a paru trop pencher n’est réellement qu’une des provinces sur lesquelles elle doit promener son regard, mais seulement pour s’adjoindre ce qui se distingue éminemment en talent ou en éloquence. La plus haute impartialité en pareil cas serait d’un goût suprême, et je ne vois pas ce que le littérateur le plus exclusif trouverait à dire si la même Compagnie réunissait dans son sein, à titre d’orateurs, M. Berryer, M. Jules Favre et M. Rouher.

La question de l’Église est plus délicate. L’ancienne Académie appelait volontiers à elle les orateurs sacrés du Clergé séculier, et même elle se décorait de toutes sortes de prélats. La constitution de la société a changé : l’Académie n’entend plus chaque année au mois d’août la messe de la Saint-Louis, et le panégyrique du saint. De nos jours, l’Église est trop devenue un parti, j’allais dire une secte. Les choix que l’Académie a faits en ce sens lui ont peu réussi. La présence dans la Compagnie du très éloquent moine dominicain M. Lacordaire a paru plus bizarre qu’heureuse. La présence de M. l’évêque d’Orléans s’est surtout accusée par un acte d’intolérance. Plus l’Académie sera réservée en ce sens ecclésiastique, et plus sagement elle fera. Pour employer un vilain mot (et je l’emploie à regret, mais il est à l’ordre du jour), il faut qu’il n’y ait rien de clérical dans l’Académie.  Un jour, dans une discussion, à propos de je ne sais quel livreLuther était voué au feu infernal et qu’on voulait nous faire couronner, il m’est échappé de dire à l’un des orthodoxes religieux dont j’ai l’honneur d’être le confrère, et qui s’étonnait de ma protestation : « C’est bien assez, à l’Académie, d’être de la religion d’Horace. »

J’ai touché à bien des points, m’efforçant de montrer l’Académie comme elle est et évitant tout parti pris de dénigrement ou de complaisance. Avec tous ses défauts, ses défaillances, ses fluctuations trop sensibles, l’Académie reste une institution considérable qui n’a pas seulement un beau et intéressant passé, mais qui, bien dirigée, sans cesse avertie, excitée, réveillée, renouvelée, peut rendre de grands services au milieu de la diffusion et de la dispersion littéraire universelle. Qu’elle ait seulement conscience de son rôle et, pour le mieux remplir, qu’elle le modifie, le transforme et l’approprie en se pénétrant de la différence des temps ; qu’elle se fasse pardonner de paraître une Compagnie aristocratique en se ressouvenant plus souvent de son berceau d’institut national ; qu’en se rattachant sans doute aux gloires séculaires et à l’Académie de l’ancien régime, elle sache bien qu’elle n’en est pas la descendante directe ; que la généalogie de ses fauteuils est artificielle et toute chimérique ; que son titre principal est de date plus certaine et l’oblige plus étroitement, et qu’après tout elle est une fille elle-même de la Révolution. Cette marque pour elle est plus vraie et plus sûre que le baptême douteux qu’elle tient de l’Ordonnance royale de 1816. La nouvelle Académie, sans doute, se soucie assez peu de ces questions d’origine : si on lui demandait son avis, elle aimerait à dater principalement de l’élection de Royer-Collard, de ce choix mémorable par lequel, en 1827, elle arbora le signal du libéralisme parlementaire. Oui, mais la société a marché depuis ; bien ou mal, son milieu s’est déplacé ; ce déluge qu’annonçait et prophétisait Royer-Collard, la démocratie, a débordé dans toutes les sphères ; le gémissement est inutile, et il n’est pas permis de se renfermer dans le même cercle restreint, élevé, infranchissable. Il faut, à chaque instant, justifier de son droit et de son privilège en étendant sa vue, en découvrant ce qui se fait ou se tente de remarquable alentour, en ne s’enchaînant pas à des doctrines métaphysiques ou littéraires inflexibles, en s’associant, sans se faire trop prier, toute intelligence supérieure et ornée, toute imagination puissante et féconde, de quelque bord qu’elle vienne ; en n’étant point des derniers à reconnaître l’avènement des talents chers au public et applaudis, en témoignant à l’occasion de l’estime à ceux mêmes qui ne sont pas de l’ordre académique, et qui comptent pourtant dans la grande confrérie des Lettres ; en n’affectant pas absolument de les ignorer. L’Académie, de ce côté, a surtout à se garder des inconvénients de l’habitude dans un milieu tiède et doux. L’essentiel est de se mettre en communication régulière avec l’air du dehors ; qu’elle tienne à honneur et à devoir de paraître informée, à son heure, de tout ce que la littérature contemporaine produit de distingué, même dans les branches réputées légères. Pourquoi, deux ou trois fois l’an, des rapports spéciaux et succincts, confiés à deux ou trois de ses plus jeunes membres, ne lui permettraient-ils pas de connaître, à point nommé, le mouvement et le courant des esprits, le degré d’importance et d’intérêt des productions en vogue ? Pourquoi, par ce genre de travaux tout à fait à l’ordre du jour, n’essayerait-on pas de piquer au jeu, de captiver nos plus jeunes confrères eux-mêmes, les derniers élus, la plupart peu assidus et trop visiblement indifférents ? Pourquoi ne pas se les assimiler complètement par une coopération qui aurait aussi pour effet direct de stimuler les anciens ?… Je m’arrête dans cette suite de pourquoi qu’il serait aisé d’étendre et de multiplier. Mais c’est à de telles conditions désormais que l’Académie française ne sera pas seulement honorée comme un monument ou un ornement, qu’elle aura encore de l’avenir. Au lieu simplement de durer, elle vivra.