Il avait trente et un ans (1657) ; jusqu’au jour où il prit l’habit religieux et entra au noviciat (juin 1633), six années s’écoulèrent, durant lesquelles son dessein grandit, se fortifia, et atteignit à la maturité. Retiré presque tout le temps dans sa terre de Veretz, il travaillait à rompre ses divers liens, à vendre son patrimoine au profit des pauvres, à se soustraire aux ambitions ecclésiastiques de son oncle, l’archevêque de Tours, à se décharger en bonnes mains de ses bénéfices, ne gardant pour lui que la pauvre abbaye de la Trappe ; en un mot, il mit six années à s’acheminer vers le cloître. Il s’y sentait bien de la répugnance dans les premiers temps ; il gardait de ses préjugés de mondain et d’homme de qualité contre le froc. Les hommes les plus respectables qu’il consultait ne l’y engageaient pas. Un jour qu’il se promenait avec son ami l’évêque de Comminges (Gilbert de Choiseul), dans le diocèse de ce dernier et à un endroit fort solitaire, d’où l’on découvrait d’assez près les hautes montagnes des Pyrénées, l’évêque, remarquant l’attention avec laquelle Rancé considérait ces lieux sauvages, y soupçonna du mystère : « Apparemment, monsieur, lui dit-il, vous cherchez quelque lieu propre à vous faire un ermitage. » Rancé se prit à rougir et n’en disconvint pas. — « Si cela est, repartit l’évêque, vous ne pouvez mieux faire que de vous adresser à moi ; je connois ces montagnes, j’y ai passé souvent en faisant mes visites : j’y sais des endroits si affreux et si éloignés de tout commerce, que, quelque difficile que vous puissiez être, vous aurez lieu d’en être content. » Rancé, avec sa vivacité naturelle, prenant cette parole à la lettre, pressait déjà M. de Comminges de les lui montrer : « Je m’en garderai bien, lui répondit le prélat en souriant, ces endroits sont si tentants, que, si vous y étiez une fois, il n’y auroit plus moyen de vous en arracher. » C’était en vain que cet évêque aimable et d’autres amis conseillaient à Rancé, jusque dans son repentir, « cette juste médiocrité qui fut toujours le caractère de la véritable vertu. » Cette médiocrité était précisément ce qu’il y avait de plus contraire à son humeur et de plus insupportable à ses pensées. Dans les premiers moments de sa retraite à Veretz, vers 1658, il avait bien pu borner ses vues à mener une vie innocente, confinée en une solitude exacte et entretenue de pieuses lectures ; mais il n’avait pas tardé, disait-il, à comprendre qu’un état si doux et si paisible ne convenait pas à un homme dont la jeunesse s’était passée dans de tels égarements. Le scrupule d’expiation en vue de l’éternité, le vœu ardent de la pénitence le saisit. La raison modérée a beau dire et vouloir mitiger, il y a dans les grands cœurs repentants quelque chose qui crie plus haut, une conscience qui veut se punir et ne pas être consolée à si peu de frais. Autrement, qu’y gagnerait-on ? Ces âmes-là, une fois prises, n’ont que faire d’un doux et faux bonheur, au sein duquel elles se sentiraient éternellement désolées. Un des grands oracles d’alors, et que consulta avec le plus de fruit l’abbé de Rancé, fut l’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon ; comme ce digne prélat devint plus tard une des autorités et des colonnes extérieures de Port-Royal, on chercha à en tirer parti contre Rancé et à insinuer qu’il y avait du venin janséniste dans sa conversion. Nous ne croyons en général à ce venin qu’après y avoir regardé de très-près ; mais, dans le cas présent, il n’y a pas lieu même au doute : M. d’Aleth, à l’époque où Rancé le consulta, n’avait pas encore pris parti dans les querelles du temps ; il conseilla à Rancé la soumission pure et simple : celui-ci n’eut pas de peine à obéir. Au vrai, la conversion qui nous occupe ne saurait être attribuée à aucune personne humaine, pas plus à M. d’Aleth qu’à M. de Comminges, pas même à l’esprit de ces exemples réitérés qu’offrait Port-Royal depuis plus de vingt ans. Je me plais à le dire ici comme je ne manquerai pas de le répéter ailleurs, si le coup de la Grâce pure, de ce qu’on appelle de ce nom, est quelque part évident, c’est dans la pénitence présente ; sur ce front de Rancé la foudre d’en haut a parlé seule et par ses propres marques. Ainsi la réforme de la Trappe elle-même, bien qu’entamée en 1662 seulement, ne se modela sur aucune autre du siècle ; elle fut œuvre originale et ne se rattache par l’imitation qu’aux premiers temps de l’Ordre : de là sans doute la rudesse et quelques excès. Dans la voie où il vient de faire les premiers pas, il ne paraît point que Rancé se soit retourné une seule fois en arrière. Décidé à devenir abbé régulier de commendataire qu’il était, bouchant ses oreilles aux clameurs et même aux conseils, il entre comme novice au monastère de Perseigne, de l’étroite observance de Cîteaux, le 13 juin 1663, et l’année suivante, le 13 juillet, il est béni abbé dans l’église de Saint-Martin à Séez. Le 14, il se rend à la Trappe, et le voilà franchissant d’un bond le seuil dans cette haute carrière où il n’a plus désormais qu’à courir et à guider. Il est âgé de trente-huit ans et demi, et Dieu lui accordera trente-six années de vie encore, l’espace des plus longs desseins. La pauvre abbaye avait tout à réparer. Déjà, dans un séjour qu’il y avait fait en 1662, il avait dû purger les lieux de la présence des anciens religieux, au nombre de six, qui n’en avaient plus que le nom et qui y vivaient en toutes sortes de désordres ; menacé par eux et au risque d’être poignardé ou jeté dans les étangs, il avait tenu bon, refusant même l’assistance que lui offrait M. de Saint-Louis, un colonel de cavalerie du voisinage, digne militaire dont Saint-Simon nous a transmis les traits. Les mauvais moines en vinrent à consentir à la retraite moyennant pension, et on introduisit en leur place six religieux de Perseigne. Il n’avait pas moins fallu pourvoir au matériel, relever les bâtiments qui tombaient en ruine, en chasser le bétail et les oiseaux de nuit, refaire les clôtures. Enfin, grâce à ces premiers efforts, l’abbaye de Notre-Dame de la Maison-Dieu de la Trappe se retrouvait une maison de prière et de silence, dans ce vallon fait exprès, que cernent la forêt et les collines, et au milieu de ses neuf étangs. Ce n’était là qu’un commencement, et le grand expiateur, comme M. de Chateaubriand l’appelle, s’essayait à peine, lorsqu’il fut encore retardé dans son ardeur et obligé par obéissance de se rendre à Paris à une assemblée de son Ordre, puis député à Rome pour y soutenir les intérêts communs. Il s’agissait d’une affaire très-compliquée, d’un procès qui durait depuis déjà longtemps. Une partie de l’Ordre de Citeaux s’était réformée, et prétendait assez naturellement échapper à la juridiction du général qui n’admettait pas cette réforme ; mais il y avait là aussi une question de régularité et de discipline ; Rome était saisie de l’affaire et paraissait, selon son usage, plus favorable à la chose établie qu’à l’innovation, même quand cette innovation pouvait n’être dite qu’un retour. Rancé partit donc pour Rome (1664) avec un collègue qu’on lui donna, l’abbé du Val-Richer ; il vit le pape, il sollicita les cardinaux ; il sut dans cette vie si nouvelle conserver et aguerrir son austérité des dernières années, tout en retrouvant ses grâces polies et quelques-unes de ses adresses d’autrefois. À un certain moment, comme il jugea l’affaire perdue, il se crut inutile, et, laissant le reste de la conclusion à son confrère, il s’échappa dans l’impatience de retrouver sa chère solitude. Arrivé à Lyon, il y fut atteint par des lettres de Rome et de Paris qui le blâmaient également de sa précipitation. À Rome, on avait appelé cette fuite une furie française. Rancé, fidèle au principe d’obéissance, repartit sans murmurer de Lyon pour Rome, y reprit la négociation sans espoir, y subit jusqu’au bout toutes les lenteurs, et ne revint qu’après le procès perdu, ayant bien mérité, encore une fois, son désert. Il y remit le pied le 10 mai 1666, et ne s’appliqua plus qu’à embrasser pour lui et pour les siens la vraie pratique de cette pénitence sur laquelle on disputait ailleurs. — Le biographe de Rancé n’a pu s’empêcher de rappeler, à propos de ce voyage de Rome et de ce procès perdu, un autre voyage et une autre condamnation qui ont eu bien du retentissement de nos jours ; mais les moments, les situations, les intentions, diffèrent autant des deux parts que la conduite qui a suivi. Je ne voudrais rien dire qui eût l’air d’amoindrir M, de La Mennais ; l’éloquent et agréable auteur des Affaires de Rome sait trop bien la vie de Rancé pour ne pas s’en dire beaucoup plus à lui-même. L’histoire de la Trappe, dans les années suivantes, serait celle des progrès insensibles, silencieux, et cachés ; le bruit qui en arrive au dehors en fait la moindre partie et souvent la moins digne d’être sue. L’austérité du fond commençait à devenir un attrait irrésistible pour quelques-uns ; ils y accouraient des monastères voisins comme à une ruche d’un miel plus céleste. Rancé pouvait se dire un ravisseur d’âmes, et il avait quelquefois à les disputer aux autres couvents qui les voulaient retenir. Ce sont là les grands événements, les conflits qui faisaient diversion à cette première simplicité du labeur. Vers 1672, la Trappe était arrivée à sa haute perfection, à sa pleine renommée monastique, et un monument original de plus s’ajoutait dans l’ombre à l’admirable splendeur qui éclaire ce moment de Louis XIV. S’il était permis, sans rien profaner, de saisir l’ensemble et de tout mettre en compte dans le tableau, nous dirions que cette heure de 1672 fut sans doute la plus complète d’un règne si merveilleux. Jamais maturité plus brillante et plus féconde n’offrit plus d’œuvres diverses et de personnages considérables en présence. Le groupe des poètes n’avait rien perdu : Boileau célébrait le passage du Rhin ; Racine, au milieu de sa course, reprenait haleine par Bajazet. La Fontaine entremêlait à des fables nouvelles quelques contes assez bienséants. C’était l’année des Femmes savantes, avant la dernière heure de Molière. M. de Pomponne entrait aux affaires, et allait prêter à ce noble bon sens du monarque l’élégance de plume d’un Arnauld. Bossuet, orateur glorieux par ses premières oraisons funèbres, docteur déclaré par l’Exposition de la Foi, se vouait à l’éducation du Dauphin. Port-Royal, en ces années sincères de la paix de l’Église, refleurissait et fructifiait de nouveau, avec l’abondance d’un dernier automne. Enfin, dans les obscurs sentiers du Perche, il s’opérait je ne sais quoi d’angélique et qui sentait son premier printemps : « On s’aperçut, dit M. de Chateaubriand, qu’il venait des parfums d’une terre inconnue ; on s’y tournait pour les respirer : l’île de Cuba se décèle par l’odeur des vanilliers sur la côte des Florides. » De son temps toutefois, Rancé eut aussi ses détracteurs, et il fut contredit par plus d’un adversaire. Je ne parle pas des libelles qui coururent, mais il eut à soutenir des discussions sérieuses et dans lesquelles il ne parut pas toujours avoir raison. J’ai noté jusqu’à trois discussions de ce genre dans lesquelles il eut plus ou moins affaire à des hommes de Port-Royal : la première avec M. Le Roi, abbé de Haute-Fontaine, au sujet d’une pratique monastique que M. Le Roi trouvait excessive et que Rancé favorisait ; la seconde au sujet des études monastiques que Rancé voulait trop restreindre, et dans laquelle Nicole prit naturellement parti pour Mabillon ; la troisième enfin avec l’humble M. de Tillemont au sujet de diverses circonstances et paroles qui semblaient également empreintes de quelque dureté. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer à fond et de démêler ces affaires auxquelles il faudrait apporter un grand détail pour les rendre intéressantes. Qu’il suffise de dire que le respect des dignes adversaires eux-mêmes pour l’abbé de Rancé n’en subit aucune atteinte ; que Nicole, approuvé en cela par Arnauld, s’écriait qu’il se ferait plutôt couper le bras droit que d’écrire contre M. de la Trappe, et que Bossuet, souvent pris pour arbitre en ces querelles révérentes, ne parlait des écrits de Rancé, de ceux-là mêmes en apparence excessifs, que comme d’ouvrages où « toute la sainteté, toute la vigueur et toute la sévérité de l’ancienne discipline monastique est ramassée. » Ce fut Bossuet qui le contraignit à publier le livre de la Sainteté et des Devoirs de la Vie monastique ; lisant ce livre en manuscrit au retour de l’Assemblée de 1682 : « J’avoue, écrivait-il à Rancé, qu’en sortant des relâchements honteux et des ordures des casuistes, il me falloit consoler par ces idées célestes de la vie des solitaires et des cénobites. » Le style de Rancé, quand il ne s’agit pas d’une simple discussion dans laquelle il a hâte de couper court et d’en finir, ce qui lui arrive souvent, mais quand ce style s’applique comme ici à des traités de doctrine et d’édification, a de l’étendue et de la beauté : « Je ne vois rien, a dit un contemporain, de plus égal, de plus naturel, ni de plus fleuri. Les pensées en sont remplies, les figures ménagées, les mots propres et choisis, les expressions nettes et les périodes harmonieuses. » Les traductions qu’il donne des Pères et qui sont presque continuelles dans son texte ont surtout suavité et largeur ; enfin il suffit de gravir, on recueille une abondance de miel au creux du rocher. À mesure qu’on avançait dans le siècle, l’abbaye de la Trappe gagnait en autorité aux yeux du monde ; elle héritait de l’affluence et du concours qui ne se partageait plus entre d’autres saints lieux désormais suspects et sans accès. Rancé devenait l’oracle unique du désert ; les convertis et les vertueux du dehors allaient à lui. La princesse Palatine le consultait et suivait ses directions ; le roi d’Angleterre, pour se consoler de la perte d’un trône, revenait l’entretenir de Dieu chaque année ; la duchesse de Guise (fille de Gaston d’Orléans) faisait des stations à la Trappe deux et trois fois l’an et se logeait dans les dehors ; le maréchal de Bellefonds se tenait toujours à portée et avait une maison dans le voisinage. On sait les retraites fréquentes et les huitaines de Saint-Simon, qui nous a donné sur cet intérieur austère des jours tout particuliers, d’une clarté vive, et qui nous y font pénétrer. Il ne parle jamais du pénitent rigoureux qu’avec tendresse. Sentant les années de plus en plus pesantes. Rancé désira se démettre de sa charge d’abbé et voir de ses yeux son successeur ; Louis XIV s’y prêta. On nomma Dom Zozime, qu’il avait désigné, et qui mourut après quelques mois (1696). Son second choix fut malheureux. Dom Gervaise faillit tout perdre ; Saint-Simon nous a raconté les détails longtemps secrets et vraiment étranges qui amenèrent le nouvel abbé à une démission forcée ; il fut lui-même trop employé à la Cour dans cette affaire pour qu’on puisse douter des circonstances qu’il affirme et qu’il n’a aucun intérêt, ce semble, à surcharger. Enfin, Rancé eut la satisfaction de voir l’abbaye remise en bonnes mains sous la conduite de Dom Jacques de La Cour (1698), et il ne pensa plus qu’à mourir. Il expira aux bras de son évêque (M. de Séez), le 27 octobre 1700. On fit courir dans le temps divers bruits contradictoires, et quelques personnes prétendaient qu’il avait redoublé de frayeur aux approches suprêmes : « S’il a eu, comme on vous l’a dit (écrivait Bossuet à la sœur Cornuau), de grandes frayeurs des redoutables jugements de Dieu, et qu’elles l’aient suivi jusqu’à la mort, tenez, ma fille, pour certain que la constance a surnagé, ou plutôt qu’elle a fait le fond de cet état. » Peu de temps après cette mort, le même Bossuet, qu’on ne se lasse pas de citer et dont on n’a cesse de se couvrir en telle matière, posait ainsi les règles à suivre et traçait sa marche à l’historien d’alors, tel qu’il le concevait : « Je dirai mon sentiment sur la Trappe avec beaucoup de franchise, comme un homme qui n’ai d’autre vue que celle que Dieu soit glorifié dans la plus sainte maison qui soit dans l’Église, et dans la vie du plus parfait directeur des âmes dans la vie monastique qu’on ait connu depuis saint Bernard. Si l’histoire du saint personnage n’est écrite de main habile et par une tête qui soit au-dessus de toutes vues humaines, autant que le ciel est au-dessus de la terre, tout ira mal. En des endroits, on voudra faire un peu de cour aux bénédictins, en d’autres aux jésuites, en d’autres aux religieux en général. Si celui qui entreprendra un si grand ouvrage ne se sent pas assez fort pour ne point avoir besoin de conseil, le mélange sera à craindre, et par ce mélange une espèce de dégradation dans l’ouvrage… La simplicité en doit être le seul ornement. J’aimerois mieux un simple narré, tel que pouvoit faire Dom Le Nain, que l’éloquence affectée… » On avait proposé à Bossuet même de se charger de cette vie ; lui seul, aux conditions qu’il pose, était de force à l’exécuter, mais il ne le put à cause de sa plénitude d’occupations. Sa pensée principale était que chaque parti chercherait à tirer le saint abbé à soi, et qu’il fallait au contraire l’imiter, en se tenant, comme il avait fait, dans l’éloignement de tous les partis. Aujourd’hui les temps sont changés ; les hautes indications de Bossuet subsistent sans doute, mais il y a autre chose encore. Le danger n’est guère aujourd’hui, malgré la renaissance religieuse si exacte dont nous sommes témoins, qu’on tire Rancé à soi du côté des bénédictins, du bord des jansénistes ou de celui des molinistes. Rendons aussi cette justice à notre âge : on est assez disposé à y accepter, tel qu’il s’offre, cet abbé sublime, ce moine digne de Syrie ou du premier Clairvaux, ardent, impétueux, impatient, d’action et de fait plus que de discussion et de doctrine, bien que de grand esprit à la fois ; vrai moine de race, comme dirait de Maistre, indompté de tout autre que de Dieu. On serait même trop disposé à le prendre peut-être en ce sens unique et à faire un Rancé tout d’une pièce, ce que n’est aucun homme, pas même lui. Pour faire un vrai Rancé, il y a un coin de monde à introduire, un ressort moral à toucher, une fibre secrète à atteindre que l’orthodoxie des contemporains ne cherchait pas et n’admettait pas. L’illustre biographe qui vient d’aborder l’homme sous le saint l’a bien senti : il a jeté tout d’abord un coup d’œil de connaissance sur cette haine passionnée de la vie, sur cet amour amer de la mort : le côté fixe et glorieux de l’éternité y a un peu faibli. En introduisant ainsi les reflets d’alentour, en entr’ouvrant chez Rancé la porte aux souvenirs, l’illustre biographe a moins encore obéi à un dessein suivi qu’à un retour irrésistible. Lui aussi, en touchant ce seuil du cloître, il a été repris des fantômes. Génie inconsolablement mélancolique, imagination inépuisée, il a évoqué cette existence mortifiée avec un cœur relaps à la jeunesse. L’austérité extrême du sujet l’a rejeté d’autant plus vers les images voltigeantes. René, il y a plus de quarante ans, invoquait l’aquilon et les orages qui le devaient enlever comme la feuille du dernier automne ; et ici, toujours le même, voilà qu’il s’est mis à regretter l’aubépine des printemps : « Heureux celui dont la vie est tombée en fleurs ! » En vain, au début du livre, par manière de prélude, il se disait en une de ces paroles, telles que seul il les sut trouver : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » À deux pas de là, il oubliait cette vieillesse que les dieux de la Grèce ne connaissaient pas, ou il ne s’en souvenait que pour s’écrier : « Ô Rome ! te voilà donc encore ! est-ce ta dernière apparition ? Malheur à l’âge pour qui la nature a perdu ses félicités ! Des pays enchantés où rien ne vous attend sont arides. Quelle aimables ombres verrais-je dans les temps à venir ? Fi des nuages qui volent sur une tête blanchie ! » Ce saint qui ne retourne jamais la tête, qui la cache sous le froc et sous la cendre, qui s’abîme, qui s’humilie et s’accuse, mais à qui il n’échappe jamais une confidence ni un aveu, il le contemple, il l’admire par moments, il ne peut se décider à l’aimer : « Tel fut Rancé, dit-il en finissant ; cette vie ne satisfait pas : il y manque le printemps… » Et encore, parlant de la Correspondance de Rancé et de ses Lettres de piété, dont la monotonie est frappante, il a écrit ces pages qu’on nous pardonnera de tirer du milieu du livre, pour les offrir ici, à demi profanes, dans leur vérité durable et dans tout leur charme attristé ; on n’ira pas bien avant sans avoir retrouvé la touche immortelle, incomparable : « Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si on les imprimait jamais avec ses œuvres, on verrait qu’une seule idée a dominé sa vie ; malheureusement on n’aurait pas les lettres qu’il écrivait avant sa conversion et qu’au moment de sa vêture il ordonna de brûler. Ce serait seulement une étude remarquable par la différence des correspondants auxquels il s’adressa, mais toujours avec une idée fixe. Les réponses à ces lettres, les lettres qu’on lui écrivit à lui-même, seraient plus variées et toucheraient à tous les points de la vie. Il s’est formé une solitude dans les lettres de Rancé comme celle dans laquelle il enferma son cœur. « Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être rien de plus attachant que les longues correspondances de Voltaire, qui voit passer autour de lui un siècle presque entier. « Lisez la première lettre, adressée en 1715 à la marquise de Mimeure, et le dernier billet écrit le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de l’auteur, au comte de Lally-Tolendal ; réfléchissez sur tout ce qui a passé dans cette période de soixante-trois années. Voyez défiler la procession des morts : Chaulieu, Cideville, Thieriot, Algarotti, Genonville, Helvétius ; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine, la marquise du Châtelet, madame Denis, et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Salle, les Camargo, Terpsichores aux pas mesurés par les Grâces, dit le poëte, et dont les cendres légères sont aujourd’hui effleurées par les danses aériennes de Taglioni. « Quand vous suivez cette correspondance, vous tournez la page, et le nom écrit d’un côté ne l’est plus de l’autre ; un nouveau Genonville, une nouvelle du Châtelet paraissent et vont, à vingt lettres de là, s’abîmer sans retour ; et les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux amours. « L’illustre vieillard, s’enfonçant dans ses années, cesse d’être en rapport, excepté par la gloire, avec les générations qui s’élèvent ; il leur parle encore du désert de Ferney, mais il n’a plus que sa voix au milieu d’elles. Qu’il y a loin des vers au fils unique de Louis XIV : Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et notre espérance, etc., aux stances à madame du Deffand : Eh quoi ! vous êtes étonnée
Qu’au bout de quatre-vingts hivers
Ma muse, faible et surannée,
Puisse encor fredonner des vers !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs ;
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps. « Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes les grandeurs, toutes les célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet d’immortalité, quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV, tomber Louis XV et régner Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France de son temps. « Mais peut-être qu’une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus triste ; car ce ne sont plus les hommes, c’est l’homme que l’on voit. « D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées ; le jour n’y suffît pas : on écrit au coucher du soleil, on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s’est quitté à l’aube ; à l’aube, on épie la première clarté pour écrire ce que l’on croit avoir oublié de dire dans des heures de délices. Mille serments couvrent le papier, où se reflètent les roses de l’aurore ; mille baisers sont déposés sur les mots qui semblent naître du premier regard du soleil ; pas une idée, une image, une rêverie, un accident, une inquiétude qui n’ait sa lettre. « Voici qu’un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d’une femme adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise le soir s’alanguit sur des fleurs : on s’en aperçoit et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; quelques-unes ont retardé, mais on est moins inquiet. Sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à l’absence. Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts ; l’âme y manque : je vous aime n’est plus là qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, le j’ai l’honneur d’être de toute lettre d’amour. Peu à peu le style se glace ou s’irrite ; le jour de poste n’est plus impatiemment attendu, il est redouté ; écrire devient une fatigue. On rougit en pensée des folies que l’on a confiées au papier ; on voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement qui commence ou un vieil attachement qui finit ? N’importe : c’est l’amour qui meurt avant l’objet aimé. On est obligé de reconnaître que les sentiments de l’homme sont exposés à l’effet d’un travail caché ; fièvre du temps qui produit la lassitude, dissipe l’illusion, mine nos passions, fane nos amours et change nos cœurs, comme elle change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines : il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance de nature, et vit de ses principes immortels. » Que dites-vous maintenant ? Se plaindra-t-on encore de la digression et de l’oubli du lieu ? Il n’y avait à la Trappe, dans le cabinet de l’abbé, que quelques estampes de dévotion sur des murailles blanches : cette page-ci est décidément trop belle, je la détache et je l’emporte avec moi. 15 mai 1844. (Parmi les jugements proprement dits, qui ont paru au sujet de la Vie de Rancé, nous indiquerons les très-beaux et très-respectueux articles de M. Vinet, dans le Semeur (22, 29 mai et 28 août 1844), et de plus quelques pages de la Revue suisse publiée à Lausanne (numéro de juin 1844, pages 380-383) ; ces pages ont de la portée.)