(1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. J. J. AMPÈRE. » pp. 358-386

M. J. J. AMPÈRE.

Il y a déjà dix ans que M. Ampère professe la littérature. Depuis le premier essai qu’il fit de la parole publique à Marseille en 1829, il n’a pas cessé, soit dans les conférences de l’École normale, soit au sein de la Faculté comme suppléant tour à tour de M. Villemain et de M. Fauriel, soit enfin en son propre lieu, dans la chaire du Collége de France, d’appliquer à l’histoire littéraire moderne les résultats de ses instincts divers, de ses études variées, et il a fini par les concentrer exclusivement sur l’histoire de la littérature française, dont il publie une introduction développée et approfondie pour les temps qui précèdent le douzième siècle164 ; dans le moment actuel de son enseignement oral, il en est arrivé au seizième.

L’influence de tels travaux, il faut tout d’abord le reconnaître, est bien antérieure d’ordinaire à la publication qui s’en faite sous forme de livres ; et, pour ce qui est de M. Ampère en particulier, voilà sept années au moins que cette influence existe, qu’elle féconde les directions des jeunes esprits laborieux, qu’elle stimule, qu’elle éclaire les travaux collatéraux des autres critiques, qu’elle réagit même sur les talents des maîtres plus mûrs, pour les avertir à quelques égards d’un certain progrès nouveau. Mais ce que savaient les auditeurs assidus, les témoins et les juges les plus rapprochés de l’enseignement de M. Ampère, le gros du public sérieux s’en peut faire une idée aujourd’hui par les excellents volumes qui divulguent, aux yeux de tous, les fruits de sa méthode et de ses recherches ; une entreprise ainsi produite fonde à l’instant ou confirme un nom.

On ne s’étonnera donc pas qu’à propos du livre, et pour le mieux expliquer à notre gré, nous parlions aussi de l’homme même, des origines et des accroissements intérieurs de cet esprit si original et si vif. Derrière le livre et avant lui, il y a dans M. Ampère un personnage littéraire très-caractérisé, un maître très à part en critique, et, pour ainsi dire, une méthode en action. Au milieu de tant d’influences à fracas et de méthodes plutôt subversives, il nous paraît bon d’insister sur une manière neuve et sobre, ingénieuse et judicieuse, fertile en vues, vérifiable toujours, qui, entre mille avantages, a ses imperfections et quelques défauts sans doute, mais aucun de ceux qui égarent.  Il ne nous restera, tout cela démontré, qu’à supplier l’amitié elle-même de nous pardonner d’avoir pu être si analyseur à son égard, et d’avoir tant osé distinguer ici et là. Plus heureux ceux qui se contentent de profiter, de reconnaître et de jouir !

Fils d’un père illustre, nourri au foyer le plus central des sciences, M. Jean-Jacques Ampère, qui les goûtait dès l’abord et les entendait avec cette native curiosité avide du savoir universel, se déclara toutefois d’une préférence irrésistible pour les lettres. Il ne faisait en cela que choisir encore dans les diverses parts et, pour ainsi dire, les diverses muses de l’héritage paternel. Mais ce qui, chez son père, n’avait été qu’une distraction de jeunesse et un goût délassant, devint chez le fils une passion principale, entraînante, une verve durable et continuelle. Chose remarquable ! lorsque, après bien des efforts et des détours qui purement souvent lui sembler bien pénibles et lointains, M. J.-J. Ampère en vint à s’établir définitivement au cœur de l’histoire littéraire comme en son domaine propre, il se trouva y apporter précisément cette faculté d’enchaînement, ce besoin instinctif des rapports et des lois, cette sagacité investigatrice des origines et des causes, dont son noble père avait fourni de si hautes preuves dans un autre ordre de vérités. L’originalité de M. Ampère en critique consiste à donner à certaines vastes proportions du champ littéraire une sorte de constitution véritablement scientifique. C’est là, du fils au père, avec une heureuse variété d’application, un trait frappant de ressemblance, une reproduction à la fois intime et imprévue.

Deux tendances principales semblent s’être partagé de bonne heure l’esprit et l’imagination de M. Ampère : la tendance purement poétique et l’historique. Par la première, il se sentait excité à prendre rang dans le groupe des poëtes qui, dès 1819, faisaient ouïr les sons d’une lyre nouvelle. Par l’autre voix secrète, il n’était pas moins excité à se marquer une place entre les jeunes et hardis investigateurs qui, dans les dix dernières années de la Restauration, allaient demander aux littératures étrangères des vues plus larges, des précédents et des points d’appui pour l’émancipation de l’art, et des termes nombreux de comparaison pour l’histoire de l’humaine pensée. Dans l’une et dans l’autre voie, M. Ampère se jeta avec tout le feu de ces années d’assaut et d’avant-garde ; mais, par la forme même de ses projets et de ses ébauches, il dénota tout d’abord son instinct des grands ouvrages et des longues entreprises.

Entre ces deux tendances, il n’y avait pas seulement émulation chez lui ; il dut y avoir quelquefois tiraillement. L’une, seule, a prévalu au dehors, et, à dater de ses spirituels articles au Globe sur Goëthe (1827), M. Ampère s’est classé dans l’opinion uniquement à titre de critique. L’autre tendance est donc demeurée comme étouffée et rentrée ; mais, le dirai-je ? (et les amis de M. Ampère le savent), elle n’a jamais péri. Sous cette continuité de travaux plus ou moins sévères, l’esprit de poésie n’a cessé de courir comme un ruisseau qui, pour être caché, n’en donne pas moins, aux endroits même les plus graves d’aspect, une sorte de fraîcheur et de vie165.

C’est une erreur de croire que la poésie ne doive se produire que directement. On l’a dit, dans sa délicatesse première, elle est presque une qualité de l’âme et une vertu. Laissée entière sur sa tige, elle est comme la fleur virginale du devoir ; à demi cueillie et contenue, elle embaume souvent toute une vie et la pénètre, comme ferait un aromate secret. Produite, au contraire, elle s’évapore, s’altère plus ou moins dans cette atmosphère publique de vanité, et, quand d’autres la respirent à l’envi, le cœur même d’où elle est sortie peut demeurer aigri ou désert. Tandis qu’au moral cela se passe d’ordinaire ainsi, littérairement la poésie rentrée a d’autres détours encore. Qu’est-ce, par exemple, que cet esprit de poésie appliqué en dessous à la critique, à l’histoire littéraire ? Est-ce par des fleurs qu’il va se produire ? Est-ce par une certaine sentimentalité extérieure ? par des élancements hors de propos ? Oh ! non pas ; tout cela est de la fausse rhétorique et de la pure phrase. Sera-ce du moins par une certaine forme d’art, par une certaine lumière vive et juste d’expression qu’il se fera jour et resplendira à travers l’analyse ? Oh ! à la bonne heure ! ce serait davantage cela. La critique ainsi faite, l’histoire littéraire ainsi arrosée par des sources secrètes reparues à temps et largement brillantes au soleil, ressemblerait dans ses plus heureuses perspectives à ces fertiles contrées merveilleusement touchées par le poëte :

A l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,

Mais ce serait trop beau ; et, quand on le pourrait à force de talent, la disposition même des sujets, et, pour ainsi dire, l’ingratitude des lieux, ne répondraient pas. Tant de richesse riante n’est pas nécessaire pour que l’esprit poétique dont je parle, et qui s’est refoulé, se refasse son emploi. L’expression même de son éclat étant absente, et la surface se conformant avant tout aux ressources du fond, il y a lieu à quelque chose de plus secret. Le poëte, sous le critique, se retrouve, et ne fait qu’un avec lui par l’esprit et la vie, et le sens propre qu’il découvre et rend aux choses à chaque moment. Cette intelligence secrète et sentie que n’ont pas eue tant d’estimables historiens, pourtant réputés à bon droit critiques, ce don, cet art particulier dont la sobre magie se dissimule à chaque pas, qui ne convertit pas tout en or, mais qui rend à tout ce qu’il touche la qualité propre et la vraie valeur, tient de très-près à l’esprit poétique, modéré et corrigé comme je l’entends. On a dit quelque part que le poëte, c’est celui qui ne sait pas, mais qui devine, qui sent et qui rend. Eh bien ! chez M. Ampère, on retrouve à tous moments celui qui devine sous celui qui sait.

On arriverait naturellement à cette conséquence assez singulière, que, sous une telle forme sobre et dissimulée, l’esprit poétique, intime, précis, et en tant qu’il touche aux racines mêmes, existe plus peut-être que dans d’autres manières bien autrement brillantes et spécieuses, où le critique écrivain se rapproche et s’inspire davantage de l’orateur et du peintre.

Cette verve, cette saillie courante et vive qui est le jet de la poésie, M. Ampère en a gardé comme l’impulsion originelle, et il en porte quelque chose au fond jusqu’aux endroits même arides de l’histoire littéraire. Elle est devenue pour lui, à l’état d’étude, un entraînement successif, un sentiment continu et attachant, un voyage ému. Le bon goût spirituel règle l’exécution ; mais ce n’est qu’ardeur et feu dans la recherche.

Je me plais à insister, parce que M. Ampère est un des plus beaux exemples de la combinaison utile des deux vocations après une lutte laborieuse ; il en est sorti une seconde vocation composée, plus vraie, plus ferme et bien assise. Il est bon d’avoir ainsi deux qualités opposées, et comme deux points de départ distants ; cela fait l’entredeux qu’exige Pascal, et donne une base certaine pour prendre la haute mesure des choses.

Un autre bel exemple encore à proposer d’une forte combinaison semblable au sein d’un talent, est celui de M. de Tocqueville, lequel, avec le regret natif des anciens jours, est arrivé, comme malgré lui, à l’idée et à l’initiation de la démocratie grandissante. En le lisant je me suis surpris plus d’une fois à penser que rien n’est beau comme le bon sens, lorsqu’il triomphe de la passion qu’on y sent subsister, qu’on y voit s’abaisser et frémir d’un air de noble coursier sous le frein. Nommer M. de Tocqueville près de l’ami qui nous occupe, c’est parler d’un talent de même portée, et comme d’essor fraternel. Tous les deux travaillent à leur manière philosophiquement ou historiquement, par les prévisions ou par les souvenirs, à orner sur de larges surfaces et à de grandes hauteurs le monument de la société présente qu’ils acceptent, qu’ils saluent non sans réserve, mais qu’ils sont surtout faits eux-mêmes pour honorer.

En ce qui est de M. Ampère, il ne m’appartient pas de raconter en détail la diversité et la multiplicité des influences, ou, pour mieux dire, des aimantations successives que reçut ce noble esprit avant d’arriver à sa formation entière et à sa constitution actuelle. Chateaubriand, Goëthe, Lamartine, Cousin, Fauriel, ont tour à tour ou à la fois agi. De tous ces courants parallèles ou rivaux, de toutes ces lames redoublées (cette image physique et presque domestique est ici permise) il est résulté vraiment une manière de pile de Volta, un appareil littéraire considérable.  Je parlerai encore moins de ces autres influences incomparables qui ne se mesurent pas, et pour lesquelles il faudrait demander un nom aux muses.

Parmi les actions les plus directes qui ont de bonne heure pénétré dans le talent et la méthode critique de M. Ampère, il est juste pourtant de distinguer singulièrement et d’indiquer la part expresse de M. Fauriel. Ce docte et original esprit, dont les idées historiques et littéraires, sans guère franchir encore le cercle de l’intimité, eurent tant d’effet autour de lui dès 1820, peut ici revendiquer un droit que s’est toujours empressé à proclamer, dans sa reconnaissance, le disciple émancipé, devenu maître à son tour. M. Fauriel contribua plus qu’aucun à développer en M. Ampère le goût des origines, à lui faire envisager, hors des enceintes murées des littératures toutes définies, la poésie libre et naïve, s’échappant çà et là par des chants, par des romances populaires, se déroulant par des légendes, et y réfléchissant la vie et l’imagination des diverses races aux âges primitifs ou intermédiaires de la civilisation. Mais M. Ampère, en se livrant même éperdument à ces excursions lointaines et parfois presque sauvages, dut à l’espèce d’idéal poétique que caressa toujours son imagination, de ne jamais renoncer aux monuments des grands siècles, d’en garder le goût, et d’en maintenir le culte en lui avec une religion très-tolérante sans doute, pourtant très-sincère. Par ce dernier côté, il se rattache à M. Villemain, à ce devancier heureux, dont il diffère d’ailleurs avec originalité, et qu’il a pu même continuer d’autant mieux pour sa part qu’il le rappelle moins.

Les voyages ont été un des plus fréquents et des plus actifs moyens d’acquisition intellectuelle pour M. Ampère. Il est l’un des premiers en France qui aient à ce point voyagé dans un simple but de littérature et pour aller étudier sur place, sous toutes les zones, les diverses productions de la pensée. N’y allait-il d’abord que dans ce but d’information curieuse ? Dans ses courses, dès 1826, à travers l’Allemagne, dans ses stations près de Goëthe à Weimar, en cette petite cour illustre toute remplie alors des rayons de l’astre couchant, et qui en conserve aujourd’hui un culte si sacré ; dans ses pointes aventureuses en Scandinavie dont il ouvrait si bien l’investigation reprise et poussée par d’autres ; dans ses fuites et refaites, auparavant et depuis, à des rivages plus doux et aux traces du chantre de Béatrice ; dans cette longue parenthèse enfin de Drontheim à Agrigente, n’allait-il que pour amasser des idées précises, des matériaux de première main à une histoire littéraire comparée ? N’était-il qu’un Childe-Harold de la critique ? N’y eut-il pas d’autres projets plus spécieux, plus vagues, les rêves grandioses de première jeunesse, ce que les aurores boréales ou la fée Morgane nous peignent dans des mirages trop tôt évanouis167 ? Eh ! qu’importe que sous cette forme peut-être tout cela n’ait pas donné ? il n’y a pas de naufrage là où se retrouvent justifiées et couronnées toutes les plus nobles espérances ; ou bien alors, pour parler avec le poëte, c’est un naufrage victorieux. De retards en retards, M. Ampère nous est revenu un historien littéraire de plus en plus consommé et enrichi ; dans ce genre élevé et combiné tel qu’il l’embrasse, il nous a rendu et nous rend incessamment ce que lui seul pouvait faire.

Il en est exactement de l’ordre littéraire comme de l’ordre naturel d’organisation, et de l’esprit comme de la vie. La vie est jusqu’à un certain point indépendante de la forme de l’organe ; mais, une fois l’organe donné dans sa forme générale, elle s’en sert comme d’un point d’appui, elle l’élabore, l’organise au dedans et se l’approprie pour ainsi dire. De même, avant l’œuvre tout à fait entamée et avancée, il y a plus d’une forme, je le crois, plus d’une issue possible à un vif esprit pour se produire et donner tout ce qu’il contient ; mais une fois la forme de l’œuvre prise ou imposée, pour peu qu’elle convienne, l’esprit s’y loge à fond et y passe tout entier. Béranger d’abord ne se croyait pas fait pour la chanson ; il cherchait la grande poésie dans les genres réputés nobles ; s’il s’essayait dans le refrain, c’était sans but et par délassement. Mais, un beau jour, il s’aperçoit que la chanson peut tout tenir d’essentiel, même le grand, et le voilà qui s’y porte en entier et y triomphe.  Arrivons donc à cette histoire littéraire dans laquelle le talent, l’imagination, la sagacité et le savoir de M. Ampère se sont croisés et concentrés, et où la greffe savante a multiplié de si fructueux résultats.

Il a pensé avec les Bénédictins, et par des raisons que j’ose dire plus profondes, que l’histoire littéraire de la France ne se pouvait circonscrire aux siècles où l’on a commencé d’écrire en français. Comme il voit, avant tout, dans la littérature l’histoire du développement intellectuel et moral de la nation, il a pris cette nation à ses origines et jusque dans les éléments les plus anciens qu’on retrouve épars sur le sol. A ce titre, les vestiges ibériens, celtiques, phocéens, l’ont d’abord occupé ; mais il s’est considéré surtout en plein sujet, aussitôt après la conquête latine, dans l’époque dite gallo-romaine, qui s’étend depuis César jusqu’à l’invasion des Francs. Durant ces quatre ou cinq siècles, il a pu disposer, à travers son histoire, ses lignes ingénieuses de perspective, dont plusieurs viennent déjà aboutir, avec un imprévu piquant, à des extrémités visibles de notre histoire littéraire bien connue.

J’en pourrais glaner des exemples, montrer, après lui, l’indépendance gallicane se marquant du premier jour dès saint Irénée, l’éloquence girondine bien célèbre dès avant Ausone, l’itinéraire pittoresque et mélancolique s’essayant avec Rutilius ; mais, pour mieux faire apprécier le motif profond de M. Ampère dans cette étude détaillée de la Gaule romaine, et pour le justifier, s’il en était besoin, par une large ouverture toute littéraire, je poserai en thèse que, sans avoir étudié à fond, comme il l’a fait, le ive  siècle et ses environs, on ne peut bien entendre toute une période très-importante de nos derniers âges littéraires, l’époque Louis XIII. En effet, un grand nombre des vrais précédents de l’époque et du goût Louis XIII en littérature sont aux iiie et ive  siècles de la Gaule romaine, comme les précédents naturels du goût et du genre Louis XIV sont plutôt à l’époque d’Auguste.

Il y a une raison historique et logique pour que ç’ait été ainsi. La renaissance classique du xvie  siècle avait comme supprimé le moyen âge et remis juste ce commencement du xviie à la suite des grands siècles de la gloire latine. En quittant le xvie , on sortait d’une époque encore gallo-romaine véritablement ; de là, en bien des points, cette sorte de singulier rapport de récurrence. Les gens de parlement, les théologiens, les doctes, écrivaient la veille en latin ; leur style, en passant au français, était tout gorgé de latinismes. Le Panégyrique de Trajan, cette grande gloire littéraire si chère aux âges de décadence, offrait au palais, pour les avocats Arnauld et Le Maître, le sublime du genre démonstratif, tout comme, pour les rhéteurs gaulois, Pacatus, Eumène ou Nazaire ; dans les harangues de présentation au parlement, on ne s’attachait à rien tant qu’à reproduire emphatiquement ce modèle oratoire. M. Ampère a très-bien rapproché les louanges sans mesure prodiguées par Ausone aux vers de saint Paulin, et les ridicules compliments que Balzac adresse au Père Josset : « Oserai-je, écrivait Balzac, hasarder une pensée qui vient de me tomber dans l’esprit ? Vous chantez si hautement les triomphes de l’Église et les fêtes de l’État, la mort des martyrs et la naissance des princes, qu’il semble que vos vers ajoutent de la gloire à celle du ciel et des ornements à ceux du Louvre ; les saints semblent recevoir de vous une nouvelle félicité, et M. le Dauphin une seconde noblesse. » Une étude particulière sur Balzac démontrerait à fond cette identité de nature qu’il a avec les rhéteurs des siècles inférieurs retracés par M. Ampère. Et ce n’est pas un pur accident et chez un seul personnage ; toute la forme de mauvais goût autour de lui reproduit, comme dans un pendant, les bizarreries courantes d’Ausone à Sidoine. Qu’on ouvre les livres du Père Garasse, ceux de Pierre Mathieu, si étrangement réhabilité de nos jours ; la pensée n’y va qu’à travers toutes sortes d’allusions érudites et sous une marqueterie de métaphores, toutes plus raffinées les unes que les autres, et qui ne permettent presque jamais de saisir le fil direct et simple. M. Ampère a rappelé la Chine à propos d’Ausone et de ses périphrases : « Il existe entre les lettrés, a-t-il dit, surtout quand ils écrivent en vers, une langue convenue comme celle des précieuses, et dans laquelle rien ne s’appelle par son nom. » Le Père Garasse sent si bien qu’il est sujet à cette espèce de chinoiserie de style, qu’en tête de sa Somme thèologique, voulant être grave, il avertit qu’il tâchera d’écrire nettement et sans déguisement de métaphores ; ce qui n’est pas chose aisée, ajoute-t-il, « car il en est des métaphores comme des femmes, c’est un mal nécessaire. » Le Père Lemoyne de la Dévotion aisée n’est pas moins ridicule (et dans le même sens) que le plus mauvais des rimeurs allégoriques du ive  siècle. M. de Saci, tout de Port-Royal qu’il était, dans ses Enluminures de l’Almanach des Jésuites, n’échappe pas à cette veine persistante ; c’est ainsi que ses vers des Racines grecques iraient mieux à quelque grammairien des bas temps qu’à un contemporain de Pascal. Je ne multiplierai pas les échantillons de détail ; mais l’influence espagnole elle-même, qui se fait sentir à cette époque Louis XIII, comme elle se prolongeait dans la littérature galloromaine, est une ressemblance de plus ; il y eut beaucoup d’auteurs gascons des deux parts.

Et ce n’est pas sous les aspects légers et bizarres seulement que se prononce cette ressemblance des deux époques ; elle est plus sérieuse que dans le goût, et elle éclate surtout dans la partie religieuse et profonde. L’espèce de renaissance chrétienne, qui eut lieu au commencement du xviie  siècle, refit comme un contraste frappant et primitif de la pensée monastique austère avec la littérature mondaine. Port-Royal, étudié de près, m’a appris combien les inductions de M. Ampère sont justes, et combien elles établissent les vrais fonds du tableau qui se redéploiera plus tard à douze cents ans de distance. La conversion de M. Le Maître ne se comprend bien que lorsqu’on a assisté avec M. Ampère à celle de saint Paulin. Les amis du célèbre avocat converti, lorsqu’ils avaient à le défendre contre les Ausones du temps, n’invoquaient pas d’autre exemple que celui de saint Paulin même ; c’est ce que fit dans un petit écrit particulier M. Singlin, lequel, à son tour, rappelait dans ses prédications saint Césaire. Pour apprécier toute l’originalité de Racine, il est besoin de remonter à Euripide ; pour embrasser celle de Port-Royal, il n’est pas nécessaire de sortir de la Gaule ; on a l’île de Lérins. D’Andilly, dans ses Vies des Pères des Déserts, allait traduire Cassien et l’avait même déjà annoncé, lorsqu’il en fut empêché par les scrupules qu’on lui donna sans doute sur le semi-pélagianisme du solitaire trop indulgent. Mais on peut dire de Cassien, dans l’enceinte de Port-Royal, qu’il y brille par son absence, et que le plus fidèle de son esprit s’y reproduit.

La grande différence entre le ive  siècle et cette première moitié du xviie , c’est que, dans ce dernier, si, à un certain moment, le cercle correspond, cela dure peu et qu’aussitôt l’on remonte, tandis que dans l’autre on descendait. On se traînait, tout allait finir ; ici tout est rapide, on se dégage ; on est à la veille du Louis XIV, tandis que là on était à la veille des barbares. Au lieu de Salvien qui fait l’oraison funèbre de la société et de saint Hilaire qui tonne aussi, on touche à Pascal et à Bossuet : on a déjà Polyeucte dans l’art.  Mais c’en est assez pour démontrer aux incrédules (s’il y en avait) le lien étroit que l’introduction de M. Ampère nous offre avec les siècles littéraires proprement dits, et combien, même en pleine étude des temps gallo-romains, il vise au cœur des époques toutes françaises.

La méthode de M. Ampère, qui reprend les choses dès l’origine et les embrasse dans tout leur cours selon chacune des branches de leur développement, a cet avantage de n’omettre aucune des influences et aucun des précédents que les autres critiques n’ont saisis jusqu’ici que par un heureux hasard de coup-d’œil ou de réminiscence, et comme à la volée. Pour lui, sa méthode est sûre ; elle est lente, mais inévitable ; il dispose ses lignes, il mesure ses bases, il croise ses opérations : on dirait d’un ingénieur sur le terrain faisant la carte de France. Le résultat, c’est qu’il n’oublie rien ; il serre si bien son réseau géographique qu’il prend tous les faits et que tout ce qui a nom y passe. Il y aura bien quelques redites ; il y aura même quelques points plus ou moins excentriques, ou trop sinueux, qui ne seront pas représentés ; mais, après lui, s’il parcourt le reste de la carrière comme il a commencé, il faudra marcher par les chaussées qu’il aura faites : heureux si l’on trouve encore à glaner par quelques sentiers !

C’est surtout pour le moyen âge que cela est sensible. Cette portion capitale de son enseignement n’est pas publiée encore ; mais nous qui l’avons entendu dans sa chaire, il nous est permis d’en juger. En gravissant avec effort et courage, en mesurant à chaque pas ces hauteurs qui séparent les temps, et où l’on peut dire au sens propre qu’a lieu le partage des eaux (divortia aquarum), M. Ampère est arrivé à dominer avec étendue et certitude les siècles plus connus qui suivent et qui ne font plus que collines ou plaines ; il faut voir comme, sans hasarder, sans faire d’irruption fougueuse, et toujours avec sa hardiesse régulière, il y porte des directions neuves et longues, ou les prend à la descente par des revers justes, mais inattendus. Ce qu’en partant communément de Louis XIV et en remontant aussi haut qu’on le pouvait, on proclamait çà et là, dans les divers genres, comme des points extrêmes et des limites littéraires, n’est plus, dans la vraie perspective où il se place, qu’une suite, un rameau plus ou moins renaissant des mêmes branches, un chaînon plus ou moins brillant d’une même loi. Quelques inconvénients achètent tant d’avantages ; du moment qu’on ne choisit plus une seule route rapide et déjà ouverte, mais qu’on veut occuper l’ensemble du pays et se conformer à l’entière réalité du sujet, on a des intervalles pénibles et qui ne se peuvent supprimer. Je compare ces marches étroites, dans certaines gorges littéraires du moyen âge, à ces défilés où l’on ne va que pied à pied ; la science ne passe plus qu’à dos de mulet son bagage ; on est bien loin des carrousels à la Louis XIV, et le char d’Olympie s’y briserait. Plusieurs de ces difficultés se rencontraient dès les chapitres préliminaires de l’Introduction sur les Ibères, les Celtes et les Phocéens ; malgré tout l’esprit de détail et les finesses d’interprétation que l’auteur y a semés, il n’a pu éviter de laisser ce portique de son œuvre assez semblable aux époques incertaines et coupées qu’il y représente, quelques pierres druidiques éparses ou superposées, quelques inscriptions à demi comprises, quelques noms roulés comme des cailloux dans le torrent. En général, on pourrait demander à certains chapitres un peu plus de refonte et une sorte de bouillonnement, si cela était conciliable avec la précise exactitude. La méthode d’exécution reste subordonnée chez M. Ampère à celle d’investigation ; il y manque par moments un peu plus de plastique, comme les Allemands diraient. Mais prenons garde en même temps de méconnaître une qualité essentielle, la qualité même, j’entends le sobre et le fin. N’est-ce pas un rare mérite d’exécution aussi, que, chez lui, le fait se présente sous une prise mince, nette, détachée, par le coupant plutôt que par le plat de la lame, si aisément sonore et brillant ?

Une autre critique que j’indique seulement, sans prétendre y insister, est celle-ci : Toute méthode, même la plus naturelle et la plus vraie, n’est qu’une méthode, et elle a ses bornes. On rencontre dans l’histoire des opinions humaines une quantité d’accidents où il ne faudrait peut-être apporter que le rire de Voltaire et le branlement de tête de Montaigne. En cherchant partout la loi, ne court-on pas risque quelquefois de la forcer et comme de la faire ?

On pourrait aller plus loin que les accidents, et dire : Si une certaine folie n’est pas étrangère à l’homme, même à l’homme pris en masse, en vain on tirerait argument, pour la vérité nécessaire d’une idée, de son triomphe en de certains siècles. Comme il faut bien, en définitive, que quelque chose triomphe, il y a aussi chance pour que ce soit quelque folie. Or, tandis que l’historien en quête des lois s’occupe surtout à distinguer et introduit parfois la raison sous les erreurs, la partie folle se dissimule sous sa plume et diminue.

Mais, je le sens, ce ne sont là que des réflexions à garder tout bas, et qui, fussent-elles vraies, demeurent peu fécondes. Ces tristes résidus de l’expérience ironique ne méritent pas même le nom de résultats ; ce sont encore moins des matières à enseignement et des aiguillons. Les monuments humains ne s’élèvent jamais que moyennant de certaines perspectives où la grandeur et l’ordre l’emportent, et où l’esprit de l’architecte s’impose sur bien des points.

Combien donc j’aime mieux me reporter et convier le lecteur vers tant d’admirables et incontestables chapitres de M. Ampère, dans lesquels il a su ressaisir la vie même des idées et des personnages qu’il exprime, Ausone, saint Paulin, Rutilius, la confession de l’autre Paulin, petit-fils d’Ausone, Sidoine Apollinaire, toutes pages à la fois graves et charmantes, qui suffiraient à caractériser dans la critique française cette manière sobre, délicate, profonde et sûre ! Non content d’avoir si bien rendu en ses détails appréciables le mouvement confus des ive et ve  siècles, M. Ampère, dans une petite composition à part, non encore publiée, mais que plusieurs amis ont entendue, a essayé d’en recomposer une scène entière, un coin de tableau, au moment de l’incendie de Trèves par les Francs. Son Hilda (c’est le titre de cette nouvelle gallo-germanique168) serait comme une barque plus légère voguant à côté de l’escadre imposante, et allant toucher à des points du rivage où le gros vaisseau de l’histoire n’atteint pas. Mais la poésie, la grâce de son sujet, M. Ampère ne l’a pas toute détachée et mise à part dans son Hilda ; cette fleur respire avec discrétion et sentiment en d’aimables passages, comme, par exemple, en ces endroits si bien touchés des chastes mariages chrétiens, où les époux convertis n’étaient plus que frère et sœur. où l’épouse rougissante revenait à la virginité169.

En procédant toujours par des faits précis plutôt que par développement rationnel ou effusion oratoire, et plutôt en traits qu’en couleurs, l’historien s’élève avec son sujet, et, à l’heure de l’immense catastrophe où la société s’abîme, il atteint à une véritable éloquence dans la forte étude qu’il nous ouvre de Grégoire de Tours, cet Hérodote de la barbarie. Il en compare fidèlement l’histoire, dans son continuel antagonisme du barbare et du chrétien, à ces vitraux de la cathédrale de Reims qui représentent constamment un roi et un évêque, et l’évêque toujours au-dessus du roi170. Au sortir de Grégoire de Tours, avec le rhéteur et rimeur Fortunat, il garde tout son piquant, et sait être neuf dans ce curieux portrait, même après Augustin Thierry.

Il avait su l’être également, après M. Guizot, dans l’examen des grandes hérésies chétiennes, le gnosticisme, l’arianisme, le pélagianisme. Il ajoute dans l’explication de ces doctrines quelque chose aux simples et hautes traductions philosophiques qu’en avait posées ce grand devancier. La loi de décroissance dans l’ordre des hérésies et de progrès dans l’affermissement du christianisme est lumineusement aperçue. A mesure que le christianisme s’étend et se définit, le chant du combat se circonscrit de plus en plus. Les luttes du gnosticisme se passaient au sein du Père en quelque sorte et remettaient en question Jéhovah ; celles de l’arianisme, qui viennent ensuite, s’agitent entre le Père mis hors de cause et le Fils, et comme au sein du Fils. Les querelles du pélagianisme et du semi-pélagianisme enfin n’ont plus guère leur point principal que dans l’homme.

Au milieu de tant de rapprochements heureux, variés et souvent lointains, que lui fournit son érudition si en éveil, j’ai ouï quelques personnes reprocher à M. Ampère d’avoir un peu trop négligé la part directe de l’antiquité classique et païenne jusque dans le christianisme, de n’avoir pas assez suivi les coutumes, la légende, parfois les divinités même se glissant d’un monde à l’autre, à peine transformées. D’ordinaire, en effet, il se pose le christianisme comme une limite absolue, comme un horizon au delà duquel il ne remonte pas, pénétré surtout qu’il est, avec raison, de sa haute grandeur, de son caractère sans pareil dans l’ensemble, de son opposition essentielle au paganisme enfin, plutôt que de quelques rapports secondaires.

Mais j’ai hâte d’en venir à un autre rapprochement que les érudits n’ont pas manqué de soulever, et que M. Ampère ne doit pas craindre : dans quel rapport est son histoire littéraire avec la portion de celle des vénérables Bénédictins qui embrasse les mêmes sujets dans les mêmes âges ?

Et d’abord ses trois volumes d’Introduction ne forment pas le moins du monde un extrait abrégé, résumé et coordonné des huit tomes in-4° de l’histoire littéraire bénédictine antérieure au xiie  siècle. Son ouvrage est tout original, puisé aux sources, d’une méthode et de résultats qui ne sont qu’à lui. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer la forme et le but des travaux entrepris par ses doctes prédécesseurs. C’est bien le cas d’appliquer et de conseiller ici le beau, mot de Sidoine : Legebat cum reverentia antiquos et sine invidia recentes.

Dom Rivet qui, aidé de dom Duclou, de dom Poncet, de dom Colomb, de dom Tennes, ces humbles inconnus, est le principal auteur des neuf premiers volumes de l’ Histoire littéraire de la France, avait en vue, au point de départ, les travaux de La Croix du Maine et de Du Verdier, dans leurs Bibliothèques françoises qui s’arrêtent au xvie  siècle. Mais ce n’était là qu’un premier essai bien incomplet, bien arriéré et nullement méthodique ; dans sa modestie laborieuse et à la fois dans sa pleine confiance en Celui qui est la force des faibles, le pieux bénédictin osa embrasser un plan immense qu’un autre bénédictin, dom Roussel, avait déjà également conçu : rassembler dès les origines toutes les parties éparses de notre histoire littéraire, en composer un corps méthodique et régulier. Suspect de jansénisme à bon droit, comme auteur du Nécrologe de Port-Royal (1723), dom Rivet ne put obtenir une place dans la communauté de Saint-Germain-des-Prés dont la bibliothèque lui eût été si nécessaire ; c’est au fond de l’abbaye de Saint-Vincent du Mans qu’il se mit à l’œuvre sans jamais s’interrompre. Après plus de dix ans de préparation, le premier volume parut en 1733. Un discours préliminaire expose l’état des sciences et des lettres dans les Gaules avant Jésus-Christ ; suivent par ordre de date, à partir de Pythéas, les divers savants et littérateurs ; on donne la biographie d’abord, puis la liste, l’analyse et la discussion des écrits. Lorsqu’on en est au 1er siècle de l’Église, un discours préliminaire encore sur l’état des lettres en ce siècle précède la série particulière des écrivains ; même ordre pour les âges suivants. Ce tome premier allait jusqu’au ive siècle inclusivement. Le tome second, qui parut en 1735, c’est-à-dire deux ans seulement après le premier, était tout rempli par le ve siècle. L’abbé Prévost, dans le vingtième nombre du Pour et Contre, adressa aux auteurs sur leur premier volume, parmi de vrais éloges, assez de critiques qui lui attirèrent une réponse dans la préface du second tome : « C’est une plume agréable, disait-on, qui cherche à badiner S’étant familiarisé avec le brillant, le nouveau, le magnifique, il voudrait ne voir paraître de livres que dans le même goût. » L’abbé Prévost leur reprochait, en effet, d’une manière assez peu indirecte, le manque d’agrément, de choix et de proportion dans la série des auteurs. Après s’être un peu légèrement égayé sur tant de noms bizarres d’écrivains exhumés pour la première fois, Gnyfon, Télon, Gyarée, Ursulus, Crinas et Charmis, il ajoutait : « Mais je me trompe : les auteurs de cette Histoire littéraire n’ont pas eu l’intention de ne parler que de ceux qui le méritaient : ce choix les eût trop embarrassés. Tous les écrivains y ont leur place, parce qu’ils ont été des écrivains : ainsi l’on fait revivre, quinze ou seize siècles après leur mort, bien des auteurs qui étaient peut-être morts de leur vivant. Mais c’est la méthode de tous les bibliothécaires171. Il suffit même qu’il soit dit quelque part que tel Gaulois ou tel Français a écrit quelque chose pour qu’on lui accorde un rang dans la liste et qu’on en fasse mention dans le corps de l’ouvrage ; avoir été simplement homme de lettres, ou même avoir haï et persécuté les sciences (comme l’empereur Caracalla), est un titre pour avoir un article à part, et un digne éloge ou un juste blâme. » Osons le redire à notre tour ; oui, Prévost avait raison ; échappé lui-même des Bénédictins et de leur méthode, il en parlait pertinemment. Ces religieux estimables ont la critique des textes, celle des dates et des noms ; mais la critique des idées ou du goût, ils ne s’en doutent que peu ou s’en abstiennent. Aussi, leur œuvre patiente est illisible pour les gens du monde, je dirai même qu’elle l’est pour les savants, surtout d’une manière continue et dans le détail ; il faut en avoir besoin absolument sur un point pour s’y plonger. Ces volumes sont comme des sacs pleins de toute marchandise, bien rangés et étiquetés par ordre de débarquement ; il ne reste qu’à les ouvrir et à y tailler, s’il se peut, l’étoffe aux justes endroits. Les discours préliminaires, du moins, qui sembleraient devoir contenir des idées générales et philosophiques, rassemblent certainement et résument avec utilité les principaux faits extérieurs du siècle et les vues les plus immédiates, mais rien au delà. Il est juste pourtant d’excepter le tout premier discours sur l’état des lettres dans les Gaules, avant le christianisme ; dom Rivet, dans ce tableau général, aussi complet que le permettait l’archéologie de son temps, a échappé à l’inconvénient où est tombé M. Ampère, d’entamer l’œuvre par un début morcelé. Les continuateurs estimables de dom Rivet ont à leur tour vérifié et subi ce que Prévost appelait dès l’abord le malheur d’une si vaste entreprise, à savoir l’indiscrétion, l’infinité des matériaux, l’asservissement de l’idée et du goût sous la lettre. Pour que l’esprit le plus éminent qui y ait participé, M. Daunou, pût y écrire son beau discours sur le xiiie  siècle, il a fallu que la révolution française et le xviiie  siècle entier vinssent déposer leur définitive expérience au sein du plus prudent successeur de Voltaire, d’un écrivain consommé et sûr, qui s’est mis à introduire la philosophie d’un air de bénédictin et sous le couvert des faits. Mais, de dom Rivet à dom Brial, ne cherchez que des matériaux ; ne demandez ni une vue rare ni un éclair. L’esprit de communauté interdit l’esprit personnel. Dans leurs cellules rigoureuses, dans ces chambres sans feu, même l’hiver172, les doctes religieux, le front baissé, s’appliquaient sans art à une besogne excellente : se seraient-ils permis même une fleur ? Ce rayon rapide qui se reflète et correspond parfois, comme un fanal, d’un siècle à l’autre, leur eût paru une dissipation profane. Dom Rivet, le digne janséniste, très-peu philosophe, extrêmement attaché, nous dit-on, aux convulsions en faveur desquelles il alla jusqu’à écrire, ne se doutait pas, en vérité, que cette histoire, qui débutait à Pythéas, venait finir à M. de Voltaire. M. Ampère (est-il besoin de le dire ?) n’oublie jamais qu’elle va aujourd’hui de Pythéas jusqu’à M. de Chateaubriand, et il s’en souvient avec bonheur pour éclairer tout d’abord, chemin faisant, Rutilius, par exemple, ou Lactance.

Il faut glisser une réserve dans cette comparaison,M. Ampère garde tant de flatteurs avantages. La discussion des points de détail, sur lesquels s’appesantissent si essentiellement les Bénédictins, est quelquefois un peu rapide chez lui ; ses indications en notes sont plus incomplètes et plus empressées qu’on ne le voudrait dans un ouvrage fait pour guider les études et ouvrir les sources ; il y a des inadvertances. Une seconde édition réparera aisément ces imperfections premières. Je veux lui faire une petite chicane théologique. Dans son chapitre sur le semi-pélagianisme, il s’autorise, contre les augustiniens outrés, du livre intitulé Prædestinatus, « et qu’un semi-pélagien, dit-il, a publié en l’accompagnant d’une réfutation. » Mais je trouve, dans les querelles jansénistes du dix-septième siècle, que ce fut le Père Sirmond, docte jésuite, qui eut de Rome une copie de ce manuscrit et la publia. Or, plusieurs théologiens prétendirent que le Père Sirmond s’était fort mépris sur la valeur du manuscrit, et qu’il avait lu au sérieux un pur libelle, forgé, il y avait plus de douze cents ans, par quelque semi-pélagien qui s’était donné à plaisir un adversaire absurde et odieux pour le mieux réfuter, comme il arrive quelquefois173. Il en résultait que le Père Sirmond, plus érudit que critique, aurait été dupe, et que la secte des Prédestinatiens ne serait qu’un fantôme. Là-dessus le Père Sirmond, loin de se tenir pour battu, publia au long l’histoire de cette secte que les contradicteurs ne continuèrent pas moins d’appeler fabuleuse. On en croira ce qu’on voudra ; mais j’aurais voulu que M. Ampère touchât un mot du doute soulevé et de la querelle. Il est vrai que ces éternelles discussions entre parenthèses ralentissent un récit, et que, lui, il porte volontiers dans le maniement son érudition, si vaste et si bien acquise, quelque chose de la façon courante et preste de Voltaire ; ce qui est un dernier éloge ; car ce nous serait une honte de finir par une chicane janséniste avec un si beau livre, qui n’a qu’à se poursuivre sur ces bases et dans cette ordonnance pour être un monument.

(Le livre a été interrompu : M. Ampère a voyagé depuis lors en Grèce, d’ou il nous a rapporté un itinéraire charmant ; il vient de voyager en Egypte à la recherche des hiéroglyphes auxquels il ne désespère pas d’arracher plus d’un secret. On reconnaît là cet infatigable instinct de curiosité érudite qui l’entraîne. Nous comptons bien pourtant que, ces verves une fois épuisées et satisfaites, il reviendra à son beau livre commencé ; il nous doit surtout le moyen age et la Renaissance, deux parties si neuves encore).