(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « FLÉCHIER (Mémoires sur les Grands-Jours tenus à Clermont en 1665-1666, publiés par M. Gonod, bibliothécaire de la ville de Clermont.) » pp. 104-118

FLÉCHIER (Mémoires sur les Grands-Jours tenus à Clermont en 1665-1666, publiés par M. Gonod, bibliothécaire de la ville de Clermont.)

C’est un de ces livres comme la postérité les aime, et dont les contemporains ne soupçonnent pas le prix. L’abbé Fléchier, âgé de trente-trois ans, avant sa célébrité, mais déjà fort bien posé dans le monde, fait le voyage de Clermont en Auvergne à la suite de M. de Caumartin, maître des requêtes, dont le fils est son élève. M. de Caumartin avait charge du Roi de tenir les sceaux pendant la durée des Grands-Jours : c’était un magistrat poli, de cour, ami de Retz qui lui rend bon témoignage, et fort lié avec les gens d’esprit de ce temps-là. Il goûtait fort lui-même le très-aimable abbé. C’est sans doute pour complaire à ce patron spirituel, ainsi qu’à ces dames Caumartin et à leur société particulière, que Fléchier écrivit l’espèce de journal et de chronique détaillée de ce voyage. Les éditeurs de ses œuvres avaient toujours jugé à propos d’éliminer un écrit, selon eux, trop familier :

« Ce fut pendant ce voyage (d’Auvergne), est-il dit dans le Discours préliminaire de l’édition de 1782, et à l’occasion de tous les événements dont il y fut témoin, qu’il composa la relation des Grands-Jours, ouvrage écrit à la hâte, et qui ne ressemble en rien ni pour la gravité du ton, ni pour l’élégance du style, aux autres productions de sa plume Aussi Fléchier, parvenu aux honneurs de l’Église et compté déjà parmi les hommes célèbres de son temps, n’a-t-il jamais permis que cette bagatelle devînt publique par l’impression. Nous avons jugé comme lui qu’elle n’était pas digne de paroître telle qu’il l’a laissée, à côté des compositions immortelles qui lui ont fait un si grand nom, et nous avons respecté ses intentions en ne la donnant que par extrait, etc. »

Et en effet, tout à la fin du tome X de ses œuvres, on reléguait un très-maigre extrait de l’ouvrage. Mais les goûts changent ; la postérité, ce juge suprême assurément, a quelquefois aussi ses mobilités, ses oublis, ses retours, et veut avant tout être amusée. L’Oraison funèbre de Turenne reste très-belle, un des chefs-d’œuvre du genre, mais on se lasse de la savoir par cœur ; on s’ennuie d’entendre dire que Fléchier est juste ; le voisinage de Bossuet, qui grandit chaque jour comme tout ce qui est vraiment grand, lui faisait tort d’ailleurs, et on était en train, si je ne me trompe, de devenir ingrat, ou, qui pis est, indifférent, lorsque, par bonheur, M. Gonod nous rend l’écrit oublié, et la mémoire de Fléchier s’en rafraîchit pour longtemps, pour toujours ; on le retrouve lui-même en personne, tel qu’il causait chez M. de Caumartin, avec sa diction exquise, sa lenteur étudiée, sa douce raillerie et ses grâces ; et voilà, si l’on n’y prend pas garde, qu’on va tout sacrifier de son passé pour ne plus voir de lui que l’œuvre nouvelle.

Martial a très-bien remarqué qu’il y a ainsi deux sortes d’œuvres : celles qui font grand honneur par la gravité des sujets et par la solennité des genres, celles-là on les estime, on les admire ; les autres, réputées moins sérieuses, on les lit :

Nous tenons donc une œuvre de Fléchier qu’on va lire, lire avec le plaisir qui s’attache aux choses familières et vraies, observées par un esprit délicat et fin, racontées par une plume rare. Mais, pour ne point passer d’un extrême à l’autre, qu’on nous permette de bien maintenir d’abord le premier, l’ancien Fléchier et ses titres à jamais durables dans l’histoire de notre littérature.

Il convient d’écarter au préalable cette comparaison écrasante avec Bossuet, dont Fléchier a trop souffert. Il y a longtemps que, dans un de ses dialogues, Vauvenargues faisait demander par Pascal à Fénelon ce que c’est qu’un certain évêque qu’on a égalé à Bossuet pour l’éloquence ; et Fénelon répondait en des termes fort durs pour Fléchier, parlant de lui comme d’un rhéteur déjà au déclin de sa réputation. Certes, quoi qu’ait pu dire Vauvenargues, Fénelon n’aurait point parlé ainsi, lui qui, au moment où il apprit la mort de Fléchier, s’écria : « Nous avons perdu notre maître ! » C’était bien un maître de Fénelon en effet, celui qui, avec Pellisson, Bussy et Bouhours, et plus qu’aucun d’eux, contribua à mettre en honneur la culture polie, la régularité ornée et simple, à conduire la langue, selon sa propre expression, dans un canal charmant et utile 42. La Bruyère, dans une remarque souvent citée, a dit :

« L’on écrit régulièrement depuis vingt années : l’on est esclave de la construction ; l’on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoué le joug du latinisme et réduit le style à la phrase purement françoise : l’on a presque retrouvé le nombre, que Malherbe et Balzac avoient les premiers rencontré, et que tant d’autres depuis eux ont laissé perdre. L’on a mis enfin dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable : cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit. »

Certes Fléchier, plus qu’aucun, avait réussi à donner ou à rendre au style toutes ces qualités requises par La Bruyère, et ce n’était pas l’esprit non plus qui lui avait manqué pour l’y ajouter insensiblement. Fléchier a repris exactement l’œuvre de prose de Balzac, un peu du côté de l’hôtel Rambouillet, et sans entrer dans le mouvement de Boileau ; il a rendu ce service dans sa propre ligne, directement, ayant reçu la tradition et la culture par ce coin un peu précieux du monde ; sorti de là, et sur les pas de Montausier, il s’est bientôt associé et assorti avec gravité à la décoration auguste du grand règne. Cette relation des Grands-Jours, où nous allons le voir encore au début et tout à fait lui, est précisément de la même année que les Maximes de la Rochefoucauld et que les premières Satires de Boileau (1665-1666). On y reconnaît, à chaque phrase du narrateur, le Fléchier tel qu’il s’est retracé lui-même dans un portrait déjà connu, adressé, selon toute apparence, à mademoiselle Des Houlières43, portrait à la mode du temps, dans le goût un peu flatté des ruelles et des bergeries, tout peint et comme peigné par lui de charmantes caresses. Veut-on savoir comment s’exprime sur sa propre personne l’agréable prélat, celui que madame Des Houlières appelait Damon, que Senecé appelait Acaste ?

« Vous voulez donc, Mademoiselle, que je vous trace le portrait d’un de vos amis et des miens, et que je vous fasse une copie d’un original que vous connoissez aussi bien que moi Sa figure, comme vous savez, n’a rien de touchant ni d’agréable, mais elle n’a rien aussi de choquant. Sa physionomie n’impose pas et ne promet pas au premier coup d’œil tout ce qu’il vaut ; mais on peut remarquer dans ses yeux et sur son visage je ne sais quoi qui répond de son esprit et de sa probité.

« Il paroît d’abord trop sérieux et trop réservé, mais après il s’égaye insensiblement ; et qui peut essuyer ce premier froid s’accommode assez de lui dans la suite. Son esprit ne s’ouvre pas tout à coup, mais il se déploie petit à petit, et il gagne beaucoup à être connu. Il ne s’empresse pas à acquérir l’estime et l’amitié des uns et des autres ; il choisit ceux qu’il veut connoître et qu’il veut aimer ; et, pour peu qu’il trouve de bonne volonté, il s’aide après cela de sa douceur naturelle et de certains airs de discrétion qui lui attirent la confiance

« Il a un caractère d’esprit net, aisé, capable de tout ce qu’il entreprend. Il a fait des vers fort heureusement44, il a réussi dans la prose, les savants ont été contents de son latin. La Cour a loué sa politesse, et les dames les plus spirituelles ont trouvé ses lettres ingénieuses et délicates. Il a écrit avec succès, il a parlé en public, même avec applaudissement

« Sa conversation n’est ni brillante ni ennuyeuse ; il s’abaisse, il s’élève quand il le faut. Il parle peu, mais on s’aperçoit qu’il pense beaucoup. Certains airs fins et spirituels marquent sur son visage ce qu’il approuve ou ce qu’il condamne, et son silence même est intelligible »

Cette gracieuse analyse continue ainsi durant des pages, et l’on s’y laisse aller sans peine avec lui. Même avant la publication des Mémoires sur les Grands-Jours, il suffisait d’avoir lu le délicieux et complaisant portrait pour bien saisir dans son vrai jour cet Atticus de l’épiscopat français sous Louis XIV, élégant, disert, d’un silence encore plus ingénieux parfois que ses discours, qui n’est ni pour les jésuites, ni pour les jansénistes, ni contre ; qui n’est ni une créature de la Cour, ni trop dissipé au monde, ni voué à la pénitence ; honnête homme avant tout, excellent chrétien pourtant, tolérant prélat, résidant et exemplaire, charitable aux protestants persécutés, modérant sur leur tête les rigueurs de Bâville, et trouvant encore des intervalles de loisir pour les divertissements floraux de son Académie de Nîmes ; doux produit du Comtat, chez qui tout est d’accord, même son nom (il s’appelait Esprit Fléchier) ; un Balzac en style, mais un Balzac châtié, mesuré et spirituel, un Godeau plus jeune, mais avec une galanterie plus décente, une tête plus saine et sans de parti ; une sorte de Fontenelle non égoïste et encore chrétien ; enfin un bel-esprit tout à fait sage, aimable et sensible, déjà un peu rêveur.

L’abbé Fléchier va nous permettre de vérifier de lui tous ces traits réunis au complet dans les agréables Mémoires, production de sa jeunesse, que M. Gonod nous donne à lire aujourd’hui. Il commence d’un ton de simplicité ce récit qui n’est pas sans composition ni sans art : il y en a partout chez Fléchier. Il nous met au fait, non sans quelque raillerie, des grands débats de prééminence entre Riom et Clermont. C’est à Riom qu’il s’arrête d’abord, c’est là qu’à propos d’une beauté, merveille de cette ville et de la province, il se fait au long raconter par une personne de qualité du pays tout un petit roman des amours de cette belle45, lequel ne tient pas moins de trente pages, et qui pourrait être vraiment de madame de La Fayette elle-même. Comme un autre prélat de sa connaissance, le docte Huet, Fléchier aimait les romans et les traitait avec indulgence, en ami de mademoiselle de Scudéry. La petite nouvelle qui fait le début de ces Mémoires annonce, par la justesse et la mesure du ton et de l’analyse, toute la réforme que madame de La Fayette est en train d’accomplir et que la Princesse de Clèves couronnera. Remarquez que, dans ces Mémoires, toutes les fois que Fléchier veut entrer dans quelque développement prolongé sur les divers chapitres plus ou moins sérieux et les tracasseries de la province, il introduit un personnage et se fait raconter la chose en prêtant à l’interlocuteur toutes ses finesses et ses élégances, et en lui laissant pourtant des traits particuliers de physionomie.

Ce premier petit roman nous met en goût et en confiance avec Fléchier ; on sent qu’on a affaire, non-seulement à un écrivain singulièrement poli, mais à un esprit observateur et délié qui s’entend aux beaux sentiments, aux grandes passions, qui en sourit tout bas en les exposant, et les décrit à plaisir sans s’y prendre. Ce prédicateur habile a lu l’Astrée, il a volontiers sur sa table l’Art d’aimer traduit par le président Nicole ; en un mot, il sait par principes les règles du jeu, la carte du Tendre, mais surtout il excelle à tout voir finement autour de lui, et à démêler du coin de l’œil les nuances du cœur. Et puis, en paroles d’or et de soie, comme on dit, il nous les dévidera.

Pourtant on arrive à Clermont ; on y est reçu avec force harangues et comparaisons tirées de la lune et du soleil ; tandis que Messieurs s’installent, qu’échevins et échevines défilent en cérémonie, et qu’on se promène un peu pour reconnaître la ville, M. Talon, en zélé procureur-général qu’il est, va tout d’abord visiter les prisons pour voir si elles sont sûres et capables de contenir autant de criminels qu’il espère en faire arrêter. La double perspective commence.

Régulièrement, durant tout le volume, on aura le récit des causes célèbres qui vont être jugées, des grandes exécutions qui vont faire éclat, et, entre deux petites histoires de la question ordinaire ou extraordinaire, on aura le délassement de ces horreurs, la conversation avec les dames, de galantes promenades en carrosse hors de la ville, quand le soleil d’automne le permet, non pas sans quelques excursions plus lointaines, à Vichy, par exemple, avec des descriptions de nature qui rappellent et égalent celles de madame de Motteville en face des Pyrénées. Cette double action du récit fait d’abord un peu l’effet de la fameuse lettre de madame de Sévigné, lorsqu’elle badine sur les émeutes et les exécutions en Bretagne : Nous ne sommes plus si roués On se demande si ce n’est pas montrer quelque légèreté que de prendre ainsi le côté sombre et sanglant de la justice comme matière ou contraste à divertissement. Mais, en y regardant mieux, on s’aperçoit que l’humanité de Fléchier et de son cercle n’est pas ici à mettre en cause. Il y a parmi ce monde officiel des Grands-Jours les gens de palais et de Parlement, à proprement parler ; M. le président Novion, s[ILLISIBLE] à cheval sur la présidence, et dont la conduite ne paraît pas de tout point aussi conséquente qu’elle pourrait l’être ; le redoutable, l’irréprochable M. Talon, qui ne veut pas lâcher sa proie ; M. Nau, d’humeur justicière, et tant d’autres sur le compte desquels le doux railleur Fléchier ne laissera pas de nous égayer ; et puis il y a, de l’autre bord, M. de Caumartin, c’est-à-dire l’homme de cour, de société, l’honnête homme sans préjugé de robe, le juge qui incline le plus qu’il peut à la douceur. Lorsqu’il est à bout de toutes ces pédanteries d’étiquette et de toutes ces pendaisons, M. de Caumartin écrit à son ami, le joyeux Marigny, pour se relâcher un instant : mais en tout il représente là-bas la bienséance et l’humanité même. C’est de ce parti qu’est Fléchier. Il opine du mieux qu’il lui est permis par la bouche de M. de Caumartin : ne trouvons pas mauvais qu’à son tour il se délasse. Et de quel droit ferions-nous les censeurs si rigides et les compatissants par excellence ? Nos cours d’assises ne sont-elles pas chaque matin une partie de nos jeux ? Ces Mémoires de Fléchier, au pis, peuvent s’appeler une Gazette des Tribunaux de ce temps-là, avec l’avantage du style en sus, et même avec celui de la singularité des causes. Fléchier, simple témoin, amené là par occasion, n’avait dû prendre le tout que comme une représentation dont il rend compte ; et, parce qu’il y eut à la fin un mariage d’un de ces Messieurs avec une demoiselle du pays, il ne manque pas de faire remarquer que la pièce, si sanglante d’abord, se termine heureusement comme une tragi-comédie.

Vingt-cinq ans après, Fléchier eut pour son compte à assister en qualité d’évêque de Nîmes à bien d’autres scènes dans lesquelles il eut un rôle plus délicat et d’où sa renommée est sortie pleine d’honneur. Un jeune écrivain, qui s’est occupé avec talent de ces guerres des Cévennes, M. Peyrat, dans son intéressante Histoire des Pasteurs du Désert, s’est montré bien sévère et décidément injuste contre Fléchier (tome Ier, page 204) ; il a méconnu, dans les relations du prélat adressées à M. de Montausier, ce caractère d’impartialité un peu compassée que nous retrouvons ici dans les Mémoires, cette justesse ennemie de tous les fanatismes, très-conciliable certes avec l’humanité comme avec un certain agrément, et qui, en démêlant les erreurs et les démences humaines, ne se défend pas d’en sourire. Et puis il faut tout confesser : il y a dans ces Mémoires, et il y eut toujours chez Fléchier, plus ou moins de froide rhétorique, du beau diseur au parler traînant et qui s’écoute volontiers.

Mais ici ce défaut réel disparaît et se fond presque dans l’ironie fine, légère, insensible et comme perpétuelle, qui s’insinue et qui pénètre.

Ce ne serait pas rendre justice à la relation des Grands-Jours que de n’y voir qu’un recueil piquant d’historiettes singulières, d’incroyables cas et de causes célèbres, dans lesquelles Fléchier se trouve, sans le savoir, le rival et, avec ses airs modestes, le vainqueur de Tallemant des Réaux. Un intérêt historique plus élevé s’attache à cette peinture fidèle des mœurs d’une province d’alors. L’Auvergne, ce pays de montagnes où la féodalité était comme retranchée, nous représente en abrégé et dans un échantillon plus marquant l’état d’une grande partie de la France, au sortir des guerres civiles ; il fallut, pour asseoir bien incomplétement encore l’ordre administratif, que la souveraineté toute-puissante de Louis XIV passât là-dessus avec vigueur et rasât bien des châteaux. Épris que nous sommes aujourd’hui, et avec raison, du beau langage de ce grand siècle, il est bon de nous rappeler de temps en temps aussi à quelles inégalités on y avait affaire. Le sévère Lemontey aurait triomphé s’il avait eu entre les mains ce volume poli où un fond de violence et de tyrannie ressort si à nu. On ne doit en conclure que plus d’actions de grâces pour le jeune monarque qui aspirait du premier jour à l’unité du royaume et à celle de la loi. Certes les Grands-Jours, avec leur justice sans appel et si expéditive, n’étaient point eux-mêmes sans reproches. Ainsi, pour leur exemple d’éclat, ils firent tout d’abord tomber la tête de ce pauvre vicomte de La Mothe de Canillac, le plus innocent de tous les Canillacs, ce qui ne veut pas dire qu’il fût très-innocent. Fléchier, sur ce point comme sur les autres, n’a rien dissimulé ; sa conclusion judicieuse, qu’il met par un détour ingénieux dans la bouche d’un interlocuteur, nous offre les avantages et les inconvénients très-bien balancés : les avantages l’emportaient. C’était ici le cas, ou jamais, d’appliquer d’avance le mot de Napoléon à l’un des chefs de la justice sous l’Empire : « Eh bien ! monsieur le premier président, jugez-vous beaucoup ? »  « Mais, Sire, nous tâchons de rendre la justice, au nom de l’Empereur et de la loi, avec équité. »  « Il s’agit surtout de juger beaucoup, et beaucoup, entendez-vous ? » Il s’agissait surtout, en 1665, et en cette rude contrée, d’inspirer une terreur salutaire aux tyrans du pays, d’avertir, dans leurs déportements, les Canillac et les d’Espinchal qu’ils avaient trouvé enfin un maître et des juges. Ce volume de Fléchier sera désormais un document précieux pour l’historien, et lui-même, esprit sérieux sous ses grâces, il a eu l’honneur de ne pas rester étranger à ce que nous appellerions la pensée administrative et politique qu’on en peut tirer.

On aurait de quoi défrayer plus d’un article avec maint extrait piquant, si le lecteur n’avait mieux à faire en recourant au livre même. Les portraits abondent, les personnages y vivent. Fléchier s’y prend lentement et jour par jour pour les dessiner, mais on n’y perd rien, et l’on arrive à savoir par le menu tout ce monde. Nous connaissons à fond M. de Novion, le digne président, qui est si galant auprès de mesdames ses filles, et qui oublie parfois un peu trop sa gravité pour leur donner le plaisir de la comédie. On chercherait vainement de ces traits sur M. de Novion dans la pièce de vers latins, très-élégants, que Fléchier consacra à ces mêmes Grands-Jours ; les vers latins, pas plus que les oraisons funèbres, ne disent pas tout :

« Ne vous souvenez-vous point de ce théâtre dressé dans la salle où il tenoit la comédie à mesdames ses filles, qui avoit toute la mine d’un échafaud, et dont l’aspect faisoit trembler tous ceux qui venoient le solliciter ? Ne l’avez-vous pas vu donner le bal et des fêtes à grand bruit en un temps où tout le peuple regrettoit la mort de M. de Canillac, et où il venoit presque lui-même de le condamner ? Trouvez-vous qu’il fût fort séant à un homme grave d’être presque habillé de court hors du palais, peut-être pour faire mieux paroître son Saint-Esprit ? »

Quant à M. Nau, le plus actif des conseillers, il est croqué à se faire reconnaître entre mille : toujours en avant, toujours en arrêt, un Perrin Dandin au criminel, qui menace tout le monde de la question, et qui danse si bien les bourrées :

« Enfin on faisoit peur de M. Nau aux petits enfants ; il avoit eu le soin de régler la police, et il avoit eu l’industrie de manger beaucoup de perdrix à très-bon marché. Il dressa tous les grands arrêts, il réforma les poids et les mesures sous l’autorité de Mme Talon, et fit tout ce que le plus fier lieutenant-criminel eût su faire. Il ne parla doucement qu’à son maître à danser »

Madame Talon elle-même, dont M. Nau est le bras droit, cette digne mère qui est venue là pour tenir le ménage de monsieur son fils, occupe dans la relation toute la place qu’elle peut ambitionner ; elle préside à sa façon les Grands-Jours parmi les dames de la ville, les organise en assemblées de charité, les réglemente, les gronde, les fait taire, s’ingère dans les brouilleries des couvents, et prétend réformer jusqu’aux Ursulines. C’est un personnage de Molière que cette recommandable matrone, mère du Caton des Grands-Jours ; et Fléchier, par une si agréable entente des travers et des ridicules, retrouve ici son vrai rang comme précurseur de La Bruyère.

Un tout petit trait de bon goût qui n’est pas à omettre : pendant ce séjour en Auvergne, Fléchier a prêché deux fois, avec succès, et il ne parle que très-peu de ses sermons.

Je pourrais ajouter plus d’une remarque de style sur cette langue à la fois si pure de source, si droite d’acceptions, et qui a pourtant bien des latitudes et des licences dans son atticisme. L’atticisme du grand règne, comme celui de la Grèce, est plein de ces agréables négligences et irrégularités qui ne sont permises qu’aux délicats. Mais j’aime mieux finir par la conclusion sérieuse, qu’il est impossible d’éluder en fermant ce livre : c’est que, s’il faisait beau écrire et parler comme chez M. de Caumartin au xviie  siècle, il fait bon de vivre au xixe , sous nos lois, sans Grands-Jours, sous notre Code civil et notre régime d’égalité, même lorsqu’on est gentilhomme comme lorsqu’on ne l’est pas.