L’abbé Prévost
On a comparé souvent l’impression mélancolique que produisent sur nous les bibliothèques,
où sont entassés les travaux de tant de générations défuntes, à l’effet d’un cimetière
peuplé de tombes. Cela ne nous a jamais semblé plus vrai que lorsqu’on y entre, non avec
une curiosité vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention particulière
d’honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété studieuse à accomplir envers une
mémoire. Si pourtant l’objet de notre étude ce jour-là, et en quelque sorte de notre
dévotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l’effet
ne saurait être ce que nous disons ; l’autel alors nous apparaît trop lumineux ; il s’en
échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne
rappelle que des idées de durée et de vie. La médiocrité, non plus, n’est guère propre à
faire naître en nous un sentiment d’espèce si délicate ; l’impression qu’elle cause n’a
rien que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce qui nous donne
à songer plus particulièrement et ce qui suggère à notre esprit mille pensées d’une morale
pénétrante, c’est quand il s’agit d’un de ces hommes en partie célèbres et en partie
oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l’ombre se joignent ;
dont quelque production toujours debout reçoit encore un vif rayon qui semble mieux
éclairer la poussière et l’obscurité de tout le reste ; c’est quand nous touchons à l’une
de ces renommées recommandables et jadis brillantes, comme il s’en est vu beaucoup sur la
terre, belles aujourd’hui, dans leur silence, de la beauté d’un cloître qui tombe, et à
demi couchées, désertes et en ruine. Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et
fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi
l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites
glorieusement, conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre,
mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et
même celui de génie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux
méritées ne peuvent rien contre ; la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre
résistance, ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable, où le grand poëte, le grand
écrivain, entre dans la postérité, c’est-à-dire où les générations dont il fut le charme
et l’âme, cédant la scène à d’autres, lui-même il passe de la bouche ardente et confuse
des hommes à l’indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus souvent, est
la dernière consécration des monuments accomplis. Sans doute quelques pèlerins du génie,
comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu’à la fin se succéderont alentour ; mais
la société en masse s’est portée ailleurs et fréquente d’autres lieux. Une bien forte part
de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge déjà dans l’ombre. Ce sentiment
qui, ainsi que nous le disons, n’est pas sans tristesse, soit qu’on l’éprouve pour
soi-même, soit qu’on l’applique à d’autres, nous devons tâcher du moins qu’il nous laisse
sans amertume. Il n’a rien, à le bien prendre, qui soit capable d’irriter ou de
décourager ; c’est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous y appesantissons
jamais que pour combattre en nous l’amour du bruit, l’exagération de notre importance,
l’enivrement de nos œuvres. Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons
nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout
goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations
superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des
jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y
épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains
bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs
verront se confirmer à chaque épreuve l’éternelle jeunesse.
Cette réflexion nous a été inspirée au sujet de l’abbé Prévost, et nous croyons que c’est
une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le plus naturellement à lui-même, s’il
pouvait se contempler dans le passé. Non pas que, durant le cours de sa longue et
laborieuse carrière, il ait jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, à un moment
déterminé, éclate de la plénitude d’un disque éblouissant, et qu’on appelle la gloire ;
plutôt que la gloire, il eut de la célébrité diffuse, et posséda les honneurs du talent,
sans monter jusqu’au génie. Ce fut pourtant, si l’on parle un instant avec lui la langue
vaguement complaisante de Louis XIV, ce fut, à tout prendre, un heureux et facile génie,
d’un savoir étendu et lucide, d’une vaste mémoire, inépuisable en œuvres, également propre
aux histoires sérieuses et aux amusantes, renommé pour les grâces du style et la vivacité
des peintures, et dont les productions, à peine écloses, faisaient, disait-on alors, les délices des cœurs sensibles et des belles imaginations. Ses romans, en
effet, avaient un cours prodigieux ; on les contrefaisait de toutes parts ; quelquefois on
les continuait sous son nom, ce qui est arrivé pour le Cléveland ; les
libraires demandaient du l’abbé Prévost, comme précédemment du
Saint-Évremond ; lui-même, il ne les laissait guère en souffrance, et ses œuvres, y
compris le Pour et Contre et l’Histoire générale des
Voyages, vont beaucoup au-delà de cent volumes. De tous ces estimables travaux,
parmi lesquels on compte une bonne part de créations, que reste-t-il dont on se souvienne
et qu’on relise ? Si dans notre jeunesse nous nous sommes trouvés à portée de quelque
ancienne bibliothèque de famille, nous avons pu lire Cléveland, le Doyen de
Killerine, les Mémoires d’un Homme de qualité, que nous
recommandaient nos oncles ou nos pères ; mais, à part une occasion de ce genre, on les
estime sur parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va presque
jamais jusqu’à la fin, pas plus que pour l’Astrée ou pour Clélie ; la manière en est déjà trop loin de notre goût, et rebute par son
développement, au lieu de prendre ; il n’y a que Manon Lescaut qui
réussisse toujours dans son accorte négligence, et dont la fraîcheur sans fard soit
immortelle. Ce petit chef-d’œuvre échappé en un jour de bonheur à l’abbé Prévost, et sans
plus de peine assurément que les innombrables épisodes, à demi réels, à demi inventés,
dont il a semé ses écrits, soutient à jamais son nom au-dessus du flux des années, et le
classe de pair, en lieu sûr, à côté de l’élite des écrivains et des inventeurs. Heureux
ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un mois dans leur vie, où à la fois leur
cœur s’est trouvé plus abondant, leur timbre plus pur, leur regard doué de plus de
transparence et de clarté, leur génie plus familier et plus présent ; où un fruit rapide
leur est né et a mûri sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres intérieurs ;
où, en un mot, par une œuvre de dimension quelconque, mais complète, ils se sont élevés
d’un jet à l’idéal d’eux-mêmes ! Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et
Virginie, Benjamin Constant par son Adolphe, ont eu cette bonne
fortune, qu’on mérite toujours si on l’obtient, de s’offrir, sous une enveloppe de résumé
admirable, au regard sommaire de l’avenir. On commence à croire que, sans cette tour
solitaire de René, qui s’en détache et monte dans la nue, l’édifice entier de
Chateaubriand se discernerait confusément à distance94. L’abbé Prévost, sous cet aspect, n’a rien à
envier à tous ces hommes. Avec infiniment moins d’ambition qu’aucun, il a son point sur
lequel il est autant hors de ligne : Manon Lescaut subsiste à jamais, et, en dépit des
révolutions du goût et des modes sans nombre qui en éclipsent le vrai règne, elle peut
garder au fond sur son propre sort cette indifférence folâtre et languissante qu’on lui
connaît. Quelques-uns, tout bas, la trouvent un peu faible peut-être et par trop simple de
métaphysique et de nuances ; mais quand l’assaisonnement moderne se sera évaporé, quand
l’enluminure fatigante aura pâli, cette fille incompréhensible se retrouvera la même, plus
fraîche seulement par le contraste. L’écrivain qui nous l’a peinte restera apprécié dans
le calme, comme étant arrivé à la profondeur la plus inouïe de la passion par le simple
naturel d’un récit, et pour avoir fait de sa plume, en cette circonstance, un emploi cher
à certains cœurs dans tous les temps. Il est donc de ceux que l’oubli ne submergera pas,
ou qu’il n’atteindra du moins que quand, le goût des choses saines étant épuisé, il n’y
aura plus de regret à mourir.
Mais si la postérité s’en tient, dans l’essor de son coup d’œil, à cette brève
compréhension d’un homme, à ce relevé rapide d’une œuvre, il y a, jusque dans son sein,
des curiosités plus scrupuleuses et plus patientes qui éprouvent le besoin d’insister
davantage, de revenir à la connaissance des portions disparues, et de retrouver épars dans
l’ensemble, plus mélangés sans doute mais aussi plus étalés, la plupart des mérites dont
la pièce principale se compose. On veut suivre dans la continuité de son tissu, on veut
toucher de la main, en quelque sorte, l’étoffe et la qualité de ce génie dont on a déjà vu
le plus brillant échantillon, mais un échantillon, après tout, qui tient étroitement au
reste, et n’en est d’ordinaire qu’un accident mieux venu. C’est ce que nous tâchons de
faire aujourd’hui pour l’abbé Prévost. Un attrait tout particulier, dès qu’on l’a entrevu,
invite à s’informer de lui et à désirer de l’approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne,
la politesse décente de son langage, laissent transpirer à son insu une sensibilité
intérieure profondément tendre, et, sous la généralité de sa morale et la multiplicité de
ses récits, il est aisé de saisir les traces personnelles d’une expérience bien
douloureuse. Sa vie, en effet, fut pour lui le premier de ses romans et comme la matière
de tous les autres. Il naquit, sur la fin du xviie
siècle,
en avril 1697, à Hesdin dans l’Artois, d’une honnête famille et même noble ; son père
était procureur du roi au bailliage. Le jeune Prévost fit ses premières études chez les
jésuites de sa ville natale, et plus tard alla doubler sa rhétorique au collège
d’Harcourt, à Paris. On le soigna fort à cause des rares talents qu’il produisit de bonne
heure, et les jésuites l’avaient déjà entraîné au noviciat lorsqu’un jour (il avait seize
ans), les idées de monde l’ayant assailli, il quitta tout pour s’engager en qualité de
simple volontaire. La dernière guerre de Louis XIV tirait à sa fin ; les emplois à l’armée
étaient devenus très-rares ; mais il avait l’espérance, commune à une infinité de jeunes
gens, d’être avancé aux premières occasions ; et, comme lui-même il l’a dit par la suite
en réponse à ceux qui calomniaient cette partie de sa vie, « il n’étoit pas si disgracié
du côté de la naissance et de la fortune qu’il ne pût espérer de faire heureusement son
chemin. » Las pourtant d’attendre, et la guerre d’ailleurs finissant, il retourna à La
Flèche chez les pères jésuites, qui le reçurent avec toutes sortes de caresses ; il en fut
séduit au point de s’engager presque définitivement dans l’Ordre ; il composa, en
l’honneur de saint François Xavier, une ode qui ne s’est pas conservée. Mais une nouvelle
inconstance le saisit, et, sortant encore une fois de la retraite, il reprit le métier des
armes avec plus du distinction, dit-il, et d’agrément,
avec quelque grade par conséquent, lieutenance ou autre. Les détails manquent sur cette
époque critique de sa vie95. On n’a
qu’une phrase de lui qui donne suffisamment à penser et qui révèle la teinte à la
direction de ses sentiments durant les orages de sa première jeunesse : « Quelques années
se passèrent, dit-il (à ce métier des armes) ; vif et sensible au plaisir, j’avouerai,
dans les termes de M. de Cambrai, que la sagesse demandoit bien des précautions qui
m’échappèrent. Je laisse à juger quels devoient être, depuis l’âge de vingt à vingt-cinq
ans, le cœur et les sentiments d’un homme qui a composé le Cléveland
trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin d’un engagement trop tendre me conduisit
enfin au tombeau : c’est le nom que je donne à l’Ordre respectable où
j’allai m’ensevelir, et où je demeurai quelque temps si bien mort, que mes parents et mes
amis ignorèrent ce que j’étois devenu. » Cet Ordre respectable dont il parle, et dans
lequel il entra à l’âge de vingt-quatre ans environ, est celui des Bénédictins de la
congrégation de Saint-Maur ; il y resta cinq ou six ans dans les pratiques religieuses et
dans l’assiduité de l’étude ; nous le verrons plus tard en sortir. Ainsi cette âme
passionnée, et par trop maniable aux impressions successives, ne pouvait se fixer à rien ;
elle était du nombre de ces natures déliées qu’on traverse et qu’on ébranle aisément sans
les tenir ; elle avait puisé dans l’ingénuité de son propre fonds et avait développé en
elle, par l’excellente éducation qu’elle avait reçue, mille sentiments honnêtes, délicats
et pieux, capables, ce semble, à volonté, de l’honorer parmi les hommes ou de la
sanctifier dans la retraite, et elle ne savait se résoudre ni à l’un ni à l’autre de ces
partis ; elle en essayait continuellement tour à tour ; la fragilité se perpétuait sous
les remords ; le monde, ses plaisirs, la variété de ses événements, de ses peintures, la
tendresse de ses liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d’absence, des tentations
irrésistibles pour ce cœur trop tôt sevré, et, d’une autre part, aucun de ces biens ne
parvenait à le remplir au moment de la jouissance. Le repentir alors et une sorte
d’irritation croissante contre un ennemi toujours victorieux le rejetaient au premier choc
dans des partis extrêmes dont l’austérité ne tardait pas à mollir ; et, après une lutte
nouvelle, en un sens contraire au précédent, il retombait encore de la cellule dans les
aventures. On a conservé de lui le fragment d’une lettre écrite à l’un de ses frères au
commencement de son entrée chez les bénédictins ; elle se rapporte au temps de son séjour
à Saint-Ouen, vers 1721. Il y touche cet état moral de son âme en traits ingénus et suaves
qui marquent assez qu’il n’est pas guéri : « Je connois la foiblesse de mon cœur, et je
sens de quelle importance il est pour son repos de ne point m’appliquer à des sciences
stériles qui le laisseraient dans la sécheresse et dans la langueur ; il faut, si je veux
être heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force l’impression de grâce
qui m’y a amené ; il faut que je veille sans cesse à éloigner tout ce qui pourroit
l’affoiblir. Je n’aperçois que trop tous les jours de quoi je redeviendrois capable, si je
perdois un moment de vue la grande règle, ou même si je regardois avec la moindre
complaisance certaines images qui ne se présentent que trop souvent à mon esprit, et qui
n’auroient encore que trop de force pour me séduire, quoiqu’elles soient à demi effacées.
Qu’on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu de vigueur quand on s’est fait une
habitude de sa foiblesse ; et qu’il en coûte à combattre pour la victoire, quand on a
trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! »
L’idéal de l’abbé Prévost, son rêve dès sa jeunesse, le modèle de félicité vertueuse
qu’il se proposait et qu’ajournèrent longtemps pour lui des erreurs trop vives, c’était un
mélange d’étude et de monde, de religion et d’honnête plaisir, dont il s’est plu en
beaucoup d’occasions à flatter le tableau. Une fois engagé dans des liens indissolubles,
il tâcha que toute image trop émouvante et trop propice aux désirs fût soigneusement
bannie de ce plan un peu chimérique, où le devoir était la mesure de la volupté. On aime à
s’étendre avec lui, en plus d’un endroit des Mémoires d’un Homme de
qualité et de Cléveland, sur ces promenades méditatives, ces
saintes lectures dans la solitude, au milieu des bois et des fontaines, une abbaye
toujours dans le fond ; sur ces conversations morales entre amis, qu’Horace
et Boileau ont marquées, nous dit-il, comme un des plus beaux traits
dont ils composent la vie heureuse. Son christianisme est doux et tempéré, on le
voit ; accommodant, mais pur ; c’est un christianisme formel qui ordonne à la
fois la pratique de la morale et la croyance des mystères, d’ailleurs nullement
farouche, fondé sur la Grâce et sur l’amour, fleuri d’atticisme, ayant passé par le
noviciat des jésuites et s’en étant dégagé avec candeur, bien qu’avec un souvenir toujours
reconnaissant. Gresset, dans plusieurs morceaux de ses épîtres, nous en donnerait quelque
idée que Prévost certainement ne désavouerait pas :
Blandus honos, hilarisque tamen cum pondère virtus.
Boileau, plus sévère et aussi humain, Boileau, que je me reproche de n’avoir pas assez
loué autrefois sur ce point non plus que sur quelques autres, a été inspiré de cet esprit
de piété solide dans son Épître à l’abbé Renaudot. L’admirable caractère de Tiberge, dans
Manon Lescaut, en offre en action toutes les lumières et toutes les
vertus réunies. Du milieu des bouleversements de sa jeunesse et des nécessités matérielles
qui en furent la suite, Prévost tendit d’un effort constant à cette sagesse pleine
d’humilité, et il mérita d’en cueillir les fruits dès l’âge mûr. Il conserva toute sa vie
un tendre penchant pour ses premiers maîtres, et les impressions qu’il avait reçues d’eux
ne le quitteront jamais. Il est possible, à la rigueur, que la philosophie, alors
commençante, l’ait séduit un moment dans l’intervalle de sa sortie de La Flèche à son
entrée chez les bénédictins, et que le personnage de Cléveland représente quelques
souvenirs personnels de cette époque. Mais au fond c’était une nature soumise, non
raisonneuse, altérée des sources supérieures, encline à la spiritualité, largement crédule
à l’invisible ; une intelligence de la famille de Malebranche en métaphysique ; une de ces
âmes qui, ainsi qu’il l’a dit de sa Cécile, se portent d’une ardeur étonnante
de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour elles-mêmes ; qui aspirent au
bonheur d’aimer sans bornes et sans mesure, et s’en croient empêchées par les ténèbres des sens et le poids de la chair. Il obéit à un élan de cette
voix mystique en entrant chez les bénédictins : seulement il compta trop sur ses forces,
ou peut-être, parce qu’il s’en défiait beaucoup, il se hâta de s’interdire solennellement
toute récidive de défaillance. Le sacrifice une fois consommé, la conscience lucide lui
revint : « Je reconnus, dit-il, que ce cœur si vif étoit encore brûlant sous la cendre. La
perte de ma liberté m’affligea jusqu’aux larmes. Il étoit trop tard. Je cherchai ma
consolation durant cinq ou six ans, dans les charmes de l’étude ; mes livres étoient mes
amis fidèles, mais ils étoient morts comme moi ! »
L’étude en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs, mais mélancoliques
et toujours uniformes ; ce genre d’étude surtout, héritage démembré des Mabillon, austère,
interminable, monotone comme une pénitence, sans mélange d’invention et de grâces, pouvait
suffire uniquement à la vie d’un dom Martenne, non à celle de dom Prévost. Il y était
propre toutefois, mais il l’était aussi à trop d’autres matières plus attrayantes. On
l’occupa successivement dans les diverses maisons de l’Ordre à Saint-Ouen de Rouen, où il
eut une polémique à son avantage avec un jésuite appelé Le Brun ; à l’abbaye du Bec, où,
tout en approfondissant la théologie, il fit connaissance d’un grand seigneur retiré de la
cour qui lui donna peut-être la pensée de son premier roman ; à Saint-Germer, où il
professa les humanités ; à Évreux et aux Blancs-Manteaux de Paris, où il prêcha avec une
vogue merveilleuse ; enfin à Saint-Germain-des-Prés, espèce de capitale de l’Ordre, où on
l’appliqua en dernier lieu au Gallia Christiana, dont un volume presque
entier, dit-on, est de lui. Il commença dès lors, selon toute apparence, à rédiger les Mémoires d’un Homme de qualité, et en même temps, par la multitude
d’histoires intéressantes qu’il contait à ravir, il faisait le charme des veillées du
cloître. Un léger mécontentement, qui n’était qu’un prétexte, mais en réalité ses idées,
dont le cours le détournait plus que jamais ailleurs, l’engagèrent à solliciter de Rome sa
translation dans une branche moins rigide de l’Ordre ; ce fut pour Cluny qu’il s’arrêta.
Il obtint sa demande ; le bref devait être fulminé par l’évêque d’Amiens à un jour
marqué ; Prévost y comptait, et de grand matin il s’échappa du couvent, en laissant pour
les supérieurs des lettres où il exposait ses motifs. Par l’effet d’une intrigue qu’il
avait ignorée jusqu’au dernier moment, le bref ne fut pas fulminé, et sa position de
déserteur devint tellement fausse qu’il n’y vit d’autre issue qu’une fuite en Hollande. Le
général de la congrégation tenta bien une démarche amicale pour lui rouvrir les portes ;
mais Prévost, déjà parti, n’en fut pas informé. Ce grand pas une fois fait, il dut en
accepter toutes les conséquences. Riche de savoir, rompu à l’étude, propre aux langues,
regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et d’aventures éprouvées ou recueillies qui
s’étaient amassées en lui dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne
la plus abandonner ; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses journaux,
ses histoires, il s’ouvrit rapidement une large place dans le monde littéraire. Sa fuite
est de 1727 ou 1728 environ ; il avait trente et un ans, et demeura ainsi hors de France
au moins six années, tant en Hollande qu’en Angleterre. Dès les premiers temps de son
exil, nous voyons paraître de lui les Mémoires d’un Homme de qualité, un
volume traduit de l’Histoire universelle du président de Thou, une Histoire métallique du royaume des Pays-Bas, également traduite. Cléveland vint ensuite, puis Manon, et le
Pour et Contre, dont la publication commencée en 1733 ne finit qu’en 1740. Prévost
était déjà rentré en France lorsqu’il publia le Doyen de Killerine, en
1735. Comme ceci n’est pas un inventaire exact, ni même un jugement général des nombreux
écrits de notre auteur, nous ne nous arrêterons qu’à ceux qui nous aideront à le
peindre.
Les Mémoires d’un Homme de qualité nous semblent sans contredit, et Manon à part, Manon qui n’en est du reste qu’un charmant
épisode par post-scriptum, — nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux
conservé des romans de l’abbé Prévost, celui où, ne s’étant pas encore blasé sur le
romanesque et l’imaginaire, il se tient davantage à ce qu’il a senti en lui ou observé
alentour. Tandis que, dans ses romans postérieurs, il se perd en des espaces de lieu
considérables et se prend à des personnages d’outre-mer, qu’il affuble de caractères
hybrides et dont la vraisemblance, contestable dès lors, ne supporte pas un coup d’œil
aujourd’hui, dans ces Mémoires au contraire il nous retrace en perfection, et sans y
songer, les manières et les sentiments de la bonne société vers la fin du règne de Louis
XIV. Le côté satirique que préfère Le Sage manque ici tout à fait ; la grossièreté et la
licence, qui se faisaient jour à tout instant sous ces beaux dehors, n’y ont aucune place.
J’omets toujours Manon et son Paris du temps du Système, son Paris de vice et de boue, où toutes les ordures sont entassées,
quoique d’occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetées là sans dessein de les
faire ressortir, et d’un bout à l’autre éclairées d’un même reflet sentimental. Mais le
monde habituel de Prévost, c’est le monde honnête et poli, vu d’un peu loin par un homme
qui, après l’avoir certainement pratiqué, l’a regretté beaucoup du fond de la province et
des cloîtres ; c’est le monde délicat, galant et plein d’honneur, tel que Louis XIV aurait
voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont décoré l’idéal, qui est à portée de la
cour, mais qui s’en abstient souvent ; où Montausier a passé, où la Régence n’est point
parvenue. Prévost tourne en plein ses récits au noble, au sérieux, au pathétique, et
s’enchante aisément. Son roman, — oui, son roman, nonobstant la fille de joie et l’escroc
que vous en connaissez, procède en ligne assez directe de l’Astrée, de
la Clélie et de ceux de madame de La Fayette. De composition et d’art
dans le cours de son premier ouvrage, non plus que dans les suivants, il n’y en a pas
l’ombre ; le marquis raconte ce qui lui est arrivé, à lui, et ce que d’autres lui ont
raconté d’eux-mêmes ; tout cela se mêle et se continue à l’aventure ; nulle proportion de
plans ; une lumière volontiers égale ; un style délicieux, rapide, distribué au hasard,
quoique avec un instinct de goût inaperçu ; enjambant les routes, les intervalles, les
préambules, tout ce que nous décririons aujourd’hui ; voyageant par les paysages en
carrosse bien roulant et les glaces levées ; sautant, si l’on est à bord d’un vaisseau,
sur une infinité de cordages et d’instruments de mer, sans désirer ni
savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance , s’épanouissant mille fois
sur quelques scènes de cœur, renouvelées à profusion, et dont les plus touchantes ne sont
pas même encadrées. L’ouvrage se partage nettement en deux parts : l’auteur, voyant que la
première avait réussi, y rattacha l’autre. Dans cette première, qui est la plus courte,
après avoir moralisé au début sur les grandes passions, les avoir distinguées de la pure
concupiscence, et s’être efforcé d’y saisir un dessein particulier de la Providence pour
des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses
voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en Turquie96, la mort de sa chère Sélima, qu’il y avait épousée et avec
laquelle il était venu à Rome. C’est l’inconsolable douleur de cette perte qui lui fait
dire avec un accent de conviction naïve bien aussi pénétrant que nos obscurités
fastueuses : « Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisir, il est
vrai néanmoins qu’ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligée97. » Jeté par ce désespoir au sein de la religion,
dans l’abbaye de…., où il séjourne trois ans, le marquis en est tiré, à force de violences
obligeantes, par M. le duc de…, qui le conjure de servir de guide à son fils dans divers
voyages. Ils partent donc pour l’Espagne d’abord, puis visitent le Portugal et
l’Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune sous le titre de
marquis de Rosemont. Les conseils du Mentor à son élève, son souci continuel et
respectueux pour la gloire de cet aimable marquis ; ce qu’il lui
recommande et lui permet de lecture, le Télémaque, la Princesse de
Clèves ; pourquoi il lui défend la langue espagnole ; son soin que chez un homme de
cette qualité, destiné aux grandes affaires du monde, l’étude ne devienne pas une passion comme chez un suppôt d’université ; les éclaircissements qu’il lui
donne sur les inclinations des sexes et les bizarreries du cœur, tous ces détails ont dans
le roman une saveur inexprimable qui, pour le sentiment des mœurs et du ton d’alors, fait
plus, et à moins de frais, que ne pourraient nos flots de couleur locale. L’amour du
marquis pour dona Diana, l’assassinat de cette beauté et surtout le mariage au lit de
mort, sont d’un intérêt qui, dans l’ordre romanesque, répond assez à celui de Bérénice en tragédie. Après le voyage d’Espagne et de Portugal, et durant la
traversée pour la Hollande, M. de Renoncour rencontre inopinément dans le vaisseau ses
deux neveux, les fils d’Amulem, frère de Sélima ; et cette gracieuse turquerie, jetée au travers de nos gentilshommes français, ne cause qu’autant de
surprise qu’il convient. Arrivé à terre, le digne gouverneur rejoint son beau-frère
lui-même, et les voilà se racontant leurs destinées mutuelles depuis la séparation. Il y
est parlé, entre autres particularités, d’une certaine Oscine, à qui Amulem a offert, sans
qu’elle ait accepté, d’être, en l’épousant, une des plus heureuses personnes
de l’Asie
98. Quant à ces fils
d’Amulem, à ces neveux de M. de Renoncour, il se trouve que le plus charmant des deux est
une nièce qu’on avait déguisée de la sorte pour la sûreté du voyage ; mais le marquis, si
triste de la mort de sa Diana, n’a pas pris garde à ce piége innocent, et, à force d’aimer
son jeune ami Mémiscès, il devient, sans le savoir, infidèle à la mémoire de ce qu’il a
tant pleuré. En général, ces personnages sont oublieux, mobiles, adonnés à leurs
impressions et d’un laisser-aller qui par instants fait sourire ; l’amour leur naît
subitement d’un clin d’œil comme chez des oisifs et des âmes inoccupées ; ils ont des
songes merveilleux ; ils donnent ou reçoivent des coups d’épée avec une incroyable
promptitude ; ils guérissent par des poudres et des huiles secrètes ; ils s’évanouissent
et renaissent rapidement à chaque accès de douleur ou de joie. C’est l’espèce du
gentilhomme poli de ce temps-là que le romancier nous a quelque peu arrangée à sa manière.
Le jeune Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la dernière
abjection, conservent les caractères essentiels de ce type et le réalisent également sous
ses revers les plus opposés. Le premier, malgré ses emportements de passion et deux ou
trois meurtres bien involontaires, prélude déjà à tous les honneurs de la vertu d’un
Grandisson ; le chevalier, après quelques escroqueries et un assassinat de peu de
conséquence, demeure sans contredit le plus prévenant par sa bonne mine et le plus honnête
des infortunés. La démarcation entre les deux marquis, entre le marquis simple homme de
qualité et le marquis fils de duc, est tranchée fidèlement ; la prérogative ducale reluit
dans toute la splendeur du préjugé. L’embarras du bon M. de Renoncour quand son élève veut
épouser sa nièce, les représentations qu’il adresse à la pauvre enfant, en lui disant du
jeune homme : Avez-vous oublié ce qu’il est né ? son recours en
désespoir de cause au père du marquis, au noble duc, qui reçoit l’affaire comme si elle
lui semblait par trop impossible, et l’effleure avec une légèreté de grand ton qui serait
à nos yeux le suprême de l’impertinence ; ces traits-là, que l’âge a rendus piquants, ne
coûtaient rien à l’abbé Prévost, et n’empruntaient aucune intention de malice sous sa
plume indulgente. Il en faut dire autant de l’inclination du vieux marquis pour la belle
milady R… Prévost n’a voulu que rendre son héros perplexe et intéressant : le comique s’y
est glissé à son insu, mais un comique délicat à saisir, tempéré d’aménité, que le respect
domine, que l’attendrissement fait taire, et comme il s’en mêle dans Goldsmith au
personnage excellent de Primerose.
J’aime beaucoup moins le Cléveland que les Mémoires d’un
Homme de qualité : dans le temps on avait peut-être un autre avis ; aujourd’hui les
invraisemblances et les chimères en rendent la lecture presque aussi fade que celle d’Amadis. Nous ne pouvons revenir à cette géographie fabuleuse, à cette
nature de Pyrame et Thisbé, vaguement remplie de rochers, de grottes et
de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les raisonnements philosophiques d’une haute
mélancolie que se font en plusieurs endroits Cléveland et le comte de Clarendon. L’examen
à peu près psychologique, auquel s’applique le héros au début du livre sixième, nous
montre la droiture lumineuse, l’élévation sereine des idées, compatibles avec les
conséquences pratiques les plus arides et les plus amères. L’impuissance de la philosophie
solitaire en face des maux réels y est vivement mise à nu, et la tentative de suicide par
où finit Cléveland exprime pour nous et conclut visiblement cette moralité plus profonde,
j’ose l’assurer, qu’elle n’a dû alors le sembler à son auteur. Quant au Doyen
de Killerine, le dernier en date des trois grands romans de Prévost, c’est une
lecture qui, bien qu’elle languisse parfois et se prolonge sans discrétion, reste en somme
infiniment agréable, si l’on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de Killerine,
passablement ridicule à la manière d’Abraham Adams, avec ses deux bosses, ses jambes
crochues et sa verrue au front, tuteur cordial et embarrassé de ses frères et de sa jolie
sœur, me fait l’effet d’une poule qui, par mégarde, a couvé de petits canards ; il est
sans cesse occupé d’aller de Dublin à Paris pour ramener l’un ou l’autre qui s’écarte et
se lance sur le grand étang du monde. Ce genre de vie, auquel il est si peu propre,
l’engage au milieu des situations les plus amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans
cette scène de boudoir où la coquette essaye de le séduire, ou bien lorsque, remplissant
un rôle de femme dans un rendez-vous de nuit, il reçoit, à son corps défendant, les
baisers passionnés de l’amant qui n’y voit goutte. L’abbé Desfontaines, dans ses Observations sur les Écrits modernes, parmi de justes critiques du plan et
des invraisemblances de cet ouvrage, s’est montré de trop sévère humeur contre l’excellent
doyen, en le traitant de personnage plat et d’homme aussi insupportable au lecteur qu’à sa
famille. Pour sa famille, je ne répondrais pas qu’il l’amusât constamment ; mais nous qui
ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en vouloir quand il nous dit : « Je lui prouvai
par un raisonnement sans réplique que ce qu’il nommoit amour invincible, constance
inviolable, fidélité nécessaire, étoient autant de chimères que la religion et l’ordre
même de la nature ne connoissoient pas dans un sens si badin ? » Malgré les démonstrations
du doyen, les passions de tous ces jolis couples allaient toujours et se compliquaient
follement ; l’aimable Rose, dans sa logique de cœur, ne soutenait pas moins à son frère
Patrice qu’en dépit du sort qui le séparait de son amante, ils étaient, lui et elle,
dignes d’envie, et que des peines causées par la fidélité et la tendresse
méritaient le nom du plus charmant bonheur. Au reste, le Doyen de
Killerine est peut-être de tous les romans de Prévost celui où se décèle le mieux
sa manière de faire un livre. Il ne compose pas avec une idée ni suivant un but ; il se
laisse porter à des événements qui s’entremêlent selon l’occurrence, et aux divers
sentiments qui, là-dessus, serpentent comme les rivières aux contours des vallées. Chez
lui, le plan des surfaces décide tout ; un flot pousse l’autre ; le phénomène domine ;
rien n’est conçu par masse, rien n’est assis ni organisé.
Le Pour et Contre, « ouvrage périodique d’un goût nouveau, dans lequel
on s’explique librement sur ce qui peut intéresser la curiosité du public en matière de
sciences, d’arts, de livres, etc., etc., sans prendre aucun parti et sans offenser
personne », demeura consciencieusement fidèle à son titre. Il ressemble pour la forme aux
journaux anglais d’Addison, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et de soigné, mais
bien du sens, de l’instruction solide et de la candeur. Quelques numéros du plagiaire
Desfontaines et de Lefebvre-de-Saint-Marc, continuateur de Prévost, ne doivent pas être
mis sur son compte. La littérature anglaise y est jugée fort au long dans la personne des
plus célèbres écrivains ; on y lit des notices détaillées sur Roscommon, Rochester,
Dennys, Wicherley, Savage ; des analyses intelligentes et copieuses de Shakspeare ; une
traduction du Marc-Antoine de Dryden, et d’une comédie de Steele.
Prévost avait étudié sur les lieux, et admirait sans réserve l’Angleterre, ses mœurs, sa
politique, ses femmes et son théâtre. Les ouvrages, alors récents, de Le Sage, de madame
de Tencin, de Crébillon fils, de Marivaux, sont critiqués par leur rival, à mesure qu’ils
paraissent, avec une sûreté de goût qui repose toujours sur un fonds de bienveillance ; on
sent quelle préférence secrète il accordait aux anciens, à D’Urfé, même à mademoiselle de
Scudéry, et quel regret il nourrissait de ces romans étendus, de ces composés
enchanteurs ; mais il n’y a trace nulle part de susceptibilité littéraire ni de
jalousie de métier. Il ne craint pas même à l’occasion (générosité que l’on aura peine à
croire) de citer avantageusement, par leur nom, les journaux ses confrères, le Mercure de France et le Verdun. En retour, quand Prévost a eu
à parler de lui-même et de ses propres livres, il l’a fait de bonne grâce, et ne s’est pas
chicané sur les éloges. Je trouve, dans le nombre 36, tome III, un compte rendu de Manon Lescaut qui se termine ainsi : « … Quel art n’a-t-il pas fallu pour
intéresser le lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes disgrâces
qui arrivent à cette fille corrompue !… Au reste, le caractère de Tiberge, ami du
chevalier, est admirable… Je ne dis rien du style de cet ouvrage ; il n’y a ni jargon, ni
affectation, ni réflexions sophistiques ; c’est la nature même qui écrit. Qu’un auteur
empesé et fardé paroît fade en comparaison ! Celui-ci ne court point après l’esprit ou
plutôt après ce qu’on appelle ainsi. Ce n’est point un style laconiquement constipé, mais
un style coulant, plein et expressif. Ce n’est partout que peintures et sentiments, mais
des peintures vraies et des sentiments naturels99. » Une ou deux fois
Prévost fut appelé sur le terrain de la défense personnelle, et il s’en tira toujours avec
dignité et mesure. Attaqué par un jésuite du Journal de Trévoux au sujet
d’un article sur Ramsay, il répliqua si décemment que les jésuites sentirent leur tort et
désavouèrent cette première sortie. Il releva avec plus de verdeur les calomnies de l’abbé
Lenglet-Dufresnoy ; mais sa justification morale l’exigeait, et on doit à cette nécessité
heureuse quelques-unes des explications dont nous avons fait usage sur les événements de
sa vie. Ce que nous n’avons pas mentionné encore et ce qui résulte, quoique plus
vaguement, du même passage, c’est que, depuis son séjour en Hollande, Prévost n’avait pas
été guéri de cette inclination à la tendresse d’où tant de souffrances lui étaient venues.
Sa figure, dit-on, et ses agréments avaient touché une demoiselle protestante d’une haute
naissance, qui voulait l’épouser. Pour se soustraire à cette passion
indiscrète, ajoute son biographe de 1764, Prévost passa en Angleterre ; mais comme
il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on a droit de conjecturer qu’il ne se
défendait qu’à demi contre une si furieuse passion. Lenglet l’avait brutalement accusé de
s’être laissé enlever par une belle : Prévost répondit que de tels enlèvements n’allaient
qu’aux Médor et aux Renaud, et il exposa en manière de
réfutation le portrait suivant, tracé de lui par lui-même : « Ce Médor,
si chéri des belles, est un homme de trente-sept à trente-huit ans, qui porte sur son
visage et dans son humeur les traces de ses anciens chagrins ; qui passe quelquefois des
semaines entières dans son cabinet, et qui emploie tous les jours sept ou huit heures à
l’étude ; qui cherche rarement les occasions de se réjouir ; qui résiste même à celles qui
lui sont offertes, et qui préfère une heure d’entretien avec un ami de bon sens à tout ce
qu’on appelle plaisirs du monde et passe-temps agréables : civil
d’ailleurs, par l’effet d’une excellente éducation, mais peu galant ; d’une humeur douce,
mais mélancolique ; sobre enfin et réglé dans sa conduite. Je me suis peint fidèlement,
sans examiner si ce portrait flatte mon amour-propre ou s’il le blesse. »
Le Pour et Contre nous offre aussi une foule d’anecdotes du jour, de
faits singuliers, véritables ébauches et matériaux de romans ; l’histoire de dona Maria et
la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un savant Anglais, M. Hooker, s’était
plu, dans un journal de son pays, à développer une comparaison ingénieuse de l’antique
retraite de Cassiodore avec l’Arcadie de Philippe Sydney et le pays de
Forez au temps de Céladon. Cassiodore déjà vieux, comme on sait, et dégoûté de la cour par
la disgrâce de Boëce, se retira au monastère de Viviers, qu’il avait bâti dans une de ses
terres, et s’y livra avec ses religieux à l’étude des anciens manuscrits, surtout à celle
des saintes Lettres, à la culture de la terre et à l’exercice de la piété. Prévost s’étend
avec complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse ; c’est évidemment son
idéal qu’il retrouve dans ce monastère de Cassiodore ; c’est son Saint-Germain-des-Prés,
son La Flèche, mais avec bien autrement de soleil, d’aisance et d’agréments. Et quant à la
ressemblance avec l’Arcadie et le pays de Céladon, que l’écrivain
anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s’en effarouche aucunement, car il est
persuadé, dit-il, « que dans l’Arcadie et dans le pays de Forez, avec
des principes de justice et de charité, tels que la fiction les y représente, et des mœurs
aussi pures qu’on les suppose aux habitants, il ne leur manquoit que les idées de religion
plus justes pour en faire des gens très-agréables au Ciel100. »
Après six années d’exil environ, Prévost eut la permission de rentrer en France sous
l’habit ecclésiastique séculier. Le cardinal de Bissy qui l’avait connu à Saint-Germain,
et le prince de Conti, le protégèrent efficacement ; ce dernier le nomma son aumônier.
Ainsi rétabli dans la vie paisible, et désormais au-dessus du besoin, Prévost, jeune
encore, partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les soins de la
société brillante où il se délassait. Le travail d’écrire lui était devenu si familier que
ce n’en était plus un pour lui : il pouvait à la fois laisser courir sa plume et suivre
une conversation. Nous devons dire que les écrits volumineux dont est remplie la dernière
moitié de sa carrière se ressentent de cette facilité extrême dégénérée en habitude. Que
ce soit une compilation, un roman, une traduction de Richardson, de Hume ou de Cicéron
qu’il entreprenne ; que ce soit une Histoire de Guillaume-le-Conquérant
ou une Histoire des Voyages, c’est le même style agréable, mais
fluidement monotone, qui court toujours et trop vite pour se teindre de la variété des
sujets. Toute différence s’efface, toute inégalité se nivelle, tout relief se polit et se
fond dans cette veine rapide d’une invariable élégance. Nous ne signalerons, entre les
productions dernières de sa prolixité, que l’Histoire d’une Grecque
moderne, joli roman dont l’idée est aussi délicate qu’indéterminée. Une jeune
Grecque d’abord vouée au sérail, puis rachetée par un seigneur français qui en voulait
faire sa maîtresse, résistant à l’amour de son libérateur, et n’étant peut-être pas aussi
insensible pour d’autres que pour lui ; ce peut-être surtout,
adroitement ménagé, que rien ne tranche, que la démonstration environne, effleure à tout
moment et ne parvient jamais à saisir ; il y avait là matière à une œuvre charmante et
subtile dans le goût de Crébillon fils : celle de Prévost, quoique gracieuse, est un peu
trop exécutée au hasard101.
Prévost vivait ainsi, heureux d’une étude facile, d’un monde choisi et du calme des sens,
quand un léger service de correction de feuilles rendu à un chroniqueur satirique le
compromit sans qu’il y eût songé, et l’envoya encore faire un tour à Bruxelles. Cette
disgrâce inattendue fut de courte durée et ne lui valut que de nouveaux protecteurs. A son
retour, il reprit sa place chez le prince de Conti, qui l’occupa aux matériaux de
l’histoire de sa maison ; et le chancelier Daguesseau, de son côté, le chargea de rédiger
l’Histoire générale des Voyages
102. Son
désintéressement au milieu de ces sources de faveur et même de richesse ne se démentit
pas ; il se refusait aux combinaisons qui lui eussent été le plus fructueuses ; il
abandonnait les profits à son libraire, avec qui on a remarqué (je le crois bien) qu’il
vécut toujours en très-bonne intelligence. Je crains même que, comme quelques gens de
lettres trop faciles et abandonnés, il ne se soit mis à la merci du spéculateur. Pour lui,
disait-il, un jardin, une vache et deux poules lui suffisaient103. Une petite maison qu’il avait achetée à Saint-Firmin, près de
Chantilly, était sa perspective d’avenir ici-bas, l’horizon borné et riant auquel il
méditait de confiner sa vieillesse. Il s’y rendait un jour seul par la forêt (23 novembre
1763), quand une soudaine attaque d’apoplexie l’étendit à terre sans connaissance. Des
paysans survinrent ; on le porta au prochain village, et, le croyant mort, un chirurgien
ignorant procéda sur l’heure à l’ouverture. Prévost, réveillé par le scalpel, ne recouvra
le sentiment que pour expirer dans d’affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit
papier, écrit de sa main, qui contenait ces mots :
Trois ouvrages qui m’occuperont le reste de mes jours dans ma retraite :
1° L’un de raisonnement : — la Religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les
connaissances humaines ; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des
objections ;
2° L’autre historique : — histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi
depuis l’origine du Christianisme ;
3° Le troisième de morale : — l’esprit de la Religion dans l’ordre de la société.
Ainsi se termina, par une catastrophe digne du Cléveland, cette vie
romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération pâlissante, mais
noble encore, qui suivit immédiatement et acheva l’époque de Louis XIV. C’est un écrivain
du xviie
siècle dans le xviiie
, un l’abbé Fleury dans le roman ; c’est le contemporain
de Le Sage, de Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau ; celui de
Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de sculpteurs, cette
génération n’en compte guère et ne s’en inquiète pas ; pour tout musicien, elle a le
mélodieux Rameau. Du fond de ce déclin paisible, Prévost se détache plus vivement qu’aucun
autre. Antérieur par sa manière au règne de l’analyse et de la philosophie, il ne copie
pourtant pas, en l’affaiblissant, quelque genre illustré par un formidable prédécesseur ;
son genre est une invention aussi originale que naturelle, et dans cet entre-deux des
groupes imposants de l’un et de l’autre siècle, la gloire qu’il se développe ne rappelle
que lui. Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette précieuse élaboration de
goût et de sentiments, ce que d’Urfé et mademoiselle de Scudery avaient prématurément
déployé ; et bien que chez lui il se mêle encore trop de convention, de fadeur et de
chimère, il atteint souvent et fait pénétrer aux routes secrètes de la vraie nature
humaine ; il tient dans la série des peintres du cœur et des moralistes aimables une place
d’où il ne pourrait disparaître sans qu’on aperçût un grand vide.
Pour
compléter cet
article, il faut y
joindre celui qui a pour
titre : L’Abbé Prévost et les Bénédictins, dans les
Derniers
Portraits ; et
, dans le
tome IX des
Causeries du Lundi, celle
qui a pour
titre : Le Buste de l’abbé Prévost.
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