Du génie critique et de Bayle
La critique s’appliquant à tout, il y en a de diverses sortes selon les objets qu’elle
embrasse et qu’elle poursuit ; il y a la critique historique, littéraire, grammaticale et
philologique, etc. Mais en la considérant moins dans la diversité des sujets que dans le
procédé qu’elle y emploie, dans la disposition et l’allure qu’elle y apporte, on peut
distinguer en gros deux espèces de critique, l’une reposée, concentrée, plus spéciale et
plus lente, éclaircissant et quelquefois ranimant le passé, en déterrant et en discutant
les débris, distribuant et classant toute une série d’auteurs ou de connaissances ; les
Casaubon, les Fabricius, les Mabillon, les Fréret, sont les maîtres en ce genre sévère et
profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques littéraires, à proprement parler, qui,
à tête reposée, s’exercent sur des sujets déjà fixés et établis, recherchent les
caractères et les beautés particulières aux anciens auteurs, et construisent des Arts
poétiques ou des Rhétoriques, à l’exemple d’Aristote et de Quintilien. Dans l’autre genre
de critique, que le mot de journaliste exprime assez bien, je mets cette
faculté plus diverse, mobile, empressée, pratique, qui ne s’est guère développée que
depuis trois siècles, qui, des correspondances des savants où elle se trouvait à la gêne,
a passé vite dans les journaux, les a multipliés sans relâche, et est devenue, grâce à
l’imprimerie dont elle est une conséquence, l’un des plus actifs instruments modernes. Il
est arrivé qu’il y a eu, pour les ouvrages de l’esprit, une critique alerte, quotidienne,
publique, toujours présente, une clinique chaque matin au lit du malade, si l’on ose ainsi
parler ; tout ce qu’on peut dire pour ou contre l’utilité de la médecine se peut dire, à
plus forte raison, pour ou contre l’utilité de cette critique pratique à laquelle les bien
portants même, en littérature, n’échappent pas. Quoi qu’il en soit, le génie critique,
dans tout ce qu’il a de mobile, de libre et de divers, y a grandi et s’est révélé. Il
s’est mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan ; tous les hasards et
les inégalités du métier lui ont souri, les bigarrures et les fatigues du chemin l’ont
flatté. Toujours en haleine, aux écoutes, faisant de fausses pointes et revenant sur sa
trace, sans système autre que son instinct et l’expérience, il a fait la guerre au jour le
jour, selon le pays, la guerre à l’œil, ainsi que s’exprime Bayle
lui-même, qui est le génie personnifié de cette critique.
Bayle, obligé de sortir de France comme calviniste relaps, réfugié à Rotterdam, où ses
écrits de tolérance aliénèrent bientôt de lui le violent Jurieu, persécuté alors et
tracassé par les théologiens de sa communion, Bayle mort la plume à la main en les
réfutant, a rempli un grand rôle philosophique dont le xviiie
siècle interpréta le sens en le forçant un peu, et que M. Leroux a bien
cherché à rétablir et à préciser dans un excellent article de son Encyclopédie. Ce n’est pas ce qui nous occupera chez Bayle ; nous ne saisirons et
ne relèverons en lui que les traits essentiels du génie critique qu’il représente à un
degré merveilleux dans sa pureté et son plein, dans son empressement discursif, dans sa
curiosité affamée, dans sa sagacité pénétrante, dans sa versatilité perpétuelle et son
appropriation à chaque chose : ce génie, selon nous, domine même son rôle philosophique et
cette mission morale qu’il a remplie ; il peut servir du moins à en expliquer le plus
naturellement les phases et les incertitudes.
Bayle, né au Carlat, dans le comté de Foix, en 1647, d’une famille patriarcale de
ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux études, au latin, au grec, d’abord dans
la maison paternelle, puis à l’académie de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie
causée par ses lectures excessives ; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, mais
relisait Plutarque et Montaigne de préférence. Étant passé à vingt-deux ans à l’académie
de Toulouse, il se laissa gagner à quelques livres de controverse et à des raisonnements
qui lui parurent convaincants, et, ayant abjuré sa religion, il écrivit à son frère aîné
une lettre très-ardente de prosélytisme pour l’engager à venir à Toulouse se faire
instruire de la vérité. Quelques mois plus tard, ce zèle du jeune Bayle s’était refroidi ;
les doutes le travaillaient, et, dix-sept mois après sa conversion, sortant secrètement de
Toulouse, il revint à sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu’il n’y
était d’abord : « Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie la censure d’un
ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son épingle du jeu qu’il n’y laisse quelque
chose. » Bayle laissa dans cette première école qu’il fit tout son feu de croyance, tout
son aiguillon de prosélytisme ; à partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun
apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d’amour, de passion, d’enthousiasme ; chez
quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse ; je ne parle que de la portion de foi,
d’amour, d’enthousiasme, qui ne réside pas essentiellement dans l’âme, dans la pensée, et
qui a son auxiliaire dans l’humeur et dans le sang ; chez quelques-uns donc cette dose de
chaleur de sang résiste au premier échec, au premier coup de tête, et se perpétue jusqu’à
un âge plus ou moins avancé. Quand cela va trop loin et dure obstinément, c’est presque
une infirmité de l’esprit sous l’apparence de la force, c’est une véritable incapacité de
mûrir. Il y a des natures poétiques ou philosophiques qui restent jusqu’au bout, et à
travers leurs diverses transformations, toujours opiniâtres, incandescentes, à la merci du
tempérament. Bayle, autrement favorisé et pétri selon un plus doux mélange, se trouva, dès
sa première flamme jetée, une nature tout aussitôt réduite et consommée, et à partir de là
il ne perdit plus jamais son équilibre. Première disposition admirable pour exceller au
génie critique, qui ne souffre pas qu’on soit fanatique ou même trop convaincu, ou épris
d’une autre passion quelconque.
Bayle alla continuer ses études à Genève en 1670, et il y devint précepteur, d’abord chez
M. de Normandie, syndic de la république, et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de
Coppet. Il commence à connaître le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet,
M. Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes sérieuses et
appliquées. On établit des conférences de jeunes gens, pour lesquelles il s’essaie à
déployer ses ressources de bel esprit, ses premiers lieux communs d’érudition, et où M.
Basnage, autre illustre jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste à des sermons, à des
expériences de philosophie naturelle, et, à propos des expériences de M. Chouet sur le
venin des vipères et sur la pesanteur de l’air, il remarque que c’est là le génie du
siècle et des philosophes modernes. A l’occasion des controverses et querelles entre les
théologiens de sa religion, il énonce déjà sa maxime de garder toujours une
oreille pour l’accusé. A vingt-quatre ans, sa tolérance est fondée autant qu’elle
le sera jamais. La philosophie péripatéticienne, qu’il avait apprise chez les jésuites de
Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en présence du système de Descartes auquel
il s’applique ; mais ne croyez pas qu’il s’y livre. Quand plus tard il s’agira pour lui
d’aller s’établir en Hollande, il laissera échapper son secret : « Le cartésianisme,
dit-il, ne sera pas une affaire (un obstacle) ; je le regarde simplement
comme une hypothèse ingénieuse qui peut servir à expliquer certains effets naturels… Plus
j’étudie la philosophie, « plus j’y trouve d’incertitude. La différence entre les sectes
ne va qu’à quelque probabilité de plus ou de moins. Il n’y en a point encore qui ait
frappé au but, et jamais on n’y frappera apparemment, tant sont grandes les profondeurs de
Dieu dans les œuvres de la nature, aussi bien que dans celles de la grâce. Ainsi vous
pouvez dire à M. Gaillard (qui s’entremettait pour lui) que je suis un
philosophe sans entêtement, et qui regarde Aristote, Épicure, Descartes, comme des
inventeurs de conjectures que l’on suit ou que l’on quitte, selon que l’on veut chercher
plutôt un tel qu’un tel amusement d’esprit. » C’est ainsi qu’on le voit engager ses
cousins à prendre le plus qu’ils pourront de philosophie péripatéticienne, sauf à s’en
défaire ensuite quand ils auront goûté la nouvelle : « Ils garderont de celle-là la
méthode de pousser vivement et subtilement une objection et de répondre nettement et
précisément aux difficultés. » Ce mot que Bayle a lâché, de prendre telle ou telle
philosophie selon l’amusement d’esprit qu’on cherche pour le moment, est
significatif et trahit une disposition chez lui instinctive, le fort, ou, si l’on veut, le
faible de son génie. Ce mot lui revient souvent ; le côté de l’amusement de l’esprit le
frappe, le séduit en toute chose. Il prend plaisir à voir les petites
Furies qui se logent dans les écrits des théologiens, dans les attaques de M.
Spanheim et les réponses de M. Amyrault ; il ajoute, il est vrai, par correctif : s’il n’y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir, en voyant les
faiblesses de l’homme. Mais l’amusement du curieux, on le sent, est chose
essentielle pour lui. Il se met à la fenêtre et regarde passer chaque chose ; les
nouvelles mêmes l’amusent. Il est nouvelliste à toute
outrance ; sa curiosité est affamée par les victoires de Louis
XIV. Il amuse son frère par le récit de la mort du comte de Saint-Pol.
Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire le Comte de Gabalis,
quoique, au reste, plusieurs endroits profanes fassent beaucoup de peine aux consciences
tendres. Ces consciences tendres ont-elles tort ou raison ? N’est-ce pas bien, en
certaines matières, d’avoir la conscience tendre ? Bayle ne dit ni oui ni non ; mais il
note leur scrupule, de même qu’il exprime son plaisir. Cette indifférence du fond, il faut
bien le dire, cette tolérance prompte, facile, aiguisée de plaisir, est une des conditions
essentielles du génie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste à courir au
premier signe sur le terrain d’un chacun, à s’y trouver à l’aise, à s’y jouer en maître et
à connaître de toutes choses. Il avertit en un endroit son frère cadet qu’il lui parle des
livres sans aucun égard à la bonté ou à l’utilité qu’on en peut tirer : « Et ce qui me
détermine à vous en faire mention est uniquement qu’ils sont nouveaux, ou que je les ai
lus, ou que j’en ai ouï parler. »
Bayle ne peut s’empêcher de faire ainsi ; il s’en plaint, il s’en blâme, et retombe
toujours : « Le dernier livre que je vois, écrit-il de Genève à son frère, est celui que
je préfère à tous les autres. » Langues, philosophie, histoire, antiquité, géographie,
livres galants, il se jette à tout, selon que ces diverses matières lui sont offertes :
« D’où que cela procède, il est certain que jamais amant volage n’a plus souvent changé de
maîtresse, que moi de livres. » Il attribue ces échappées de son esprit à quelque manque
de discipline dans son éducation : « Je ne songe jamais à la manière dont j’ai été conduit
dans mes études, que les larmes ne m’en viennent aux yeux. C’est dans l’âge au-dessous de
vingt ans que les meilleurs coups se ruent : c’est alors qu’il faut faire son emplette. »
Il regrette le temps qu’il a perdu jeune à chasser les cailles et à hâter les vignerons
(ce dut être pourtant un pauvre chasseur toujours et un compagnon peu rustique que Bayle,
et il ne put guère jouir des champs que pendant la saison qu’il passa, affaibli de santé,
aux bords de l’Ariége) ; il regrette même le temps qu’il a employé à étudier six ou sept
heures par jour, parce qu’il n’observait aucun ordre, et qu’il étudiait sans cesse par anticipation. Le journal, suivant lui, n’est, pour ainsi dire, qu’un dessert d’esprit ; il faut faire provision de pain et de viande solide
avant de se disperser aux friandises. « Je vous l’ai déjà dit, écrit-il encore à son
frère, la démangeaison de savoir en gros et en général diverses choses est une maladie
flatteuse (amabilis insania), qui ne laisse pas de faire beaucoup de
mal. J’ai été autrefois touché de cette même avidité, et je puis dire qu’elle m’a été fort
préjudiciable. » Mais voilà, au moment même du reproche, qu’il l’encourt de plus belle ;
il voudrait tout savoir, même les détails rustiques, lui qui tout à l’heure regrettait le
temps perdu à la chasse ; il demande mainte observation à son frère sur les verreries de
Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le presse de questions sur les nobles de sa
province, sur les tenants et aboutissants de chaque famille : « Je sais bien que la
généalogie ne fait pas votre étude, comme elle aurait été ma marotte si j’eusse été d’une
fortune à étudier selon ma fantaisie. » Il complimente son frère et se réjouit de le voir
touché de la même passion que lui, de connoître jusqu’aux moindres
particularités des grands hommes. A propos de ses migraines fréquentes, ce n’est
pas l’étude qui en est cause, suivant lui, parce qu’il ne s’applique pas beaucoup à ce
qu’il lit : « Je ne sais jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans
la seconde période. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l’esprit…. Aussi pressens-je
que, quand même je pourrois rencontrer dans la suite quelque emploi à grand loisir, je ne
deviendrais jamais profond. Je lirois beaucoup, je retiendrois diverses choses vago more, et puis c’est tout. » Ces passages et bien d’autres encore
témoignent à quel degré Bayle possédait l’instinct, la vocation critique dans le sens où
nous la définissons.
Ce génie, dans son idéal complet (et Bayle réalise cet idéal plus qu’aucun autre
écrivain), est au revers du génie créateur et poétique, du génie philosophique avec
système ; il prend tout en considération, fait tout valoir, et se laisse d’abord aller,
sauf à revenir bientôt. Tout esprit qui a en soi une part d’art ou de système n’admet
volontiers que ce qui est analogue à son point de vue, à sa prédilection. Le génie
critique n’a rien de trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun quant à
soi. Il ne reste pas dans son centre ou à peu de distance ; il ne se retranche pas
dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son académie ; il ne craint pas de se
mésallier ; il va partout, le long des rues, s’informant, accostant ; la curiosité
l’allèche, et il ne s’épargne pas les régals qui se présentent. Il est, jusqu’à un certain
point, tout à tous, comme l’Apôtre, et en ce sens il y a toujours de l’optimisme dans le
critique véritablement doué. Mais gare aux retours ! que Jurieu se méfie125 ! l’infidélité est un trait de ces esprits
divers et intelligents ; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les côtés d’une
question, ils ne se font pas faute de se réfuter eux-mêmes et de retourner la tablature.
Combien de fois Bayle n’a-t-il pas changé de rôle, se déguisant tantôt en nouveau
converti, tantôt en vieux catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa
pensée faire route nouvelle en croisant l’ancienne ! Un seul personnage ne pouvait suffire
à la célérité et aux revirements toujours justes de son esprit mobile, empressé,
accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et le champ défini, il ne peut
promettre de s’y renfermer, ni s’empêcher, comme il le dit admirablement, de faire des courses sur toutes sortes d’auteurs. Le voilà peint d’un mot.
Bayle s’ennuya beaucoup durant son séjour à Coppet, où il était précepteur des fils du
comte de Dhona. Le précurseur de Voltaire pressentait-il, dans ce château depuis si
célèbre, l’influence contraire du génie futur du lieu ? Le fait est que Bayle aimait peu
les champs, qu’il n’avait aucun tour rêveur dans l’esprit, rien qui le consolât dans le
commerce avec la nature. Plus mélancolique que gai de tempérament, mais parce qu’il était
de petite complexion, avec de l’agrément et du badinage dans l’esprit,
il n’aimait que les livres, l’étude, la conversation des lettrés et philosophes. Son désir
de Paris et de tout ce qui l’en pourrait rapprocher était grand. Il a maintes fois exprimé
le regret de n’être pas né dans une ville capitale, et il confesse dans sa Réponse aux Questions d’un Provincial qu’il a été éclairé sur les ressources de
Paris pour avoir senti le préjudice de la privation. Il quitta donc Coppet pour Rouen dans
cette idée de se rapprocher à tout prix du centre des belles-lettres et de la politesse,
et du foyer des bibliothèques : « J’ai fait comme toutes les grandes armées qui sont sur
pied, pour ou contre la France, elles décampent de partout où elles ne trouvent point de
fourrages ni de vivres. » Précepteur à Rouen et mécontent encore, précepteur à Paris
enfin, mais sans liberté, sans loisir, introduit aux conférences qui se tenaient chez M.
Ménage, et connaissant M. Conrart et quelques autres, mais avec le regret de ses liens,
Bayle accepta, en 1675, une chaire de philosophie à Sedan, et dut se remettre aux
exercices dialectiques qu’il avait un peu négligés pour les lettres. Pendant toutes ces
années, sa faculté critique ne se fait jour que par sa correspondance, qui est abondante.
Il ne devint véritablement auteur que par sa Lettre sur les Comètes
(1682). Un an auparavant, sa chaire de philosophie à Sedan avait été supprimée, et après
quelque séjour à Paris il s’était décidé à accepter une chaire de philosophie et
d’histoire qu’on fondait pour lui à Rotterdam. Sa Critique générale de
l’Histoire du Calvinisme du Père Maimbourg parut cette même année 1682, et jusqu’en
décembre 1706, époque de sa mort, sa carrière, à l’ombre de la statue d’Érasme, ne fut
plus marquée que par des écrits, des controverses littéraires ou philosophiques ; après
ses disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, après son petit démêlé
avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les plus graves événements pour lui
furent ses déménagements (en 1688 et en 1692), qui lui brouillaient ses livres et ses
papiers. La perte de sa chaire, en 1693, lui fut moins fâcheuse à supporter qu’il n’aurait
semblé, et, dans la modération de ses goûts, il y vit surtout l’occasion de loisir et
d’étude libre qui lui en revenait ; il se félicite presque d’échapper aux conflits,
cabales et entremangeries professorales qui règnent dans toutes les
académies.
En tête d’une des lettres de sa Critique générale, Bayle nous dit avoir
remarqué, dès ses jeunes ans, une chose qui lui parut bien jolie et bien
imitable, dans l’Histoire de l’Académie française de Pelisson :
c’est que celui-ci avait toujours plus cherché, en lisant un livre, l’esprit et le génie
de l’auteur que le sujet même qu’on y traitait. Bayle applique cette méthode au Père
Maimbourg ; et nous, au milieu de tous ces ouvrages si bigarrés de
pensées, de ces ouvrages pareils à des rivières qui serpentent,
nous appliquerons la méthode à Bayle lui-même, nous occupant de sa personne plus que des
objets nombreux où il se disperse126.
Bayle, d’après ce qu’on vient de voir, a toujours très-peu résidé à Paris, malgré son vif
désir. Il y passa quelques mois comme précepteur, en 1675 ; il y vint quelquefois pendant
ses vacances de Sedan ; il y resta dans l’intervalle de son retour de Sedan à son départ
pour Rotterdam : mais on peut dire qu’il ne connut pas le monde de Paris, la belle société
de ces années brillantes ; son langage et ses habitudes s’en ressentent d’abord. Cette
absence de Paris est sans doute cause que Bayle paraît à la fois en avance et en retard
sur son siècle, en retard d’au moins cinquante ans par son langage, sa façon de parler,
sinon provinciale, du moins gauloise, par plus d’une phrase longue, interminable, à la
latine, à la manière du xvie
siècle, à peu près impossible
à bien ponctuer127 ; en avance par son dégagement d’esprit et son peu de préoccupation
pour les formes régulières et les doctrines que le xviie
siècle remit en honneur après la grande anarchie du xvie
. De Toulouse à Genève, de Genève à Sedan, de Sedan à Rotterdam, Bayle
contourne, en quelque sorte, la France du pur xviie
siècle
sans y entrer. Il y a de ces existences pareilles à des arches de pont qui, sans entrer
dans le plein de la rivière, l’embrassent et unissent, les deux rives. Si Bayle eût vécu
au centre de la société lettrée de son âge, de cette société polie que M. Rœderer vient
d’étudier avec une minutie qui n’est pas sans agrément, et avec une prédilection qui ne
nuit pas à l’exactitude ; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675, c’est-à-dire au
moment de la culture la plus châtiée de la littérature de Louis XIV, avait passé ses
heures de loisir dans quelques-uns des salons d’alors, chez madame de La Sablière, chez le
président Lamoignon, ou seulement chez Boileau à Auteuil, il se fût fait malgré lui une
grande révolution en son style. Eût-ce été un bien ? y aurait-il gagné ? Je ne le crois
pas. Il se serait défait sans doute de ses vieux termes ruer, bailler,
de ses proverbes un peu rustiques. Il n’aurait pas dit qu’il voudrait bien aller de temps
en temps à Paris se ravictuailler en esprit et en connoissances ; il
n’aurait pas parlé de madame de La Sablière comme d’une femme de grand esprit qui a toujours à ses trousses La Fontaine, Racine (ce qui est inexact pour ce
dernier), et les philosophes du plus grand nom ; il aurait redoublé de
scrupules pour éviter dans son style les équivoques, les vers, et l’emploi
dans la même période d’un on pour il, etc., toutes choses
auxquelles, dans la préface de son Dictionnaire critique, il assure bien
gratuitement qu’il fait beaucoup d’attention ; en un mot, il n’aurait plus tant osé écrire
à toute bride (madame de Sévigné disait à bride
abattue) ce qui lui venait dans l’esprit. Mais, pour mon compte, je serais fâché de
cette perte ; je l’aime mieux avec ses images franches, imprévues, pittoresques, malgré
leur mélange. Il me rappelle le vieux Pasquier avec un tour plus dégagé, ou Montaigne avec
moins de soin à aiguiser l’expression. Écoutez-le disant à son frère cadet qui le
consulte : « Ce qui est propre à l’un ne l’est pas à l’autre ; il faut donc faire la
guerre à l’œil et se gouverner selon la portée de chaque génie… il faut exercer contre son
esprit le personnage d’un questionneur fâcheux, se faire expliquer sans rémission tout ce
qu’il plaît de demander. » Comme cela est joli et mouvant ! Le mot vif, qui chez Bayle ne
se fait jamais longtemps attendre, rachète de reste cette phrase longue
que Voltaire reprochait aux jansénistes, qu’avait en effet le grand Arnauld, mais que le
Père Maimbourg n’avait pas moins. Bayle lui-même remarque, à ce sujet des périodes du Père
Maimbourg, que ceux qui s’inquiètent si fort des règles de grammaire, dont on admire
l’observance chez l’abbé Fléchier ou le Père Bouhours, se dépouillent de tant de grâces
vives et animées, qu’ils perdent plus d’un côté qu’ils ne gagnent de l’autre. Montesquieu,
qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les périodes du Père
Maimbourg, n’a pas échappé à son tour au défaut de trop écourter la phrase ; ou plutôt
Montesquieu fait bien ce qu’il fait ; mais ne regrettons pas de retrouver chez Bayle la
phrase au hasard et étendue, cette liberté de façon à la Montaigne, qui est, il l’avoue
ingénument, de savoir quelquefois ce qu’il dit, mais non jamais ce qu’il va
dire. Bayle garda son tour intact dans sa vie de province et de cabinet, il ne
l’eût pas fait à Paris ; il eût pris garde davantage, il eût voulu se polir ; cela eût
bridé et ralenti sa critique.
Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente, c’est
de n’avoir pas d’art à soi, de style : hâtons-nous
d’expliquer notre pensée. Quand on a un style à soi, comme Montaigne, par exemple, qui
certes est un grand esprit critique, on est plus soucieux de la pensée qu’on exprime et de
la manière aiguisée dont on l’exprime, que de la pensée de l’auteur qu’on explique, qu’on
développe, qu’on critique ; on a une préoccupation bien légitime de sa propre œuvre, qui
se fait à travers l’œuvre de l’autre, et quelquefois à ses dépens. Cette distraction
limite le génie critique. Si Bayle l’avait eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou
deux ouvrages dans le goût des Essais, et n’eût pas écrit ses Nouvelles de la République des Lettres, et toute sa critique usuelle,
pratique, incessante. De plus, quand on a un art à soi, une poésie,
comme Voltaire, par exemple, qui certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand,
à coup sûr, depuis Bayle, on a un goût décidé, qui, quelque souple qu’il soit, atteint
vite ses restrictions. On a son œuvre propre derrière soi à l’horizon ; on ne perd jamais
de vue ce clocher-là. On en fait involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait
de plus son fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon Bayle
n’avait rien de semblable. De passion aucune : l’équilibre même ; une parfaite idée de la
profonde bizarrerie du cœur et de l’esprit humain, et que tout est possible, et que rien
n’est sûr. De style, il en avait sans s’en douter, sans y viser, sans se tourmenter à la
lutte comme Courier, La Bruyère ou Montaigne lui-même ; il en avait suffisamment, malgré
ses longueurs et ses parenthèses, grâce à ses expressions charmantes et de source. Il
n’avait besoin de se relire que pour la clarté et la netteté du sens : heureux critique !
Enfin il n’avait pas d’art, de poésie, par-devers lui.
L’excellent Bayle n’a, je crois, jamais fait un vers français en sa jeunesse, de même
qu’il n’a jamais rêvé aux champs, ce qui n’était guère de son temps encore, ou qu’il n’a
jamais été amoureux, passionnément amoureux d’une femme, ce qui est davantage de tous les
temps. Tout son art est critique, et consiste, pour les ouvrages où il se déguise, à
dispenser mille petites circonstances, à assortir mille petites adresses afin de mieux
divertir le lecteur et de lui colorer la fiction : il prévient lui-même son frère de ces
artifices ingénieux, à propos de la Lettre des Comètes.
Je veux énumérer encore d’autres manques de talents, ou de passions, ou de dons
supérieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui se soit rencontré dans son
genre, rien n’étant venu à la traverse pour limiter ou troubler le rare développement de
sa faculté principale, de sa passion unique. Quant à la religion d’abord, il faut bien
avouer qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’être religieux avec ferveur et
zèle en cultivant chez soi cette faculté critique et discursive, relâchée et accommodante.
Le métier de critique est comme un voyage perpétuel avec toutes sortes de personnes et en
toutes sortes de pays, par curiosité. Or, comme on sait,
rarement du moins, on devient plus croyant, plus occupé du but invisible. Il faut dans la
piété un grand jeûne d’esprit, un retranchement fréquent, même à l’égard des commerces
innocents et purement agréables, le contraire enfin de se répandre. La façon dont Bayle
était religieux (et nous croyons qu’il l’était à un certain degré) cadrait à merveille
avec le génie critique qu’il avait en partage. Bayle était religieux, disons-nous, et nous
tirons cette conclusion moins de ce qu’il communiait quatre fois l’an, de ce qu’il
assistait aux prières publiques et aux sermons, que de plusieurs sentiments de résignation
et de confiance en Dieu, qu’il manifeste dans ses lettres. Quoiqu’il avertisse quelque
part128 de ne pas trop se fier aux lettres d’un auteur comme à
de bons témoins de ses pensées, plusieurs de celles où il parle de la perte de sa place
respirent un ton de modération qui ne semble pas tenir seulement à une humeur calme, à une
philosophie modeste, mais bien à une soumission mieux fondée et à un véritable esprit de
christianisme. En d’autres endroits voisins des précédents, nous le savons, l’expression
est toute philosophique ; mais avec Bayle, pour rester dans le vrai, il ne convient pas de
presser les choses ; il faut laisser cœxister à son heure et à son lieu ce qui pour lui ne
s’entre-choquait pas129.
Nous aimons donc à trouver que le mot de bon Dieu revient souvent dans
ses lettres d’un accent de naïveté sincère. Après cela, la religion inquiète médiocrement
Bayle ; il ne se retranche par scrupule aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune
lecture qui lui paraît divertissante. Dans une lettre, tout à côté d’une belle phrase
sincère sur la Providence, il mentionnera Hexameron rustique de La
Mothe-Le-Vayer avec ses obscénités : « Sed omnia sana sanis. »
ajoute-t-il tout aussitôt, et le voilà satisfait. Si, par impossible, quelque bel esprit
janséniste avait entretenu une correspondance littéraire, y rencontrerait-on jamais des
lignes comme celles qui suivent ? « M. Hermant, docteur de Sorbonne, qui a composé en
françois les Vies de quatre Pères de l’Église grecque, vient de publier celle de saint
Ambroise, l’un des Pères de l’Église latine. M. Ferrier, bon poëte françois, vient de
faire imprimer les Préceptes galants : c’est une espèce de traité
semblable à l’Art d’aimer d’Ovide. » Et quelques lignes plus bas : « On
fait beaucoup de cas de la Princesse de Clèves. Vous avez ouï parler
sans doute de deux décrets du pape, etc. » Plus ou moins de religion qu’il n’en avait
aurait altéré la candeur et l’expansion critique de Bayle.
Si nous osions nous égayer tant soit peu à quelqu’un de ces badinages chez lui si
fréquents, nous pourrions soutenir que la faculté critique de Bayle a été merveilleusement
servie par son manque de désir amoureux et de passion galante130. Il est fâcheux sans doute qu’il se soit laissé aller à
quelque licence de propos et de citations. L’obscénité de Bayle (on l’a dit avec raison)
n’est que celle même des savants qui s’émancipent sans bien savoir, et ne gardent pas de
nuances. Certains dévots n’en gardent pas non plus dans l’expression, dès qu’il s’agit de
ces choses, et l’on a remarqué qu’ils aiment à salir la volupté, pour en dégoûter sans
doute. Bayle n’a pas d’intention si profonde. Il n’aime guère la femme ; il ne songe pas à
se marier : « Je ne sais si un certain fonds de paresse et un trop grand amour du repos et
d’une vie exempte de soins, un goût excessif pour l’étude et une humeur un peu portée au
chagrin, ne me feront toujours préférer l’état de garçon à celui d’homme marié. » Il
n’éprouve pas même au sujet de la femme et contre elle cette espèce d’émotion d’un savant
une fois trompé, de l’antiquaire dans Scott, contre le genre-femme. Un jour à Coppet, en 1672, c’est-à-dire à vingt-cinq ans, dans son
moment de plus grande galanterie, il prêta à une demoiselle le roman de Zayde ; mais celle-ci ne le lui rendait pas : « Fâché de voir lire si lentement
un livre, « je lui ai dit cent fois le tardigrada,
domiporta et ce qui s’ensuit, avec quoi on se moque de la tortue. Certes, voilà
bien « des gens propres à dévorer les bibliothèques ! » Dans un autre moment de
galanterie, en 1675, il écrit à mademoiselle Minutoli ; et, à cet effet, il se pavoise de
bel esprit, se raille de son incapacité à déchiffrer les modes, lui cite, pour être léger,
deux vers de Ronsard sur les cornes du bélier, et les applique à un mari : « Au reste,
mademoiselle, dit-il à un « endroit, le coup de dent que vous baillez à celui qui vous « a
louée, etc. » L’état naturel et convenable de Bayle à l’égard du sexe est un état
d’indifférence et de quiétisme. Il ne faut pas qu’il en sorte ; il ne faut pas qu’il se
ressouvienne de Ronsard ou de Brantôme pour tâcher de se faire un ton à la mode. S’il a
perdu à ce manque d’émotions tendres quelque délicatesse et finesse de jugement, il y a
gagné du temps pour l’étude131, une plus grande capacité pour ces impressions moyennes qui
sont l’ordinaire du critique, et l’ignorance de ces dégoûts qui ont fait dire à La
Fontaine : Les délicats sont malheureux. Si Bayle en demeura exempt,
l’abbé Prévost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut pas sans en
souffrir.
On lit dans la préface du Dictionnaire critique : « Divertissements,
parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites et telles autres
récréations nécessaires à quantité de gens d’étude, à ce qu’ils disent, ne sont pas mon
fait ; je n’y perds point de temps. » Il était donc utile à Bayle de ne point aimer la
campagne ; il lui était utile même d’avoir cette santé frêle, ennemie de la bonne chère,
ne sollicitant jamais aux distractions. Ses migraines, il nous l’apprend, l’obligeaient
souvent à des jeûnes de trente et quarante heures continues. Son sérieux habituel, plus
voisin de la mélancolie que de la gaieté, n’avait rien de songeur, et n’allait pas au
chagrin ni à la bizarrerie. Une conversation gaie lui revenait fort par moments, et on
aurait été près alors de le loger dans la classe des rieurs. Il se sentit toujours peu
porté aux mathématiques ; ce fut la seule science qu’il n’aborda pas et ne désira pas
posséder. Elle absorbe en effet, détourne un esprit critique, chercheur et à la piste des
particularités ; elle dispense des livres, ce qui n’était pas du tout le fait de Bayle. La
dialectique, qu’il pratiqua d’abord à demi par goût et à demi par métier (étant professeur
de philosophie), finit par le passionner et par empiéter un peu sur sa faculté littéraire.
Il a dit de Nicole et l’on peut dire de lui que « sa coutume de pousser les raisonnements
jusqu’aux derniers recoins de la dialectique le rendoit mal propre à composer des pièces
d’éloquence. » Ce désintéressement où il était pour son propre compte dans l’éloquence et
la poésie le rendait d’autre part plus complet, plus fidèle dans son office de rapporteur
de la république des lettres. Il est curieux surtout à entendre parler des poètes et
pousseurs de beaux sentiments, qu’il considère assez volontiers comme une espèce à part,
sans en faire une classe supérieure. Pour nous qui en introduisant l’art, comme on dit,
dans la critique, en avons retranché tant d’autres qualités, non moins essentielles, qu’on
n’a plus, nous ne pouvons nous empêcher de sourire des mélanges et associations bizarres
que fait Bayle, bizarres pour nous à cause de la perspective, mais prompts et naïfs
reflets de son impression contemporaine : le ballet de Psyché au niveau
des Femmes savantes ; l’Hippolyte de M. Racine et
celui de M. Pradon, qui sont deux tragédies très-achevées ; Bossuet côte
à côte avec le Comte de Gabalis, l’Iphigénie et sa
préface qu’il aime presque autant que la pièce, à côté de Circé, opéra à
machines. En rendant compte de la réception de Boileau à l’Académie, il trouve que « M.
Boileau est d’un mérite si distingué qu’il eût été difficile à messieurs de l’Académie de
remplir aussi avantageusement qu’ils ont fait la place de M. de Bezons. » On le voit,
Bayle est un véritable républicain en littérature. Cet idéal de tolérance universelle,
d’anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse, dans un État divisé en dix religions
comme dans une cité partagée en diverses classes d’artisans, cette belle page de son philosophique, il la réalise dans sa république des livres,
et, quoiqu’il soit plus aisé de faire s’entre-supporter mutuellement les
livres que les hommes, c’est une belle gloire pour lui, comme critique, d’en avoir su tant
concilier et tant goûter.
Un des écueils de ce goût si vif pour les livres eût été l’engouement et une certaine
idée exagérée de la supériorité des auteurs, quelque chose de ce que n’évitent pas les
subalternes et caudataires en ce genre, comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de
naïveté, n’a rien de cela. On lui reprochait d’abord d’être trop prodigue de louanges ;
mais il s’en corrigea, et d’ailleurs ses louanges et ses respects dans l’expression envers
les auteurs ne lui dérobèrent jamais le fond. Son bon sens le sauva, tout jeune, de la
superstition littéraire pour les illustres : « J’ai assez de vanité, écrit-il à son frère,
pour souhaiter qu’on ne connoisse pas de moi ce que j’en connois, et pour être bien aise
qu’à la faveur d’un livre qui fait souvent le plus beau côté d’un auteur, on me croie un
grand personnage….. Quand vous aurez connu personnellement plus de personnes célèbres par
leurs écrits, vous verrez que ce n’est pas si grand’chose que de composer un bon livre… »
C’est dans une lettre suivante à ce même frère cadet qui se mêlait de le vouloir pousser à
je ne sais quelle cour, qu’on lit ce propos charmant : « Si vous me demandez pourquoi
j’aime l’obscurité et un état médiocre et tranquille, je vous assure que je n’en sais
rien…. Je n’ai jamais pu souffrir le miel, mais pour le sucre je l’ai toujours trouvé
agréable : voilà deux choses douces que bien des gens aiment. » Toute la délicatesse,
toute la sagacité de Bayle, se peuvent apprécier dans ce trait et dans le précédent.
L’équilibre et la prudence que nous avons notés en lui, cette humeur de tranquillité et
de paresse dont il fait souvent profession, ne l’induisirent jamais à aucun de ces
ménagements pour lui-même, à rien de cet égoïsme discret dont son contemporain Fontenelle
offre, pour ainsi dire, le chef-d’œuvre. La parcimonie, le méticuleux propre à certaines
natures analytiques et sceptiques, est chose étrangère à sa veine. Cet esprit infatigable
produit sans cesse, et, qualité grandement distinctive, il se montre abondant, prodigue et
généreux, comme tous les génies.
Le moment le plus actif et le plus fécond de cette vie si égale fut vers l’année 1686.
Bayle, âgé de trente-neuf ans, poursuivait ses Nouvelles de la République des
Lettres, publiait sa France toute catholique, contre les
persécutions de Louis XIV, préparait son philosophique, et
en même temps, dans une note qu’il rédigeait Nouv. de la Rép. des Lett.,
mars 1686, sur son écrit anonyme de la France toute catholique, note
plus modérée et plus avouable assurément que celle que l’abbé Prévost insérait dans son
Pour et Contre sur son chevalier des Grieux, dans cette note
parfaitement mesurée et spirituelle, Bayle faisait pressentir que l’auteur, après avoir
tancé les catholiques sur l’article des violences, pourrait bientôt toucher
cette corde des violences avec les protestants eux-mêmes qui n’en étaient pas
exempts, et qu’alors il y aurait lieu à des représailles. La Réponse d’un nouveau Converti et le fameux Avis aux
Protestants, toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde
moitié de la carrière de Bayle, était ainsi présagée. La maladie qui lui survint l’année
suivante (1687), par excès de travail, le força de se dédoubler, en quelque sorte, dans ce
rôle à la fois littéraire et philosophique ; il dut interrompre ses Nouvelles
de la République des Lettres. Peu auparavant, il écrivait à l’un de ses amis, en
réponse à certains bruits qui avaient couru, qu’il n’avait nul dessein de quitter sa
fonction de journaliste, qu’il n’en était point las du tout, qu’il n’y avait pas
d’apparence qu’il le fût de longtemps, et que c’était l’occupation qui convenait le mieux
à son humeur. Il disait cela après trois années de pratique, au contraire de la plupart
des journalistes qui se dégoûtent si vite du métier. C’était chez lui force de vocation.
Au temps qu’il était encore professeur de philosophie, il éprouvait un grand ennui à
l’arrivée de tous les livres de la foire de Francfort, si peu choisis qu’ils fussent, et
se plaignait que ses fonctions lui ôtassent le loisir de cette pâture. Il s’était pris
d’admiration et d’émulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour
ceux que continuait de donner à Paris M. l’abbé de La Roque, pour les Actes
des Érudits de Leipsick. Lorsqu’il entreprit de les imiter, il se plaça tout
d’abord au premier rang par sa critique savante, nourrie, modérée, pénétrante, par ses
analyses exactes, ingénieuses, et même par les petites notes qui, bien faites, ont du
prix, et dont la tradition et la manière seraient perdues depuis longtemps, si on n’en
retrouvait des traces encore à la fin du Journal actuel des
Savants
132 ; petites notes où
chaque mot est pesé dans la balance de l’ancienne et scrupuleuse critique, comme dans
celle d’un honnête joaillier d’Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est
républicaine de Hollande, qui va à pied, qui s’excuse de ses défauts auprès du public sur
ce qu’elle a peine à se procurer les livres, qui prie les auteurs de s’empresser un peu de
faire venir les exemplaires, ou du moins les curieux de les prêter pour quelques jours,
cette critique n’est-elle pas en effet (si surtout on la compare à la nôtre et à son éclat
que je ne veux pas lui contester) comme ces millionnaires solides, rivaux et vainqueurs du
grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir ? D’elle à nous, c’est toute la
différence de l’ancien au nouveau notaire, si bien marquée l’autre jour par M. de Balzac
dans sa Fleur des Pois
133.
Après qu’il eut renoncé à ses Nouvelles de la République des Lettres,
la faculté critique de Bayle se rejeta sur son Dictionnaire, dont la
confection et la révision l’occupèrent durant dix années, depuis 1694 jusqu’en 1704. Il
publia encore par délassement (1704) la Réponse aux Questions d’un
Provincial, dont le commencement n’est autre chose qu’un assemblage d’aménités
littéraires. Mais ses disputes avec Le Clerc, Bernard et Jaquelot, envahirent toute la
suite de l’ouvrage. Bien que ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une
manière d’amusement, elles achevèrent d’user sa santé si frêle et sa petite
complexion. La poitrine, qu’il avait toujours eue délicate, se prit ; il tomba dans
l’indifférence et le dégoût de la vie à cinquante-neuf ans. Un symptôme grave, c’est ce
qu’il écrivait à un ami en novembre 1706, un mois environ avant sa mort : « Quand même ma
santé me permettroit de « travailler à un supplément du Dictionnaire, je n’y travaillerois
« pas ; je me suis dégoûté de tout ce qui n’est point « matière de raisonnement… » Bayle
dégoûté de son Dictionnaire, de sa critique, de son amour des faits et des particularités
de personnes, est tout à fait comme Chaulieu sans amabilité, tel que mademoiselle De
Launay nous dit l’avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de
détails sur ce grand esprit : sa vie par Desimaizeaux et ses œuvres diverses sont là pour
qui le voudra bien connaître. Comme qualité qui tient encore à l’essence de son génie
critique, il faut noter sa parfaite indépendance, indépendance par rapport à l’or et par
rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles ruses il
fallut à milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre : « Un tel meuble, dit
Bayle, me paroissoit alors très-inutile ; mais présentement il m’est devenu si nécessaire,
que je ne saurois plus m’en passer… » Reconnaissant d’un tel cadeau, il resta sourd à
toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n’était pourtant pas loin du temps
où certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un louis d’or sous son
assiette, chaque fois qu’il voudrait venir dîner chez eux ; On se serait arraché Bayle
s’il avait voulu, car il était devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux
esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle est l’affaire assez tortueuse de l’Avis aux Protestants, soit qu’il l’ait réellement composé, soit qu’il
l’ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l’anonyme jusqu’à avoir besoin d’être
clandestin. Sa sincérité dut souffrir d’être si à la gêne et réduite à tant de
faux-fuyants.
Bayle restera-t-il ? est-il resté ? demandera quelqu’un ; relit-on Bayle ? Oui, à la
gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant et plus que les trois quarts
des poëtes et orateurs, excepté les très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle
composition particulière, du moins par l’ensemble de ses travaux. Les neuf volumes
in-folio que cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses œuvres diverses, préférables au Dictionnaire134, bien que moins connues, sont une des
lectures les plus agréables et commodes. Quand on veut se dire que rien n’est bien nouveau
sous le soleil, que chaque génération s’évertue à découvrir ou à refaire ce que ses pères
ont souvent mieux vu, qu’il est presque aussi aisé en effet de découvrir de nouveau les
choses que de les déterrer de dessous les monceaux croissants de livres et de souvenirs ;
quand on veut réfléchir sans fatigue sur bien des suites de pensées vieillies ou qui
seraient neuves encore, oh ! qu’on prenne alors un des volumes de Bayle et qu’on se laisse
aller. Le bon et savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus
supporter que cette lecture d’érudition digérée et facile. La lecture de Bayle, pour
parler un moment son style, est comme la collation légère des après-disnées reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures médiocrement animées que l’étude désintéressée colore, et
qui, si l’on mesurait le bonheur moins par l’intensité et l’éclat que par la durée,
l’innocence et la sûreté des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie135.
Bayle aussi
. Je fais
cas de
l’une et l’autre
main : Tous deux ont un bon
style et le
langage sain. Le
jugement en
gros sur ces deux
personnages,
Il leur
plaît. Vous aurez peut-être
peine à
croire Qu’on ait dans un
repas de tels
discours tenus :
Et cet autre
jugement aussi
, de
Voltaire, n’est pas
indifférent à
rappeler ; Voltaire a
très-bien parlé de
Bayle en
maint endroit, mais jamais mieux qu’à la
fin d’une
lettre au
Père Tournemine (1735
) : « M. Newton, dit-il
, a été aussi
vertueux qu’il a été grand
philosophe : tels sont pour
la plupart ceux qui sont bien
pénétrés de l’
amour des
sciences, qui n’en font point un
indigne métier, et qui ne les font point
servir aux
misérables fureurs de l’
esprit de
parti. Tel a été le
docteur Clarke ; tel était le
fameux archevèque Tillotson ; tel était le grand
Galilée ; tel notre
Descartes ; tel a
été
Bayle, cet
esprit si
étendu, si
sage et si
pénétrant, dont les
livres, tout
diffus
qu’ils peuvent être
, seront à jamais la
bibliothèque des
nations. Ses
mœurs n’étaient
pas moins
respectables que son
génie. Le
désintéressement et l’
amour de la
paix comme de
la
vérité étaient son
caractère ; c’était une âme divine. »
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