Bernardin de Saint-Pierre
Le sentiment qu’on a de la nature physique extérieure et de tout le spectacle de la
création appartient sans doute à une certaine organisation particulière et à une
sensibilité individuelle ; mais il dépend aussi beaucoup de la manière générale
d’envisager la nature et la création elle-même, de l’envisager comme création ou comme
forme variable d’un fonds éternel ; d’apprécier sa condition par rapport au bien et au
mal ; si elle est pleine de pièges pour l’homme, ou si elle n’est animée que d’attraits
bienfaisants ; si elle est, sous la main d’une Providence vigilante, un voile transparent
que l’esprit soulève, ou si elle est un abîme infini d’où nous sortons et où nous
rentrerons. Il y a des doctrines philosophiques et religieuses qui favorisent ce sentiment
vif qu’on a de la nature ; il y en a qui le compriment et l’étouffent. Le stoïcisme, le
calvinisme, un certain catholicisme janséniste, sont contraires et mortels au sentiment de
la nature ; l’épicuréisme, qui ne veut que les surfaces et la fleur ; le panthéisme, qui
adore le fond ; le déisme, qui ne croit pas à la chute ni à la corruption de la matière,
et qui ne voit qu’un magnifique théâtre, éclairé par un bienfaisant soleil ; un
catholicisme non triste et farouche, mais confiant, plein d’allégresse, et accordant au
bien la plus grande part en toutes choses depuis la Rédemption, le catholicisme des saint
Basile, des saint François d’Assise, des saint François de Sales, des Fénelon ; un
protestantisme et un luthéranisme modérés, que les idées de malédiction sur le monde ne
préoccupent pas trop ; ce sont là des doctrines toutes, à certain degré, favorables au
sentiment profond et aimable qu’inspire la nature, et aux tableaux qu’on en peut faire.
Comme les peintures qu’on a données de ce genre de beautés naturelles n’ont commencé que
tard dans notre littérature ; comme avant Jean-Jacques, Buffon et Bernardin de
Saint-Pierre, on n’en trouve que des éclairs et des traits épars, sans ensemble, il faut
bien que la tournure générale des idées et des croyances y ait influé. Dans nos vieux
poètes, nos romanciers et nos trouvères, le sentiment du printemps, du renouveau, est toujours très-vif, très-frais, très-abondamment et très-joliment
exprimé. Un chevalier ou une demoiselle ne traversent jamais une forêt que les oiseaux n’y
gazouillent à ravir, et que la verdure n’y brille de toutes les grâces de mai. Les bons
trouvères ne tarissent pas là-dessus. Lancelot, selon eux, portait en tout temps, hiver et
été, sur la tête, un chapelet de rosés fraîches, excepté le vendredi et les vigiles des
grandes fêtes. Ceux qui traitent de sujets plus religieux, et des miracles de la Vierge en
particulier, redoublent d’images gracieuses et odorantes. Le culte de la Vierge, au
Moyen-Age, on l’a remarqué, attendrit singulièrement et fleurit, en quelque sorte, le
catholicisme. Toutes les fois qu’on vient à toucher cette tige de Jessé, comme ils
l’appellent, il s’en exhale poésie et parfum. Ce catholicisme fleuri, qui a chez nous, au
Moyen-Age, un remarquable interprète en Gautier de Coinsi, se retrouve dans toute son
efflorescence et son épanouissement chez Calderon. Calderon a de la nature un sentiment
mystique, mais enchanteur et enivrant ; c’est chez lui qu’a lieu ce combat merveilleux,
cette joute des roses du jardin et de l’écume des flots.
De tableau général, de peinture et de vue d’ensemble, il n’en faut pas demander à nos
bons aïeux. Ils ont ces interminables chants de bienvenue au renouveau, des traits çà et
là d’observation naïve. Le Roman de Renart en est plein, qui sont
d’avance du pur La Fontaine. Ils ont regardé la nature, et ils la rendent par instants.
Ils vous diront d’un blanc manteau, qu’il est plus blanc que neige sur
gelée ; et d’une châtelaine, qu’elle eut plus blanc col et poitrine
que fleur de lis ni fleur d’épine ; mais ce sont là des traits et non pas un
tableau. J’excepterai pourtant la seconde partie du Roman de la Rose,
fort différente de la première, laquelle est simplement galante et gracieuse. Cette
seconde partie, au contraire, renferme tout un système sur la nature qui sent déjà la
philosophie alchimique du XIVe siècle, et qui va, en certains moments
de verve, jusqu’à une sorte d’orgie sacrée. M. Ampère, dans son cours, a rapproché le
sermon du grand-prêtre Génius, des doctrines panthéistiques avec lesquelles il a plus d’un
rapport. Cette manière d’entendre la nature, la bonne nature, cette
chambrière de Dieu, comme elle se qualifie (véritable chambrière
en effet d’un Dieu des bonnes gens), a eu, depuis Jean de Meun, sa
continuation par Rabelais, Regnier, La Fontaine lui-même, Chaulieu. Parny était de cette
filiation directe, quand il s’écriait :
Mais cette façon d’envisager la nature, dont le discours du grand-prêtre Génius est
demeuré l’expression la plus philosophique en notre littérature, a plutôt abouti à des
conclusions relâchées de morale et à une poésie de plaisir ; il n’en est sorti aucune
grande peinture naturelle. Au xvie
siècle, Marot, et après
lui Ronsard, Belleau, etc, ont eu, comme les trouvères, mainte gracieuse description de
printemps, d’avril et de mai, maint petit cadre riant à de fugitives pensées ; mais
toujours pas de peinture. Ces jolis cadres ont même disparu, pour ainsi dire, avec
l’avénement de la poésie de Malherbe. Pour se sauver peut-être de Du Bartas, qui se
montrait descriptif à l’excès, Malherbe ne fut pas du tout pittoresque ; on glanerait chez
lui les deux ou trois vers où il y a des traits de la nature : les vers sur la jeune fille
comparée à la rose, et le début d’une pièce Aux Mânes de Damon, qui
exprime admirablement, il est vrai, la verte étendue des prairies de Normandie :
On glanerait également chez Boileau le petit nombre de vers qui peuvent passer pour des
traits de peinture naturelle ; on ne trouverait guère que l’Épître à M. de Lamoignon, dans
laquelle s’aperçoivent ces noyers, souvent du passant insultés,
accompagnés de quelques frais détails, encore plus ingénieux que champêtres. En glanant
chez Jean-Baptiste Rousseau, on n’aurait, je le crois bien, que les vers à son jeune et tendre Arbrisseau. Corneille et Molière n’offrent nulle part rien
de pittoresque en ce genre. La Bruyère a quelques lignes de parfaite esquisse, comme
lorsqu’il nous montre la jolie petite ville dont il approche, dans un jour si favorable qu’elle lui paraît peinte sur le penchant de la
colline. Madame de Sévigné sentait la nature à sa manière, et la peignait au
passage, en charmantes couleurs, quoique ayant une prédilection décidée pour la
conversation et pour la société mondaine. Mais La Fontaine, après Racan, La Fontaine
surtout la sentit, l’aima, la peignit, et en fit son bien. Aucun préjugé du monde, aucune
habitude factice, aucun dogme restrictif, n’arrêtèrent, dans son essor, sa sensibilité
naturelle, et il s’y abandonna. Fénelon, grâce à son optimisme heureux, à son catholicisme
indulgent, ne craignit pas non plus de se livrer à cette sensibilité pieuse qui lui
faisait adorer la Providence à chaque pas dans la création. Son goût des anciens l’y
aidait aussi ; Virgile ou Orphée, tenant le rameau d’or, le guidaient dans les Dodones ou
dans les Tempés. Fénelon et La Fontaine, ce sont les deux ancêtres chéris de Bernardin de
Saint-Pierre au xviie
siècle52. Racine l’eût
été de même s’il avait plus osé s’abandonner à cette admiration rêveuse qu’il ressentait,
jeune écolier, en s’égarant dans les prairies et le désert de Port-Royal, et qui lui
inspirait au déclin de sa vie cette aimable peinture des fleurs d’Esther. Mais les idées de goût qu’on se formait alors allaient à faire
envisager comme sauvage et barbare tout ce qui, en pittoresque, était l’opposé de la
culture savante et régulière de Versailles. Et surtout l’idée religieuse et austère, que
fomentait le jansénisme, allait à ne voir partout au dehors qu’occasion d’exercice et de
mortification pour l’âme, et à obscurcir, à fausser, pour ainsi dire, le spectacle naturel
dans les plus engageantes solitudes. Tandis que Racine enfant, l’esprit tout plein de Théagène et Chariclée, ne voyait rien de plus agréable au cœur et aux yeux
(comme cela est en effet) que le vallon de Port-Royal-des-Champs, les religieuses et les
solitaires s’en faisaient un lieu désert, sauvage, mélancolique, propre à donner de
l’horreur aux sens ; ils n’avaient pas même la pensée de se promener dans les jardins.
Lancelot nous raconte comment plusieurs des solitaires, réfugiés pendant la persécution de
1639 à la Ferté-Milon, se promenaient chaque soir sur les hauteurs environnantes en disant
leur chapelet ; mais il est bien plus sensible à la bonne odeur que ces messieurs
répandent autour d’eux, qu’à celle qui s’exhale des buissons du chemin et des arbres de la
montagne. Quand Racine fils, plus tard, dans son Poème de la Religion, a
fait de si tendres peintures des instincts et de la couyée des oiseaux, il se ressouvenait
plus de Fénelon que des pures doctrines de Saint-Cyran.
Pour comprendre et pour aimer la nature, il ne faut pas être tendu constamment vers le
bien ou le mal du dedans, sans cesse occupé du salut, de la règle, du retranchement. Ceux
qui se font de cette terre des espèces de limbes grises et froides, qui n’y voient que
redoutable crépuscule et qu’exil, ceux-là peuvent y passer et en sortir sans même
s’apercevoir, comme Philoctète au moment du départ, que les fontaines étaient douces dans
cette Lemnos si longtemps amère.
Bien qu’aucune doctrine philosophique ou religieuse (excepté celles qui mortifient
absolument et retranchent) ne soit contraire au sentiment et à l’amour de la nature ; bien
qu’on ait dans ce grand temple, d’où Zenon, Calvin et Saint-Cyran s’excluent d’eux-mêmes,
beaucoup d’adorateurs de tous bords, Platon, Lucrèce, saint Basile du fond de son ermitage
du Pont, Luther du fond de son jardin de Wittemberg ou de Zeilsdorf, Fénelon, le Vicaire
Savoyard et Oberman, il est vrai de dire que la première condition de ce culte de la
nature paraît être une certaine facilité, un certain abandon confiant vers elle, de la
croire bonne ou du moins pacifiée désormais et épurée, de la croire salutaire et divine,
ou du moins voisine de Dieu dans les inspirations qu’elle exhale, légitime dans ses
amours, sacrée dans ses hymens : chez Homère, le premier de tous les peintres, c’est quand
Jupiter et Junon se sont voilés du nuage d’or sur l’Ida, que la terre au-dessous fleurit,
et que naissent hyacinthes et roses.
Les jésuites, qui n’avaient pas les mêmes raisons dogmatiques que les jansénistes pour
s’interdire le spectacle de la création, ont de bonne heure donné dans le descriptif,
sinon dans le pittoresque. Le Père Lemoyne dans ses épîtres, Rapin, Vanière et autres dans
leurs poésies latines, ont rempli à cet égard avec talent, et quelques-uns avec goût,
l’intervalle qui sépare Du Bartas de Delille. Mais, en véritable peinture, rien de direct
ne s’était déclaré avant Rousseau. Les grands effets du ciel, les vastes paysages, la
majesté de la nature alpestre, les Elysées des jardins, il trouva des couleurs, des mots,
pour exprimer lumineusement tout cela, et il y fit circuler des rayons vivifiants. Buffon
eut ses grands tableaux plus calmes, plus froids au premier abord, mais participant aussi
de la vie profonde et de la majesté de l’objet. Venu immédiatement après ces deux grands
peintres, Bernardin de Saint-Pierre sut être neuf et distinct à côté d’eux. Il introduisit
plus particulièrement la nature des tropiques, comme Jean-Jacques avait fait celle des
Alpes ; et cette nouveauté brillante lui servit d’abord à gagner les regards. Mais la
nouveauté était aussi dans sa manière et dans son pinceau ; il mêlait aisément aux
tableaux qu’il offrait des objets naturels, le charme des plus délicieux reflets ; il
avait le pathétique, l’onction dans le pittoresque, la magie.
En 1771, lorsqu’il revint définitivement à Paris, après une jeunesse errante, aventureuse
et remplie de toutes sortes de tâtonnements et de mécomptes, Bernardin de Saint-Pierre
avait trente-quatre ans. Son biographe, M. Aimé-Martin53, et
une partie de la Correspondance publiée en 1826, ont donné sur ces années d’épreuves tous
les intéressants détails qu’on peut désirer ; et les origines d’aucun écrivain de talent
ne sont mieux éclairées que celles de Bernardin de Saint-Pierre. Né au Havre en 1737, son
imagination d’enfant s’égara de bonne heure sur les flots. Dès huit ans il cultivait un
petit jardin et prenait part à la culture des fleurs, comme il convenait à l’auteur futur
du Fraisier. A neuf ans, ayant lu quelques volumes des Pères du désert,
il quitta la maison un matin avec son déjeuner dans son petit panier, pour se faire ermite
aux environs. Il marquait une sympathie presque fraternelle aux divers animaux ; il y a
l’histoire d’un chat, laquelle plus tard, racontée par lui à Jean-Jacques, faisait fondre
en larmes celui qui, d’après Pythagore, s’indignait que l’homme en fût venu à manger la
chair des bêtes. Un autre jour, il s’avançait le poing fermé avec menace contre un
charretier qui maltraitait un cheval. Ces instincts sont bien de l’ami de la nature qui
réalisera parmi nous quelque image d’un sage Indien, de l’écrivain sensible qui nous
transmettra l’éloge de son épagneul Favori ; qui, dans Paul et Virginie,
les louera avec complaisance de leurs repas d’œufs et de laitage, ne coûtant
la vie à aucun animal ; et qui célébrera avec tant d’effusion la bienfaisance de
Virginie plantant les graines de papayer pour les oiseaux. Tout cœur (qu’on le note bien)
ému de la nature, et tendrement disposé à la peindre, quelque choix, quelque discrétion
qu’il y mette, est un peu brame en ce point.
Ayant été conduit à Rouen par son père, le jeune Bernardin à qui on faisait regarder les
tours de la cathédrale : « Mon Dieu ! comme elles volent haut ! » s’écria-t-il ; et tout
le monde de rire. — Il n’avait vu que le vol des hirondelles qui y avaient leurs nids.
Instinct déclaré encore d’une âme que les seules beautés naturelles raviront, que l’art né
des hommes touchera peu ou même choquera, et qui, dans Paul et Virginie
(seule tache peut-être en ce chef-d’œuvre), ira jusqu’à déclamer en quatre endroits
très-rapprochés contre les monuments des rois opposés à ceux de la
nature !
Après des études fort distraites et fort traversées, qu’entrecoupa un voyage à la
Martinique avec un de ses oncles, Bernardin, qui avait poussé assez loin les
mathématiques, devint une espèce d’ingénieur sans brevet fort régulier ; et c’est en cette
qualité un peu douteuse qu’il fit la campagne de Hesse en 1760, qu’il s’en fut à Malte, et
de là successivement en Russie et à l’Ile-de-France. Mais ce rôle d’ingénieur n’était, en
quelque sorte, pour lui que le prétexte. Une idée fixe l’occupait et le passionnait au
milieu de cette vie aventurière, dans laquelle son caractère ombrageux et sa position mal
définie lui donnaient de perpétuels déboires. Cette idée, qu’enfant il avait conçue en
lisant Robinson, Télémaque et les récits des voyageurs, c’était d’avoir
quelque part, dans un coin du monde, son île, son Ithaque, sa Salente, où il assoirait par
de sages lois le bonheur des hommes. Il portait dans cette utopie bienveillante autant de
persévérance qu’en eut jamais son célèbre homonyme l’abbé de Saint-Pierre, celui qu’on a
appelé le plus maladroit des bons citoyens. Bernardin, qui devait être un prêcheur aussi
séduisant que l’autre était un rebutant apôtre, projetait tout d’abord son arrangement de
société imaginaire sur des fonds de tableau et dans des cadres dignes de Fénelon, de
Xénophon et de Platon. Montesquieu, Bodin et Aristote n’étaient pas ses maîtres ; pour sa
manière de concevoir et de régler la société, comme pour sa méthode d’étudier et
d’interpréter la nature, il remontait vite par une sorte d’attrait filial dans l’échelle
des âmes, jusqu’à la sagesse de Pythagore et de Numa. L’histoire des révolutions civiles
et politiques, l’établissement laborieux et compliqué des sociétés modernes, se
réduisaient pour lui à peu de chose. Plutarque, qu’il lisait dans Amvot, composait le
fonds principal de sa connaissance historique. Entre les anciens que j’ai cités et les
modernes les plus récents, entre Aristide, Épaminondas d’une part, et Fénelon ou
Jean-Jacques de l’autre, il plaçait encore Bélisaire ; le reste de l’histoire des siècles
intermédiaires n’existait à ses yeux que comme une agitation inutile et insensée. A
l’origine de chaque société, en Gaule comme en Arcadie, il rêvait quelqu’un de ces
vieillards de l’école de Sophronyme et de Mentor ; il faisait descendre de cet oracle
permanent la sagesse et la réforme jusque dans les détails de la vie actuelle. Partout,
dans ses voyages, son but secret et cher était de trouver, d’obtenir un coin de terre et
quelques paysans pour fonder son règne heureux ; comme Colomb, qui mendiait de cour en
cour de quoi découvrir son monde, Saint-Pierre allait mendiant de quoi réaliser son
Arcadie et son Atlantide.
Mais ces Arcadies, ces îles Fortunées n’existent que dans les nuages de l’espérance ou du
souvenir. Elles fuient et reculent quand on les cherche ; lors même qu’elles se bornent à
des beautés naturelles dans des lieux trop célébrés, il n’est pas bon d’en vouloir de trop
près vérifier l’image : cette Arcadie alors se hérisse de broussailles. « Quand j’ai
visité les rives du Lignon sur la foi de D’Urfé, disait Jean-Jacques à Bernardin dans une
de leurs promenades hors Paris, je n’ai trouvé que des forges et un pays enfumé. »
Vaucluse, dit-on, est un pays brûlé du soleil et où il faut gravir longtemps avant de
reconnaître quelques-uns des traits immortels. L’église et l’allée des Pamplemousses ne
valent pas, assure un récent voyageur, la description qu’en a donnée notre poëte. Ascrée,
ce plus antique des séjours consacrés et harmonieux, Ascrée près de l’Hélicon, n’était
qu’un pauvre bourg, nous dit Hésiode, d’un mauvais hiver et d’un été pire encore54.
Bernardin, qui ne cherchait pas seulement des lieux rêvés d’avance et embellis, mais qui
voulait des hommes heureux et sages, alla donc de mécomptes en mécomptes. Il est certain
que son caractère en souffrit et qu’une aigreur désormais incurable se glissa au revers de
cette imagination tendre, à travers cette sensibilité charmante. Bernardin, cet écrivain
si aimant, ce bienfaisant initiateur de toutes les jeunes âmes à l’intelligence de la
nature, ce père de Virginie et de Paul, si béni dans ses enfants, était-il donc un homme
dur, tracassier, comme l’ont dit, non pas seulement des libellistes, mais des témoins
honnêtes et graves ; comme le disait Andrieux, par exemple, en forçant sa faible voix :
« C’était un homme dur, méchant ? » Avait-il en effet contracté, dans le
cours d’une vie dépendante et gênée, des habitudes de sollicitation peu dignes ? Avait-il
conçu dans ses querelles avec les savants, et sous prétexte de défendre Dieu contre les
athées, des haines violentes qui s’exhalaient en toute circonstance55 ? était-il de peu d’esprit, à part son talent, et, comme il est
dit dans d’illustres Mémoires où chaque trait porte, d’un caractère encore au-dessous de
son esprit ? Cela serait triste à penser ; un tel désaccord entre le caractère et le
talent, entre la vie pratique et les œuvres, concevable après tout dans des hommes de
génie plus ou moins ironiques ou égoïstes, ne se peut admettre aisément chez celui dont le
talent a pour inspiration et pour devise principale l’amour des hommes, la miséricorde
envers les malheureux, toutes les vertus du cœur et de la famille. M. Hugo, dans sa belle
pièce de la Cloche, a donné de ces désaccords une explication poétique
qui s’étend à beaucoup de cas, mais qui ne satisfait point encore pour Bernardin de
Saint-Pierre, dont le talent a d’autres effets que ceux d’un timbre éclatant et sonore. Le
talent, je le sais, est bien à l’origine un talent gratuit, une sorte de prédestination
non méritée, une grâce en un mot dans toute la rigueur du sens augustinien et janséniste,
indépendamment de la volonté et des œuvres ordinaires de la vie. C’est, au sein de
l’individu doué, un de ces mystères qui marquent combien la seule observation
psychologique rencontre en d’autres termes les mêmes problèmes que la théologie.
Particularisons le mystère. Bernardin de Saint-Pierre, retiré du monde après tant de
recherches errantes, tant d’irritations et d’aigreurs, écrivant, au haut de son pauvre
logis de la rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, sous ces mêmes toits autrefois sanctifiés par
Rollin, les belles pages de ses Études qu’il mouille de larmes,
Bernardin est bon, et ne ment assurément ni aux autres ni à lui-même. Les susceptibilités
et les souillures se noient dans un quart d’heure de ces larmes qui, comme la prière,
abreuvent, purifient, baptisent de nouveau une âme. Il est seul ; son chien couché est à
ses pieds ; sa vue s’étend vers un horizon immense par-delà les fumées du soir, jusqu’à la
colline qui sera bientôt celle des tombeaux56 ;
il n’a pu sortir de tout le jour, de toute la semaine, faute de quelque argent qui lui
permît de prendre une voiture, et il n’a pas reçu la plus petite lettre de son protecteur,
M. Hennin ; qu’importe ? il tient la plume, la grâce céleste descend, la magie commence,
la première beauté de cœur a brillé. Sitôt que ce talent se lève, c’est comme une lune qui
idéalise tout, même les monceaux et les terres pelées et les vilainies informes aux
faubourgs des villes ; au dedans de lui, au dehors, un manteau lumineux et velouté s’étend
sur toutes choses.
Mais il me faut pour Bernardin une explication, une apologie plus particulière encore :
car il est l’exemple le plus souvent invoqué et le plus désespérant de ce désaccord que je
veux amoindrir, si je ne peux le repousser. C’est qu’on doit tenir compte aux natures
sensibles de l’irritation plus grande qu’elles reçoivent des contacts et des piqûres. Aux
peaux plus fines, l’air mauvais est plus irritant ; et si l’on n’y prend garde, il
s’ensuit des maladies singulières. Quand la religion précise et pratique n’intervient pas
pour tout transformer en épreuve et en sujet de bénédiction, il y a danger que les plus
grandes tendresses soient justement celles qui s’infiltrent et s’aigrissent le plus.
Racine, qui était aisément caustique autant que tendre, n’échappa peut-être à ce mal
d’aigreur que par la vraie dévotion. Qu’on se figure en effet dans ses rapports avec le
monde une sensibilité très-fine, très-exquise, qui pénètre vite les motifs cachés, les
racines mauvaises des actions, qui saisit la pensée sous l’accent, la fausseté à travers
le sourire, qui subodore en quelque sorte les défauts des autres mieux qu’eux-mêmes, et
s’en incommode promptement57. Qu’on se figure ce que c’est qu’un
talent, une supériorité comme celle de Bernardin de Saint-Pierre, qu’on porte pendant plus
de quarante ans sans pouvoir se la prouver ou à soi-même ou aux autres. Que de chocs dans
la foule, qui vous renfoncent douloureusement ce talent ignoré qu’on tient contre son
cœur ? quel rude cilice qu’un talent pareil tant qu’il est tourné en dedans ! et comme il
est difficile de ne pas regimber à chaque coudoiement sous ces pointes rentrantes !
Bernardin de Saint-Pierre était donc foncièrement bon, j’aime à le croire ; mais il était
devenu, par la fâcheuse expérience des hommes, irritable, méfiant et susceptible. Avec les
gens simples et sans vanité, comme Mustel, comme le Genevois Duval, Taubenheim et Ducis,
il était tel que ses ouvrages le montrent, tel que nous le voyons dans ses promenades au
mont Valérien avec Rousseau, quand il reçut de lui, comme on l’a dit heureusement, le
manteau d’Élie, tel enfin que l’aimait sa vieille bonne Marie Talbot ; mais il ne fallait
qu’un certain vent venu du monde pour réveiller ses âcretés et ses humeurs.
Lorsque Bernardin arriva de l’Ile-de-France à Paris en 1771, il n’était pas encore ainsi
ulcéré ; mais les mécomptes qu’il eut à subir dans la société parisienne achevèrent vite
ce qu’avaient commencé ses infortunes au dehors. Il fut adressé par M. de Bretceuil à
d’Alembert, qui le reçut bien, et qui l’introduisit dans la société de mademoiselle de
Lespinasse : il ne pouvait plus mal tomber en fait de pittoresque. Cette personne, si
distinguée par l’esprit et par l’âme, a laissé deux volumes de lettres passionnées, dans
lesquelles il y a chaleur à la fois et analyse, mais pas une scène peinte, pas un tableau
qu’on retienne. Il visitait de temps en temps Jean-Jacques, rue Plâtrière. Le crédit de
d’Alembert lui procura un libraire pour la relation de son voyage à l’Ile-de-France. Cette
relation, sous forme de lettres, qui parut en 4773, sans qu’il y mît son nom, eut du
succès et en méritait. Quoique l’auteur s’excuse presque d’avoir oublié sa langue durant
dix années de voyages et d’absence, le style est déjà tout formé, et l’on y retrouve plus
d’une esquisse gracieuse et pure de ce qui est devenu plus tard un tableau. Bernardin,
dans ses voyages, avait toujours beaucoup écrit ; il composait des mémoires pour les
bureaux, il rédigeait des journaux pour lui ; arts, morale, géographie, affaires du temps,
il tenait compte de tout. Ses lettres particulières étaient fort soignées ; il citait à
M. Hennin Euripide ou Épictète ; Rulhière lui disait dans une réponse : « Votre lettre,
mon cher ami, est une véritable églogue. » Bernardin avait fait comme les peintres qui,
pendant leurs courses errantes, amassent une quantité d’esquisses et d’aquarelles dans leurs cartons. Le Voyage à l’Ile-de-France est
donc déjà d’un écrivain exercé, et par endroits éloquent. Dès la première page je lis ce
mot, qui révèle tout le caractère du peintre : « Un paysage est le fond du tableau de la
vie humaine. » La lettre quatrième, écrite au moment du départ, m’apparaît, dans sa
sensibilité discrète, comme toute mouillée de pleurs : « Adieu, amis plus chers que les
trésors de l’Inde !… Adieu, forêts du Nord que je ne reverrai plus ! Tendre amitié !
sentiment plus cher qui la surpassiez ! temps d’ivresse et de bonheur qui s’est écoulé
comme un songe ! adieu… adieu… On ne vit qu’un jour pour mourir toute la vie. » C’est, on
le voit, un touchant et dernier retour vers ces mois de félicité en Pologne, un dernier
soupir vers la princesse Marie. Cette passion, dont on peut lire le récit complaisamment
tracé par le biographe de Bernardin de Saint-Pierre, m’offre bien l’idéal des amours
romanesques, comme je me les figure : être un grand poète, et être aimé avant la gloire !
exhaler les prémices d’une âme de génie, en croyant n’ûtre qu’un amant ! se révéler pour
la première fois tout entier, dans le mystère !
D’autres pages touchantes du Voyage, et qui trahissent bien, dans sa
sincérité première, ce talent de cœur tout à fait propre au nouvel écrivain, sont celles
où il se reproche comme une faute essentielle de n’avoir pas noté dans son journal les
noms des matelots tombés à la mer. Parmi les esquisses déjà neuves et vives, qui plus tard
se développeront en tableau, je recommande un coucher de soleil58, dont on
retrouve exactement dans les Études, au chapitre des
Couleurs, les effets et les intentions, mais plus étendues, plus diversifiées :
c’est la différence d’un léger pastel improvisé, et d’une peinture fine et attentive. Bien
des pages de Paul et Virginie ne sont que le composé poétique et coloré
de ce dont on a dans le Voyage le trait réel et nu. Pour n’en citer
qu’un exemple, le pèlerinage de Virginie et de son frère à la Rivière-Noire est fait, dans
le Voyage, par Bernardin accompagné de son nègre, et lorsqu’au retour, avant d’arriver au
morne des Trois-Mamelles, il faut traverser la rivière à gué, le nègre passe son maître
sur ses épaules : dans le roman, c’est Paul qui prend Virginie sur son dos. Ainsi
l’imagination, d’un toucher facile et puissant, transfigure et divinise tout dans la
souvenir.
En maint endroit de sa relation, le voyageur ne se montre que médiocrement enthousiaste
de cette nature que bientôt, l’horizon aidant et la distance, il nous peindra si
magnifique et si embaumée. Lemontey, dans son Étude sur Paul et
Virginie, a remarqué que ces mêmes sites, qui deviendront sous la plume du romancier
les plus enviables de l’univers et un Éden ravissant, ne sont représentés ici que comme
une terre de Cyclopes noircie par le feu. S’il y a quelque exagération à dire cela, il
faut convenir que Bernardin parle à chaque instant de cette terre raboteuse,
toute hérissée de roches, de ces vallons sauvages, de ces
prairies sans fleurs, pierreuses et semées d’une herbe
aussi dure que le chanvre ; mais la tristesse de l’exil rembrunissait tout à ses
yeux. Il nous confesse son secret en finissant : « Je préférerais, de toutes les
campagnes, nous dit-il, celle de mon pays, non pas parce qu’elle est belle, mais parce que
j’y ai été élevé…. Heureux qui revoit les lieux où tout fut aimé, où tout parut aimable,
et la prairie où il courut, et le verger qu’il ravagea ! » Le voyageur lassé va même
jusqu’à préférer Paris à toutes les villes, parce que le peuple y est bon et qu’on y vit
en liberté. Que de promptes amertumes de toutes sortes suivirent et corrigèrent ce vif
élan de retour, cet embrassement de la patrie ! Refoulé de nouveau et contristé dans le
présent, le séjour déjà lointain de l’Ile-de-France s’embellit pour lui alors, et sa
pensée y revola, comme la colombe au désert, pour y replacer le bonheur.
Un endroit du Voyage touche directement à l’innovation pittoresque de
l’auteur et à la conquête particulière que méditait son talent : « L’art de rendre la
nature, dit-il, est si nouveau, que les termes même n’en sont pas inventés. Essayez de
faire la description d’une montagne de manière à la faire reconnaître : quand vous aurez
parlé de la base, des flancs et du sommet, vous aurez tout dit ; mais que de variété dans
ces formes bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées, etc. ! Vous ne trouvez que des
périphrases ; c’est la même difficulté pour les plaines et les vallons. Qu’on ait à
décrire un palais, ce n’est plus le même embarras…. Il n’y a pas une moulure qui n’ait son
nom. » Bernardin triompha de cette difficulté et de cette disette en introduisant, en
insinuant dans le vocabulaire pittoresque un grand nombre de mots empruntés aux sciences,
aux arts, à la navigation, à la botanique, etc., etc. ; il particularisa beaucoup plus que
Rousseau en fait de nuance. Dans la description du coucher de soleil citée, plus haut, il
est question des vents alizés qui le soir calmissent un peu, et des
vapeurs légères propres à réfranger les rayons ; deux mots que le
Dictionnaire de l’Académie n’a pas adoptés encore. Tous ces tons d’origine diverse se
fondaient sous son pinceau facile en une simple et belle harmonie. Mais s’il savait
toujours être idéal dans l’effet de l’ensemble, il ne reculait pas sur la vérité, infinie
familière, du détail. Les noms bizarres d’oiseaux lointains ne l’effrayaient pas ; les
couleurs de fumée de pipe aux flancs des nuages avaient place sur sa
toile à côté des réseaux de safran et d’azur. La lecture du Plutarque d’Amyot l’avait de
longue main apprivoisé à la naïveté franche. La merveille, c’est que chez Bernardin
l’innovation n’a pas le moins du monde le caractère de l’audace, tant elle est ménagée
sous des jours adoucis, tant elle nous arrive dans la mélodie flatteuse. Toujours et
partout suavité et charme ; toujours le contraire de la crudité et de la discordance59.
La publication du Voyage à l’Ile-de-France fut suivie, pour Bernardin,
de longues tracasseries et de désagréments dont il s’exagéra sans doute l’amertume. Une
dispute qu’il eut avec son libraire le mit mal, à ce qu’il crut, dans la société de
mademoiselle de Lespinasse, et il s’en retira malgré une lettre rassurante de d’Alembert.
Il ne se crut pas en meilleure veine plus tard dans la société de madame Necker, qu’il
fréquenta quelque temps ; et le triste succès, si souvent raconté, de la lecture de Paul et Virginie dans ce cercle, était bien fait pour le décourager.
Lorsqu’il visitait, en 1771, Jean-Jacques dans son pauvre ménage de la rue Plâtrière,
lorsqu’il avait tant de peine à lui faire accepter un petit présent de café, et qu’il
s’avançait avec des alternatives de bon accueil et de bourrasque, dans la familiarité du
grand homme méfiant et sauvage, Bernardin ne se doutait pas qu’il allait être pris
très-prochainement lui-même d’une maladie misanthropique toute semblable, engendrée par
les mêmes causes. Il nous a confessé ce misérable état dans le préambule de l’Arcadie ; c’est la crise de quarante ans, que bien des organisations sensibles
subissent : « … Je fus frappé d’un mal étrange ; des feux semblables à ceux des éclairs
sillonnaient ma vue ; tous les objets se présentaient à moi doubles et mouvants : comme
Oedipe, je voyais deux soleils… Dans le plus beau jour d’été, je ne pouvais traverser la
Seine en bateau sans éprouver des anxiétés intolérables… Si je passais seulement dans un
jardin public, près d’un bassin plein d’eau, j’éprouvais des mouvements de spasme et
d’horreur… Je ne pouvais traverser une allée de jardin public où se trouvaient plusieurs
personnes rassemblées. Dès qu’elles jetaient les yeux sur moi, je les croyais occupées à
en médire… » Il n’y a de comparable à ces aveux que certains passages de Jean-Jacques dans
ses Dialogues. On voit combien Bernardin mérite d’être associé à ce
dernier, à Pascal, au Tasse, à toute cette famille d’illustres malheureux. C’est pendant
cette crise et dans son effort pour en sortir qu’il se mit à rassembler avec feu et à
mettre en œuvre les matériaux de l’ouvrage qui lui gagnera la gloire. Tout le temps de son
séjour dans la rue de la Madeleine-Saint-Honoré, à l’hôtel Bourbon, et plus tard dans la
rue Neuve-Saint-Étienne, maison de M. Clarisse, qui répond à ces années
d’hypocondrie, de misère, de solitude et d’enfantement, est naïvement retracé dans les
lettres à M. Hennin. On peut y relever les traces d’un esprit méfiant, inquiet, d’un homme
vieillissant, solliciteur avec instance, ne sachant pas assez contenir la plainte ni
ensevelir les petites misères, parlant trop des ports de lettres, comme
bientôt dans ses préfaces il parlera des contrefaçons. J’aime mieux y
voir ce qui est fait pour attendrir, la pauvreté et la détresse ôtant à la dignité du
génie, ce génie ne craignant pas de mendier comme une mère pour l’enfant qu’elle sent près
de naître, le peintre ne demandant qu’un gîte, le vivre et une toile pour déployer à
l’aise ses couleurs et ses pinceaux : « J’ai à mettre en ordre des matériaux fort
intéressants, et ce n’est qu’à la vue du ciel que je peux recouvrer mes forces.
Obtenez-moi un trou de lapin pour passer l’été à la campagne » ; les anciens disaient un
trou de lézard. Combien il est touchant d’entendre ce voyageur
aventureux, qui a tant couru le monde, prier M. Hennin de lui épargner les voyages
inutiles à Versailles ; car il les fait à pied, il s’en revient de nuit ; et quand la lune
lui manque et que la pluie le prend, il s’embourbe dans les chemins, il tombe, et n’arrive
que trempé et brisé ! Puis un peu après, quand il s’est mis dans ses
meubles rue Neuve-Saint-Étienne ; quand, jouissant de quelques rayons de février et
de la première satisfaction du chez-soi, il écrit gaiement à M. Hennin : « J’irai vous
voir à la première violette », on rajeunit avec lui et l’on espère. — « Enfin j’ai cherché
de l’eau dans mon puits », disait-il en 1778, sous cette forme d’image orientale qui lui
est si familière ; cela signifiait qu’il travaillait sérieusement à tirer de lui-même sa
principale ressource et à se faire jour par ses écrits. Les Études de la
Nature, fruit mûr de cette longue retraite et de cette élaboration solitaire,
parurent en 1784.
Le succès en fut prompt et immense ; l’influence croissante de Rousseau et des idées de
sensibilité et de religion naturelle avait préparé les esprits à saisir avidement de
telles perspectives. Les femmes, les jeunes gens, tout ce public grossissant d’Émile et de
Saint-Preux, saluèrent d’un cri de joie ce nouvel apôtre au parler enchanteur. On se
faisait innocent à la lecture des Études, le lendemain du Mariage de Figaro. Grimm, le spirituel chargé d’affaires littéraires de huit
souverains du Nord, avait beau écrire à ses patrons que l’ouvrage n’était qu’un long recueil d’églogues, d’hymnes et de madrigaux en l’honneur de la
Providence, la vogue en cela se retrouvait d’accord avec la morale éternelle. Le
clergé lui-même qui avait fait du chemin depuis les dernières années, et qui, en devenant
moins difficile en fait d’auxiliaires, ne trouvait pas dans l’ouvrage nouveau les
agressions directes dont Jean-Jacques avait embarrassé son spiritualisme, accueillit avec
faveur ces hommages éloquents rendus à la Providence ; on opposait, dans des thèses en
Sorbonne, Saint-Pierre à Buffon, l’auteur des Études à l’auteur des Époques. L’esprit était très-éveillé aux idées nouvelles de science en
1784 ; la chimie, la physique, allaient changer de face par les travaux des Laplace et des
Lavoisier. Si elles avaient paru dix ans plus tard, en 95 ou 96, les Études eussent trouvé la nouvelle science déjà constatée et régnante, l’analyse
victorieuse de l’hypothèse ; en 84 elles purent obtenir, même par leur côté le plus faux,
un succès de surprise et les honneurs d’une vive controverse. Sans parler du poète Robbé
qui se mêlait d’avoir des idées là-dessus, plus d’un chaud partisan se déclara pour le
système des marées, la fonte des glaces, l’allongement du pôle. Et ce genre de succès fut
peut-être le plus cher à l’auteur, dont il caressait la chimère : Jean-Jacques se
glorifiait avant tout d’avoir fait le Devin du Village ; Girodet
consumait ses veilles à devenir poète ; Alfieri se piquait d’être fort en grec, et Byron
d’être le premier à la nage dans le Bosphore. Cherubini, dit-on, se pique de peindre.
Comme science, il ne nous appartient pas de juger les Études, et nous
ne hasarderons qu’un mot. C’était certes une position à prendre, un point de vue heureux à
relever vers cette fin du xviiie
siècle, que d’assembler et
de déduire les accords, les harmonies animées du tableau de la nature, et de faire sentir
la chaîne et, s’il se pouvait, l’intention de ces douces lois. Charles Bonnet le tenta à
Genève, et Bernardin de Saint-Pierre en France. On avait tant insisté sur les désaccords,
les bouleversements, les hasards, qu’il y avait nouveauté à la fois et vérité dans ce
parti. Bernardin refit en quelque sorte le livre de Fénelon, en profitant des observations
amassées dans l’intervalle, et en s’arrêtant avec plus de complaisance sur la nature,
cette œuvre vivante et cette ouvrière de Dieu60. Son
livre, et en général tous ses ouvrages depuis les Études jusqu’aux Harmonies, sont en ce sens une espèce de compromis entre l’ancien
spiritualisme chrétien et l’observation irrécusable, je dirai aussi, le culte croissant de
la nature : dans ses croyances à l’immortalité, il essaye, par exemple, de donner au ciel
chrétien une réalité naturelle en faisant aller les âmes dans les planètes ou dans le
soleil. Mais, scientifiquement parlant, son point de vue n’était qu’un aperçu heureux,
instantané, un ensemble mêlé de lueurs vraies et de jours faux, et d’où il ne pouvait
sortir autre chose que la peinture même qu’il en offrait, et l’impression enthousiaste,
affectueuse, qu’elle ferait naître. Le point de vue des causes finales n’est jamais fécond
pour la science, et rentre tout entier dans la poésie, dans la morale, dans la religion ;
ce ne peut être au plus que le moment de prière du savant, après quoi il faut qu’il se
remette à l’examen, à l’analyse. Son premier mot une fois articulé, Bernardin de
Saint-Pierre ne fit plus que se répéter en variant plus ou moins ses adorations et ses
nuances. Les Jussieu cependant pour la botanique, Haller, Vicq-d’Azyr, Cabanis pour la
physiologie animale, Lavoisier, Laplace, Berthollet, pour la physique et la chimie,
poussaient dans des voies diverses, en savants, ce qu’il essayait d’embrasser et de
deviner par un composé d’étude ingénieuse, mais partielle, et d’inductions illusoires.
M. de Humboldt, de nos jours, pour les grandes observations végétales en divers climats, a
donné sur plus d’un point consistance et réalité scientifique à ce qui n’existait chez
Bernardin qu’à l’état de vue attrayante et passagère ; Lamartine, de son côté, a repris en
pur poëte bien des inspirations de Bernardin, et les a rajeunies, fécondées. Mais cette
union, chez Bernardin, du demi-savant, du poëte et du peintre, cette combinaison mixte qui
ne pouvait se transmettre ni faire école utilement, soit pour les savants, soit pour les
poëtes, fut du moins belle et séduisante en lui. Tant de notions amassées de partout sur
les plantes, sur les climats, tant de maximes morales sur la société et sur l’homme, ce
mélange de vérités, d’hypothèses et de chimères, venant à se rencontrer sous des
inclinaisons favorables vers l’horizon attiédi, peignirent divinement le nuage et firent
tout d’abord arc-en-ciel.
L’arc-en-ciel est resté et se voit encore. Les Études, si incomplètes
qu’elles paraissent à trop d’égards, demeurent comme une révélation de la nature, qui ne
se trouve que là. Quiconque est sensible de cœur, quiconque est né voyageur par instinct
ou poëte, lit un jour Bernardin et est initié par lui. Si ce peintre harmonieux manquait,
on chercherait vainement ailleurs une impression pareille, soit dans Jean-Jacques, soit
dans Chateaubriand. Nul autre que lui n’a également chasteté et mollesse. Lamartine, qui
nous offre tant de parenté de génie avec l’auteur des Études, est moins
exclusivement un peintre, et sa poésie suscite des émotions élégiaques plus compliquées.
Quelle est donc l’innocente et poétique enfance dans laquelle Bernardin de Saint-Pierre et
ses Études n’aient pas été une heure mémorable et charmante, comme le
premier rayon de lune amoureuse, comme une aube idéale à jamais regrettée61 ?
On pourrait dire de Bernardin qu’il entend la nature de la même manière qu’il entend
Virgile, son poëte favori, admirablement tant qu’il se tient aux couleurs, aux
demi-teintes, à la mélodie et au sens moral ; le lacrymae rerum est son
triomphe ; mais il devient subtil, superstitieux et systématique quand il descend au
détail et qu’il cherche, par exemple, dans le conjugis infusus gremio
une convenance entre cette fusion (infusus) et le dieu des forges de
Lemnos. Le bâton d’olivier, et non de houx ou de tout autre arbrisseau, que porte Damon
dans la huitième églogue, lui paraît un symbole bien choisi de ses espérances. De même, en
exagérant et subtilisant en mainte occasion au sujet des bienfaits et des prévenances de
la nature, il lui arrive d’impatienter à bon droit celui qu’il vient de charmer ; à force
d’apologie, il rappelle et provoque les objections. Quand on n’est plus dans la première
innocence pastorale de l’enfance, il veut trop vous y ramener. Candide,
si on a le malheur de l’avoir lu, ou le poëme sur le Désastre de
Lisbonne, vous apparaît au revers du feuillet en plus d’une page. Bernardin, si
intime dans quelques parties du sentiment de la nature, est superficiel à l’article du
mal. Il n’en tient pas compte, il ne l’explique en rien. Dans son vague déisme
évangélique, il n’est pas plus chrétien que panthéiste en cela. Un contemporain de
Bernardin de Saint-Pierre, spiritualiste comme lui, et protestant également contre les
fausses sciences et leurs conclusions négatives, Saint-Martin, a bien autrement de
profondeur. S’il est insuffisant à remuer et, pour ainsi dire, à faire frémir avec grâce
le voile de la nature, s’il lui est refusé de revêtir d’images transparentes, et
accessibles à tous, les vérités qu’il médite, et s’il les ensevelit plutôt sous des
clauses occultes, il contredit, sinon avec raison en principe (ce que je ne me permets pas
de juger), du moins avec une portée bien supérieure, quelques-unes des douces persuasions
par Bernardin ; par exemple, que la nature, qui varie à chaque
instant les formes des êtres, n’a de lois constantes que celles de leur bonheur.
« La nature, dit Saint-Martin, est faite à regret. Elle semble occupée sans cesse à
retirer à elle les êtres qu’elle a produits. Elle les retire même avec violence, pour nous
apprendre que c’est la violence qui l’a fait naître. » Et ailleurs : « L’univers est sur
son lit de douleurs, et c’est à « nous, hommes, à le consoler. » Saint-Martin croyait que
l’homme, s’il pouvait consoler l’univers, pouvait aussi l’affliger,
l’aigrir, et, pour nous servir de sa belle locution, que la main de l’homme,
s’il n’est pas infiniment prudent, gâte tout ce qu’il touche. Il avait quelquefois
de ces manières de dire orientales comme Bernardin en a de si heureuses ; mais il les
avait plus profondes, tenant plus à la pensée : « L’intelligence de l’homme, dit
Saint-Martin, doit être traitée comme les grands personnages de l’Orient qu’on n’aborde
jamais sans avoir des présents à leur offrir. » Ils furent tous les deux, Bernardin et
Saint-Martin, un moment associés sur une liste (avec Berquin d’ailleurs, Sieyès et
Condorcet), comme pouvant devenir précepteurs du fils de Louis XVI. A l’École normale,
fondée en 95, Bernardin et Saint-Martin se retrouvèrent, l’un comme professeur de morale,
l’autre comme élève-auditeur. Bernardin ne fit qu’une séance d’ouverture, et ajourna ses
leçons pour avoir le temps de les écrire62. Saint-Martin, dans sa discussion
publique avec Garat, se montra bien supérieur en modération et en arguments à Bernardin
dans les aigres disputes que celui-ci soutint ou engagea contre Volney, Cabanis, Morellet,
Suard et Parny, à l’Institut. Enfin, pour achever ce petit parallèle, indiquons
d’admirables pages qui terminent le Ministère de l’Homme-Esprit (1803),
et dans lesquelles le profond spiritualiste et théosophe développe ses propres jugements
critiques sur les illustres littérateurs de son temps ; Bernardin de Saint-Pierre doit en
emporter sa part avec La Harpe et l’auteur du Génie du Christianisme. Il
y est montré dans une essentielle discussion que « Milton a copié les amours d’Adam et
d’Ève sur les amours de la terre, quoiqu’il en ait magnifiquement embelli les couleurs ;
mais il n’avait trempé tout au plus qu’à moitié son pinceau dans la vérité. »
Le grand succès de vente des Études mit l’auteur à même d’acheter une
petite maison rue de la Reine-Blanche, à l’extrémité de son faubourg. C’est dans ce séjour
qu’il travailla à perfectionner et à enrichir les éditions successives des Études. Le roman de Paul et Virginie parut pour la première fois
en 1788 comme un simple volume de plus à la suite ; mais on en fit, aussitôt après, des
éditions à part, sans nombre. Tous les enfants qui naissaient en ces années se baptisaient
Paul et Virginie, comme précédemment on avait fait à l’envi pour les noms de Sophie et
d’Émile. Bernardin, du fond de son faubourg Saint-Marceau, devenait le parrain souriant de
toute une génération nouvelle. Sa Chaumière indienne, publiée en 1791,
fut introduite également dans les Études, et, à partir de ce moment, son
œuvre générale peut être considérée comme achevée ; car les Harmonies,
qui ont de si belles pages, ne sont que les Études encore et toujours.
Bernardin de Saint-Pierre n’est pas un de ces génies multiples et vigoureux qui se donnent
plusieurs jeunesses et se renouvellent ; il y gagne en calme ; il ne nous paraît ni moins
doux ni moins beau pour cela. Les Études donc, en y comprenant Paul et Virginie et la Chaumière, nous le présentent
tout entier.
Un ouvrage comme Paul et Virginie est un tel bonheur dans la vie d’un
écrivain, que tous, si grands qu’ils soient, doivent le lui envier, et que, lui, peut se
dispenser de rien envier à personne. Jean-Jacques, le maître de Bernardin, et supérieur à
son disciple par tant de qualités fécondes et fortes, n’a jamais eu cette rencontre d’une
œuvre si d’accord avec le talent de l’auteur que la volonté de celui-ci y disparaît, et
que le génie facile et partout présent s’y fait seulement sentir, comme Dieu dans la
nature, par de continuelles et attachantes images. Lemontey, en sa dissertation sur le
naufrage du Saint-Géran, excellent littérateur, à l’affectation près, a
fort bien jugé au fond, bien que d’un ton de sécheresse ingénieuse, ce chef-d’œuvre tout
savoureux : « M. de Saint-Pierre, dit-il, eut la bonne fortune qu’un auteur doit le plus
envier : il rencontra un sujet constitué de telle sorte qu’il n’y pouvait ni porter ses
défauts, ni abuser de ses talents. Les parties faibles de cet écrivain, comme la
politique, les sciences exactes et la dialectique, en sont naturellement exclues ; tandis
que la morale, la sensibilité et la magnificence des descriptions s’y continuent et s’y
fortifient l’une par l’autre dans les dimensions d’un cadre étroit d’où l’instruction sort
sans rêveries, le pathétique sans puérilité, et le coloris sans confusion. Le succès
devait couronner un livre qui est le résultat d’une harmonie si parfaite entre l’auteur et
l’ouvrage… » M. Villemain, en rapprochant Paul et Virginie de Daphnis et
Chloé (préface des romans grecs), M. de Chateaubriand (Génie du
Christianisme), en comparant la pastorale moderne avec la Galatée
de Théocrite, ont insisté sur la supériorité due aux sentiments de pudeur et de morale
chrétienne. Ce qui me frappe et me confond au point de vue de l’art dans Paul
et Virginie, c’est comme tout est court, simple, sans un mot de trop, tournant vite
au tableau enchanteur ; c’est cette succession d’aimables et douces pensées, vêtues
chacune d’une seule image comme d’un morceau de lin sans suture, hasard heureux qui sied à
la beauté. Chaque alinéa est bien coupé, en de justes moments, comme une respiration
légèrement inégale qui finit par un son touchant ou dans une tiède haleine. Chaque petit
ensemble aboutit, non pas à un trait aiguisé, mais à quelque image, soit naturelle et
végétale, soit prise aux souvenirs grecs (la coquille des fils de Léda ou une exhalaison
de violettes) ; on se figure une suite de jolies collines dont chacune est terminée au
regard par un arbre gracieux ou par un tombeau. Cette nature de bananiers, d’orangers et
de jam-roses, est décrite dans son détail et sa splendeur, mais avec sobriété encore, avec
nuances distinctes, avec composition toujours : qu’on se rappelle ce soleil couchant qui,
en pénétrant sous le percé de la forêt, va éveiller les oiseaux déjà silencieux et leur
fait croire à une nouvelle aurore. Dans les descriptions, les odeurs se mêlent à propos
aux couleurs, signe de délicatesse et de sensibilité qu’on ne trouve guère, ce me semble,
chez un poëte moderne le plus prodigue d’éclat63. — Des groupes dignes de Virgile peignant
son Andromaque dans l’exil d’Épire ; des fonds clairs comme ceux de Raphaël dans ses
horizons d’Idumée ; la réminiscence classique, en ce qu’elle a d’immortel, mariée
adorablement à la plus vierge nature ; dès le début un entrelacement de conditions nobles
et roturières, sans affectation aucune, et faisant berceau au seuil du tableau ; dans le
style, bien des noms nouveaux, étranges même, devenus jumeaux des anciens, et, comme il
est dit, mille appellations charmantes ; sur chaque point une mesure,
une discrétion, une distribution accomplie, conciliant toutes les touches convenantes et
tous les accords ! En accords, en harmonies lointaines qui se répondent, Paul
et Virginie est comme la nature. Qu’il est bien, par exemple, de nous montrer, à la
fin d’une scène joyeuse, Virginie à qui ces jeux de Paul (d’aller au-devant des lames sur
les récifs et de se sauver devant leurs grandes volutes écumeuses et mugissantes jusque
sur la grève) font pousser des cris de peur ! Présage à peine touché, déjà pressenti ! A
partir de ce moment, depuis ce cri perçant de Virginie pour un simple jeu, le calme est
troublé ; la langueur amoureuse dont elle est atteinte la première, et à laquelle Paul
d’abord ne comprend rien (autre délicatesse pudique), va s’augmenter de jour en jour et
nous incliner au deuil ; on entre, pour n’en plus sortir, dans le pathétique et dans les
larmes.
La manière dont Bernardin de Saint-Pierre envisageait la femme s’accorde à merveille avec
sa façon de sentir la nature ; et c’est presque en effet (pour oser parler didactiquement)
la même question. Chez lui rien d’ascétique à ce sujet, rien de craintif ; aucun
ressentiment d’une antique chute. Saint-Martin, tout en faisant grand cas de la femme,
disait que la matière en est plus dégénérée et plus redoutable encore que
celle de l’homme. Bernardin se contente de dire délicieusement : « Il y a dans la
femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l’homme. »
Quand Bernardin de Saint-Pierre se promenait avec Rousseau, comme il lui demandait un
jour si Saint-Preux n’était pas lui-même : « Non, répondit Jean-Jacques, Saint Preux n’est
pas tout à fait ce que j’ai été, mais ce que j’aurais voulu être. » Bernardin aurait pu
faire la même réponse à qui lui aurait demandé s’il n’était pas le vieux colon de Paul et Virginie. Dans tout le discours du colon : « Je passe donc mes
jours loin des hommes, etc. », il a tracé son portrait idéal et son rêve de fin de vie
heureuse.
Mais, à part ce portrait un peu complaisant de lui-même, je ne crois pas qu’il y en ait
d’autre dans Paul et Virginie ; ces êtres si vivants sont sortis tout
entiers de la création du peintre. On y remarque quelques rapports lointains avec des
personnages qu’il avait rencontrés durant sa vie antérieure, mais c’est seulement dans les
noms que la réminiscence, et pour ainsi dire l’écho, se fait sentir. Bernardin avait pu
épouser en Russie mademoiselle de La Tour, nièce du général du Bosquet ; il avait pu, à
Berlin, épouser mademoiselle Virginie Taubenheim : un ressouvenir aimable lui a fait
confondre et entrelacer ces deux noms sur la tête de sa plus chère créature. Trop pauvre,
il avait cru ne pas devoir accepter leur main. Munificence aimable ! voilà qu’il leur a
payé à elles deux, dans cette seule offrande, la dot du génie. Le nom de Paul se trouve
être aussi, non sans dessein, celui d’un bon religieux dont il avait voulu, enfant, imiter
la vie, et qu’il avait accompagné dans ses quêtes. Le bon vieux frère capucin est devenu
l’adolescent accompli, ayant taille d’homme et simplicité d’enfant : ainsi va cette fée
intérieure en ses métamorphoses. On ne saurait croire combien il sert, jusque dans les
créations les plus idéales, de se donner ainsi quelques instants d’appui sur des souvenirs
aimés, sur des branches légères. La colombe, touchant ça et là, y gagne en essor, et son
vol en prend plus d’aisance et de mesure. C’est comme d’avoir devant soi, dans son
travail, quelque image souriante, quelque belle page entr’ouverte, qu’on regarde de temps
en temps, et sur laquelle on se repose, sans la copier.
S’il n’a plus rencontré de sujet aussi admirablement venu que Paul et
Virginie, Bernardin de Saint-Pierre a trouvé moyen encore, dans le
Café de Surate, dans la Chaumière indienne, de déployer avec
bonheur quelques-unes des qualités distinctives de son talent. Ce sont deux vrais modèles
d’une causticité fine et décente, compatible avec l’imagination et avec l’idéal. Voltaire,
dans ses petits contes à l’orientale, dans le Bon Bramin, dans Zadig, a prodigieusement d’esprit, mais rien que de l’esprit, et à tout
prix encore. Bernardin, le peintre du coloris fondant et des nuances mœlleuses, a su, en
ses deux contes indiens, adoucir la raillerie sans l’éteindre, la revêtir d’une
magnificence charmante et faire sentir le piquant dans l’onction. Nulle part il n’a montré
aussi vivement que dans ces deux ouvrages, et dans la Chaumière surtout,
qui, après Paul et Virginie, approche le plus, comme a dit Chénier, de
la perfection continue, ce tour de pensée et d’imagination antique, oriental, allant
naturellement à l’apologue, à la similitude, qui enferme volontiers un sens d’Ésope sous
une expression de Platon, dans un parfum de Sadi. Je ne fais que rappeler tant de
comparaisons, familières à l’auteur et éparses en toutes ses pages, de la solitude avec
une montagne élevée, de la vie avec une petite tour, de la bienveillance avec une fleur,
etc., etc. ; mais la plus illustre de ces images, et qui qualifie le plus magnifiquement
cette partie du talent de Bernardin, est, dans la Chaumière, la belle
réponse du Paria : « Le malheur ressemble à la Montagne-Noire de Bember, aux extrémités du
royaume brûlant de Lahore : tant que vous la montez, vous ne voyez devant vous que de
stériles rochers ; mais quand vous Êtes au sommet, vous apercevez le ciel sur votre tête,
et à vos pieds le royaume de Cachemire. » Cela est aussi merveilleusement trouvé dans
l’ordre des sentences morales, que Paul et Virginie dans l’ordre des
compositions pastorales et touchantes.
Quand Bernardin de Saint-Pierre publiait la Chaumière indienne, en 91,
il était au haut de la montagne de la vie et de la gloire ; il avait aussi, en quelque
sorte, son royaume de Cachemire à ses pieds. Sa réputation étant au comble, sa vie
domestique semblait d’ailleurs s’asseoir et s’embellir par un mariage plein de promesses.
Louis XVI, qui était, bien le roi d’un écrivain comme Bernardin, le nommait intendant du
Jardin-des-Plantes. L’auteur d’Anacharsis et Bernardin eussent tout à
fait convenu, ce semble, à orner ce qu’on appela un moment le trône restauré et paternel.
Ce moment, s’il avait pu se prolonger, était particulièrement propice au déisme
philosophique, aux vues et aux vœux politiques du solitaire : Louis XVI pour roi, Bailly
pour maire, Bernardin de Saint-Pierre pour moraliste du fond de son Jardin-des-Plantes ;
et Rabaut-Saint-Étienne pour historien, qui proclamait, comme on sait, la Révolution close
et cette constitution de 91 éternelle.
Mais le 10 août renversait d’un coup l’édifice illusoire, et, même avant la Terreur,
l’intendance du Jardin-des-Plantes devenait peu tenable, les savants n’ayant pas accueilli
le grand écrivain comme aussi compétent qu’il aurait voulu64. Nous ne suivrons pas Bernardin dans les vingt dernières années de
sa vie ; il ne mourut qu’en janvier 1814. Il en est un peu de la critique comme de la
nature, qui (n’en déplaise à l’optimisme de son interprète), quand elle a obtenu des êtres
leur œuvre de jeunesse et de reproduction, les abandonne ensuite à eux-mêmes et les laisse
achever comme ils peuvent, tandis que jusque-là elle les soignait avec prédilection, les
entourait de caresses et d’attraits. La critique de même, quand elle a obtenu, de l’auteur
qu’elle étudie, l’œuvre principale et durable qu’il devait enfanter, peut le négliger sans
inconvénient dans le détail du reste de sa vie ; il lui suffit de terminer envers lui par
quelques hommages de reconnaissance ; mais les attentions suivies et exactes,
indispensables au commencement, sont désormais superflues et deviendraient aisément
fastidieuses. Il nous serait doux pourtant, il serait pieux d’accompagner encore Bernardin
de Saint-Pierre lentement occupé de ses Harmonies, de le suivre un peu à
Essonne, à Éragny, dans son ermitage, et de tirer de ses lettres et de ses derniers écrits
assez de rayons pour lui composer un soir d’idylle, le soir d’un beau
jour, si son biographe ne nous avait devancé dans cette tâche heureuse. Nous
aurions toujours eu à regretter d’ailleurs quelques traits discordants qu’il eût fallu
admettre au tableau, son attitude maussade au sein de l’Institut, son opiniâtreté
contentieuse dans d’insoutenables systèmes, et plus de louanges de notre
grand Empereur que nous n’en aimerions. Dans la correspondance avec Ducis, qui
forme un des endroits les plus récréants de ce déclin, le bonhomme tragique nous apparaît
bien supérieur à son ami, par un génie franc, cordial, une grande âme débonnaire, et une
imagination quelque peu sauvage, qui prend du pittoresque et des tons plus chauds en
vieillissant. On ferait un chapitre, en vérité digne de Salomon ou du fils de Sirach, avec
tous les mots sublimes semés dans ces lettres familières. Le chenu vieillard a mille fois
raison sur lui-même quand il se déclare à son ami par ce naïf étonnement : « Il y a dans
mon clavecin poétique des jeux de flûte et de tonnerre ; comment cela va-t-il ensemble ?
Je n’en sais trop rien ; mais cela est ainsi. » Et il justifie ce jugement tout aussitôt,
soit qu’il s’écrie dans une joie grondante : « Je ne puis vous dire combien je me trouve
heureux depuis que j’ai secoué le monde ; je suis devenu avare ; mon trésor est ma
solitude ; je couche dessus avec un bâton ferré dont je donnerais un grand coup à
quiconque voudrait m’en arracher » ; ou soit qu’il parle tendrement de ces lectures douces
auprès de son feu « et des heures paisibles qui vont à petits pas, comme son pouls et ses
affections innocentes et pastorales. » Quand il écrit de son cher ami de Balk en ces
termes : « Je ne sais si M. le comte de Balk sera encore longtemps en France ; nous sommes
tous comme des vaisseaux qui se rencontrent, se donnent quelques secours, se séparent et
disparaissent », il rentre exactement dans la manière de Bernardin. Pourquoi faut-il que
Ducis n’ait eu que de la vieillesse ? Oh ! la vie de Corneille couronnée de cette
vieillesse de Ducis ! quel magnifique ensemble, et bien harmonieux en apparence, on se
plaît à en composer ! Mais respectons les discernements de la nature ; laissons à chacun
sa saison de beauté et sa gloire.
Bernardin n’était nullement poëte en vers ; son amitié avec Ducis ne l’induisit jamais à
quelque épître ou pièce légère. L’exemple de Delille, dont les Jardins
avaient devancé de deux ans ses Études, et qu’il avait retrouvé plus
tard à l’Institut, vers 1805, très-amoureux de la campagne, nous dit-il,
ne le tenta pas davantage ; et, tout en l’admirant sans doute, il ne paraît point l’avoir
envié. Les seuls vers imprimés, je crois, et peut-être les seuls composés par Bernardin,
se trouvent dans la Décade philosophique (10 brumaire an III)65, et
ont pour sujet la naissance de sa fille Virginie. Ils sont inférieurs de beaucoup aux vers
de Fénelon, et très à l’unisson d’ailleurs de ce qu’ont tenté en ce genre tant de
prosateurs illustres, depuis le Consul romain66. Cette impuissance de la mesure serrée et du chant, en ces
organisations si accomplies, marque bien la spécialité du don, et venge les poëtes, même
les poëtes moindres, ceux dont il est dit : « Érinne a fait peu de vers, mais ils sont
avoués par la Muse. »
Bernardin de Saint-Pierre vécut assez pour assister à toute la grande moitié du
développement littéraire et poétique de M. de Chateaubriand. Il avait été dès l’abord
salué et célébré par lui. Sut-il l’apprécier en retour et reconnaître en cet écrivain
grandissant le plus direct, le plus autorisé en génie, et le plus dévorant en gloire, de
ses héritiers ? Ce qu’il y a de certain, c’est que les critiques passionnés ne s’y
trompaient pas. Marie-Joseph Chénier s’armait volontiers de la Chaumière
indienne, de Paul et Virginie, contre Atala et
René ; il opposait cette simplicité élégante (qui dans son temps
avait bien été une innovation aussi) à la manière de ceux qui dénaturent la prose,
disait-il, en la voulant élever à la poésie. Quels qu’aient été sur ce point les jugements
et les présages de Bernardin de Saint-Pierre, il a pu vieillir tranquille en munie temps
que fier dans sa gloire ; car il y avait dans l’illustre survenant assez de traits de
filiation pour constater le rôle actif du devancier qui allait demeurer en arrière67. Bernardin
n’a pas non plus médiocrement agi sur d’autres écrivains formés vers cette fin du siècle,
et moins connus comme peintres qu’ils ne mériteraient, sur Ramond, sur Sénancour.
Lamartine, en faisant lire et relire à son Jocelyn le livre de Paul et
Virginie, a proclamé cette influence première sur les jeunes cœurs qui, depuis
l’apparition des Études, s’est prolongée en pâlissant jusqu’à nous ; il
n’y a pas rendu un moindre hommage dans le titre et dans maint retentissement de ses Harmonies, mais nulle part d’un instinct plus filial, selon moi, que par
cette pièce du Soir des premières Méditations, qui est
comme la poésie même de Bernardin, recueillie et vaporisée en son intime essence.
M. Ferdinand Denis, auteur de Scènes de la Nature sous les Tropiques et
d’André le Voyageur, est dans nos générations un représentant très-pur
et très-sensible de l’inspiration propre venue de Bernardin de Saint-Pierre : par les deux
ouvrages cités, il appartient tout à fait à son école ; mais c’est sa famille qu’il faut
dire. Nous tous, nous avons été une fois ses disciples, ses fils ; tous, nous avons été
baignés, quelque soir, de ses molles clartés, et nous retrouvons ses fonds de tableaux
embellis dans les lointains déjà mystérieux de notre adolescence. Oh ! que son rayon de
mélancolique et chaste douceur, s’il faiblit en s’éloignant, ne se perde pas encore, et
qu’il continue de luire longtemps, comme la première étoile des belles soirées, au ciel
plus ardent de ceux qui nous suivent !
Octobre 1836.
Bernardin de Saint-Pierre, qui est l’un de mes auteurs favoris, s’est retrouvé sous ma
plume au tome VI des Causeries du Lundi, et en plus d’une page du livre
intitulé : Chateaubriand et son Groupe littéraire.
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