M. de Fontanes
I
On a remarqué dans la suite des familles que souvent le fils, ne ressemble pas à son
père, mais que le petit-fils rappelle son aïeul, le petit-neveu son grand-oncle, en un
mot que la ressemblance parfois saute une ou deux générations, pour se reproduire (on ne
saurait dire comment) avec une fidélité et une pureté singulière dans un rejeton
éloigné. Il en est de même, en grand, dans la famille humaine et dans la suite
inépuisable des esprits. Il y a de ces retours à distance, de ces correspondances
imprévues. Un siècle illustre disparaît ; le glorieux talent qui le caractérisait le
mieux, et dans les nuances les plus accomplies, meurt, en emportant, ce semble, son
secret ; ceux qui le veulent suivre altèrent sa trace, les autres la brisent en se
jetant de propos délibéré dans des voies toutes différentes : on est en plein dans un
siècle nouveau qui lui-même décline et va s’achever. Tout d’un coup, après ce long
espace et cette interruption qui semble définitive, un talent reparaît, en qui sourit
une douce et chaste ressemblance avec l’aïeul littéraire. Il ressemble, sans le vouloir,
sans y songer, et par une originalité native : dans le fond des traits, dans le tour des
lignes, à travers la couleur pâlie, on reconnaît plus que des vestiges. C’est le rapport
de M. de Fontanes à Racine ; il est de cette famille, et il s’y présente à nous comme le
dernier.
Plus la figure littéraire est simple, douce, pure, élégante, sensible sans grande
passion, plus il devient précieux d’en étudier de près l’originalité au sein même de
cette ressemblance. Si le poëte n’a pas fait assez, s’il a trop négligé d’élever ou
d’achever son monument, cela s’explique encore et doit sembler tout naturel ; c’est
qu’un instinct secret lui disait : « La grande place est remplie, l’aïeul la tient. Il
suffit que moi, qui viens tard, je ne sois pas indigne de lui, que je l’honore par mon
goût dans un siècle bien différent déjà, et que jamais du moins je n’aie faussé son
lointain et supérieur accord par mes accents. »
Dans cette sobriété et cette paresse même du poëte, se retrouve donc un sentiment
touchant, modeste, et qu’on peut dire pieux. Je n’invente pas : M. de Fontanes le
nourrissait en son cœur et l’a exprimé en plus d’un endroit. Dans son ode sur la
littérature de l’Empire, rappelant les modèles du grand Siècle,
beaucoup moins méconnus et moins offensés alors par les doctrines que par les œuvres du
jour, il se borne, lui, pour toute ambition, au rôle de Silius, à celui de Stace disant
à sa muse :
Et il avait autrement droit de se rendre ce témoignage, et de se dire ainsi l’adorateur
domestique de Racine, que Silius pour Virgile.
Mais rien n’est tout à fait simple dans la nature des choses, et il ne faut pas, en
tirant du personnage l’idée essentielle, ne voir en lui que cette idée. Dernier parent
de Racine, et adorateur du xviie
siècle, M. de Fontanes
est pourtant du sien ; il en est par les genres qu’il accepte, par ceux même qu’il veut
renouveler ; il en est par certaines teintes philosophiques et sentimentales qui font
mélange à l’inspiration religieuse, par certaines faiblesses et langueurs de son style
poétique élégant ; mais, hâtons-nous d’ajouter, il en est surtout par le goût rapide,
par le ton juste, par l’expression nette et simple, par tout ce que le xviiie
siècle avait conservé de plus direct du xviie
, et que Voltaire y avait transmis en l’aiguisant. De plus,
M. de Fontanes n’était pas étranger au nôtre. Contraire aux nouveautés ambitieuses, il
ne résistait pourtant pas à celles qui s’appuyaient de quelque titre légitime, de
quelque juste accord dans le passé. Sur quelques-uns de ces points d’innovation, il
devient lui-même la transition et la nuance d’intervalle, comme il convient à un esprit
si modéré. Par ses pièces élégiaques et religieuses, par la Chartreuse
et le Jour des Morts, il devançait de plus de trente ans et tentait le
premier dans les vers français le genre d’harmonieuse rêverie ; il semblait donner la
note intermédiaire entre les chœurs d’Esther et les premières Méditations. Mais surtout, à cette époque critique de 1800, par son
amitié, par sa sympathique et active alliance avec M. de Chateaubriand, il entrait dans
la meilleure part du nouveau siècle ; il s’y mêlait dans une suffisante et mémorable
mesure. Le dernier des classiques donnait le premier les mains avec une joie généreuse à
la consécration de la Muse enhardie, et lui-même il s’éclairait du triomphe. Tels,
durant les étés du pôle, les derniers rayons d’un soleil finissant s’unissent dans un
crépuscule presque insensible à la plus glorieuse des nouvelles aurores !
Pour nous, appelé aujourd’hui à parler de M. de Fontanes, nous ne faisons en cela
qu’accomplir un désir déjà bien ancien. Quelle qu’ait été l’apparence bien contraire de
nos débuts, nous avons toujours, dans notre liberté d’esprit, distingué, à la limite du
genre classique, cette figure de Fontanes comme une de celles qu’il nous plairait de
pouvoir approcher, et, dans le voile d’ombre qui la couvrait déjà à demi, elle semblait
nous promettre tout bas plus qu’elle ne montrait. Sensible (par pressentiment) à
l’outrage de l’oubli pour les poëtes, nous nous demandions si tout avait péri de cette
muse discrète dont on ne savait que de rares accents, si tout en devait rester à jamais
épars, comme, au vent d’automne, des feuilles d’heure en heure plus égarées. L’idée nous
revenait par instants de voir recueillis ces fragments, ces restes, disjecti membra pœtæ, de savoir où trouver enfin, où montrer l’urne close et
décente d’un chantre aimable qui fut à la fois un dernier-venu et un précurseur. C’était
donc déjà pour nous un caprice et un choix de goût, une inconstance de plus si l’on
veut, mais j’ose dire aussi une piété de poésie, avant d’être, comme aujourd’hui, un
honneur97.
Louis de Fontanes naquit à Niort, le 6 mars 1737, d’une famille ancienne, mais que les
malheurs du temps et les persécutions religieuses avaient fait déchoir. L’étoile du
berceau de madame de Maintenon semble avoir jeté quelque influence de goût, d’esprit et
de destinée sur le sien. La famille Fontanes, autrefois établie dans les Cévennes (comté
d’Alais), y avait possédé le fief d’Apennès ou des
Apennès, dont le nom lui était resté (Fontanes des Apennés) : un village y
portait aussi le nom de Fontanes. Mais, à l’époque où naquit le poëte,
ce n’étaient plus là que des souvenirs. Sa famille, comme protestante, ne vivait, depuis
la révocation de l’Édit de Nantes, que d’une vie précaire, errante et presque
clandestine. Son grand-père, son père même étaient protestants ; il ne le fut pas. Sa
mère, catholique, avait, en se mariant, exigé que ses fils ou filles entrassent dans la
communion dominante.
Les premières années de cet enfant à l’imagination tendre et sensible furent
très-pénibles, très-sombres. Son frère aîné avait étudié au collège des Oratoriens de
Niort ; mais lui, le second, sans doute à cause de la gêne domestique, fut confié
d’abord à un simple curé de village, ancien oratorien, le Père Bory, par malheur outré
janséniste. Le digne curé, au lieu de tirer parti de cette jeune âme volontiers
heureuse, sembla s’attacher à la noircir de terreurs : il envoyait son élève à la nuit
close, seul, invoquer le Saint-Esprit dans l’église ; il fallait traverser le cimetière,
c’étaient des transes mortelles. M. de Fontanes y prit le sentiment terrible du
religieux ; pourtant l’imagination était peut-être plus frappée que le cœur. Le curé ne
se bornait pas aux impressions morales, il y ajoutait souvent les duretés physiques ; et
le pauvre enfant, poussé à bout, s’échappait, un jour, pour s’aller faire mousse à La
Rochelle : on le rattrapa. M. de Fontanes, en sauvant l’esprit religieux, conserva toute
sa vie l’aversion des dogmes durs qui avaient contristé son enfance. S’il défendit le
calvinisme dans son discours qui eut le prix à l’Académie, c’était au nom de la
tolérance, par un sentiment de convenance domestique et d’équité civile ; mais il n’en
sépara jamais dans sa pensée les longs malheurs que lui avait dus sa famille, de même
qu’il associait l’idée de jansénisme au souvenir de ses propres douleurs. Dans son Jour des Morts, il a grand soin de nous dire de son humble pasteur :
Une telle enfance menait naturellement M. de Fontanes à placer son idéal chrétien dans
la religion de Fénelon.
Ses études se firent ainsi de neuf ans à treize, en ce village appelé La
Foye-Mongeault, entre Niort et La Rochelle. Il ne les termina point pourtant sans suivre
ses hautes classes aux Oratoriens de Niort, d’où sortait son frère aîné ; et celui-ci,
poëte lui-même, dans leurs promenades aux environs de la ville et le long des bords de
la fontaine Du Vivier, l’initiait déjà au jeu de la muse. Il perdit ce frère chéri en
1772. Puis, dans l’intervalle de la mort de son père (1774) à celle de sa mère, qui
arriva un an après, il alla séjourner en Normandie, aux Andelys, y apprit l’anglais par
occasion, y recueillit, dans ses courses rêveuses, de fraîches impressions poétiques,
que sa Forêt de Navarre et son Vieux Château nous
ont rendues. Venu à Paris vers 1777, il y commença des liaisons littéraires. Je ne parle
pas de Dorat, singulier patron, qu’il se trouva tout d’abord connaître et cultiver plus
qu’il ne semble naturel d’après le peu d’unisson de leurs esprits. Il aimait à raconter
qu’à la seconde année de ce séjour, se promenant avec Ducis, ils rencontrèrent
Jean-Jacques, bien près alors de sa fin. Ducis, qui le connaissait, l’aborda, et, avec
sa franchise cordiale, réussissant à l’apprivoiser, le décida à entrer chez un
restaurateur. Après le repas, il lui récita quelques scènes de son Oedipe
chez Admète, et lorsqu’il en fut à ces vers où l’antique aveugle se rend
témoignage :
Jean-Jacques, qui avait jusque-là gardé le silence, sauta au cou de Ducis, en s’écriant
d’une voix caverneuse : « Ducis, je vous aime ! » M. de Fontanes, témoin muet et modeste
de la scène, en la racontant après des années, croyait encore entendre l’exclamation
solennelle.
Il ne vit Voltaire que de loin, couronné à la représentation d’Irène ; mais il n’eut pas le temps de lui être présenté. Son frère aîné (Marcellin
de Fontanes), mort, je l’ai dit, en 1772, à l’âge de vingt ans, et doué lui-même de
grandes dispositions poétiques, avait composé une tragédie qu’il avait adressée à
Voltaire, aussi bien qu’une épître déjeune homme, et il avait reçu une de ces lettres
datées de Ferney, qui équivalaient alors à un brevet ou à une accolade.
Fontanes eut le temps de voir beaucoup d’Alembert : laissons-le dire là-dessus : « Tout
homme, écrit-il au Mercure à propos de Beaumarchais99, tout homme qui a fait du bruit dans le monde a
deux réputations : il faut consulter ceux qui ont vécu avec lui, pour savoir quelle est
la bonne et la véritable. Linguet, par exemple, représentait d’Alembert comme un homme
diabolique, comme le Vieux de la Montagne. J’avais eu le bonheur
d’être élevé à l’Oratoire par un des amis de ce philosophe, et je l’ai beaucoup vu dans
ma première jeunesse. Il était difficile d’avoir plus de bonté et d’élévation dans le
caractère. Il se fâchait, à la vérité, comme un enfant, mais il s’apaisait de même.
Jamais chef de parti ne fut moins propre à son métier. » Toutes ces relations précoces,
ces comparaisons multipliées et contradictoires expliquent bien et préparent la
modération de Fontanes dans ses jugements, sa science de la vie, son insouciance de
l’opinion, et ne rendent que plus remarquable le maintien de ses affections religieuses.
Il écrivait ce mot sur d’Alembert, et il allait tout à l’heure appuyer M. de Bonald.
L’Almanach des Muses de 1778 nous donne les premières nouvelles
littéraires du poëte. On y lit de lui une pièce composée à seize ans, qui a pour titre
le Cri de mon Cœur, et un fragment d’un Poëme sur la
Nature et sur l’Homme, qui sort déjà des simples essais juvéniles. Ce Cri de mon Cœur ne serait qu’une boutade adolescente sans conséquence,
s’il ne nous représentait assez bien toutes les impressions accumulées de l’enfance
douloureuse de Fontanes. La mort de son frère aîné, celle de son père et de sa mère, qui
l’ont frappé coup sur coup, achèvent d’égarer son âme. Il s’écrie contre l’existence ;
il va presque jusqu’à la maudire :
Il s’arrête un moment aux projets les plus sinistres et les envisage sans effroi :
Mais à l’instant la terre s’entr’ouvre, l’Ombre de son père en sort et le rappelle à la
raison, à la constance, à la vertu, lui montre une sœur chérie qui lui reste, et
l’invite aux beaux-arts, à la poésie noblement consolatrice. Ce Cri de mon
Cœur semble avoir exhalé en une fois toute cette ferveur troublée de la jeune âme
de Fontanes, et on n’en retrouvera plus trace désormais dans son talent pur, tendre,
mélancolique, et moins ardent que sensible100.
L’Almanach des Muses de 1780 le fit plus hautement connaître, en
publiant la Forêt de Navarre. Ce petit poëme descriptif, vu à sa date,
avait de la fraîcheur et de la nouveauté. L’auteur, en y développant une peinture déjà
touchée dans la Henriade, y faisait preuve de son admiration pour
Voltaire et de son amour pour Henri IV, deux traits essentiels qui ne le quittèrent
jamais. Il y marquait par un vers d’éloge sa déférence à Delille, déjà célèbre depuis
1770 ; mais, même à cette heure de jeunesse première, il semblait plus sobre, plus
modéré en hardiesse que ce maître brillant. On remarquait, à travers les exclamations
descriptives d’usage, bien des vers heureux et simples, de ces vers trouvés, qui
peignent sans effort :
Il n’y avait pas abus de coupes, quelques-unes pourtant assez neuves, quelques jets un
peu libres, que plus tard son ciseau, en y revenant, supprima :
Enfin, quelque chose de senti inspirait le tout.
Garat, rendant compte de l’Almanach des Muses dans le Mercure (avril 1780), s’arrêta longuement sur le poëme de Fontanes, et le
critiqua avec une sévérité indirecte et masquée, qui put sembler piquante dans les
habitudes du temps. Il fait bien ressortir l’absence de plan, les contradictions entre
l’appareil didactique et certaines formes convenues d’enthousiasme : Que de
tableaux divers !… A pas lents je m’égare. Oui, à pas lents. Mais il ne va pas au
fond. Quand il en vient au style, il frappe encore plus au hasard et souligne
quelques-uns des vers que nous citions précisément à titre de beauté. Fontanes fut
très-sensible à l’article de Garat, et faillit en être découragé à cette entrée dans la
carrière. La plus sûre preuve de l’impression profonde qu’il en reçut, c’est que
trente-sept ans après, lorsqu’il fixa la rédaction dernière de la Forêt de
Navarre, il tint compte dans sa refonte de presque toutes les critiques de
détail, même de celles où Garat avait tort. Voilà de la sensibilité de poëte, mais bien
modeste et docile.
Garat, que nous trouvons ainsi au début de Fontanes, et qui, nonobstant son article
sévère, d’ailleurs très-convenable, fut et resta lié avec lui dans les années qui
précédèrent la Révolution, Garat, plus âgé de plusieurs années, nous offre à certains
égards, et en fait de destinée littéraire, le pendant du poëte dans le camp opposé, dans
les rangs philosophiques : grand talent de prosateur, s’essayant d’abord aux éloges
académiques, se dispersant en tout temps aux journaux, puis intercepté brusquement par
la Révolution et désormais lancé à tous les souffles de l’orage ; exemple déplorable et
frappant du danger de ne se recueillir sur rien, et, avec des facultés supérieures, de
ne laisser qu’une mémoire éparse, bientôt naufragée ! Durant la Révolution, soit sous la
Terreur, soit après Fructidor, Fontanes crut avoir beaucoup à se plaindre de lui, et il
rompit tout rapport avec un adversaire au moins indiscret, qui se figurait peut-être,
dans son sophisme d’imagination, continuer simplement envers le proscrit politique
l’ancienne polémique littéraire. Mais, sans faire injure à aucune mémoire, et dans
l’éloignement où l’on est de leur tombe, on ne peut s’empêcher de pousser le
rapprochement : Garat, avec plus de verve et bien moins de goût, louant Desaix et
Kléber, comme Fontanes louait Washington ; Garat se flattant toujours d’élever le
monument métaphysique dont on ne sait que la brillante préface, comme Fontanes se
flattait de l’achèvement de la Grèce sauvée ; mais, avec une
imagination trop vive chez un philosophe, Garat n’était pas poëte, et l’avantage
incomparable de Fontanes, pour la durée, consiste en ce point précis : il lui suffit de
quelques pièces qu’on sait par cœur pour sauver son nom.
A leur date, la Chartreuse et le Jour des Morts,
déjà un peu passés, mais à maintenir dans la suite des tons et des nuances de la poésie
française ; sans date, et de tous les instants, les Stances à une jeune
Anglaise, l’ode à une jeune Beauté, ou celle du Buste de Vénus ; en un mot, le flacon scellé qui contient la goutte d’essence ;
voilà ce qui surnage, c’est assez. Les métaphysiciens échoués n’ont pas de ces
débris-là.
Dans les premiers temps de son séjour à Paris, Fontanes travailla beaucoup, et il
conçut, ébaucha ou même exécuta dès lors presque tous les ouvrages poétiques qu’il n’a
publiés que plus tard et successivement. Un vers de la première Forêt de
Navarre nous apprend qu’il avait déjà traduit à ce moment (1779) l’Essai sur l’Homme de Pope, qui ne parut qu’en 1783. Une élégie de Flins, dédiée
à Fontanes101, nous le
montre, en 1782, comme ayant terminé déjà son poëme de l’Astronomie,
qui ne fut publié qu’en 1788 ou 89, et comme poursuivant un poëme en six chants sur la Nature, qui ne devait point s’achever. La
Chartreuse paraissait en 1783, et on citait presque dans le même temps le Jour des Morts, encore inédit, d’après les lectures qu’en faisait le
poëte. Ainsi, en ces courtes années, les œuvres se pressent. Tous les témoignages
d’alors, les articles du Mercure, une épître de Parny à Fontanes102, nous montrent
celui-ci dans la situation à part que lui avaient faite ses débuts, c’est-à-dire comme
cultivant la grande poésie et aspirant à la gloire sévère. Mais bientôt la vie de Paris
et du xviiie
siècle, la vie de monde et de plaisir le
prit et insensiblement le dissipa. Il voyait beaucoup les gens de lettres à la mode,
Barthe, Rivarol ; il dînait chaque semaine chez le chevalier de Langeac, son ami (encore
aujourd’hui vivant), qui les réunissait. Et qui ne voyait-il pas, qui n’a-t-il pas connu
au temps de cette jeunesse liante, de d’Alembert à Linguet, de Berquin à Mercier, de
Florian à Rétif ; tous les étages de la littérature et de la vie ? Par moments, soit
inquiétude d’âme rêveuse et reprise de poésie, soit blessure de cœur, soit nécessité
plus vulgaire, et, comme dit André Chénier :
il sentait le besoin de se dérober. Il se retirait à Poissy en hiver ; il se faisait
ermite, et se vouait à l’étude entre son Tibulle et son Virgile. Mais cela durait peu.
Les amis heureux le désiraient, le rappelaient. Un voyage en Suisse, vers 1787,
auparavant un autre voyage de deux mois en Angleterre, ne tardaient point à le leur
rendre. La prospérité pourtant ne venait pas. Si c’était la saison des plaisirs, c’était
aussi celle des rudes épreuves :
a-t-il écrit plus tard parlant à sa muse secrète et en songeant à ce temps. Ainsi se
passèrent pour lui, trop au hasard sans doute, les années faciles et fécondes. La
Révolution le surprit, et dans l’Épître à M. de Boisjolin, en 1792, jetant un regard en
arrière, à la veille de plus grands orages, il pouvait dire avec un regret senti :
C’est en cet intervalle de 1780 à 1792 qu’il convient d’examiner dans son premier jour
Fontanes : il prend place alors ; sa vraie date est là. On a pour habitude, dans les
jugements vagues et dans les à-peu-près courants, de faire de lui, à
proprement parler, un poëte de l’Empire. Il ne se jugeait pas tel
lui-même ; il n’estimait guère, on le verra, la littérature de cette époque ; il n’y
faisait qu’une exception éclatante, et s’y effaçait volontiers. Il fut orateur de
l’Empire, mais le poëte chez lui était antérieur103.
La traduction de l’Essai sur l’Homme, si perfectionnée depuis, mais
déjà fort estimable, et enrichie de son excellent discours préliminaire, parut pour la
première fois en 1783, et valut à l’auteur un article de La Harpe, adressé sous forme de
lettre au Mercure
104. Un article de La Harpe, c’était la consécration officielle d’un talent.
Le critique insistait beaucoup, en louant M. de Fontanes, sur la marche imposante et
soutenue de sa phrase poétique, et cet art de couper le vers sans le
réduire à la prose, et de varier le rhythme sans le détruire, deux choses,
dit-il, si différentes, et qu’aujourd’hui l’ignorance et le mauvais goût
confondent si souvent. Il louait avant tout dans le traducteur, et recommandait
avec raison aux jeunes écrivains l’ensemble et le
tissu du style, qu’on sacrifiait dès lors à l’effet du détail ; il s’élevait à
plusieurs reprises contre les métaphores accumulées et les figures nébuleuses : « Ce
n’est pas, ajoutait-il, à M. de Fontanes que cet avis s’adresse, il en a trop rarement
besoin ; mais les vérités communes ne peuvent pas être perdues aujourd’hui ; il faut
bien les opposer aux nouvelles des nouvelles doctrines :
« Hâter le prodige des fruits est une métaphore très-obscure. C’est
peut-être la seule fois que l’auteur s’est rapproché du style à la mode, et Dieu me
préserve de le lui passer ! » On cherche à qui peut avoir trait, en somme, cette
véhémence de La Harpe ; ce n’est pas même à Delille, c’est tout au plus à quelques-uns
de ses imitateurs, à je ne sais quoi d’énorme aux environs de Roucher ou de Dorat. A la
distance où nous sommes, au degré d’hérésie où nous ont poussés le temps et l’usage,
cela fuit106.
Fontanes se tenait sans effort dans les mêmes principes que La Harpe : en traduisant
Pope, le sage Pope, il ne l’approuvait pas toujours. Il blâme, dès les premiers vers de
son auteur, ces métaphores redoublées, selon lesquelles l’homme est tour à
tour un labyrinthe, un jardin, un champ, un désert, et n’y voit que manque de
goût, de précision et de clarté. Quand il rencontre ce vers tout pétillant :
la joie, cette bulle d’eau, rit dans la coupe de la folie, il le
supprime. Il est bien plus que l’abbé Delille de l’école directe de Boileau et de
Racine.
Il est mieux que de l’école, il est du sentiment tendre et de l’inspiration émue de ce
dernier dans la Chartreuse et dans le Jour des
Morts. Racine jeune, Racine déjà revenu d’Uzès et à la veille d’Andromaque, Racine né au xviiie
siècle, ayant
beaucoup lu, au lieu de Théagène et Chariclée, l’Épître de Colardeau,
et se promenant, non pas à Port-Royal, mais au Luxembourg, aurait pu écrire la Chartreuse.
La manière littéraire a beau changer ; les formes du style.
Rien n’est donc nouveau, ni l’audace, ni le cri d’alarme, ni l’injure dans un sens et
dans l’autre ; ne nous attachons qu’au talent, ont beau se renouveler, se vouloir
rajeunir, et, même en n’y réussissant pas toujours, faire pâlir du moins la couleur des
styles précédents ; les idées, sinon la pratique, en matière de goût et d’art sévère,
ont beau s’élever, s’affermir, s’agrandir, je le crois, par une comparaison plus
studieuse et plus étendue : il est des impressions heureuses, faciles, touchantes, qui,
dans de courtes productions, tirent leur principal intérêt du cœur, et qui durent sous
un crayon un peu effacé. La lecture de la Chartreuse, si l’on a
l’imagination sensible, et si l’on n’a pas l’esprit barré par un système, cette lecture
mélodieuse et plaintive, faite à certaine heure, à demi-voix, produira toujours son
effet, émouvra encore et finira par mêler vos pleurs à ceux du poète :
De tels vers, pour la couleur mélancolique à la fois et transparente, étaient dignes
contemporains des belles pages des Études de la Nature.
Le Jour des Morts offre plus de composition que la
Chartreuse ; c’est moins une méditation, une rêverie, et davantage un tableau.
Il dut plaire plus vivement peut-être aux contemporains ; il a plus passé aujourd’hui.
Le xviiie
siècle y a jeté de ses couleurs de convention.
Ce curé de village, rustique Fénelon, qu’on n’ose pas appeler curé, et qui n’est que pasteur, mortel respecté, homme
sacré, ce prêtre ami des lois et zélé sans abus, qui n’ose faire parler la colère
céleste contre le mal, et qui ne sait qu’adoucir la tristesse par l’espérance, est un de ces chrétiens comme on aimait à se les figurer à
la date de la Chaumière indienne. On se demande si le poëte partage
absolument l’esprit du spectacle qu’il nous retrace avec tant d’émotion. A un endroit de
la première version du Jour des Morts, il était question de destin
107. Plus d’un vers reste en désaccord avec le dogme ;
ainsi, lorsqu’il s’agit, d’après Gray, de ces morts obscurs, de ces Turenne peut-être et
de ces Corneille inconnus :
dernier vers charmant, imité de La Fontaine avant sa conversion ; mais depuis quand la
mort, pour le chrétien, est-elle un doux sommeil et le cercueil un oreiller ? En somme,
la religion du Jour des Morts est une religion toute d’imagination, de
sensibilité, d’attendrissement (le mot revient sans cesse) ; c’est un christianisme
affectueux et flatté, à l’usage du xviiie
siècle, de ce
temps même où l’abbé Poulle, en chaire, ne désignait guère Jésus-Christ que comme le Législateur des chrétiens. Ici, ce mode d’inspiration, plus
acceptable chez un poëte, cette onction sans grande foi, et pourtant sincère, s’exhale à
chaque vers, mais elle se déclare surtout admirablement dans le beau morceau de la pièce
au moment de l’élévation pendant le sacrifice :
Il y avait longtemps à cette date que la poésie française n’avait modulé de tels
soupirs religieux. Jusqu’à Racine, je ne vois guère, en remontant, que ce grand élan de
Lusignan dans Zaïre. M. de Fontanes essayait, avec discrétion et
nouveauté, dans la poésie, de faire écho aux accents épurés de Bernardin de
Saint-Pierre, ou à ceux de Jean-Jacques aux rares moments où Jean-Jacques s’humilie. Son
grand tort est de s’être distrait sitôt, d’avoir récidivé si peu.
Dans le Jour des Morts, il s’était souvenu de Gray et de son Cimetière de Campagne ; il se rapproche encore du mélancolique Anglais
par un Chant du Barde
108 : tous deux rêveurs, tous deux délicats et sobres, leurs noms
aisément s’entrelaceraient sous une même couronne. Gray pourtant, dans sa veine non
moins avare, a quelque chose de plus curieusement brillant et de plus hardi, je le
crois. Les deux ou trois perles qu’on a de lui luisent davantage. Celles de Fontanes,
plus radoucies d’aspect, ne sont peut-être pas de qualité moins fine : le chantre
plaintif du Collège d’Eton n’a rien de mieux que ces simples Stances à une jeune Anglaise.
Une affinité naturelle poussait Fontanes vers les poëtes anglais : on doit regretter
qu’il n’ait pas suivi plus loin cette veine. Il avait bien plus nettement que Delille le
sentiment champêtre et mélancolique, qui distingue la poésie des Gray, des Goldsmith,
des Cowper : son imagination, où tout se terminait, en aurait tiré d’heureux points de
vue, et aurait importé, au lieu du descriptif diffus d’alors, des scènes bien touchées
et choisies. Mais il aurait fallu pour cela un plus vif mouvement d’innovation et de
découverte que ne s’en permettait Fontanes. Il côtoya la haie du cottage, mais il ne la franchit pas. L’anglomanie qui gagnait le détourna de ce
qui, chez lui, n’eût jamais été que juste. De son premier voyage en Angleterre, il
rapporta surtout l’aversion de l’opulence lourde, du faste sans délicatesse, de l’art à
prix d’or, le dégoût des parcs anglais, de ces ruines factices, et de cet inculte
arrangé qu’il a combattu dans son Verger. De l’école française en
toutes choses, il ne haïssait pas dans le ménagement de la nature les allées de Le Nôtre
et les directions de La Quintinie, comme, dans la récitation des vers, il voulait la
mélopée de Racine. En se gardant de l’abondance brillante de Delille, il négligea la
libre fraîcheur des poëtes anglais paysagistes, desquels il semblait tout voisin. Son
descriptif, à lui, est plutôt né de l’Épître de Boileau à Antoine.
Son étude de Pope et son projet d’un poème sur la Nature le
conduisirent aisément à son Essai didactique sur l’Astronomie :
M. de Fontanes n’a rien écrit de plus élevé. Je sais les inconvénients du genre : on y
est pressé, comme disait en son temps Manilius, entre la gêne des vers et la rigueur du
sujet :
Il faut exprimer et chanter, sous la loi du rhythme, des lois célestes que la prose,
dans sa liberté, n’embrasse déjà qu’avec peine. Comme si ces difficultés ne se
marquaient pas assez d’elles-mêmes, le poëte, dans sa marche logique et méthodique, dans
sa pénible entrée en matière et jusque dans ce titre d’Essai, n’a rien
fait pour les dissimuler. Mais combien ce défaut peu évitable est racheté par des
beautés de premier ordre ! et, d’abord, par un style grave, ferme, soutenu, un peu
difficile, mais par là-même pur de toute cette monnaie poétique effacée du xviiie
siècle, par un style de bon aloi, que Despréaux eût
contre-signe à chaque page, ce qu’il n’eût pas fait toujours, même pour le style de
M. de Fontanes. Cette fois, l’auteur, pénétré de la majesté de son sujet, n’a nulle part
fléchi ; il est égal par maint détail, et par l’ensemble il est supérieur aux Discours
en vers de Voltaire ; il atteint en français, et comme original à son tour, la
perfection de Pope en ces matières, concision, énergie :
Cette grave et stricte poésie s’anime heureusement, par places, d’un sentiment humain,
qui repose de l’aspect de tant de justes orbites et répand une piété toute virgilienne à travers les sphères :
Tandis que je me pends en ces rêves profonds, Peut-être un habitant de Vénus, de
Mercure, De ce globe voisin qui blanchit l’ombre obscure, Se livre à des transports
aussi doux que les miens. Ah ! si nous rapprochions nos hardis entretiens ! Cherche-t-il
quelquefois ce globe de la terre, Qui, dans l’espace immense, en un point se resserre ?
A-t-il pu soupçonner qu’en ce séjour de pleurs Rampe un être immortel qu’ont flétri les
douleurs ?
Et tout ce qui suit. — Le style, dans le détail, arrive quelquefois à un parfait éclat
de vraie peinture, à une expression entière et qui emporte avec elle l’objet : on compte
ces vers-là dans notre poésie classique, même dans Racine, qui en offre peut-être un
moins grand nombre que Boileau :
Cassini.
En terminant cet Essai qui est devenu un chant ou du moins un tableau, le poëte invite de plus hardis que lui à l’étude entière et à
la célébration de la nature et des cieux : il se rappelle tout bas ce que Virgile se
disait au début du troisième livre des Géorgiques :
Mais nul poëte depuis n’a tenté ces hauts sentiers, et les descriptifs moins que les
autres. Cet Essai sur l’Astronomie, qui n’a pas été classé jusqu’ici
comme il le mérite, pourrait presque sembler, par sa juste et belle austérité, une
critique en exemple, une contre-partie et un contre-poids que Fontanes aurait voulu
opposer aux excès et aux abus de l’école envahissante.
Il a laissé du pur descriptif lui-même ; sa Maison rustique (l’ancien
Verger refondu) n’est pas autre chose. N’oublions pas pourtant que
ce Verger, qui parut en 1788, fort court et un peu pressé entre notes
et préface, était encore une protestation indirecte contre la manie du jour, un sous-amendement respectueux au poëme des Jardins.
Fontanes se sauvait dans le verger pour faire de là opposition, pour jeter en quelque
sorte son caillou de derrière les saules. Il s’élevait fort contre ces colifichets
soi-disant champêtres, contre cette négligence acquise à grands frais,
Ermenonville, avec son Temple de la Philosophie et sa Tour de Gabrielle, ne trouvait pas grâce absolument devant son goût sans
fadaise. L’ouvrage d’un Allemand, Hirschfeld, sur les jardins et les paysages, lui
fournissait surtout matière à gaieté. Le professeur d’esthétique avait conseillé au bout
du verger un étang, d’où monterait en chœur le cri des grenouilles, effectivement si
harmonieux de loin le soir, dans la tranquillité des airs. Mais cette harmonie, qui
sentait trop Aristophane, et que Jean-Baptiste Rousseau n’avait pas réhabilitée, ne
revenait guère à Fontanes, non plus que l’étang bourbeux. Il prenait de là occasion pour
se jeter sur le germanisme en littérature, et il en prévoyait dès lors, il en combattait
les conséquences en tout genre, avec une vivacité qui prouve encore moins sa prévention
extrême que sa promptitude de coup d’œil et d’avant-goût. Quand vint madame de Staël,
elle le trouva tout armé à l’avance et très-averti.
On voit que M. de Fontanes n’était pas un homme de révolution ; aussi la nôtre de 89 ne
l’enleva point d’un entier élan. A trente ans passés, sa situation restée si précaire
semblait le pousser en avant : sa modération d’esprit le retint. Il partagea pourtant
avec presque toute la France le premier mouvement et les espérances de l’aurore de 89 ;
l’on a même un chant de lui sur la fête de la Fédération en 90. Mais ce fut sa limite
extrême. Dès le commencement de 90, il participait avec son ami Flins à la rédaction
d’un journal, le Modérateur, qui remplissait son titre. On distingue
difficilement les articles de Fontanes dans cette feuille, qui d’ailleurs a peu vécu ;
et comme il n’y a que l’esprit général qui en soit remarquable, il importe peu de les
distinguer. Le Modérateur suit, avec moins de verve et d’audace, la
ligne d’André Chénier. J’aime à y voir111 le chevalier de Pange, cet autre André, loué pour ses Réflexions sur la Délation et sur le Comité des Recherches. On y devine, à
quelques mots jetés çà et là, combien Fontanes jugeait le moment peu favorable aux
vers ; et il n’était pas homme à s’armer de l’ïambe. Des ébauches de tragédies qu’il
conçut alors, Thrasybule, Thamar, Mazaniel, n’eurent pas de suite et
n’aboutirent qu’à quelques scènes. Il quitta Paris peu après, et, retiré à Lyon, il
adressait de là cette gracieuse et un peu jeune Épître à Boisjolin112. Un grand
calme, un sourire d’imagination y règne. Il a retrouvé les champs, il a repris l’étude,
et le voilà qui resonge à la belle gloire. Dans les conseils qu’il donne, lui-même il se
peint, et, à cette lenteur de poésie qu’il exprime si merveilleusement, on reconnaît son
propre talent d’abeille :
Je suis porté à placer alors la première inspiration de la Grèce
sauvée ; je conjecture que l’Anacharsis de l’abbé Barthélémy,
dont l’impression sur lui fut si vive, et qu’il célébra dans une épître, lui en donna
idée par contre-coup. Son poëme de la Grèce sauvée, en effet, eût été
pour la couleur le contemporain du Voyage d’Anacharsis, comme sa Chartreuse et son Jour des Morts étaient bien des
élégies contemporainesdes Études de la Nature. Arrivé à trente-cinq
ans, et songeant à se recueillir enfin dans une œuvre, Fontanes se disait sans doute un
peu pour lui-même ce qu’il écrivait à l’abbé Barthélémy :
Mais, au moment où il reportait son regard vers l’idéal avenir, les orages
s’amoncelaient et ne laissaient plus d’horizon. Fontanes se maria à Lyon en 92. Cette
union, dans laquelle il devait constamment trouver tant de vertu, de dévouement et de
mérite, fut presque aussitôt entourée des plus affreuses images. Le siège de Lyon
commença. Madame de Fontanes accoucha de son premier enfant dans une grange, au moment
où elle fuyait les horreurs de l’incendie. Les bombes des assiégeants tombaient souvent
près du berceau, que le père dut plus d’une fois changer de place. Il revint à Paris en
novembre 93, pour y vivre oublié, lorsque les députés de Lyon, de Commune-Affranchie, chargés de dénoncer à la Convention de Robespierre les
horreurs de Collot-d’Herbois et de Fouché, qui avait fait regretter Couthon, lui vinrent
demander d’écrire leur discours. Il l’écrivit dans la matinée du 20 décembre ; le brave
Changeux le lut le jour même à la barre, d’une voix sonore113.
L’effet sur la Convention fut grand. On a comparé cet énergique langage à celui du
paysan du Danube en plein Sénat romain. L’art pourtant, qui se dérobait, y était
d’autant moins étranger. Fontanes avait adroitement emprunté et prodigué les formes
sacramentelles du jour : « Une grande Commune a mérité l’indignation nationale : mais
qu’avec l’aveu de ses égarements vous parvienne aussi l’expression de ses douleurs et de
son repentir ! Ce repentir est vrai, profond, unanime ; il a devancé le moment de la
chute des traîtres qui nous ont égarés. » Mais toute cette phraséologie obligée de peuple magnanime et de traitres n’était qu’une
précaution oratoire pour amener la Convention à entendre face à face ceci :
« Les premiers députés (après le siège de Lyon) avaient pris un
arrêté, à la fois juste, ferme et humain : ils avaient ordonné que les chefs
conspirateurs perdissent seuls la tête, et qu’à cet effet on instituât deux Commissions
qui, en observant les formes, sauraient distinguer le conspirateur du malheureux
qu’avaient entraîné l’aveuglement, l’ignorance et surtout la pauvreté. Quatre cents
têtes sont tombées dans l’espace d’un mois, en exécution des jugements de ces deux
Commissions. De nouveaux juges ont paru et se sont plaints que le sang ne coulât point
avec assez d’abondance et de promptitude. En conséquence, ils ont créé une Commission
révolutionnaire, composée de sept membres, chargée de se transporter dans les prisons et
de juger, en un moment, le grand nombre de détenus qui les remplissent. A peine le
jugement est-il prononcé, que ceux qu’il condamne sont exposés en masse au feu du canon
chargé à mitraille. Ils tombent les uns sur les autres frappés par la foudre, et,
souvent mutilés, ont le malheur de ne perdre, à la première décharge, que la moitié de
leur vie. Les victimes qui respirent encore, après avoir subi ce supplice, sont achevées
à coups de sabres et de mousquets. La pitié même d’un sexe faible et sensible a semblé
un crime : deux femmes ont été traînées au carcan pour avoir imploré la grâce de leurs
pères, de leurs maris et de leurs enfants. On a défendu la commisération et les larmes.
La nature est forcée de contraindre ses plus justes et ses plus généreux mouvements,
sous peine de mort. La douleur n’exagère point ici l’excès de ses maux ; ils sont
attestés par les proclamations de ceux qui nous frappent. Quatre milles têtes sont
encore dévouées au même supplice ; elles doivent être abattues avant la fin de frimaire.
Des suppliants ne deviendront point accusateurs : leur désespoir est au comble, mais le
respect en retient les éclats ; ils n’apportent dans ce sanctuaire que des gémissements
et non des murmures. »
Les murmures, les frémissements éclatèrent ; ce furent un moment ceux de la pitié. Il
est vrai qu’ils durèrent peu. En vain Camille Desmoulins hasarda dans son Vieux Cordelier quelques maximes tardives d’humanité. Collot-d’Herbois accourut
de Lyon et se justifia.. On mit en arrestation les envoyés lyonnais ; on se demandait
qui les avait inspirés, qui avait pu faire à la Convention, par leur bouche, cette
étrange et pathétique surprise. Garat eut le bon goût de deviner et la légèreté de
nommer Fontanes114.
Celui-ci ne fut pas arrêté, ou du moins il ne le fut que durant trois fois vingt-quatre
heures, et par mégarde, comme s’étant trouvé dans la voiture de M. de Langeac, son ami,
à qui on en voulait. Il put obtenir d’être relâché avant qu’on insistât sur son nom. Il
quitta Paris et passa le reste de la Terreur caché à Sevran, près de Livry, chez madame
Dufrenoy, et aussi aux Andelys, qu’il revit alors, comme nous l’attestent les vers
touchants, et un peu faibles, de son Vieux Château.
Dans ce petit poëme et dans quelques autres pièces qui le suivent en date, comme les Pyrénées, le style de M. de Fontanes, il faut le dire, se détend
sensiblement, ne se tient plus à cette ferme hauteur qu’avait marquée l’Essai sur l’Astronomie. La facilité fâcheuse du xviiie
siècle l’emporte. Chaque manière (même la bonne, la meilleure, si l’on
veut) est voisine d’un défaut. Quand les poëtes de l’époque classique n’y prennent pas
garde, ils deviennent aisément prosaïques et languissants, comme les autres de l’école
contraire tendent très-vite, s’ils ne se soignent, au boursouflé, au bigarré, ou à
l’obscur. L’Art poétique de Boileau, bien autrement poétique par l’exécution que par les préceptes ; les préceptes et la pratique
courante de Voltaire, à force de soumettre la poésie à la même raison que la prose et au
pur bon sens, allaient à remplacer l’inspiration et l’expression poétique par ce qui
n’en doit être que la garantie et la limite. On s’est jeté aujourd’hui dans un excès
tout contraire, et l’image tient le dé du style poétique, comme c’était la raison
précédemment. Mais ni la raison, à proprement parler, ni l’image, en ceci, ne doivent
régir. L’expression en poésie doit être incessamment produite par l’idée actuelle,
soumise à l’harmonie de l’ensemble, par le sentiment ému, s’animant, au besoin, de
l’image, du son, du mouvement, s’aidant de l’abstrait même, de tout ce qui lui va, se
créant, en un mot, à tout instant sa forme propre et vive, ce que ne fait pas la pure
raison. Mais, cela dit, et même dans ce poëme du Vieux Château, où le
style de Fontanes est si peu ce que le style poétique devrait être toujours, une
création continue ; même là, de douces notes se font entendre ; ces négligences, ces
répétitions d’aimé, d’amour, — d’amant, qui
reviennent tant de fois à la dernière page, ont leur grâce touchante : le secret de
l’âme se trahit mieux en ces temps de langueur du talent. Or, ce qu’on suit dans cette
série, aujourd’hui complète, des poésies de Fontanes, soit durant les Terreurs de 93 et
de 97, soit plus tard aux années de sa pompe et de ses grandeurs, c’est le courant d’une
âme d’honnête homme, d’une âme affectueuse et excellente, qui se conserve jusqu’au bout
et ne tarit pas ; les poésies qu’on publie, même les moins vives, en sont la biographie
la plus intime, trop longtemps dérobée. Elles me semblent une source couverte, discrète,
familière, trop rare seulement, qui bruissait à peine sous le marbre des degrés
impériaux, qui cherchait par amour les gazons cachés, et qui, depuis la
Forêt de Navarre jusqu’à l’ode sur la Statue de Henri IV, dans
tout son cours voilé ou apparent, ne cessa d’être fidèle à certains échos chéris.
On a donc publié de lui le Vieux Château, le poëme des Pyrénées, en vue de sa biographie d’âme, sinon de leur mérite même, et quoique
ce soit un peu comme si l’on publiait pour la première fois le
Voyageur de Goldsmith après que Byron est venu.
La Terreur passée, Fontanes put reparaître, et son nom le désigna aussitôt à
d’honorables choix dans l’œuvre de reconstruction sociale qui s’essayait. Il se trouva
compris sur la liste de l’Institut national dès la première formation115, et fut nommé, comme professeur de
belles-lettres, à l’École centrale des Quatre-Nations. Dans deux discours de lui,
prononcés en séance publique au nom des autres professeurs, on trouve déjà l’exemple de
cette manière qui lui est propre, comme orateur, de savoir insinuer ses opinions sous le
couvert solennel. Dans la séance d’installation, parlant des législateurs de l’antiquité
et de l’importance qu’ils attachaient à l’éducation, il s’exprimait ainsi : « Les
législateurs anciens regardaient cet art comme le premier de tous, et comme le seul en
quelque sorte. Ils ont fait des systèmes de mœurs plus que des systèmes de lois. Quand
ils avaient créé des habitudes et des sentiments dans l’esprit et dans l’âme de leurs
concitoyens, ils croyaient leur tâche presque achevée. Ils confiaient la garde de leur
ouvrage au pouvoir de l’imagination plutôt qu’à celui du raisonnement, aux inspirations
du cœur humain plutôt qu’aux ordres des lois, et l’admiration des siècles a consacré le
nom de ces grands hommes. Ils avaient tant de respect pour la toute-puissance des
habitudes, qu’ils ménagèrent même d’anciens préjugés peu compatibles en apparence avec
un nouvel ordre de choses. La Grèce et Rome, en passant de l’empire des rois sous celui
des archontes ou des consuls, ne virent changer ni leur culte, ni le fond de leurs
usages et de leurs mœurs. Les premiers chefs de ces républiques se persuadèrent, sans
doute, qu’un mépris trop évident de l’autorité des siècles et des traditions
affaiblirait la morale en avilissant la vieillesse aux yeux de l’enfance ; ils
craignirent de porter trop d’atteinte à la majesté des temps et à l’intérêt des
souvenirs.
« La marche de l’esprit moderne a été plus hardie. Les lumières de la philosophie ont
donné plus de confiance aux fondateurs de notre république. Tout fut abattu ; tout doit
être reconstruit116. »
Dans un autre discours de rentrée, il maintenait, contrairement au
préjugé régnant, la prééminence du siècle de Louis XIV, et des grands siècles du goût en
général, non-seulement à titre de goût, mais aussi à titre de
philosophie :
« Chez les Latins, si vous exceptez Tacite, les auteurs qu’on appelle du second âge,
inférieurs pour l’art de la composition, les convenances, l’harmonie et les grâces, ont
aussi bien moins de substance et de vigueur, de vraie philosophie et d’originalité, que
Virgile, Horace, Cicéron et Tite-Live. La France offre les mêmes résultats. A
l’exception de trois ou quatre grands modernes qui appartiennent encore à demi au siècle
dernier, vous verrez que Racine, Corneille, La Fontaine, Boileau, Molière, Pascal,
Fénelon, La Bruyère et Bossuet, ont répandu plus d’idées justes et véritablement
profondes que ces écrivains à qui on a donné l’orgueilleuse dénomination de penseurs, comme si on n’avait pas su penser avant eux avec moins de faste et de
recherche. »
La théorie littéraire de Fontanes est là ; son originalité, comme critique, consiste,
sur cette fin du xviiie
siècle, à déclarer fausse
l’opinion accréditée, « si agréable, disait-il, aux sophistes et aux rhéteurs, par
laquelle on voudrait se persuader que les siècles du goût n’ont pas été ceux de la
philosophie et de la raison. » C’était proclamer, au nom des Écoles centrales,
précisément le contraire de ce que Garat venait de prêcher aux Écoles normales. Il
devançait dans sa chaire et préparait honorablement la critique littéraire renouvelée,
que le Génie du Christianisme devait bientôt illustrer et
avec gloire. Ainsi, en parlant un jour des mœurs héroïques de l’Odyssée, il les comparait aux mœurs des patriarches, et rapprochait Éliézer et
Rebecca de Nausicaa. Vite on le dénonça là-dessus dans un journal comme
contre-révolutionnaire, et on l’y accusa de recevoir des rois de grosses
sommes pour professer de telles doctrines.
Fontanes ne se renfermait pas, à cette époque, dans son enseignement ; il prenait par
sa plume une part plus active et plus hasardeuse au mouvement réactionnaire et, selon
lui, réparateur, dont M. Fiévée, l’un des acteurs lui-même, nous a tracé récemment le
meilleur tableau117. Nous le trouvons, avec La
Harpe et l’abbé de Vauxcelles, l’un des trois principaux rédacteurs du journal le Mémorial ; et, dans sa mesure toujours polie, il poussait comme eux
au ralliement et au triomphe des principes et des sentiments que le 13 vendémiaire
n’avait pas intimidés, et qu’allait frapper tout à l’heure le 18 fructidor.
C’était, durant les mois qui précédèrent cette journée, une grande polémique
universelle, dans laquelle se signalaient, parmi les monarchiens, La
Harpe, Fontanes, Fiévée, Lacretelle, Michaud, écrivant soit dans le
Mémorial, soit dans la Quotidienne, dans la
Gazette française ; et, parmi les républicains, Garat, Chénier, Daunou, dans les
journaux intitulés la Clef du Cabinet, le Conservateur ; Rœderer dans
le Journal de Paris ; Benjamin Constant déjà dans des brochures. Le
rôle de Fontanes, au milieu de cette presse animée, devient fort remarquable : la
modération ne cesse pas d’être son caractère et fait contraste plus d’une fois avec les
virulences et les gros mots de ses collaborateurs. Il est pour l’accord des lois et des
mœurs, des principes religieux et de la politique, pour le retour des traditions
conservatrices, et (ce qui était rare, ce qui l’est encore) il n’en violait pas l’esprit
en les prêchant. A part les jacobins, il ne hait ni n’exclut personne : « Des gens qui
ne se sont jamais vus, dit-il (28 août 1797), se battent pour des opinions et croient se
détester ; ils seraient bien étonnés quelquefois, en se voyant, de ne trouver aucune
raison de se haïr. Tel adversaire conviendrait mieux au fond que tel allié. » En fait de
croyances religieuses, il exprime partout l’idée qu’elles sont nécessaires aux sociétés
humaines comme aux individus, qu’elles seules remplissent une place qu’à leur défaut
envahissent mille tyrans ou mille fantômes ; et, à propos des superstitions des
incrédules, il rappelle de belles paroles que Bonnet lui adressait en sa maison de
Genthod, lorsqu’il l’y visitait en 1787 : « Il faut laisser des aliments sains à
l’imagination humaine, si on ne veut pas qu’elle se nourrisse de poisons118. » Je trouve, dans ce même Mémorial, un parfait et
incontestable jugement de Fontanes sur Mirabeau119, et un autre, bien impartial, sur La Fayette, qu’on croyait encore
prisonnier à Olmütz120 : s’il exprime simplement une
honorable compassion pour le général, il n’a que des paroles d’admiration pour son
héroïque épouse ; de même qu’en un autre endroit il sait allier à une expression peu
flattée sur l’ancien ministre Roland un hommage rendu à l’esprit supérieur et aux grâces
naturelles de madame Roland, avec laquelle il avait eu occasion de passer quelques jours
près de Lyon, en 1791. Enfin, nous trouvons Fontanes (sa ligne de parti étant donnée)
aussi sage, aussi juste, aussi parfait de goût qu’on le peut souhaiter envers les
personnes, envers toutes… excepté une seule : je veux parler de madame de Staël. Car il
la toucha malicieusement bien avant les fameux articles du Mercure en
1800. A plusieurs reprises, dans le Mémorial, elle revient sous sa
plume : en s’attaquant à une brochure de Benjamin Constant121, il n’hésite pas à la reconnaître aux endroits les plus vifs, les plus
heureux, et c’est pour l’en louer avec une ironie cavalière que dorénavant, à son égard,
il ne désarmera plus. Le piquant des premières escarmouches fut tel, dès ce temps du Mémorial
122, que plusieurs lettres de réclamations anonymes
lui arrivèrent. En déclarant le tort de M. de Fontanes, on sent le besoin de se
l’expliquer.
Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d’écrivains d’un talent doux, affectueux,
tendre, avait tout à côté l’épigramme facile, acérée. Chez lui la goutte de miel lent et
pur était gardée d’un aiguillon très-vigilant. S’il ne montrait d’ordinaire que de la
sensibilité dans le talent, il portait de la passion dans le goût. Il était, ai-je dit,
de l’école française en tout point : et en effet, tout ce qui, à quelque degré, tenait
au germanisme, à l’anglomanie, à l’idéologie, à l’économisme, au jansénisme, tout ce qui
sentait l’outré, l’obscur, l’emphatique, se liait dans son esprit par une association
rapide et invincible ; il voyait de très-loin et très-vite : son imagination faisait le
reste. En somme, toutes les antipathies qu’on se figure que Voltaire aurait eues si
vives durant la Révolution et de nos jours, Fontanes les a eues et nous les représente,
et non par routine ni par tradition, mais bien vives, bien senties, bien originales
aussi ; il était né tel. De la famille de Racine par le cœur et par les vers, il
touchait à Voltaire par l’esprit et par le ton courant. Très-aisément son tact fin
tressaillait offensé, irrité : son accent se faisait moqueur ; et, en même temps, sa
veine de poëte sensible, et son imagination plutôt riante, n’en souffraient pas. Qu’on
approuve ou non, il faut convenir que tout cela constitue en M. de Fontanes un ensemble
bien varié et qui se tient, une nature, un homme enfin.
Or, il n’aimait pas les femmes savantes, les femmes politiques, les femmes philosophes.
S’il ne faisait dès lors que prévoir et redouter ce qui s’est émancipé depuis, il doit
sembler, comme, au reste, en un bon nombre de ses jugements, beaucoup moins étroit que
prompt. En admirateur du xviie
siècle, il permettait sans
doute à madame de Sévigné ses lettres, à madame de La Fayette ses tendres romans ; il
aurait passé à madame de Staël ses Lettres sur Jean-Jacques, comme
probablement il tolérait ses vers d’élégie chez madame Dufrenoy ; mais c’était là
l’exception et l’extrême limite. Une célébrité plus active, l’influence politique
surtout, et l’expression métaphysique, le révoltaient chez une femme, et lui
paraissaient tellement sortir du sexe, qu’à lui-même il lui arriva, cette fois, de
l’oublier. Madame de Staël ne se vengea qu’en retrouvant à l’instant son rôle de femme,
qu’on l’accusait d’abandonner, et en le marquant par la bonne grâce supérieure et
inaltérable de ses réponses123.
Pour revenir au Mémorial, l’ensemble de la rédaction de Fontanes dans
cette feuille nous montre un esprit dès lors aussi mûr en tout que distingué, qui ne
reviendra plus sur ses impressions, et qui, dans la science de la vie, est maître de ses
résultats. La connaissance de cette rédaction est précieuse en ce qu’elle nous le
révèle, à cette époque d’entière indépendance, essentiellement tel, au fond, qu’il se
développera plus tard dans ses rôles publics et officiels ; avec tous ses principes, ses
sentiments, ses aversions même ; journaliste louant déjà Washington124 dans le sens où, orateur, il le
célébrera devant le premier Consul ; attaquant déjà madame de Staël, avant qu’on le
puisse soupçonner par là de vouloir complaire à quelqu’un.
Mais le pressentiment le plus notable de Fontanes, à cette date, est son goût déclaré
pour le général Bonaparte, alors conquérant de l’Italie. Le 15 août 1797, il lui
adresse, dans le Mémorial, une lettre trop piquante de verve et trop
perçante de pronostic, pour qu’on ne la reproduise pas. C’est un de ces petits
chefs-d’œuvre de la presse politique, comme il s’en est tant dépensé et perdu en France
depuis la Satire Ménippée jusqu’à Carrel : sauvons du moins cette
page-là. Le bruit venait de se répandre dans Paris qu’une révolution républicaine avait
éclaté à Rome et y avait changé la forme du gouvernement
« A BONAPARTE.
« Brave général,
« Tout a changé et tout doit changer encore, a dit un écrivain
politique de ce siècle, à la tête d’un ouvrage fameux.
Vous hâtez de plus en plus l’accomplissement de cette prophétie de Raynal. J’ai déjà
annoncé que je ne vous craignais pas, quoique vous commandiez quatre-vingt mille hommes
et qu’on veuille nous faire peur en votre nom. Vous aimez la gloire,
et cette passion ne s’accommode pas de petites intrigues, et du rôle d’un conspirateur
subalterne auquel on voudrait vous réduire. Il me paraît que vous aimez mieux monter au
Capitole, et cette place est plus digne de vous. Je crois bien que votre conduite n’est
pas conforme aux règles d’une morale très-sévère ; mais l’héroïsme a ses licences : et
Voltaire ne manquerait pas de vous dire que vous faites votre métier d’illustre brigand
comme Alexandre et comme Charlemagne. Cela peut suffire à un guerrier de vingt-neuf
ans.
« Je me promènerais, je le répète, avec la plus grande sécurité, dans votre camp peuplé
de braves comme vous, et je conviens qu’il serait fort agréable de vous voir de près, de
suivre votre politique, et même de la deviner quand vous garderiez le silence.
« Savez-vous que, dans mon coin, je m’avise de vous prêter de grands desseins ? Ils
doivent, si je ne me trompe, changer les destinées de l’Europe et de l’Asie.
« Toute mon imagination fermente depuis qu’on m’annonce que Rome a changé son
gouvernement. Cette nouvelle est prématurée sans doute ; mais elle pourra bien se
réaliser tôt ou tard.
« Vous aviez montré pour la vieillesse et le caractère du chef de l’Église des égards
qui vous avaient honoré. Mais peut-être espériez-vous alors que la fin de sa carrière
amènerait plus vite le dénoûment préparé par vos exploits et votre politique. Les
Transtévérins se sont chargés de servir votre impatience, et le Pape, dit-on, vient de
perdre toute sa puissance temporelle ; je m’imagine que vous transporterez le siège de
la nouvelle république lombarde au milieu de cette Rome pleine d’antiques souvenirs, et
qui pourra s’instruire encore sous vous à l’art de conquérir le reste de l’Italie. « On
prétend qu’à ce propos le ministre Acton disait naguère au roi de Naples : — Sire, les Français ont déjà la moitié du pied dans la botte. Encore un coup,
et ils l’y feront entrer tout entier. — Acton pourrait bien avoir raison :
qu’en dites-vous ?
« Mais je soupçonne encore de plus vastes combinaisons. Le théâtre de l’Italie est déjà
trop étroit pour la grandeur de vos vues. Je rêve souvent à vos correspondances avec les
anciens peuples de la Grèce, et même avec leurs prêtres, avec leurs papas ; car, en habile homme, vous avez soin de ne pas vous brouiller avec les
opinions religieuses.
« Une insurrection des Grecs contre les Turcs qui les oppriment est un événement
très-probable, si on vous laisse faire, et si Aubert-Dubayet125 vous seconde. L’insurrection peut se communiquer
facilement aux janissaires, et l’histoire ottomane est déjà pleine des révolutions
tragiques dont ils furent les instruments.
« Ainsi, je ne serais point étonné que vous eussiez conçu le projet hardi de planter à
la fois l’étendard français sur les murs du Vatican et sur les tours du Sérail, dans la
capitale des États chrétiens et dans celle de Mahomet. Ce serait, il faut en convenir,
une étrange manière de renouveler l’empire d’Orient et celui d’Occident. Mais vous
m’avez accoutumé aux prodiges, et ce qu’il y a de plus invraisemblable est toujours ce
qui s’exécute le plus facilement depuis l’origine de la Révolution française.
« Que dire alors du ministre ottoman et de celui de Sa Sainteté, qui sont reçus le même
jour au Directoire, qui se visitent fraternellement, et qui s’amusent à l’Opéra
français, à nos jardins de Bagatelle et de Tivoli, tandis qu’on s’occupe en secret du
sort de Rome et de Constantinople ?
« En vérité, brave Général, vous devez bien rire quelquefois, du haut de votre gloire,
des cabinets de l’Europe et des dupes que vous faites.
« Vous préparez de mémorables événements à l’histoire. Il faut l’avouer, si les rentes
étaient payées, et si on avait de l’argent, rien ne serait plus intéressant au fond que
d’assister aux grands spectacles que vous allez donner au monde. L’imagination s’en
accommode fort, si l’équité en murmure un peu.
« Une seule chose m’embarrasse dans votre politique. Vous créez partout des
constitutions républicaines. Il me semble que Rome, dont vous prétendez ressusciter le
génie, avait des maximes toutes contraires. Elle se gardait d’élever autour d’elle des
républiques rivales de la sienne. Elle aimait mieux s’entourer de gouvernements dont
l’action fût moins énergique, et fléchît plus aisément sous sa volonté. Souvenons-nous
de ces vers d’une belle tragédie :
« Mais peut-être avez-vous là-dessus, comme sur tout le veste, votre arrière-pensée, et
vous ne me la direz pas.
« J’ai cru pouvoir citer des vers dans une lettre qui vous est adressée : vous aimez
les lettres et les arts. C’est un nouveau compliment à vous faire. Les guerriers
instruits sont humains ; je souhaite que le même goût se communique à tous vos
lieutenants qui savent se battre aussi bien que vous. On dit que vous avez toujours Ossian dans votre poche, même au milieu des batailles : c’est, en effet,
le chantre de la valeur. Vous avez, de plus, consacré un monument à Virgile dans
Mantoue, sa patrie. Je vous adresserai donc un vers de Voltaire, en le changeant un
peu :
« Je suis un peu poète ; vous êtes un grand capitaine. Quand vous serez maître de
Constantinople et du Sérail, je vous promets de mauvais vers que vous ne lirez pas, et
les éloges de toutes les femmes, qui vaudront mieux que les vers pour un héros de votre
âge. Suivez vos grands projets, et ne revenez surtout à Paris que pour y recevoir des
fêtes et des applaudissements.
F. »
Si Bonaparte lut la lettre (comme c’est très-possible), son goût pour Fontanes doit
remonter jusque-là126.
Le 18 fructidor, en frappant le journaliste, eut pour effet, par contre-coup, de
réveiller en Fontanes le poète, qui se dissipait trop dans cette vie de polémique et de
parti. Laissant madame de Fontanes à Paris, il se déroba à la déportation par la fuite,
quitta la France, passa par l’Allemagne en Angleterre, et y retrouva
M. de Chateaubriand, qu’il avait déjà connu en 89. C’est à l’illustre ami de nous dire
en ses Mémoires (et il l’a fait) cette liaison étroitement nouée dans
l’exil, ces entretiens à voix basse au pied de l’abbaye de Westminster, ces doubles
confidences du cœur et de la muse ; et puis les longs regards ensemble vers cette Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps
une grande douceur, devient une grande amertume. Fontanes n’hésita pas un seul
instant à reconnaître l’étoile à ce jeune et large front. Quand d’autres spirituels
émigrés, le chevalier de Panat et ce monde léger du xviiie
siècle, paraissaient douter un peu de l’astre prochain du jeune officier
breton, tout rêveur et sauvage, Fontanes leur disait : « Laissez, messieurs,
« patience ! il nous passera tous. » Et à son jeune ami il répétait : « Faites-vous
illustre. » M. de Chateaubriand, à son tour, lui rendait en conseils et en
encouragements ce qu’il en recevait ; et quand Fontanes, après avoir repris vivement à
la Grèce sauvée, semblait en d’autres moments s’en distraire, son ami l’y ramenait sans
cesse : « Vous possédez le plus « beau talent poétique de la France, et il est bien
malheureux « que votre paresse soit un obstacle qui retarde la « gloire. Songez, mon
ami, que les années peuvent vous surprendre, « et qu’au lieu des tableaux immortels que
la postérité « est en droit d’attendre de vous, vous ne laisserez peut-être « que
quelques cartons. C’est une vérité indubitable « qu’il n’y a qu’un seul talent dans le
monde : vous le possédez « cet art qui s’assied sur les ruines des empires, et qui
« seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples « et les temps. Est-il
possible que vous ne soyez pas touché « de tout ce que le Ciel a fait pour vous, et que
vous « songiez à autre chose qu’à la Grèce sauvée ? » Ainsi au poète mélancolique,
délicat, pur, élevé, noble, mais un peu désabusé, parlait l’ardent poète avec
grandeur.
Ces paroles, tombant dans les heures fécondes du malheur, faisaient une vive et
salutaire impression sur Fontanes, et, durant le reste de sa proscription, on le voit
tout occupé de son monument. Son imagination se passionnait en ces moments extrêmes ; il
ressaisissait en idée la gloire. Il quitta l’Angleterre pour Amsterdam, revint à
Hambourg, séjourna à Francfort-sur-le-Mein ; ses lettres d’alors peignent plus vivement
son âme à nu et ses goûts, du fond de la détresse. Il manquait des livres nécessaires,
n’avait pour compagnon qu’un petit Virgile qu’il avait acheté près de la Bourse, à
Amsterdam ; il lui arrivait de rencontrer chez d’honnêtes fermiers du Holstein les Contes moraux de Marmontel, mais il n’avait pu trouver un Plutarque dans
toute la ville de Hambourg (que n’allait-il tout droit à Klopstock ?) ; et dans ces pays
où son genre d’études était peu goûté, il s’estimait comme Ovide au milieu d’une terre
barbare. Tant de souffrance était peu propre à le réconcilier avec l’Allemagne. A
travers les mille angoisses, il travaillait à sa Grèce sauvée, et,
comme il l’écrit, s’y jetait à corps perdu. Enviant le sort de
Lacretelle et de La Harpe, qui du moins vivaient cachés en France (et La Harpe l’avait
été quelque temps chez madame de Fontanes même), il songeait impatiemment à rentrer :
« Je viens de lire une partie du décret ; quelque sévère qu’il soit, je « persiste dans
mes idées. Je me cacherai, et je travaillerai « au milieu de mes livres. Je n’ai plus
qu’un très-petit nombre d’années à employer pour l’imagination, je veux en user mieux
que des précédentes. Je veux finir mon poème. Peut-être me regrettera-t-on quand je ne
serai plus, si je laisse quelque monument après moi… Son cri perpétuel, en écrivant à
madame de Fontanes et à son ami Joubert, était : « Ne me laissez point en Allemagne ; un
coin et des livres en France !… Je ne veux que terminer dans une cave, au milieu des
livres nécessaires, mon poème commencé. Quand il sera fini, ils me fusilleront, si tel
est leur bon plaisir. » Un jour, apprenant qu’au nombre des lieux d’exil pour les
déportés, on avait désigné l’île de Corfou, ce ciel de la Grèce tout d’un coup lui
sourit : J’ai été vivement tenté d’écrire à cet effet au Directoire : je ne vois pas
qu’il pût refuser a un poète déporté, qui mettrait sous ses yeux plusieurs chants (il y avait donc dès lors plusieurs chants) d’un poème sur la Grèce, un
exil à Corfou, puisqu’il y veut envoyer d’autres individus frappés par le même décret.
Ceci vous paraît fou. Mais songez-y bien : qu’est-ce qui n’est pas mieux que
Hambourg ? » Durant toute cette proscription, Fontanes, luttant contre le flot, et
cherchant à tirer son épopée du naufrage, me fait l’effet de Camoëns qui soulève ses Lusiades d’un bras courageux : par malheur, la Grèce
sauvée ne s’en est tirée qu’en lambeaux.
Mais, oserai-je le dire ? ce furent moins ces rudes années de l’orage qui lui furent
contraires, que les longs espaces du calme retrouvé et des grandeurs.
Au plus fort de sa lutte et de sa souffrance, et chantant la Grèce en automne, le long
des brouillards de l’Elbe, ou en hiver, enfermé dans un poêle, comme
dit Descartes, Fontanes écrivait à son ami de Londres qu’il ne serait heureux que
lorsque, rentré dans sa patrie, il lui aurait préparé une ruche et des
fleurs à côté des siennes ; et l’ami poëte lui répondait : « Si je suis la
seconde personne à laquelle vous ayez trouvé quelques rapports d’âme avec vous (l’autre personne était M. Joubert), vous êtes la première qui ayez
rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme. Tête, cœur, caractère, j’ai
tout trouvé en vous à ma guise, et je sens désormais que je vous suis attaché pour la
vie…. Ne trouvez-vous pas qu’il y ait quelque chose qui parle au cœur dans une liaison
commencée par deux Français malheureux loin de la patrie ? Cela ressemble beaucoup à
celle de René et d’Outougami : nous avons juré dans
un désert et sur des tombeaux. » Ainsi se croisaient
dans un poétique échange les souvenirs de l’Atlantique et ceux de l’Hymette, les
antiques et les nouvelles images.
Le 18 brumaire trouva Fontanes déjà rentré en France, et qui s’y tenait d’abord caché.
Je conjecture que la Maison rustique, transformation heureuse de
l’ancien Verger, est le fruit aimable de ce premier printemps de la
patrie. Il ne tarda pourtant pas à vouloir éclaircir sa situation, et il adressa au
Consul la lettre suivante, dont la noblesse, la vivacité et, pour ainsi dire, l’attitude
s’accordent bien avec la lettre de 1797, et qui ouvre dignement les relations directes
de Fontanes avec le grand personnage.
« A BONAPARTE.
« Je suis opprimé, vous êtes puissant, je demande justice. La loi du 22 fructidor m’a
indirectement compris dans la liste des écrivains déportés en masse et sans jugement.
Mon nom n’y a pas été rappelé. Cependant j’ai souffert, comme si j’avais été légalement
condamné, trente mois de proscription. Vous gouvernez, et je ne suis point encore libre.
Plusieurs membres de l’Institut, dont j’étais le confrère avant le 18 fructidor,
pourront vous attester que j’ai toujours mis, dans mes opinions et mon style, de la
mesure, de la décence et de la sagesse. J’ai lu, dans les séances publiques de ce même
Institut, des fragments d’un long poëme qui ne peut déplaire aux héros, puisque j’y
célèbre les plus grands exploits de l’antiquité. C’est dans cet ouvrage, dont je
m’occupe depuis plusieurs années, qu’il faut chercher mes principes, et non dans les
calomnies des délateurs subalternes qui ne seront plus écoutés. Si j’ai gémi quelquefois
sur les excès de la Révolution, ce n’est point parce qu’elle m’a enlevé toute ma fortune
et celle de ma famille127, mais parce
que j’aime passionnément la gloire de ma patrie. Cette gloire est déjà en sûreté, grâce
à vos exploits militaires. Elle s’accroîtra encore par la justice que vous promettez de
rendre à tous les opprimés. La voix publique m’apprend que vous n’aimez point les
éloges. Les miens auraient l’air trop intéressés dans ce moment pour qu’ils fussent
dignes de vous et de moi. D’ailleurs, quand j’étais libre, avant le 18 fructidor, on a
pu voir, dans le journal auquel je fournissais des articles, que j’ai constamment parlé
de vous comme la renommée et vos soldats. Je n’en dirai pas plus. L’histoire vous a
suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours défendu contre l’oppression
et l’infortune les amis des arts, et surtout les poëtes, dont le cœur est sensible et la
voix reconnaissante.
12 nivôse an VIII. »
On ne s’étonne plus, quand on connaît cette lettre, qu’un mois après le premier Consul
ait songé à Fontanes pour le charger de prononcer l’éloge funèbre de Washington aux
Invalides (20 pluviôse, 9 février 1800).
Fontanes le composa en trente-six heures, dans toute la verve de sa limpide manière. Ce
noble discours remplit-il toutes les intentions du Consul ? A coup sûr, l’orateur y
remplit ses propres intentions les plus chères. Une parole modérée, pacifique,
compatissante, pieuse au sens antique, s’y faisait entendre devant les guerriers.
C’était, dans ce Temple de Mars, quelque chose de ce bienfaisant
esprit de Numa, dont parle Plutarque, qui allait s’insinuant comme un doux vent à
travers l’Italie, et s’ouvrant les cœurs, le lendemain des jours sauvages de Romulus :
« Elles ne sont plus enfin ces pompes barbares, aussi contraires à la politique qu’à
l’humanité, où l’on prodiguait l’insulte au malheur, le mépris à de grandes ruines et la
calomnie à des tombeaux. » Attestant les Ombres du grand Condé, de Turenne et de
Catinat, présentes sous ce dôme majestueux, l’orateur les réunissait en idée à celle du
héros libérateur : « Si ces guerriers illustres n’ont pas servi la même cause pendant
leur vie, la même renommée les réunit quand ils ne sont plus. Les opinions, sujettes aux
caprices des peuples et des temps, les opinions, partie faible et changeante de notre
nature, disparaissent avec nous dans le tombeau : mais la gloire et la vertu restent
éternellement. » Il insistait sur Catinat ; il faisait ressortir l’estime plus forte
encore que la gloire ; la modération, la simplicité, le désintéressement, toutes les
vertus patriarcales, couronnant et appuyant le triomphe des armes en Washington. En face
de ces hommes prodigieux qui apparaissent d’intervalle en intervalle avec
le caractère de la grandeur et de la domination, il proclamait, comme non moins utile au gouvernement des États qu’à la conduite de la vie, le bon
sens trop méprisé, cette qualité que nous présente le héros américain dans un
degré supérieur, et qui donne plus de bonheur que de gloire à ceux qui la
possèdent comme à ceux qui en ressentent les effets : « Il me semble que, des
hauteurs de ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France : Peuple magnanime,
qui sais si bien honorer la gloire, j’ai vaincu pour l’indépendance ; mais le bonheur de
ma patrie fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d’imiter la première moitié
de ma vie : c’est la seconde qui me recommande aux éloges de la postérité. » — Une
allusion délicate, rapide, naturellement amenée, allait jusqu’à offrir aux mânes de
Marie-Antoinette, devant tous ces témoins qu’il y associait, un commencement
d’expiation.
Si, d’ailleurs, on voulait chercher dans ce discours à inspiration généreuse et
clémente, qui remplit éloquemment son objet, une étude approfondie de Washington, et le
détail creusé de son caractère, on serait moins satisfait ; on ne demandait pas cela
alors ; l’orateur, dans sa justesse qui n’excède rien, s’est tenu au premier aspect de
la physionomie connue : et puis Washington, dans sa bouche, n’est qu’un beau prétexte.
Si l’on voulait même y chercher aujourd’hui de ces traits de forme qui devinent et qui
gravent le fond, ce génie d’expression qui crée la pensée, cette nouveauté qui demeure,
on courrait risque de n’être plus assez juste pour la rapidité, le goût, la mesure, la
netteté, l’élévation sans effort, l’éclat suffisant, le nombre, tout cet ensemble de
qualités appropriées, dont la réunion n’appartient qu’aux maîtres.
Cette noble harangue de bienvenue, qui ouvrait, pour ainsi dire, le
siècle sous des auspices auxquels il allait sitôt mentir, ouvrait définitivement la
seconde moitié de la carrière de M. de Fontanes. S’il avait été contrarié sans cesse et
battu par le flot montant de la Révolution, il arriva haut du premier jour avec le
reflux. Nous n’avons plus qu’un moment pour le trouver encore simple homme de lettres :
il est vrai que ce court moment ne fut pas perdu et va nous le montrer sous un nouveau
jour. M. de Fontanes, que nous savons poëte, devient un critique au Mercure.
II
Il l’était déjà par le discours qui précède l’Essai sur l’Homme :
mais, ici, il ne se renfermera plus dans un jugement formé à loisir sur des œuvres
passées et déjà classées : c’est à la critique actuelle, polémique, irritable, qu’il met
la main. Dans ce rapide détroit de l’entrée du siècle, il se lance avec décision ; d’une
part il nie, de l’autre il accueille ; il va proclamer avec éclat M. de Chateaubriand,
il repousse d’abord madame de Staël.
Dans le premier numéro du Mercure régénéré parut son premier contre le livre de la Littérature : on vient
de voir sa disposition de longue date envers l’auteur. J’ai moi-même analysé en détail
et apprécié, dans un travail sur madame de Staël128, cette polémique de Fontanes. Ne
voulant pas imiter un estimable et du reste excellent biographe, qui, dans la Vie de Fénelon, est pour Fénelon contre Bossuet, et qui, dans la Vie de Bossuet, passe à celui-ci contre Fénelon, je n’ai rien à redire
ni à modifier. Seulement, tout ce qui précède explique mieux, de la part de Fontanes,
cette spirituelle et éclatante malice de 1800 ; en étendant le tort sur un plus grand
espace, je l’allège d’autant en ce point-là. Qu’y faire d’ailleurs ? On relira toujours,
en les blâmant, les deux articles de Fontanes contre madame de Staël, comme on relit les
deux petites lettres de Racine contre Port-Royal : et Racine a de plus contre lui ce que
M. de Fontanes n’a pas, l’ingratitude.
Dès la fin de son premier sur le livre de madame de Staël, Fontanes y opposait
et citait quelques fragments du Génie du Christianisme, non encore
publiés, et que son ami lui avait adressés de Londres. M. de Chateaubriand arrivait
lui-même en France au mois de mai 1800, et s’apprêta à publier. Fontanes, dont les
conseils retardèrent l’apparition de tout l’ouvrage et déterminèrent le courageux auteur
à une entière retouche129, soutint de son présage heureux
l’avant-courrière Atala
130 ; il appuya surtout, par deux 131, le Génie du
Christianisme qui se lançait enfin : son suffrage frappait juste plutôt que fort,
comme il convient à un ami. La critique, en une main habile et puissante, à ce moment
décisif de la sortie, est comme ce dieu Portunus des anciens, qui
poussait le vaisseau hors du port :
On a relu depuis longtemps les articles de Fontanes, recueillis à la suite du Génie du Christianisme : pareils encore à ces barques de pilote, qui,
après avoir guidé le grand vaisseau à la sortie périlleuse, sont ensuite reprises à son
bord et traversent par lui l’Océan.
Je trouve quelques renseignements bien précis sur ce moment littéraire décisif où parut
le Génie du Christianisme. L’attention publique était grandement
éveillée par les fragments donnés au Mercure, puis, en dernier lieu,
par Atala. Le parti philosophique, irrité, se tenait à l’affût ; le
parti religieux se serrait, s’étendait, s’animait comme à une victoire. M. de Bonald
venait au corps de bataille, M. de Chateaubriand ne se considérait qu’à l’avant-garde ;
La Harpe, vieilli, était en tête de l’artillerie ; mais on craignait tout bas que, pour
le cas présent, ses lingots, d’un trop gros calibre, ne portassent pas
très-loin. Fontanes servit la pièce en sa place ; le coup porta. Dans une seule journée
le libraire Migneret vendait pour mille écus, et il parlait déjà d’une
seconde édition ; la première était tirée à quatre mille exemplaires. La Harpe ne connut
d’abord le livre que par le premier de Fontanes ; il envoya aussitôt chercher
l’auteur par Migneret. Il était hors de lui : « Voilà de la critique, voilà de la
littérature ! Ah ! messieurs les philosophes, vous avez affaire à forte partie ! voici
deux hommes : le jeune homme (c’était Fontanes) est mon élève, c’est
moi qui l’ai annoncé. » Et il ajoutait que Fontanes finissait l’antique école, et que
Chateaubriand en commençait une nouvelle. Il était même de l’avis de celui-ci contre
Fontanes en faveur du merveilleux chrétien réprouvé par Boileau. Il passait, sans
marchander, sur les hardiesses, sur les incorrections premières : « Bah ! bah ! ces
gens-là ne voient pas que cela tient à la nature même de votre talent. Oh ! laissez-moi
faire, je les ferai crier, je serre dur ! » La passion, enlevait ainsi le vieux critique
au-dessus de ses propres théories ; sa personnalité pourtant, son moi
revenait à travers tout, et perçait dans sa trompette. Il s’échauffa si fort à son
monologue, qu’il tomba à la fin en une espèce d’étourdissement.
Outre les articles de critique active, Fontanes donna au Mercure
132 un morceau sur Thomas, dans lequel l’élégance la
plus parfaite exprime les plus incontestables jugements. Il n’y a rien de mieux en cette
manière ; c’est du La Harpe fini et perfectionné, et plus que cela ; pour une certaine
rapidité de goût, c’est du Voltaire. Ainsi, voulant dire de Thomas qu’il savait rarement
saisir dans un sujet les points de vue les plus simples et les plus féconds, le critique
ajoute : « Il pensait en détail, si l’on peut parler ainsi, et ne s’élevait point assez
haut pour trouver ces idées premières qui font penser toutes les autres. »
Mais Fontanes n’était déjà plus un homme privé. Quelque temps employé sous Lucien au
ministère de l’intérieur133,
puis nommé député au Corps législatif, il fut bientôt désigné par les suffrages de ses
collègues au choix du Consul pour la présidence. Poëte d’avant 89, critique de 1800, il
va devenir orateur impérial. La même distinction le suit partout : son nom y gagne et
s’étend. Toutefois ces palmes entrecroisées se supplantent un peu et se nuisent. Ce qui
augmenta sa considération de son vivant ne saurait servir également sa gloire.
a dit La Fontaine, lequel pourtant n’était ni Recteur ni président d’aucun Conseil sous
Louis XIV.
Un avantage demeure, et il est grand : le caractère historique remplace à distance
l’intérêt littéraire pâlissant. Il n’est pas indifférent, devant la postérité, d’avoir
figuré au premier rang dans le cortège impérial et d’y avoir compté par sa parole. Ces
discours, présentés dans de sobres échantillons, suffisent à marquer l’époque qu’ils
ornèrent, et où ils parurent d’accomplis témoignages de contenance toujours digne, de
flatterie toujours décente, et de réserve parfois hardie. M. de Fontanes n’avait
nullement partagé les idées de la fin du xviiie
siècle
sur la perfectibilité indéfinie de l’humanité, et la Révolution l’avait plus que jamais
convaincu de la décadence des choses, du moins en France. Il l’a dit dans une belle
ode :
Après le bain de sang, après les triumvirs et leurs proscriptions, que faire ?
qu’espérer ? Le siècle d’Auguste eût été l’idéal ; mais, pour la
gloire des lettres, ce siècle d’Auguste, en France, était déjà passé
avec celui de Louis XIV. Ainsi désormais c’était, au mieux, un siècle d’Auguste sans la
gloire des lettres, c’était un siècle des Antonins, qui devenait le meilleur espoir et
la plus haute attente de Fontanes. Son imagination, grandement séduite par le glorieux
triomphateur, y comptait déjà. L’assassinat du duc d’Enghien lui tua son Trajan. Il
continua pourtant de servir, enchaîné par ses antécédents, par ses devoirs de famille,
par sa modération même. Il était monarchiste par goût, par principe :
« Un pouvoir unique et permanent convient seul aux grands États », disait-il ; sa plus
grande peur était l’anarchie. Il resta donc attaché au seul pouvoir qui fût possible
alors, s’efforçant en toute occasion, et dans la mesure de ses paroles ou même de ses
actes, de lui insinuer, à ce pouvoir trop ensanglanté d’une fois, mais non pas
désespéré, la paix, l’adoucissement, de l’humaniser par les lettres, de le spiritualiser
par l’infusion des doctrines sociales et religieuses :
Quand on lit aujourd’hui cette suite de vers où se décharge et s’exhale son
arrière-pensée, l’ode sur l’Assassinat du Duc d’Enghien, l’ode sur l’Enlèvement du Pape, on est frappé de tout ce qu’il dut par moments
souffrir et contenir, pour que la surface officielle ne trahît rien au-delà de ce qui
était permis. Si l’on ne voyait ses discours publics que de loin, on n’en découvrirait
pas l’accord avec ce fond de pensée, on n’y sentirait pas les intentions secrètes et,
pour ainsi dire, les nuances d’accent qu’il y glissait, que le maître saisissait
toujours, et dont il s’irrita plus d’une fois ; on serait injuste envers Fontanes, comme
l’ont été à plaisir plusieurs de ses contemporains, qui, serviteurs aussi de l’Empire,
n’ont jamais su l’être aussi décemment que lui134.
Pour nous, qui n’avons jamais eu affaire aux rois ni aux empereurs de ce monde, mais
qui avons eu maintes fois à nous prononcer devant ces autres rois, non moins ombrageux,
ou ces prétendants de la littérature, nous qui savons combien souvent,
sous notre plume, la louange apparente n’a été qu’un conseil assaisonné, nous entrerons
de près dans la pensée de M. de Fontanes, et, d’après les renseignements les plus
précis, les plus divers et les mieux comparés, nous tâcherons de faire ressortir, à
travers les vicissitudes, l’esprit d’une conduite toujours honorable, de marquer, sous
l’adresse du langage, les intentions d’un cœur toujours généreux et bon.
M. de Fontanes fut président du Corps législatif depuis le commencement de 1804
jusqu’au commencement de 1810 ; en tout, six fois porté par ses collègues, six fois
nommé par Napoléon ; mais, comme tel, il cessa de plaire dès 1808, et son changement fut
décidé. Déjà, tout au début, la mort du duc d’Enghien avait amené une première et
violente crise. Le 21 mars 1804, de grand matin, Bonaparte le fit appeler, et, le
mettant sur le chapitre du duc d’Enghien, lui apprit brusquement l’événement de la nuit.
Fontanes ne contint pas son effroi, son indignation. « Il s’agit bien de cela ! lui dit
« le Consul Fourcroy va clore après-demain le Corps législatif ; dans son discours il
parlera, comme il doit, du complot réprimé ; il faut, vous, que, dans le vôtre, vous y
répondiez ; il le faut. » — « Jamais ! » s’écria Fontanes ; et il ajouta que, bien
loin de répondre par un mot d’adhésion, il saurait marquer par une nuance expresse, au
moins de silence, son improbation d’un tel acte. A cette menace, la colère faillit
renverser Bonaparte ; ses veines se gonflaient, il suffoquait : ce sont les termes de
Fontanes, racontant le jour même la scène du matin à M. Molé, de la bienveillance de qui
nous tenons le détail dans toute sa précision135. En
effet, deux jours après (3 germinal), Fourcroy, orateur du gouvernement, alla clore la
session du Corps législatif, et, dans un incroyable discours, il parla des membres de cette famille dénaturée « qui auraient voulu noyer
la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle ; mais s’ils osaient souiller de
leur présence notre sol, s’écriait l’orateur, la volonté du Peuple français est qu’ils y
trouvent la mort ! » Fontanes répondit à Fourcroy : dans son discours, il n’est question
d’un bout à l’autre que du Code civil qu’on venait d’achever, et de l’influence des
bonnes lois : « C’est par là, disait-il (et chaque mot, à ce moment, chaque inflexion de
voix portait), c’est par là que se recommande encore la mémoire de Justinien, quoiqu’il ait mérité de graves reproches. » Et encore : « L’épreuve de
l’expérience va commencer : qu’ils (les législateurs du Code civil) ne
craignent rien pour leur gloire : tout ce qu’ils ont fait de juste et de raisonnable
demeurera éternellement ; car la raison et la justice sont deux puissances
indestructibles qui survivront à toutes les autres136. » Il y a plus : le lendemain (4
germinal), Fontanes, à la tête de la députation du Corps législatif, porta la parole
devant le Consul, à qui l’assemblée, en se séparant, venait de décerner une statue comme
à l’auteur du Code civil (singulière et sanglante coïncidence) ; il disait : « Citoyen
premier Consul, un empire immense repose depuis quatre ans sous l’abri de votre
puissante administration. La sage uniformité de vos lois en va réunir de plus en plus
tous les habitants. » Le discours parut dans le Moniteur, et, au lieu
de la sage uniformité
de vos lois, on y lisait de vos mesures. Qu’on n’oublie toujours pas le duc d’Enghien fusillé
quatre jours auparavant : le Consul espérait, par cette fraude, confisquer à la mesure l’approbation du Corps législatif et de son principal organe.
Fontanes, indigné, courut au Moniteur, et exigea un erratum qui fut inséré le 6 germinal, et qu’on y peut lire imprimé en aussi
petit texte que possible. Cela fait, il se crut perdu ; de même qu’il avait de ces
premiers mouvements qui sont de l’honnête homme avant tout, il avait de ces crises
d’imagination qui sont du poëte. En ne le jugeant que sur sa parole habile, on se
méprendrait tout à fait sur le mouvement de son esprit et sur la vivacité de son âme.
Quoi qu’il en soit, il avait quelque lieu ici de redouter ce qui n’arriva pas. Mais
Bonaparte fut profondément blessé, et, depuis ce jour, la fortune de Fontanes resta
toujours un peu barrée par son milieu. Nous sommes si loin de ces temps, que cela aura
peine à se comprendre ; mais, en effet, si comblé qu’il nous paraisse d’emplois et de
dignités, certaines faveurs impériales, alors très-haut prisées, ne le cherchèrent
jamais. Que sais-je ? dotation modique, pas le grand cordon ; ce qu’on appelait les honneurs du Louvre, qu’il eut jusqu’à la fin à titre de sénateur,
mais que ne conserva pas madame de Fontanes dès qu’il eut cessé d’être président du
Corps législatif : l’errata du Moniteur, au fond,
était toujours là.
Un autre errata s’ajouta ensuite au premier, nous le verrons ; et,
même en plein Empire, à dater d’un certain moment, il pouvait dire tout bas à sa muse
intime dans ses tristesses de l’Anniversaire :
Pourtant Fontanes continua, durant quatre années, de tenir sans apparence de disgrâce
la présidence du Corps législatif. Proposé à chaque session par les suffrages de ses
collègues, il était choisi par l’Empereur. La situation admise, on avait en lui par
excellence l’orateur bienséant. Les discours qu’il prononçait à chaque occasion
solennelle tendaient à insinuer au conquérant les idées de la paix et de la gloire
civile, mais enveloppées dans des redoublements d’éloges qui n’étaient pas de trop pour
faire passer les points délicats. Napoléon avait un vrai goût pour lui, pour sa personne
et pour son esprit ; et lui-même, à ces époques d’Austerlitz et d’Iéna, avait, malgré
tout, et par son imagination de poëte, de très-grands restes d’admiration pour un tel
vainqueur. Mais un orage se forma : Napoléon était en Espagne, et de là il eut l’idée
d’envoyer douze drapeaux conquis sur l’armée d’Estramadure au Corps législatif, comme
un gage de son estime. Fontanes, en tête d’une députation, alla
remercier l’Impératrice : celle-ci, prenant le gage d’estime trop au
sérieux, répondit qu’elle avait été très-satisfaite de voir que le premier sentiment de
l’Empereur, dans son triomphe, eût été pour le Corps qui représentait la
Nation. Là-dessus une note, arrivée d’Espagne comme une flèche, et lancée au Moniteur, fit une manière d’errata à la réponse de
l’Impératrice, un errata injurieux et sanglant pour le Corps
législatif, qu’on remettait à sa place de consultatif
137.
Fontanes sentit le coup, et dans la séance de clôture du 31 décembre 1808, c’est-à-dire
quinze Jours après l’offense, au nom du Corps blessé, répondant aux orateurs du
Gouvernement, et n’épargnant pas les félicitations sur les trophées du vainqueur de
l’Èbre, il ajouta : « Mais les paroles dont l’Empereur accompagne l’envoi de ses
trophées méritent une attention particulière : il fait participer à cet honneur les
Collèges électoraux. Il ne veut point nous séparer d’eux, et nous l’en remercions. Plus
le Corps législatif se confondra dans le peuple, plus il aura de véritable lustre ; il
n’a pas besoin de distinction, mais d’estime et de confiance… » Et la phrase, en
continuant, retournait vite à l’éloge ; mais le mot était dit, le coup était rendu.
Napoléon le sentit avec colère, et dès lors il résolut d’éloigner Fontanes de la
présidence. L’établissement de l’Université, qui se faisait, en cette même année, sur de
larges bases, lui avait déjà paru une occasion naturelle d’y porter Fontanes comme
Grand-Maître, et il songea à l’y confiner ; car, si courroucé qu’il fût à certains
moments, il ne se fâchait jamais avec les hommes que dans la mesure de son intérêt et de
l’usage qu’il pouvait faire d’eux. Il dut pourtant, faute du candidat qu’il voulait lui
substituer138,
le subir encore comme président du Corps législatif durant toute l’année 1809. Fontanes,
toujours président et déjà Grand-Maître, semblait cumuler toutes les dignités, et il
était pourtant en disgrâce positive.
Il s’y croyait autant et plus que jamais, lorsque, dans l’automne de 1809, une lettre
du maréchal Duroc lui notifia que l’Empereur l’avait désigné pour le voyage de
Fontainebleau ; c’était, à une certaine politesse près, comme les Fontainebleau et les Marly de Louis XIV, et le plus précieux
signe de la faveur souveraine. Il se rendit à l’ordre, et, dans la galerie du château,
après le défilé d’usage, l’Empereur, repassant devant lui, lui dit : Restez ; et quand ils furent seuls, il continua : « Il y a longtemps que je
vous boude, vous avez dû vous en apercevoir ; j’avais bien raison. » Et comme Fontanes
s’inclinait en silence, et de l’air de ne pas savoir : « Quoi ! vous m’avez donné un
soufflet à la face de l’Europe, et sans que je pusse m’en fâcher… Mais je ne vous en
veux plus ; … c’est fini. »
Durant cette année 1809, Fontanes, comme Grand-Maître, avait eu à lutter contre toutes
sortes de difficultés et de dégoûts : de perpétuels conflits, soit avec le ministre de
l’intérieur, duquel il se voulait indépendant, soit avec Fourcroy, resté directeur de
l’instruction publique, et qui ne pouvait se faire à l’idée d’abdiquer, allaient rendre
intolérable une situation dans laquelle la bienveillance impériale ne l’entourait plus.
Il offrait vivement sa démission : « D’un côté, écrivait-il, je vois un ministre qui
surveille l’instruction publique, de l’autre un conseiller d’État qui la dirige ; je
cherche la place du Grand-Maître, et je ne la trouve pas. » Il récidiva cette offre
pressante de démission jusqu’à trois fois. La troisième (c’était sans doute après le
voyage de Fontainebleau), l’Empereur lui dit : « Je n’en veux pas, de votre démission ;
s’il y a quelque chose à faire, exposez-le-moi dans un mémoire ; j’en prendrai
connaissance moi-même ; j’y répondrai. » La rentrée ouverte de Fontanes dans les bonnes
grâces du chef aplanit dès lors beaucoup de choses.
Dès septembre 1808, et aussitôt qu’il avait été nommé Grand-Maître, Fontanes avait
songé à faire de l’Université l’asile de bien des hommes honorables et instruits, battus
par la Révolution, soit membres du clergé, soit débris des anciens Ordres, des
Oratoriens, par exemple, pour lesquels il avait conservé une haute idée et une profonde
reconnaissance. Ces noms, suivant lui (et il les présentait de la sorte à l’Empereur),
étaient des garanties pour les familles, des indications manifestes de l’esprit social
et religieux qu’il s’agissait de restaurer. A cette idée générale se joignait chez lui
une inspiration de bonté et d’obligeance infinie pour les personnes, qui faisait dans le
détail sa direction la plus ordinaire. Il penchait donc pour un Conseil de l’Université
très-nombreux, et il aurait voulu tout d’abord en remplir les places avec des noms que
désignaient d’autres services. Ce n’était pas l’avis de l’Empereur, toujours positif et
spécial. Nous possédons là-dessus une précieuse Note, qui rend les paroles mêmes
prononcées par Napoléon dans une conversation avec M. de Fontanes à Saint-Cloud, le
lundi 19 septembre 1808 : nous la reproduisons religieusement. Patience ! Le côté
particulier de la question va vite s’agrandir en même temps que se creuser sous son coup
d’œil. Ce n’est pas seulement de l’administration en grand, c’est de la nature humaine
éclairée par un Machiavel ou un La Rochefoucauld empereur.
« Dans une première formation, tous les esprits diffèrent. Mon opinion est qu’il ne
faut pas nommer pendant plusieurs années les conseillers ordinaires.
« Il faut attendre que l’Université soit organisée comme elle doit l’être.
« Trente conseillers dans une première formation ne produiraient que désordre et
qu’anarchie.
« On a voulu que cette tête opposât une force d’inertie et de résistance aux fausses
doctrines et aux systèmes dangereux.
« Il ne faut donc composer successivement cette tête que d’hommes qui aient parcouru
toute la carrière et qui soient au fait de beaucoup de choses.
« Les premiers choix sont en quelque sorte faits comme on prend des numéros à la
loterie.
« Il ne faut pas s’exposer aux chances du hasard. Dans les premières séances d’un
Conseil ainsi nommé, je le répète, tous les esprits diffèrent ; chacun apporte sa
théorie et non son expérience.
« On ne peut être bon conseiller qu’après une carrière faite.
« C’est pourquoi j’ai fait moi-même voyager mes conseillers d’État avant de les fixer
auprès de moi. Je leur ai fait amasser beaucoup d’observations diverses avant d’écouter
les leurs.
« Les inspecteurs, dans ce moment, sont donc vos ouvriers les plus essentiels. C’est
par eux que vous pouvez voir et toucher toute votre machine. Ils rapporteront au Conseil
beaucoup de faits et d’expérience, et c’est là votre grand besoin. Il faut donc les
faire courir à franc étrier dans toute la France, et leur recommander de séjourner au
moins quinze jours dans les grandes villes. Les bons jugements ne sont que la suite
d’examens répétés.
« Souvenez-vous que tous les hommes demandent des places.
« On ne consulte que son besoin, et jamais son talent.
« Peut-être même vingt conseillers ordinaires, c’est beaucoup ; cela compose la tête du
Corps d’éléments hétérogènes. Le véritable esprit de l’Université doit être d’abord dans
le petit nombre. Il ne peut se que peu à peu, que par beaucoup de prudence, de
discrétion et d’efforts persévérants.
« … Fontanes, savez-vous ce que j’admire le plus dans le monde ?… C’est l’impuissance
de la force pour organiser quelque chose.
« Il n’y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l’esprit.
« J’entends par l’esprit les institutions civiles et religieuses… A la longue, le sabre
est toujours battu par l’esprit. »
Est-il besoin de faire ressortir tout ce qu’a de prophétique, dans une telle bouche,
cet aveu, ce cri éclatant, soudain, jeté là comme en post-scriptum,
sans qu’on nous en donne la liaison avec ce qui précède, sans qu’il y ait eu d’autre
liaison peut-être ! vraies paroles d’oracle !
Ô vous tous, Puissants, qui vous croiriez forts sans l’esprit, rappelez-vous toujours
qu’en ses heures de miracle, entre Iéna et Wagram, c’est ainsi que le sabre a parlé139.
M. de Fontanes, en vue des générations survenantes, tendait à faire entrer dans
l’Université l’esprit moral, religieux, conservateur, et la plupart de ses choix furent
en ce sens. Il proposa ainsi M. de Bonald à l’Empereur comme conseiller à vie, et,
durant plus d’un an, il eut à défendre la nomination devant l’Empereur impatient, et
presque contre M. de Bonald lui-même qui ne bougeait de Milhaud. Il eut moins de peine à
faire agréer l’excellent M. Eymery de Saint-Sulpice. Il fit nommer conseiller encore le
Père Ballan, oratorien, son ancien professeur de rhétorique ; M. Desèze, frère du
défenseur de Louis XVI, fut recteur d’académie à Bordeaux. Ces noms en disent assez sur
l’esprit des choix. Ceux de M. de Fontanes n’étaient pas d’ailleurs exclusifs ; sa
bienveillance, par instants quasi naïve, les étendait à plaisir, et lui-même proposa
deux fois à la signature de l’Empereur la nomination de M. Arnault, assez peu
reconnaissant : « Ah ! c’est vous, vous, Fontanes, qui me proposez la nomination
d’Arnault, fit l’Empereur à la seconde insistance ; allons, à la bonne heure140 ! » Quand M. Frayssinous vit interdire ses conférences de
Saint-Sulpice, et se trouva momentanément sans ressources, M. de Fontanes, sur la
demande d’une personne amie, le nomma aussitôt inspecteur de l’Académie de Paris. Sa
générosité n’eut pas même l’idée qu’il pût y avoir inconvénient pour lui-même à venir
ainsi en aide à ceux que l’Empereur frappait. La vie de M. de Fontanes est pleine de ces
traits, et cela rachète amplement quelques faiblesses publiques d’un langage, lequel
encore, si l’on veut bien se reporter au temps, eut toujours ses réserves et sa
décence.
Un jour, à propos des choix trop religieux et royalistes de M. de Fontanes dans
l’Université, l’Empereur le traita un peu rudement devant témoins, comme c’était sa
tactique, puis il le retint seul et lui dit en changeant de ton : « Votre tort, c’est
d’être trop pressé ; vous allez trop vite ; moi, je suis obligé de parler ainsi pour ces
régicides qui m’entourent. Tenez, ce matin, j’ai vu mon architecte ; il est venu me
proposer le plan du Temple de la Gloire. Est-ce que vous croyez que je
veux faire un Temple de la Gloire… ? dans Paris ?… Non, je veux une
église, et dans cette église il y aura une chapelle expiatoire, et l’on y déposera les
restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Mais il me faut du temps, à cause de ces
gens (il disait un autre mot) qui m’entourent. » Je donne les
paroles : les prendra-t-on maintenant pour sincères ? La politique de Bonaparte était
là : tenir en échec les uns par les autres. Le dos tourné à Berlier et au côté de la
Révolution, il jetait ceci à l’adresse de Fontanes et des monarchiens.
En 1811, dans cet intervalle de paix, il s’occupa beaucoup d’Université. Un jour, dans
un conseil présidé par l’Empereur, Fontanes, en présence de conseillers d’État qu’il
jugeait hostiles, eut une prise avec Régnault de Saint-Jean-d’Angély, et il s’emporta
jusqu’à briser une écritoire sur la table du conseil. L’Empereur le congédia
immédiatement : il rentra chez lui, se jugeant perdu et songeant déjà à Vincennes. La
soirée se passa en famille dans des transes extrêmes, dont on n’a plus idée sous les
gouvernements constitutionnels. Mais, fort avant dans la soirée, l’Empereur le fit
mander et lui dit en l’accueillant d’un air tout aimable : « Vous êtes un peu vif, mais
vous n’êtes pas un méchant homme. » — Il se plaisait beaucoup à la conversation de
Fontanes, et il lui avait donné les petites entrées. Trois fois par semaine, le soir,
Fontanes allait causer aux Tuileries. Au retour dans sa famille, quand il racontait la
soirée de tout à l’heure, sa conversation si nette, si pleine de verve, s’animait encore
d’un plus vif éclat141. Il ne pouvait
s’empêcher pourtant de trouver, à travers son admiration, que, dans le potentat de
génie, perçait toujours au fond le soldat qui trône, et il en revenait par comparaison
dans son cœur à ses rêves de Louis XIV et du bon Henri, au souvenir de ces vieux rois
qu’il disait formés d’un sang généreux et doux.
Ce que nous tâchons là de saisir et d’exprimer dans son mélange en pur esprit de
vérité, ce que Napoléon tout le premier sentait et rendait si parfaitement lorsqu’il
écrivait de Fontanes à M. de Bassano : « Il veut de la royauté, mais pas la nôtre : il
aime Louis XIV et ne fait que consentir à nous », la suite des vers qu’on possède
aujourd’hui le dit et l’achève mieux que nous ne pourrions. Car le haut dignitaire de
l’Empire ne cessa jamais d’être poëte, et comme ce berger à la cour, que la fable a
chanté, et à qui il se compare, il eut toujours sa musette cachée pour confidente. Eh
bien ! qu’on lise, qu’on se laisse faire ! l’explication, l’excuse naturelle naîtra.
Dans ses vers, si les griefs exprimés contre Bonaparte restèrent secrets, les éloges,
prodigués tout à côté, ne devinrent pas publics. S’il se garda bien de divulguer l’Ode au Duc d’Enghien, il s’abstint aussi de publier l’Ode
sur les Embellissements de Paris. C’est une consolation pour ceux qui jugent les
éloges de ses discours exagérés, de les retrouver dans ses poésies, où ils ont certes
deux caractères parfaitement nobles, la conviction et le secret. Fontanes, sous son
manteau d’orateur impérial, n’était pas une nature de courtisan et de flatteur, comme on
l’a tant cru et dit. Un jour, l’Empereur lui demandait de lui réciter des vers, il
désirait la pièce sur les Embellissements de Paris dont il avait
entendu parler : Fontanes lui récita des vers de la Grèce sauvée qui
étaient plutôt républicains. — Un affidé de l’Empereur vint un jour et lui dit : « Vous
ne publiez rien depuis longtemps, publiez donc des vers, des vers où il soit question de
l’Empereur : il vous en saurait gré, il vous enverrait 100, 000 francs, je gage ! » Ces
sortes de gratifications étaient d’usage sous l’Empire, et elles ne venaient jamais hors
de propos à cause des frais énormes de représentation qui absorbaient les plus gros
appointements. Fontanes raconta l’insinuation à une personne amie, qui lui dit : « Vous
pourriez publier les vers sur les Embellissements de Paris ; ils sont
faits, et l’éloge porte juste. » — « Oh ! je m’en garderais bien, s’écria-t-il en se
frottant les mains comme un enfant ; ils seraient trop heureux dans les journaux de
pouvoir tomber sur le Grand-Maître en une occasion qui leur serait permise ! » — Il ne
publia donc pas les Embellissements de Paris, mais il fit imprimer les
Stances à M. de Chateaubriand, lequel était peu en agréable odeur142.
Au milieu des affaires et de tant de soins, Fontanes pensait toujours aux vers ; la
paresse chez lui, en partie réelle, était aussi, en partie, une réponse commode et un
prétexte : il travaillait là-dessous. A diverses reprises, avant ses grandeurs, il avait
songé à recueillir et à publier ses œuvres éparses ; il s’en était occupé en 89, en 96,
et de nouveau en 1800. Les volumes même ont été vus alors tout imprimés entre ses
mains ; mais un scrupule le saisit : il les retint, puis les fit détruire. Si ce fut par
pressentiment de sa fortune politique, bien lui en prit. Il n’eût peut-être jamais été
Grand-Maître, s’il eût paru poëte autant qu’il l’était. Son beau nom littéraire le
servit mieux, sans trop de pièces à l’appui.
Son poëme de la Grèce sauvée, qu’il avait poussé si vivement durant
les années de la proscription, ne lui tenait pas moins à cœur dans les embarras de sa
vie nouvelle. Forcé de renoncer à une gloire poétique plus prochaine par des
publications courantes, il se rejetait en imagination vers la grande gloire, vers la
haute palme des Virgile et des Homère, et y fondait son recours. Il parlait sans cesse,
dans l’intimité, de ce poëme qu’il avait fait, presque fait, disait-il ; — qu’il faisait
toujours ! Il en hasardait parfois des fragments à l’Institut. Il en expliquait à ses
amis le plan, par malheur trop peu fixé dans leur mémoire. Une fois, après avoir passé
six semaines presque sans interruption à Courbevoie, il écrivit à une personne amie d’y
venir, si elle avait un moment : celle-ci accourut. Fontanes lui lut un chant tout
entier terminé. Comme c’était au matin et qu’il n’était ni coiffé ni poudré, sa tête
parut plus dépouillée de cheveux, et on le lui dit : « Oh ! répondit Fontanes, j’en ai
encore perdu depuis quinze jours ; quand je travaille, ma tête
fume ! » Contraste à relever entre ce feu poétique ardent et ce que de loin on
s’est figuré de la veine pure et un peu froide de Fontanes ! — Fontanes avait
l’imagination vive, ardente, primesautière, sous son talent poétique
élégant, comme, sous son habileté d’orateur et sa dignité de représentation, il avait
une inexpérience d’enfant en beaucoup de choses, une vraie bonhomie et candeur et mène
brusquerie de caractère, le contraire du compassé, comme encore il avait de l’épicurien
tout à côté de son respect religieux et de son affection chrétienne ; il était plein de
ces contrastes, le tout formant quelque chose de naïf et de bien sincère.
En composant il n’écrivait jamais ; il attendait que l’œuvre poétique fût achevée et
parachevée dans sa tête, et encore il la retenait ainsi en perfection sans la confier au
papier. Ses brouillons, quand il s’y décidait, restaient informes, et ce qu’on a de
manuscrits n’est le plus souvent qu’une dictée faite par lui à des amis, et sur leur
instante prière ; plusieurs de ses ouvrages n’ont jamais été écrits de sa main. Je ne
connaissais Fontanes que d’après les quelques vers d’ordinaire reproduits, et je me
rappelle encore mon impression étonnée lorsque j’entendis, pour la première fois, ses
odes inédites et d’éloquentes tirades de la Grèce sauvée, récitées de
mémoire, après des années, par une bouche amie et admiratrice, comme par un rhapsode
passionné. Cette dernière tentative des épopées classiques élégantes et polies
m’arrivait oralement et toute vive, un peu comme s’il se fût agi, avant Pisistrate, d’un
antique chant d’Homère.
On s’explique pourtant ainsi comment il a dû se perdre bien des portions de la Grèce sauvée. Et puis, dans son imagination volontiers riante et
prompte, Fontanes se figurait peut-être en avoir achevé plus de chants qu’il n’en tenait
en effet. La manière de travailler, dans l’école classique, ressemblait assez, il faut
le dire, à la toile de Pénélope : on défaisait, on refaisait sans cesse ; on
s’attardait, on s’oubliait aux variantes, au lieu de pousser en avant.
On a réparé cela depuis : les immenses poèmes humanitaires gagnent aujourd’hui de
vitesse les simples odes d’autrefois. Quoique les idées sur l’épopée proprement dite et
régulière aient fort mûri dans ces derniers temps, et quoique le résultat le plus net de
tant de dissertations et d’études soit apparemment qu’il n’en faut plus faire, on a fort
à regretter que Fontanes n’ait pas donné son dernier mot dans ce genre épique virgilien.
Les beautés mâles et chastes qui marquent son second chant sur Sparte et Léonidas, les
beautés mythologiques, mystiques et magnifiquement religieuses du huitième chant, sur
l’initiation de Thémistocle aux fêtes d’Éleusis, se seraient reproduites et variées en
plus d’un endroit. Mais, telle qu’elle est, cette époque inachevée renouvelle le sort et
le naufrage de tant d’autres. Elle est allée rejoindre, dans les limbes littéraires, les
poèmes persiques de Simonide de Céos, de Chœrilus de Samos143 . De longue main, Eschyle, dans ses Perses, y a
pourvu : c’est lui qui a fait là, une fois pour toutes, l’épopée de Salamine.
Properce, s’adressant en son temps au poëte Ponticus, qui faisait une Thébaide et
visait au laurier d’Homère, lui disait (liv. I, élég. vii) :
ce que je traduis ainsi : « Ô Ponticus ! qui seras, j’en réponds, un autre Homère, pour peu que les destins te laissent achever tes grands vers ! » Et
Properce oppose, non sans malice, ses modestes élégies qui prennent les devants pour
plus de sûreté, et gagnent les cœurs.
Par bonheur, ici, Fontanes est à la fois le Properce et le Ponticus. Bien qu’on n’ait
pas retrouvé les quatre livres d’odes dont il parlait à un ami un an avant sa mort, il
en a laissé une suffisante quantité de belles, de sévères, et surtout de charmantes. Il
peut se consoler par ses petits vers, comme Properce, de l’épopée qu’il n’a pas plus
achevée que Ponticus. Quatre ou cinq des sonnets de Pétrarque me font parfaitement
oublier s’il a terminé ou non son Afrique.
Un jour donc que, sur sa terrasse de Courbevoie, Fontanes avait tenté vainement de se
remettre au grand poëme, il se rabat à la muse d’Horace ; et, comme il n’est pas plus
heureux cette seconde fois que la première, il se plaint doucement à un pêcheur qu’il
voit revenir de sa poche, les mains vides aussi :
Ainsi, au moment où il dit que la muse d’Horace le fuit, il la ressaisit et la fixe
dans l’ode la plus gracieuse. Il dit qu’il ne prend rien, et la manière dont il le dit
devient à l’instant cette fine perle qu’il a l’air de ne plus chercher. De même, dans
une autre petite ode exquise, lorsqu’au lieu de se plaindre, cette fois, de son
rien-faire, il s’en console en le savourant :
Je ne fais rien
, et le jour
passe ;
Mais ne peut-on pas lui dire comme à Titus : Il n’est pas perdu, ô Poëte, le jour où tu
as dit si bien que tu le perdais !
Dans l’ode au Pêcheur, un trait touchant et délicat sur lequel je
reviens, c’est le faible don que le poëte déçu donne à son pauvre
semblable, plus déçu que lui : cette obole doit leur porter bonheur à tous deux. Cet
accent du cœur dénote dans le poëte ce qui était dans tout l’homme chez Fontanes, une
inépuisable humanité, une facilité plutôt extrême. Jamais il ne laissa une lettre de
pauvre solliciteur sans y répondre ; et il n’y répondait pas seulement par un faible
don, comme on fait trop souvent en se croyant quitte : il y répondait de sa main avec
une délicatesse, un raffinement de bonté : haud ignara mali. — On
aime, dans un poëte virgilien, à entremêler ces considérations au talent, à les en
croire voisines.
Les petites pièces délicieuses, à la façon d’Horace, nous semblent le plus précieux, le
plus sûr de l’héritage poétique de Fontanes. Elles sont la plupart datées de Courbevoie,
son Tibur : moins en faveur (somme toute et malgré le pardon de Fontainebleau) depuis
1809144, plus libre par conséquent
de ses heures, il y courait souvent et y faisait des séjours de plus en plus goûtés. Les
Stances à une jeune Anglaise, qui se rapportaient à un bien ancien
souvenir, ne lui sont peut-être venues que là, dans cette veine heureuse. Pureté,
sentiment, discrétion, tout en fait un petit chef-d’œuvre, à qui il ne manque que de
nous être arrivé par l’antiquité. C’est comme une figure grecque, à lignes extrêmement
simples, une virginale esquisse de la Vénusté ou de la Pudeur, à peine tracée dans
l’agate par la main de Pyrgotèle. IL en faut dire autant de l’ode : Où
vas-tu, jeune Beauté ? Tout y est d’un Anacréon chaste, sobre et attendri.
Fontanes aimait à la réciter aux nouvelles mariées, lorsqu’elles se hasardaient à lui
demander des vers :
Dans cette adorable pièce, comme le rhythme sert bien l’intention, et tout à la fois
exprime le malin, le tendre et le mélancolique ! Comme cette strophe de neuf vers déjoue
à temps et dérobe vers la fin la majesté de la strophe de dix, et la piquant, l’excitant
d’une rime redoublée, la tourne soudain et l’incline d’une chute aimable à la grâce !
Fontanes sentait tout le prix du rhythme ; il le variait curieusement, il l’inventait.
Dans la touchante pièce intitulée Mon Anniversaire
145, il fait une strophe exprès conforme à la marche attristée, résignée
et finalement tombante de sa pensée. Il aimait à employer ce rhythme de cinq vers de dix
syllabes, depuis si cher à Lamartine, et qui n’avait qu’à peine été traité encore, soit
au xviie
siècle146, soit même au xvie
. Sur les
rimes, il a les idées les plus justes ; il en aime la richesse, mais sans recherche
opiniâtre : « Une affectation continue de rimes trop fortes et trop marquées donnerait,
pense-t-il147,
une pesante uniformité à la chute de tous les vers. » On dirait qu’il entend de loin
venir cette strophe magnifique et formidable, trop pareille au guerrier du Moyen Age qui
marche tout armé et en qui tout sonne. En garde contre le relâchement de Voltaire, il
est, lui, pour l’excellent goût de Racine et de Boileau, qui font naître
une harmonie variée d’un adroit mélange de rimes, tantôt riches et tantôt
exactes. André Chénier sur ce point ne pratique pas mieux.
A Courbevoie, dans un petit cabinet au fond du grand, il y avait le boudoir du poëte,
le lectulus des anciens : tout y était simple et brillant (simplex munditiis). Les murs se décoraient d’un lambris en bois des
îles, espèce de luxe alors dans sa nouveauté. Une glace sans tain
faisait porte au grand cabinet ; la fenêtre donnait sur les jardins, et la vue libre
allait à l’horizon saisir les flèches élancées de l’abbaye de Saint-Denis. En face d’un
canapé, seul meuble du gracieux réduit, se trouvait un buste de Vénus : elle était là,
l’antique et jeune déesse, pour sourire au nonchalant lecteur quand il posait son Horace
au Donec gratus eram, quand il reprenait son Platon entr’ouvert à
quelque page du Banquet. Or, une fois par semaine, le dimanche,
M. de Fontanes avait à dîner l’Université, recteurs, conseillers, professeurs, et il
faisait admirer sa vue, il ouvrait sans façon le pudique boudoir. Mais le buste de
Vénus ! et dans le cabinet d’un Grand-Maître ! Quelques-uns, vieux ou jeunes, encore
jansénistes ou déjà doctrinaires, se scandalisèrent tout bas, et on le lui redit. De là
sa petite ode enchantée :
Que je t’ai dus dans mes
beaux jours
.
Nous saisissons sur le fait la contradiction naïve chez Fontanes : le lendemain de
cette ode toute grecque, il retrouvait les tons chrétiens les plus sérieux, les mieux
sentis, en déplorant avec M. de Bonald la Société sans Religion
148. Je l’ai dit, l’épicurien dans le poëte était tout
à côté du chrétien, et cela si naturellement, si bonnement ! il y a en lui du La
Fontaine. Ce cabinet favori nous représente bien sa double vue d’imagination : tout près
le buste de Vénus, là-bas les clochers de Saint-Denis !
Ce parfum de simplicité grecque, cet de grâce, antique, qu’on respire dans
quelques petites odes de Fontanes, le rapproche-t-il d’André Chénier ? Ce dernier a,
certes, plus de puissance et de hardiesse que Fontanes, plus de nouveauté dans son
retour vers l’antique ; il sait mieux la Grèce, et il la pratique plus avant dans ses
vallons retirés ou sur ses sauvages sommets. Mais André Chénier, en sa fréquentation
méditée, et jusqu’en sa plus libre et sa plus charmante allure, a du studieux à la fois
et de l’étrange ; il sait ce qu’il fait, et il le veut ; son effort d’artiste se marque
même dans son triomphe. Au contraire, dans le petit nombre de pièces par lesquelles il
rappelle l’idée de la beauté grecque (les stances à une jeune
Anglaise, l’ode à une jeune Beauté, au Buste de Vénus, au
Pécheur), Fontanes n’a pas trace d’effort ni de ressouvenir ; il a, comme dans la
Grèce du meilleur temps, l’extrême simplicité de la ligne, l’oubli du tour, quelque
chose d’exquis et en même temps d’infiniment léger dans le parfum. Par ces cinq ou six
petites fleurs, il est attique comme sous Xénophon, et pas du tout d’Alexandrie. Si,
dans la comparaison avec Chénier à l’endroit de la Grèce, Fontanes n’a que cet avantage,
on en remarquera du moins la rare qualité. Il y a pourtant des endroits où il s’essaye
directement, lui aussi, à l’imitation de la forme antique : il y réussit dans l’ode au jeune Pâtre, et dans quelques autres. Mais les habitudes du style
poétique du xviiie
et même du xviie
siècle, familières à Fontanes, vont mal avec cette tournure hardie,
avec ce relief heureux et rajeunissant, ici nécessaire, qu’André Chénier possède si bien
et qu’atteignit même Ronsard.
Malgré tout, je veux citer comme un bel échantillon du succès de Fontanes dans cette
inspiration directe et imprévue de l’antique à travers le plein goût de xviiie
siècle, la fin d’une ode contre
l’Inconstance, qu’une convenance rigoureuse a fait retrancher à sa place dans la
série des œuvres : Cette petite pièce est de 89. Le poëte se suppose dans la situation
de Jupiter, qui, après maint volage égarement, revient toujours à Junon. En citant, je
me place donc avec lui au pied de l’Ida, et le plus que je puis sous le nuage
d’Homère :
La galanterie spirituelle et vive de Parny, et sa mythologie de Cythère, n’avaient
guère accoutumé la muse légère du xviiie
siècle à cette
plénitude de ton, à cette richesse d’accent. Au sein d’un Zéphyr qui semblait sortir
d’une toile de Watteau, on sent tout d’un coup une bouffée d’Homère :
Fontanes avait aussi ses retours d’Hésiode : il vient de peindre la Vénus-Junon ; il n’a pas moins rendu, dans un sentiment bien richement antique,
la Vénus-Cérès, si l’on peut ainsi la nommer ; c’est au huitième chant
de la Grèce sauvée :
Ce sont là de ces beautés primitives, abondantes, dignes d’Ascrée, comme Lucrèce les
retrouvait dans ses plus beaux vers : l’image demi-nue conserve chasteté et
grandeur.
Vers 1812, Fontanes vieillissant, et enfin résigné à vieillir, eut dans le talent un
retour de séve verdissante et comme une seconde jeunesse :
Ces années du déclin de la vie lui furent des saisons de progrès poétique et de
fertilité dans la production : signe certain d’une nature qui est forte à sa manière.
Qu’on lise son ode sur la Vieillesse : il y a exprimé le sentiment
d’une calme et fructueuse abondance dans une strophe toute pleine et comme toute
savoureuse de cette douce maturité :
S’il n’a pas plus laissé, il en faut moins accuser sa facilité, au fond, qui était
grande, que sa main trop discrète et sa vue des
choses volontiers découragée. Ce qui met M. de Fontanes au-dessus et à part de cette
époque littéraire de l’Empire, c’est moins la puissance que la qualité de son talent,
surtout la qualité de son goût, de son esprit ; et par là il était plus aisément retenu,
dégoûté, qu’excité. On le voit exprimer en maint endroit le peu de cas qu’il faisait de
la littérature qui l’environnait. Sous Napoléon, il regrette qu’il n’y ait eu que des
Chérile comme sous Alexandre ; sous les descendants de Henri IV, il regrette qu’il n’y
ait plus, de Malherbe : cette plainte lui échappe une dernière fois dans sa dernière
ode. Dans celle qu’il a expressément lancée contre la littérature de 1812, il ne trouve
rien de mieux pour lui que d’être un Silius, c’est-à-dire un adorateur respectueux, et à
distance, du culte virgilien et racinien qui se perd. Les soi-disant classiques et
vengeurs du grand Siècle le suffoquent ; Geoffroy, dans ses injures contre Voltaire et
sa grossièreté foncière de cuistre, ne lui paraît, avec raison, qu’un violateur de plus.
Cette idée de décadence, si habituelle et si essentielle chez lui, honore plus son goût
qu’elle ne condamne sa sagacité ; et si elle ne le rapproche pas précisément de la
littérature qui a suivi, elle le sépare, avec distinction de celle d’alors, dans
laquelle il n’excepté hautement que le chantre de Cymodocée.
Je ne puis m’empêcher, en cherchant dans notre histoire littéraire quelque rôle
analogue au sien, de nommer d’abord le cardinal Du Perron. En effet, Du Perron aussi,
poète d’une école finissante (de celle de Des Portes), eut le mérite et la générosité
d’apprécier le chef naissant d’une école nouvelle, et, le premier, il introduisit
Malherbe près de Henri IV. Bayle a appelé Du Perron le procureur-général du Parnasse de
son temps, comme qui dirait aujourd’hui le maître des cérémonies de la littérature.
Fontanes, dont on a dit quelque chose de pareil, lui ressemblait par son vif amour pour
ce qu’on appelait encore tes Lettres, par sa bienveillance active qui le faisait
promoteur des jeunes talents. C’est ainsi qu’il distingua avec bonheur et produisit la
précocité brillante de M. Villemain. M. Guizot lui-même, qui commençait gravement à
percer, lui dut sa première chaire149. Du
Perron, comme Fontanes, était en son temps un oracle souvent cité, un poëte rare et plus
regretté que lu ; après avoir brillé par des essais trop épars, lui aussi il parut à un
certain moment quitter la poésie pour les hautes dignités et la représentation
officielle du goût à la cour. Il est vrai que Fontanes, Grand-Maître, n’écrivit pas de
gros traités sur l’Eucharistie, et qu’il lui manque, pour plus de rapport avec Du
Perron, d’avoir été cardinal comme l’abbé Maury. Celui-ci même semble s’être
véritablement chargé de certains contrastes beaucoup moins dignes de ressemblance.
Pourtant il y a cela encore entre l’hôte de Bagnolet et celui de Courbevoie, que la
légèreté profane et connue de quelques-uns de leurs vers ne nuisit point à la chaleur de
leurs manifestations chrétiennes et catholiques. Le cardinal Du Perron avait, dans sa
jeunesse, écrit de tendres vers, tels que ceux-ci, à une infidèle :
Et le théologien vieilli, en les relisant avec pleurs, regrettait aussi, je le crains,
la Déesse aux douces amertumes :
ce qui revient à l’ode de Fontanes :
Que je t’ai dus dans mes
beaux jours
.
Mais c’est bien assez pousser ce parallèle pour ceux qui ont un peu oublié Du Perron.
Pour ceux qui s’en souviendraient trop, ne fermons pas sans rompre. Le Courbevoie de
Fontanes se décorait de décence, s’ennoblissait par un certain air de voisinage avec le
séjour de Rollin, par un certain culte purifiant des hôtes de Bâville, de Vignai et de
Fresne.
Plus loin encore que Du Perron, et à l’extrémité de notre horizon littéraire, je ne
fais qu’indiquer comme analogue de Fontanes pour cette manière de rôle intermédiaire,
Mellin de Saint-Gelais, élégant et sobre poète, armé de goût, qui, le dernier de l’école
de Marot, sut se faire respecter de celle de Ronsard, et se maintint dans un fort grand
état de considération à la cour de Henri II.
M. Villemain, d’abord disciple de M. de Fontanes dans la critique qu’il devait bientôt
rajeunir et renouveler, l’allait visiter quelquefois dans ces années 1812 et 1813. La
chute désormais trop évidente de l’Empire, l’incertitude de ce qui suivrait,
redoublaient dans l’âme de M. de Fontanes les tristesses et les rêveries du déclin :
Sous le lent nuage sombre, l’entretien délicat et vif n’était que plus doux.
M. de Fontanes avait souvent passé sa journée à relire quelque beau passage de Lucrèce
et de Virgile ; à noter sur les pages blanches intercalées dans chacun de ses volumes
favoris quelques réflexions plutôt morales que philologiques, quelques essais de
traduction fidèle : « J’ai travaillé ce matin, disait-il ; ces vers de Virgile, vous
savez :
Et varios ponit fœtus autumnus, et alte Milis in apricis coquitur vindemia saxis ;
« ces vers-là ne me plaisent pas dans Delille : les côtes vineuses, les
grappes paresseuses ; voici qui est mieux, je crois :
Et des derniers soleils la chaleur affaiblie Sur les coteaux voisins cuit la grappe
amollie. »
Il cherchait par ces sons en i (cuit la grappe amollie) à rendre l’effet mûrissant des
désinences en is du latin. Sa matinée s’était passée de la sorte sur cette douce note
virgilienne, dans cet épicuréisme du goût. Ou bien, la serpe en main, soignant ses
arbustes et ses fleurs, il avait peut-être redit, refait en vingt façons ces deux vers
de sa Maison rustique :
et ce dernier vers enfin, avec ses r si bien redoublés et rapprochés, lui avait, à son
gré, paru sourire.
Ou encore, dans ce verger baigné de la Seine, au bruit de la vague expirante, il avait
exprimé amoureusement, comme d’un seul soupir, la muse de l’antique idylle, Enflant près
de l’Alphée une flûte docile ; et ce doux souffle divinement trouvé lui avait empli
l’âme et l’oreille presque tout un jour, comme tel vers du Lutrin à Boileau151.
Insensiblement on parlait des choses publiques. M. Villemain avait été chargé d’un
Éloge de Duroc qui devait le produire près de l’Empereur. Il s’y trouvait un portrait de
l’aide de camp, piquant, rapide, brillamment enlevé ; l’autre jour le délicieux causeur,
avec une pointe de raillerie, nous le récitait encore ; rien que ce portrait-là portait
avec lui toute une fortune sous l’Empire ; mais y avait-il encore un Empire ? Et si
M. Villemain, qui déjà, dans sa curiosité éveillée, lisait Pitt, Fox, venait à en
parler, et se rejetait à l’espoir d’un gouvernement libre et débattu, comme en
Angleterre : « Allons, allons, lui disait M. de Fontanes, vous vous gâterez le goût avec
toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouvernement représentatif ? Bédoch vous
passerait ! » Mot charmant, dont une moitié au moins reste plus vraie qu’on n’ose le
dire ! N’est-ce pas surtout dans les gouvernements de majorité, si excellents à la
longue pour les garanties et les intérêts, que le goût souffre et que les
délicats sont malheureux ?
La parole vive, spirituelle, brillante, y a son jeu, son succès, je le sais bien ;
mais, tout à côté, la parole pesante y a son poids. Qu’y faire ? On ne peut tout unir.
On avance beaucoup sur plusieurs points, on perd sur un autre ; l’utile dominant se
passe aisément du fin, et le Bédoch (puisque Bédoch il y a) ne se marie que de loin avec
le Louis XIV.
Nous en conviendrons d’ailleurs, M. de Fontanes n’aimait point assez sans doute les
difficultés des choses ; il n’en avait pas la patience : et l’on doit regretter pour son
beau talent de prose qu’il ne l’ait jamais appliqué à quelque grand sujet approfondi.
L’Histoire de Louis XI qu’il avait commencée est restée imparfaite ;
une Histoire de France, dont il parlait beaucoup, n’a guère été qu’un
projet. Lui-même cite quelque part Montesquieu, lequel, à propos des lois ripuaires,
visigothes et bourguignonnes, dont il débrouille le chaos, se compare à Saturne, qui dévore des pierres. L’estomac de son esprit, à lui, n’était pas de
cette force-là. Son ami Joubert, en le conviant un peu naïvement à la lecture de
Marculphe, avait soin toutefois de ne lui conseiller que la préface. Son imagination
l’avait fait, avant tout, poëte, c’est-à-dire volage.
On est curieux de savoir, dans ce rôle important et prolongé de Fontanes au sein de la
littérature, soit avant 89, soit depuis 1800, quelle était sa relation précise avec
Delille. Était-il disciple, était-il rival ? — Ayant débuté en 1780, c’est-à-dire dix
ans après le traducteur des Géorgiques, Fontanes le considérait comme maître, et en
toute occasion il lui marqua une respectueuse déférence. Mais il est aisé de sentir
qu’il le loue plus qu’il ne l’adopte, et que, depuis la traduction des Géorgiques, il le
juge en relâchement de goût. D’ailleurs, il appuya l’Homme des Champs dans le
Mercure152 ; lorsqu’il s’agit de
rétablir l’absent boudeur sur la liste de l’Institut, il prit sur lui de faire la
démarche, et, sans avoir consulté Delille, il se porta garant de son acceptation. Les
choses entre eux en restèrent là, dans une mesure parfaitement décente, plus froide
pourtant que ces témoignages ne donneraient à penser. Delille n’avait qu’un médiocre
empressement vers Fontanes. En poésie et en art, on est dispensé d’aimer ses héritiers
présomptifs, et Fontanes a pu parfois sembler à Delille un héritier collatéral, qui
aurait été quelque peu un assassin, si l’indolent avait voulu. Mais sa poésie craignait
le public et la vitre des libraires plus encore que celle du brillant descriptif ne les
cherchait.
On peut se faire aujourd’hui une autre question dont nul ne s’avisait dans le temps :
Quelle fut la relation de Fontanes à Millevoye ? — Fontanes est un maître, Millevoye
n’est qu’un élève. Venu aux Écoles centrales peu après que la proscription de Fructidor
en eut éloigné Fontanes, Millevoye ne put avoir avec lui que des rapports tout à fait
rares et inégaux. Mais la considération, qui est tant pour les contemporains, compte
bien peu pour la postérité ; celle-ci ne voit que les restes du talent ; en récitant la Chute des Feuilles, elle songe au Jour des Morts,
et elle marie les noms.
Millevoye n’eût jamais été pour personne un héritier présomptif bien vivace et bien
dangereux : mais Lamartine naissant !… qu’en pensa Fontanes ? Il eut le temps, avant de
mourir, de lire les premières Méditations : je doute qu’il se soit
donné celui de les apprécier. Dénué de tout sentiment jaloux, il avait ses idées
très-arrêtées en poésie française et très-négatives sur l’avenir. Il admettait la
régénération par la prose de Chateaubriand, point par les vers : « Tous les
vers sont faits, répétait-il souvent avec une sorte de dépit involontaire, tous les vers sont faits ! » c’est-à-dire il n’y a plus à en faire après
Racine. Il s’était trop redit cela de bonne heure à lui-même dans sa modestie pour ne
pas avoir quelque droit, en finissant, de le redire sur d’autres dans son
impatience.
Mais nous avons anticipé. Les événements de 1813 remirent politiquement en évidence
M. de Fontanes. Au Sénat où il siégeait depuis sa sortie du Corps législatif, il fut
chargé, d’après le désir connu de l’Empereur, du rapport sur l’état des négociations
entamées avec les puissances coalisées, et sur la rupture de ce qu’on appelle les
Conférences de Châtillon. C’était la première fois que Napoléon consultait ou faisait
semblant. Le rapport concluait, après examen des pièces, en invoquant la paix, en la
déclarant possible et dans les intentions de l’Empereur, mais à la fois en faisant appel
à un dernier élan militaire pour l’accélérer. Ceux qui avaient toujours présent le
discours de 1808 au Corps législatif, ceux qui, en dernier lieu, partageaient les
sentiments de résistance exprimés concurremment par M. Lainé, purent trouver ce langage
faible : Bonaparte dut le trouver un peu froid et bien mêlé d’invocations à la paix :
dans le temps, en général, il parut digne153. 1814 arriva avec ses désastres. M. de Fontanes souffrait
beaucoup de cet abaissement de nos armes ; il n’aimait guère plus voir en France les
cocardes que la littérature d’outre-Rhin154. Sa conduite dans tout ce qui va suivre fut
celle d’un homme honnête, modéré, qui cède, mais qui cède au sentiment, jamais au
calcul.
Il avait, je l’ai dit, un grand fonds d’idées monarchiques, une horreur invincible de
l’anarchie, un amour de l’ordre, de la stabilité presque à tout prix, et de quelque part
qu’elle vînt. Le premier article de sa charte était dans Homère :
Il disait volontiers comme ce sage satrape dans Hérodote : Puissent les
ennemis des Perses user de la démocratie ! Il croyait cela vrai des grands États
modernes, même des États anciens et de ces républiques grecques qui n’avaient acquis,
selon lui, une grande gloire que dans les moments où elles avaient été gouvernées comme
monarchiquement sous un seul chef, Miltiade, Cimon, Thémistocle, Périclès. Mais, ce
point essentiel posé, le reste avait moins de suite chez lui et variait au gré d’une
imagination aisément enthousiaste ou effarouchée, que, par bonheur, fixait en définitive
l’influence de la famille. La réputation officielle ment souvent ; il l’a remarqué
lui-même, et cela peut surtout s’appliquer à lui. Ce serait une illusion de perspective
que de faire de M. de Fontanes un politique : encore un coup, c’était un poète au fond.
Son dessous de cartes, le voulez-vous savoir ? comme disait
M. de Pomponne de l’amour de madame de Sévigné pour sa fille. En 1805, président du
Corps législatif, il ne s’occupe en voyage que du poëme des Pyrénées
et des Stances à l’ancien manoir de ses pères. En 1815, président du Collége électoral à
Niort, il fait les Stances à la fontaine Du Vivier et aux mânes de son frère. Voilà le
dessous de cartes découvert : peu de politiques en pourraient
laisser voir autant.
En 1814, au Sénat, il signa la déchéance, mais ce ne fut qu’avec une vive émotion, et
en prenant beaucoup sur lui ; il fallut que M. de Talleyrand le tînt quelque temps à
part, et, par les raisons de salut public, le décidât. On l’a accusé, je ne sais sur
quel fondement, d’avoir rédigé l’acte même de déchéance, et je n’en crois rien155. Mais il n’en est peut-être pas ainsi d’autres actes importants et
mémorables d’alors, sous lesquels il y aurait lieu à meilleur droit, et sans avoir
besoin d’apologie, d’entrevoir la plume de M. de Fontanes. Cela se conçoit : il était
connu par sa propriété de plume et sa mesure ; on s’adressait à lui presque
nécessairement, et il rendait à la politique, dans cette crise, des services de
littérateur, services anonymes, inoffensifs, désintéressés, et auxquels il n’attachait
lui-même aucune importance. Mais voici à ce propos une vieille histoire.
On était en 1778 ; deux beaux-esprits qui voulaient percer, M. d’Oigny et
M. de Murville, concouraient pour le prix de vers à l’Académie française. Quelques jours
avant le terme de clôture fixé pour la réception des pièces, M. d’Oigny va trouver
M. de Fontanes et lui dit : « Je concours pour le prix, mais ma pièce n’est pas encore
faite, il y manque une soixantaine de vers ; je n’ai pas le temps, faites-les-moi. » Et
M. de Fontanes les lui fît. M. de Murville, sachant cela, accourt à son tour vers
M. de Fontanes : « Ne me refusez pas, je vous en prie, le même service. » Et le service
ne fut pas refusé. On ajoute que les passages des deux pièces, que cita avec éloge
l’Académie, tombèrent juste aux vers de Fontanes.
Ce que M. de Fontanes, poëte, était en 1778, il l’était encore en 1814 et 1815 ;
l’anecdote, au besoin, peut servir de clef156. — Les sentiments, en tout temps publiés ou consignés dans ses
vers, font foi de la sincérité avec laquelle, au milieu de ses regrets, il dut
accueillir le retour de la race de Henri IV. Encore Grand-Maître lors de la distribution
des prix de 1814, il put, dans son discours, avec un côté de vérité qui devenait la plus
habile transition, expliquer ainsi l’esprit de l’Université sous l’Empire : « Resserrée
dans ses fonctions modestes, elle n’avait point le droit de juger les actes politiques ;
mais les vraies notions du juste et de l’injuste étaient déposées dans ces ouvrages
immortels dont elle interprétait les maximes. Quand le caractère et les sentiments
français pouvaient s’altérer de plus en plus par un mélange étranger, elle faisait lire
les auteurs qui les rappellent avec le plus de grâce et d’énergie. L’auteur du Télémaque et Massillon prêchaient éloquemment ce qu’elle était obligée
de taire devant le Génie des conquêtes, impatient de tout perdre et de se perdre
lui-même dans l’excès de sa propre ambition. En rétablissant ainsi l’antiquité des
doctrines littéraires, elle a fait assez voir, non sans quelque péril pour elle-même, sa
prédilection pour l’antiquité des doctrines politiques.
Elle s’honore même des ménagements nécessaires qu’elle a dû garder pour l’intérêt de la
génération naissante ; et, sans insulter ce qui vient de disparaître, elle accueille
avec enthousiasme ce qui nous est rendu. »
Mais, en parlant ainsi, le Grand-Maître était déjà dans l’apologie et sur la
défensive ; les attaques, en effet, pleuvaient de tous côtés. Nous avons sous les yeux
des brochures ultra-royalistes publiées à cette date, et dans lesquelles il n’est tenu
aucun compte à M. de Fontanes de ses efforts constamment religieux et même monarchiques
au sein de l’Université. Enfin, le 17 février 1815, une ordonnance émanée du ministère
Montesquieu détruisit l’Université impériale, et, dans la réorganisation qu’on y
substituait, M. de Fontanes était évincé. Il l’était toutefois avec égard et
dédommagement ; on y rendait hommage, dans le préambule, aux hommes qui avaient sauvé
les bonnes doctrines au sein de l’enseignement impérial, et qui avaient su le diriger
souvent contre le but même de son institution.
L’ordonnance fut promulguée le 21 février, et Napoléon débarquait le 5 mars. Il
s’occupait de tout à l’île d’Elbe, et n’avait pas perdu de vue M. de Fontanes. En
passant à Grenoble, il y reçut les autorités, et le Corps académique qui en faisait
partie ; il dit à chacun son mot, et au recteur il parla de l’Université et du
Grand-Maître : — « Mais, Sire, répondit le recteur, on a détruit votre ouvrage, on nous
a enlevé M. de Fontanes » ; et il raconta l’ordonnance récente. — « Eh bien ! dit
Napoléon pour le faire parler, et peut-être aussi n’ayant pas une très-haute idée de son
Grand-Maître comme administrateur, vous ne devez pas le regretter beaucoup,
M. de Fontanes : un poëte, à la tête de l’Université ! » Mais le recteur se répandit en
éloges157. Napoléon
crut volontiers que M. de Fontanes, frappé d’hier et mécontent, viendrait à lui.
Installé aux Tuileries, il songea à son absence ; il en parla. Une personne intimement
liée avec M. de Fontanes fut autorisée à l’aller trouver et à lui dire : « Faites une
visite aux Tuileries, vous y serez bien reçu, et le lendemain vous verrez votre
réintégration dans le Moniteur. » — « Non, répondit-il en se
promenant avec agitation : non, je n’irai pas. On m’a dit courtisan, je ne le suis pas.
A mon âge, … toujours aller de César à Pompée, et de Pompée à César, c’est
impossible ! » — Et, dès qu’il le put, il partit en poste pour échapper plus sûrement au
danger du voisinage. Il n’alla pas à Gand, c’eût été un parti trop violent, et qu’il
n’avait pas pris d’abord : mais il voyagea en Normandie, revit les Andelys, la forêt de
Navarre, regretta sa jeunesse, et ne revint que lorsque les Cent-Jours étaient trop
avancés pour qu’on fît attention à lui. Toute cette conduite doit sembler d’autant plus
délicate, d’autant plus naturellement noble, que, sans compter son grief récent contre
le Gouvernement déchu, son imagination avait été de nouveau séduite par le miracle du
retour ; et comme quelqu’un devant lui s’écriait, en apprenant l’entrée à Grenoble ou à
Lyon : « Mais c’est effroyable ! c’est abominable ! » — « Eh ! oui, avait-il riposté, et
ce qu’il y a de pis, c’est que c’est admirable ! »
Nous avons franchi les endroits les plus difficiles de la vie politique de
M. de Fontanes, et nous avons cherché surtout à expliquer l’homme, à retrouver le poëte
dans le personnage, sans altérer ni flatter. La pente qui nous reste n’est plus qu’à
descendre. Il alla voir à Saint-Denis Louis XVIII revenant, qui l’accueillit bien, comme
on le peut croire. Diverses sortes d’égards et de hauts témoignages, le titre de
ministre d’État et d’autres ne lui manquèrent pas. Il ne fit rien d’ailleurs pour
reconquérir la situation considérable qu’il avait perdue. Il fut, à la Chambre des
pairs, de la minorité indulgente dans le procès du maréchal Ney. Les ferveurs de la
Chambre de 1815 ne le trouvèrent que froid : monarchien décidé en principe, mais modéré
en application, il inclina assez vers M. Decazes, tant que M. Decazes ne s’avança pas
trop. Quand il vit le libéralisme naître, s’organiser, M. de La Fayette nommé à la
Chambre élective, il s’effraya du mouvement nouveau qu’il imputait à la faiblesse du
système, et revira légèrement. On le vit, à la Chambre des pairs, parler, dans la motion
Barthélémy, pour la modification de la loi des élections qu’il avait votée en février
1817, et bientôt soutenir, comme rapporteur, la nouvelle loi en juin 1820. Tout cela lui
fait une ligne politique intermédiaire, qu’on peut se figurer, en laissant à gauche le
semi-libéralisme de M. Decazes, et sans aller à droite jusqu’à la couleur pure du
pavillon Marsan.
Non pas toutefois qu’il fût sans rapports directs avec le pavillon Marsan même, et sans
affection particulière pour les personnes ; mais il n’eût contribué qu’à modérer.
En 1819, une grande douleur le frappa. M. de Saint-Marcellin, jeune officier, plein de
qualités aimables et brillantes, mais qui ne portait pas dans ses opinions politiques
cette modération de M. de Fontanes, et de qui M. de Chateaubriand a dit que son
indignation avait l’éclat de son courage, fut tué dans un duel, à peine âgé de
vingt-huit ans. La tendresse de M. de Fontanes en reçut un coup d’autant plus sensible
qu’il dut être plus renfermé.
M. de Chateaubriand, à l’époque où il forma, avec le duc de Richelieu, le premier
ministère Villèle, avait voulu rétablir la Grande-Maîtrise de l’Université en faveur de
M. de Fontanes. Au moment où il partait pour son ambassade de Berlin, il reçut ce
billet, le dernier que lui ait écrit son ami :
« Je vous le répète : je n’ai rien espéré ni rien désiré, ainsi je n’éprouve aucun
désappointement.
Mais je n’en suis pas moins sensible aux témoignages de votre amitié : ils me rendent
plus heureux que toutes les places du monde. »
Les deux amis s’embrassèrent une dernière fois, et ne se revirent, plus. M. de Fontanes
fut atteint, le 10 mars 1821, dans la nuit du samedi au dimanche, d’une attaque de
goutte à l’estomac, qu’il jugea aussitôt sérieuse. Il appela son médecin, et fit
demander un prêtre. Le lendemain, il semblait mieux ; après quelques courtes
alternatives, dans l’intervalle desquelles on le retrouva plus vivant d’esprit et de
conversation que jamais, l’apoplexie le frappa le mercredi soir. Le prêtre vint dans la
nuit : le malade, en l’entendant, se réveilla de son assoupissement, et, en réponse aux
questions, s’écria avec ferveur : « Ô mon Jésus ! mon Jésus ! » Poëte
du Jour des Morts et de la Chartreuse, tout son cœur
revenait dans ce cri suprême. Il expira le samedi 17 mars, à sept heures sonnantes du
matin.
A deux reprises, dans la première nuit du samedi au dimanche, et dans celle du mardi au
mercredi, il avait brûlé, étant seul, des milliers de papiers. Peut-être des vers, des
chants inachevés de son poëme, s’y trouvèrent-ils compris. Il était bien disciple de
celui qui vouait au feu l’Énéide.
On doit regretter que les œuvres de M. de Fontanes n’aient point pu se recueillir et
paraître le lendemain de sa mort : il semble que c’eût été un moment opportun. Ce qu’on
a depuis appelé le combat romantique n’était qu’à peine engagé, et sans la pointe de
critique qui a suivi. Dans la clarté vive, mais pure, des premières Méditations, se serait doucement détachée et fondue à demi cette teinte poétique
particulière qui distingue le talent de M. de Fontanes, et qui en fait quelque chose de
nouveau par le sentiment en même temps que d’ancien par le ton. Sa strophe, accommodée à
Rollin, aurait déploré tout haut la ruine du Château de Colombe, et
noté à sa manière la Bande noire, contre laquelle allait tonner Victor
Hugo. Les chants de la Grèce sauvée auraient pris soudainement un
intérêt de circonstance, et trouvé dans le sentiment public éveillé un écho
inattendu.
Aujourd’hui, au contraire, il est tard ; plusieurs de ces poésies, qui n’ont jamais
paru, ont eu le temps de fleurir et de défleurir dans l’ombre : elles arrivent au jour
pour la première fois dans une forme déjà passée ; elles ont manqué leur heure. Mais, du
moins, il en est quelques-unes pour qui l’heure ne compte pas, simples grâces que
l’haleine divine a touchées en naissant, et qui ont la jeunesse immortelle. Celles-ci
viennent toujours à temps, et d’autant mieux aujourd’hui que l’ardeur de la querelle
littéraire a cessé, et qu’on semble disposé par fatigue à quelque retour. Quoi qu’il en
soit, ce recueil s’adresse et se confie particulièrement à ceux qui ont encore de la
piété littéraire.
C’est une urne sur un tombeau : qu’y a-t-il d’étonnant que quelques-unes des couronnes
de l’autre hier y soient déjà fanées ? J’y vois une harmonie de plus, un avertissement
aux jeunes orgueils de ce qu’il y a de sitôt périssable dans chaque gloire.
M. de Fontanes représente exactement le type du goût et du talent poétique français
dans leur pureté et leur atticisme, sans mélange de rien d’étranger, goût racinien,
fénelonien, grec par instants, toutefois bien plus latin que grec d’habitude, grec par
Horace, latin du temps d’Auguste, voltairien du siècle de Louis XIV. Je crois pouvoir le
dire : celui qui n’aurait pas en lui de quoi sentir ce qu’il y a de délicat, d’exquis et
d’à peine marqué dans les meilleurs morceaux de Fontanes, le petit parfum qui en sort,
pourrait avoir mille qualités fortes et brillantes, mais il n’aurait pas une certaine
finesse légère, laquelle jusqu’ici n’a manqué pourtant à aucun de ceux qui ont excellé à
leur tour dans la littérature française. Le temps peut-être est venu où de telles
distinctions doivent cesser, et nous marchons (des voix éloquentes nous l’assurent) à la
grande unité, sinon à la confusion, des divers goûts nationaux, à l’alliance, je le veux
croire, de tous les atticismes. En attendant, M. de Fontanes nous a semblé intéressant à
regarder de très-près. Il était à maintenir dans la série littéraire française comme la
dernière des figures pures, calmes et sans un trait d’altération, à la veille de ces
invasions redoublées et de ce renouvellement par les conquêtes. Qu’il vive donc à son
rang désormais, paisible dans ce demi-jour de l’histoire littéraire qui n’est pas tout à
fait un tombeau ! Qu’un reflet prolongé du xviie
siècle,
un de ces reflets qu’on aime, au commencement du xviiie
,
à retrouver au front de Daguesseau, de Rollin, de Racine fils et de l’abbé Prévost, se
ranime en tombant sur lui, poète, et le décore d’une douce blancheur !
Décembre 1838.
J’ai reparlé de Fontanes en mainte page de l’ouvrage intitulé : Chateaubriand et son Groupe littéraire… ; il est une partie considérable du
sujet.
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