Joseph de Maistre
En tardant si longtemps, depuis la première promesse que nous en avions faite181, à venir parler de cet homme
célèbre, de ce grand théoricien théocratique, il semble que, sans l’avoir cherché, nous
ayons aujourd’hui rencontré une occasion de circonstance et presque un à-propos. Les
Discussions religieuses, qui font ce qu’elles peuvent pour se réveiller autour de nous,
viennent rendre ou prêter à tout ce qui concerne le comte de Maistre une sorte d’intérêt
présent que ce nom si à part et orgueilleusement solitaire n’a jamais connu, et dont il
peut, certes, se passer. Pour nous, nous n’essayerons pas de le mêler plus qu’il ne
convient à ces querelles, qu’il surmonte de toute la hauteur de sa venue précoce et de son
génie. Nous l’étudierons d’abord en lui-même, nous y reconnaîtrons et nous y suivrons de
près l’homme antique, immuable, à certains égards prophétique, le grand homme de bien qui
a senti le premier et proclamé avec une incomparable énergie ce qui allait si fort manquer
aux sociétés modernes en cette crise de régénération universelle. En le prenant dès le
berceau, dans son éducation, dans sa carrière et sa nationalité extérieures et contiguës à
la France, nous aurons déjà fait la part de bien des exagérations où il a paru tomber, et
sur lesquelles, d’ici, le parti adversaire l’a voulu uniquement saisir. Ces exagérations
pourtant, en ce qu’elles ont de trop réel, nous les poursuivrons aussi, nous les
dénoncerons dans la tournure même de son talent, dans l’absolu de son caractère ; nous en
mettrons, s’il se peut, à nu la racine. Heureux si, dans ce travail respectueux et
sincère, nous prouvons aux admirateurs, je dirai presque aux coreligionnaires de l’auguste
et vertueux théoricien, que nous ne l’avons pas méconnu, et si en même temps nous
maintenons devant le public impartial les droits désormais imprescriptibles du bon sens,
de la libre critique et de l’humaine tolérance !
I
L’aîné du comte Xavier et l’un des plus éloquents écrivains de notre littérature, le
comte Joseph-Marie de Maistre, naquit à Chambéry le 1er avril 1753.
Voltaire, à Ferney, ne se doutait pas, en face du Mont-Blanc, que là grandissait, que de
là sortirait un jour son redoutable ennemi, son moqueur le plus acéré. Le père du futur
vengeur, magistrat considéré, après des charges actives noblement remplies, était devenu
président au sénat de Savoie182 ; son grand-père maternel, le
sénateur de Motz, gentilhomme du Bugey, qui n’avait eu que des filles, s’attacha à ce
petit-fils, et toute la sollicitude des deux familles se réunit complaisamment sur la
tête du jeune aîné, qui devait porter si haut leur espérance183. Dès l’âge de cinq ans, l’enfant eut un instituteur particulier, qui, deux
fois par jour, après son travail, le conduisait dans le cabinet de son grand-père de
Motz. La nourriture d’étude était forte, antique, et tenait des habitudes du xvie
siècle, mieux conservées en Savoie que partout ailleurs.
L’esprit du grand jurisconsulte Favre n’avait pas cessé de hanter ces vieilles maisons
parlementaires. Tout concourait ainsi, dès le début, à faire de M. de Maistre ce qu’il
apparaît si impérieusement dans ses écrits, le magistrat-gentilhomme, l’héritier et le
représentant du droit patricien et fécial, comme dit Ballanche.
Tout enfant, il eut une impression très-vive et qui ne s’effaça jamais : c’était
l’époque où l’on supprimait en France l’ordre des jésuites (1764) ; cet événement
faisait grand bruit, et l’enfant, qui en avait entendu parler tout autour de lui,
sautait pendant sa récréation en criant : On a chassé les jésuites !
Sa mère l’entendit et l’arrêta : « Ne parlez jamais ainsi, lui dit-elle ; vous
comprendrez un jour que c’est un des plus grands malheurs pour la religion. » Cette
parole et le ton dont elle fut prononcée lui restèrent toujours présents ; il était de
ces jeunes âmes où tout se grave.
Les conseils des jésuites de Chambéry, amis de sa famille et très-consultés par elle,
entrèrent aussi pour beaucoup dans son instruction ; la reconnaissance se mêla
naturellement chez lui à ce que par la suite, en écrivant d’eux, la doctrine lui
suggéra184.
Quoique élevé sous une tutelle particulière et domestique, il paraît avoir suivi en
même temps les cours du collège de Chambéry ; un jour, en effet, me raconte-t-on185, un
écolier l’ayant défié sur sa mémoire, qu’il avait , il releva le gant et
tint le pari : il s’agissait de réciter tout un livre de l’Enéide, le
lendemain, en présence du collège assemblé. M. de Maistre ne fit pas une faute et
l’emporta. En 1818, un vieil ecclésiastique rappelait au comte Joseph cet exploit de
collège : « Eh bien ! curé, lui répondit-il, croiriez-vous que je serais homme à vous
réciter sur l’heure ce même livre de l’Enéide aussi couramment
qu’alors ? » Telle était la force d’empreinte de sa mémoire ; rien de ce qu’il y avait
déposé et classé ne s’effaçait plus. Il avait coutume de comparer son cerveau à un vaste
casier à tiroirs numérotés qu’il tirait selon le cours de la conversation, pour y puiser
les souvenirs d’histoire, de poésie, de philologie et de sciences, qui s’y trouvaient en
réserve. Cette puissance, cette capacité de mémoire, quand elle ne fait pas obstruction
et qu’elle obéit simplement à la volonté, est le propre de toutes les fortes têtes, de
tous les grands esprits.
Et pour suivre l’image : plus le casier est plein, plus les tiroirs nombreux, séparés
par de minces et impénétrables cloisons, prêts à se mouvoir chacun indépendamment des
autres et à ne s’ouvrir que dans la mesure où on le veut, et mieux aussi la tête peut se
dire organisée.
A vingt ans, M. de Maistre avait pris tous ses grades à l’université de Turin. L’année
suivante, en 1774, il entra comme substitut-avocat-fiscal-général surnuméraire (c’est le
titre exact) au sénat de Savoie, et il suivit les divers degrés de cette carrière du
ministère public jusqu’à ce qu’en avril 1788 il fut promu au siège de sénateur, comme
qui dirait conseiller au parlement : c’est dans cette position que la Révolution
française le saisit. Des renseignements puisés à la meilleure des sources nous
permettent d’assurer qu’il était entré dans cette vie parlementaire et magistrale un peu
contre son goût, mais qu’il s’y voua par devoir. Son émotion, toutes les fois qu’il
s’agissait d’une condamnation capitale, était vive : il n’hésitait pas dans la sentence
quand il la croyait dictée par la conscience et par la vérité ; mais ses scrupules, son
anxiété à ce sujet, démentent assez ceux qui, s’emparant de quelque lambeau de page
étincelante, auraient voulu faire, de l’écrivain entraîné une âme peu humaine. Lors de
la restauration de la maison de Savoie, il ne voulut pas rentrer dans cette carrière de
judicature ni reprendre la responsabilité du sang à verser.
Il faut qu’on s’accoutume de bonne heure avec nous à ces contrastes, sans lesquels on
ne comprendrait rien au vrai comte de Maistre, à celui qui a vécu et qui n’est pas du
tout l’ogre de messieurs du Constitutionnel d’alors, mais un homme
dont tous ceux qui l’ont connu vantent l’amabilité et dont plusieurs ont goûté les
vertus intérieures, vertus résultant (comme on me le disait très-bien)
de sa soumission parfaite : intolérant au dehors, tout armé et
invincible plume en main, parce qu’il ne sacrifiait rien de ses croyances, il était,
ajoute-t-on, aimable et charmant au dedans, parce qu’il sacrifiait sa volonté.
Éblouissant, séduisant comme on peut le croire, et même très-souvent gai dans la
conversation, il y portait toutefois par moments une vivacité de timbre et de ton,
quelque chose de vibrante, comme disent les Italiens, et l’accent seul
en montant aurait semblé usurper une supériorité « qui ne m’appartient pas plus qu’à
tout autre », s’empressait-il bien vite de confesser avec grâce. Mais revenons.
Voué de bonne heure à des occupations qu’il n’eût pas naturellement préférées, il sut
réserver pour les études qui lui étaient chères les moindres parcelles de son temps,
avec une économie austère et invariable. Il ne se déplaçait jamais sans but, il ne
sortait jamais sans motif : de toute sa vie, nous dit M. Raymond, il ne lui est arrivé
d’aller à la promenade. — Hélas ! combien différent de tant d’esprits de nos jours qui
n’ont jamais fait autre chose dans leur vie qu’aller à la promenade soir et
matin ! — Il est vrai qu’il poussait cela un peu loin ; l’avouerai-je ? il répondait un
jour en riant à quelques personnes qui l’engageaient à venir avec elles jouir d’un
soleil de printemps : « Le soleil ! je puis m’en faire un dans ma chambre avec un
châssis huilé et une chandelle derrière ! » Il plaisantait sans doute en parlant ainsi ;
il trahissait pourtant sa vraie pensée. Intelligence platonique, vivant au pur soleil
des idées, il ne voyait volontiers dans ce flambeau de notre univers qu’une, lanterne de
plus, un moment allumée pour la caverne des ombres. On devine aussi à ce moi une nature
positive que n’a dû entamer ni attendrir en aucun temps la rêverie. Rêver, nous le
savons trop, c’est niaiser délicieusement, c’est vivre à la merci du souffle et du
nuage, c’est laisser couler les heures vagues et amusées ou l’ennui plus cher encore.
Lui donc, comme Pline l’Ancien, auquel en cela on l’a justement comparé, il n’aurait pas
perdu une minute de temps utile, même pendant ses repas. Son régime fut de bonne heure
fixé : il travaillait régulièrement quinze heures par jour, et ne se délassait d’un
travail que par l’autre, aidé à cet effet par une attention vigoureuse et par une grande
force de constitution physique. M. Royer-Collard remarque excellemment que ce qui manque
le plus aujourd’hui, c’est dans l’ordre moral le respect, et dans
l’ordre intellectuel l’attention. Certes M. de Maistre n’a pas fait
défaut à l’une plus qu’à l’autre de ces deux rares conditions, mais encore moins, s’il
est possible, à la dernière. Cette faculté d’attention, comme la mémoire qui en est le
résultat, constitue un signe et un don inséparable des natures prédestinées. Durant son
séjour à Pétersbourg, moins distrait par d’autres devoirs, M. de Maistre ne quittait
plus l’étude. Il avait une table ou un fauteuil tournant : on lui servait à dîner sans
que souvent il lâchât le livre, puis, le dîner dépêché, il faisait demi-tour et
continuait le travail à peine interrompu. N’oublions pas, comme trait bien essentiel,
qu’à quelque heure et dans quelque circonstance qu’une personne de sa famille entrât,
elle le trouvait toujours heureux du dérangement, ou plutôt non pas même dérangé, mais
bon, affectueux et souriant. Aussi, lorsque j’eus l’honneur d’interroger de ce côté, les
termes d’amabilité parfaite et de bonté tendre furent ceux par
lesquels on me répondit tout d’abord, et ils étaient prononcés avec un accent ému,
pénétré, qui déjà m’en confirmait le sens et qui m’apprenait beaucoup : « La plus belle
partie de sa vie est la partie cachée et qu’on ne dira pas ! »
Ainsi donc ce jeune magistrat, si opposé par sa nuance religieuse à notre vieille race
parlementaire et gallicane des L’Hôpital et des de Thou, si supérieur par la gravité des
mœurs à cette autre postérité plus récente et bien docte encore de nos gentilshommes de
robe, de Brosses ou Montesquieu, M. de Maistre était autant versé qu’aucun d’eux dans
les hautes études ; il vaquait tout le jour aux fonctions de sa charge, à
l’approfondissement du droit, et il lisait Pindare en grec, les soirs.
Une certaine gaieté, qu’on n’aurait jamais attendue, y ajoutait pourtant par accès sa
pointe et le rapprochait des nôtres, de nos excellents personnages d’autrefois. Vers
1820, un très-jeune homme qui était reçu chez M. de Maistre, et qui s’effrayait de lui
voir entre les mains quelque tome tout grec de Pindare ou de Platon, fut un jour fort
étonné de lui entendre chanter de sa voix la plus joviale et la plus fausse quelques
couplets du vieux temps, la Tentation de saint Antoine, par exemple. Et je me rappelle
ma propre surprise à moi-même lorsque, interrogeant un poète illustre sur M. de Maistre
qu’il avait fort connu, il m’en parla d’abord comme d’un conteur presque facétieux et de
belle humeur.
Comme écrivain de marque, M. de Maistre ne se produisit qu’après l’âge de quarante ans.
Quoiqu’il eût donné quelques opuscules auparavant, ses Considérations
sur la Révolution française, en 96, furent son premier coup d’éclat et de maître. Son
talent d’écrivain sortit tout brillant et coloré du milieu de ses fortes études, comme
un fleuve déjà grand s’élance du sein d’un lac austère. On aime pourtant à suivre les
sources et les lenteurs mystérieuses des eaux aux flancs du rocher. Ces quarante
premières années de préparation, d’accumulation et de profondeur, ne nous ont pas encore
tout dit.
Quoiqu’on ait peu de renseignements sur la nature des travaux qui remplirent avec le
plus de suite ses loisirs de magistrat, on peut conjecturer sans trop d’erreur que les
questions de philosophie religieuse l’occupaient dès lors beaucoup. Ayant perdu, par
l’effet des événements de 92, un amas énorme de recueils manuscrits, M. de Maistre les
regrettait extrêmement plus tard lorsqu’il écrivit ses Soirées, et
disait que les pages qu’il en aurait tirées auraient porté au double les développements
donnés à certaines questions dans ce dernier ouvrage.
Fut-il tout d’abord ce que ses brillants écrits l’ont montré, théoricien intrépide
d’une pensée qui contredisait si absolument celle de son siècle ? Sa vie et sa doctrine
n’eurent-elles qu’une seule et même teneur entière et rigide en toute leur durée ? ou
bien M. de Maistre eut-il en effet, lui aussi, une époque de tâtonnement et
d’apprentissage, une jeunesse ? Il serait trop qu’il eût commencé
d’emblée par une opposition si brusque à tout ce qui circulait. Les grands esprits
apprennent vite, mais ils apprennent ; ils reculent, ils ensevelissent leurs sources,
mais ils en ont. Le temps des purs prophètes et des jeunes Daniels est passé ; c’est à
l’école de l’histoire, à celle de l’expérience pratique et présente que se forment les
sages et les mieux voyants. Deux discours de M. de Maistre, l’un publié lorsqu’il
n’avait que vingt-deux ans, et l’autre prononcé quand il en avait vingt-quatre, vont
nous le produire au début, ayant déjà l’instinct du style et du nombre, mais des plus
rhétoriciens encore, assez imbu des idées ou du moins de la phraséologie du jour, et
tout à fait l’un des jeunes contemporains de Voltaire et de Jean-Jacques finissants.
Le premier opuscule qu’on ait de lui, publié à Chambéry en 1775, a pour sujet et pour
titre l’Éloge de Victor-Amédée III, duc de Savoie, roi de Sardaigne,
de Chypre et de Jérusalem, prince de Piémont, avec cette épigraphe : Détestables flatteurs, présent le plus funeste, etc. Le candide panégyriste en
effet, s’abandonne avec ivresse, mais il ne flatte pas. Dans cette espèce d’épithalame
adressé au père et au roi au moment du mariage de son fils Charles-Emmanuel avec
Clotilde de France et pour fêter leur voyage en Savoie, le jeune substitut épanche en
prose poétique sa fidélité exaltée envers son souverain. Il vante les vertus
patriarcales de l’époux : « … A qui vais-je parler ? Quoi ? dans le xviiie
siècle je vanterai les douceurs de l’amour conjugal ?… Eh
bien ! je parlerai… » Et il raconte l’anecdote de l’étranger qu’il conduit à travers les
appartements du palais et qui, arrivé dans le cabinet du roi, dit : « Je ne vois point
le lit du roi. » — « Monsieur, lui répondis-je, nous ne savons ce que c’est que le lit
du roi ; mais si vous voulez voir celui du mari de
la reine, passons dans l’appartement de Ferdinande… » Il loue la
religion du roi, il le loue de faire disparaître l’ignorance : l’enthousiasme, alors de
rigueur, pour l’agriculture, pour les lumières, circule au milieu de ce culte de la
religion conservé. Ce sont des déclamations sur les travaux construits : « Une digue
immense arrête le Rhône prêt à engloutir les coteaux délicieux de Chautagne. Cruelle
Isère, tu rendras la proie… » On noterait, si l’on voulait, quelques contrastes fortuits
et piquants avec ce qu’il écrira plus tard : « J’avoue cependant qu’il y a dans tous les
pays des hommes dont on ne saurait acheter les services trop cher : ce sont les histrions, les saltimbanques, les délateurs, les eunuques, les archers, les
BOURREAUX, les traitants…. Car, ces gens-là n’ayant rien de commun
avec l’honneur, on n’a que de l’argent à leur donner. » Le bourreau placé entre les
tratants et les histrions ! il le mettra plus à part une autre fois. Il loue encore le
prince d’être l’évêque extérieur, comme on disait de Constantin, de se
montrer également éloigné du relâchement et de la sévérité ; et parlant des pays où
l’accusation d’irréligion se renouvelle sans cesse parce qu’elle est toujours sûre
d’être écoutée : « Que dis-je ? n’a-t-on pas poussé l’ et la cruaauté
jusqu’à allumer des bûchers, jusqu’à faire couler le sang au nom du Dieu très-bon ?
Sacrifices mille fois plus horribles que ceux que nos ancêtres offraient à l’affreux
Teutatès, car cette idole insensible n’avait jamais dit aux hommes : Vous ne tuerez
point, vous êtes tous frères ; je vous haïrai si vous ne vous aimez pas. » Le vœu de
tolérance cher au xviiie
siècle trouve là son écho.
En même temps l’auteur, qui n’a pas encore toute sa cohérence, s’élève contre les
incrédules « qui réclament à grands cris la liberté de penser… Qu’est-ce qui les empêche
de penser ? Ce sont les discours, ce sont les écrits que Victor défend avec
raison. »
Tout à côté, La Fayette lui-même n’aurait pas désavoué la ferveur de cet élan sur la
guerre d’Amérique : « La liberté, insultée en Europe, a pris son vol vers un autre
hémisphère ; elle plane sur les glaces du Canada, elle arme le paisible Pennsylvanien,
et du milieu de Philadelphie elle crie aux Anglais : Pourquoi m’avez-vous outragée, vous
qui vous vantez de n’être grands que par moi ? » — Le tout finit et se couronne par un
pompeux éloge de la France : « Charles, Clotilde, augustes époux, vous allez retracer à
nos yeux les vertus de Ferdinande et de Victor !… Confondons les intérêts des deux
États, et que les Français s’accoutument à se croire nos concitoyens. Toujours ce peuple
aimable aura de nouveaux droits sur nos cœurs ; chez lui, les grâces s’allient à la
grandeur ; la raison n’est jamais triste ; la valeur n’est jamais féroce, et les roses
d’Anacréon se mêlent aux panaches guerriers des Du Guesclin… » M. de Maistre pensera
toujours, plus qu’il n’en voudrait convenir, à la France et à Paris, à cette Athènes
absente qu’il saluait si gracieusement au début ; mais il la peindra tout à l’heure
moins anacréontique et un peu moins couleur de rose. La lune de miel
ne dura pas.
Le second opuscule qui se rapporte à ces années est un discours (resté manuscrit) que
M. de Maistre prononça, en 1777, devant le sénat de Savoie, à l’une de ces rentrées
solennelles où le jeune substitut avait la parole au nom du ministère public ; d’après
les qu’on veut bien m’en transmettre, je n’y puis voir qu’une amplification de
parquet sur les devoirs du magistrat. Si l’on cherchait à y surprendre
les premières impressions, les premières émotions de l’homme public et de l’écrivain, on
devrait y reconnaître surtout l’influence de Rousseau. Les locutions familières au
philosophe de Genève. l’Être des êtres, l’Être
suprême, et surtout la vertu, y sont prodiguées ; le mot de préjugés résonne souvent. Certains souvenirs des républiques grecques y
figurent et trahissent à la fois l’inexpérience et la générosité du jeune homme. Je ne
donnerai ici qu’un passage décisif en ce qu’il prouve que l’auteur, à ce moment, n’était
point encore du tout revenu des idées généralement courantes sur le pacte ou contrat
social :
« Sans doute, messieurs, tous les hommes ont des devoirs à remplir ; mais que ces
devoirs sont différents par leur importance et leur étendue ! Représentez-vous la
naissance de la société ; voyez ces hommes, las du pouvoir de tout faire, réunis en
foule autour des autels sacrés de la patrie qui vient de naître, tous abdiquent
volontairement une partie de leur liberté ; tous consentent à faire courber les volontés
particulières sous le sceptre de la volonté générale ; la hiérarchie sociale va se
former ; chaque place impose des devoirs ; mais ne vous semble-t-il pas, messieurs,
qu’on demande davantage à ceux qui doivent influer plus particulièrement sur le sort de
leurs semblables, qu’on exige d’eux un serment particulier, et qu’on ne leur confie
qu’en tremblant le pouvoir de faire de grands maux ?
« Voyez le ministre des autels qui s’avance le premier : « Je connais dit-il, toute
l’autorité que mon caractère va me donner sur les peuples ; mais vous ne gémirez point
de m’en avoir revêtu. Ministre de paix, de clémence et de charité, la
douceur respirera sur mon front ; toutes les vertus paisibles seront dans mon cœur ;
chargé de réconcilier le ciel et la terre, jamais je n’avilirai ces fonctions. Auguste
interprète de Dieu parmi vous, on ne se déliera point des oracles qu’il rendra par ma
bouche, car je ne le ferai jamais parler pour mes intérêts. »
Il est évident qu’il y a, dans ce portrait du ministre de paix, comme une réminiscence
peu lointaine du Vicaire savoyard. Après le prêtre, l’orateur fait
intervenir le guerrier, puis le magistrat, dont les devoirs sont le thème auquel
particulièrement il s’attache. Mais jusqu’à présent le de Maistre que nous cherchons et
que nous admirons n’est point encore trouvé.
Les années qui s’écoulèrent jusqu’au coup de tocsin de la Révolution française le
laissèrent tel sans doute, étudiant et méditant beaucoup, mûrissant lentement, mais ne
se révélant pas tout entier aux autres ni probablement à lui-même. Rien ne faisait
pressentir l’illustration littéraire et philosophique, à la fois tardive et soudaine,
dont il allait se couronner. C’était un magistrat fort distingué, non pas précisément
(quoi qu’en ait dit quelqu’un de bien spirituel) un mélange de courtisan et
de militaire : il n’avait de militaire que son sang de gentilhomme, et du
courtisan il n’avait rien du tout. Dans cette espèce même de mercuriale dont nous
parlions tout à l’heure, nous pourrions citer, sur l’indépendance et le stoïcisme
imposés au magistrat, des paroles significatives qui dénoteraient toute autre chose que
le partisan du bon plaisir royal186.
L’est-il jamais devenu depuis lors dans le sens positif qu’on lui impute ? il y aurait
lieu, en avançant, de le contester. Ce qui n’est pas douteux, c’est que M. de Maistre
passait, non seulement dans sa jeunesse, mais beaucoup plus tard, tout près de la
Révolution, pour adopter les idées nouvelles, les opinions libérales.
Dans quel sens et jusqu’à quel point ? c’est ce qu’il a été impossible d’éclaircir, et
l’on n’a pu recueillir à ce sujet que la particularité que voici :
Trop de latitude accordée au pouvoir militaire en matière civile avant amené quelques
abus dans une petite ville de Savoie, M. de Maistre témoigna assez hautement sa
désapprobation pour s’attirer, de la part de l’autorité supérieure à Turin, une vive
réprimande. Peu de temps après, lorsque la Savoie fut envahie, il trouva piquant de se
disculper, au moyen de cette lettre ministérielle, du reproche de servilisme que lui lançait quelque partisan de la nouvelle république, quelque
fougueux Allobroge de fraîche date.
L’abbé Raynal étant venu à Aix en Savoie, M. de Maistre, fort jeune encore, alla le
voir avec quelques amis ; mais une première visite suffit à la connaissance : l’absence
de dignité dans l’homme le détrompa vite (s’il en était besoin) des déclamations
philanthropiques de l’historien.
Du reste aucun événement proprement dit, ayant trait à la vie extérieure de
M. de Maistre en ces années, n’a laissé de souvenir ; sa situation était plus que jamais
assise, un mariage vertueux avait achevé de la fixer ; il aurait pu consumer, enfouir
ainsi dans l’étude, dans la méditation, dans ces sortes d’ volumineux qu’on fait
pour soi-même et auxquels manque toujours la dernière main, cette foule de pensées et de
trésors dont on n’aurait jamais démêlé le titre ni le poids ; il aurait pu, en un mot,
ne jamais devenir le grand écrivain que nous savons, quand la Révolution française
éclata et vint dégager en lui le talent, en frapper l’effigie, y mettre le casque et le
glaive.
L’armée française, sous les ordres de Montesquiou, envahit la Savoie le 22 septembre
1792. Fidèle à son prince, le sénateur de Maistre partit de Chambéry le lendemain 23 ;
désirant néanmoins juger par lui-même de l’ordre nouveau, et profitant
d’un décret de sommation adressé aux émigrés, il revint au mois de janvier 93 : c’est
durant ce séjour hasardeux qu’il eut sans doute à faire usage, pour sa justification, de
la lettre ministérielle dont on a parlé. Suffisamment édifié sur le régime de liberté,
il quitta de nouveau la Savoie en avril, et se retira à Lausanne, comme dans un
vis-à-vis et sur un observatoire commode. Il passa dans cette ville, de tout temps si
éclairée et si ornée alors d’étrangers de distinction, trois années entières, et ne
rentra en Piémont qu’au commencement de 97. Le roi Victor-Amé lui donna pour mission à
Lausanne de correspondre avec le bureau des affaires étrangères ; et de transmettre ses
observations sur la marche des événements en France et alentour. Les dépêches de
M. de Maistre étaient soigneusement recueillies par les ministres étrangers résidant à
Turin, et devenaient de la sorte un document européen. Bonaparte, nous apprend
M. Raymond, trouva par la suite cette correspondance tout entière dans les archives de
Venise. Qu’est-elle devenue ? Elle aurait, comme étude de l’homme, bien du prix. Devant
rendre compte aux autres de ses impressions successives, M. de Maistre atteignit vite à
toute la hauteur de ses pensées.
Plusieurs écrits imprimés viennent, au reste, suppléer à ce qui nous manque et nous
mettre entre les mains le fil qui désormais ne cesse plus. M. de Maistre publia
successivement vers cette époque :
1° Des Lettres d’un Royaliste savoisien à ses Compatriotes.
M. Raymond n’en indique que deux, mais j’ai eu sous les yeux la quatrième ; elles parurent d’avril à juillet 1793.
2° Un Discours à madame la marquise de C. (Costa) sur la vie et la
mort de son fils Alexis-Louis-Eugène de Costa, lieutenant au corps des grenadiers royaux
de Sa Majesté le roi de Sardaigne, mort, âgé de seize ans, à Turin, le 21 mai 1794,
d’une blessure reçue, le 27 avril précédent, à l’attaque du Col-Ardent (Turin, 1794),
avec cette épigraphe :
C’est aussi en cette même année 94 que se publiait par les soins du comte Joseph,
parrain et tuteur du livre, le charmant Voyage autour de ma Chambre de
son aimable frère. Ces années de séjour à Lausanne, on le voit, furent fécondes.
3° Jean-Claude Têtu, maire de Montagnole, district de Chambéry, à ses
chers concitoyens les habitants du Mont-Blanc, salut et bon sens ! (Daté de Montagnole,
le 10 août 1795).
4° Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens, dédié à la Nation
française et à ses législateurs. (Daté du 15 juillet 1796).
Cette année 96 est celle où parurent, à Neufchâtel d’abord, les Considérations sur la France, par lesquelles M. de Maistre entrait décidément
dans la publicité européenne et devenait l’oracle éloquent d’une doctrine ; mais les
écrits que je viens d’énumérer, et très-différents des deux productions de jeunesse
précédemment citées, restent la préface naturelle, l’introduction explicative et
immédiate des Considérations. Il y aura intérêt à parcourir, à
connaître par ces pamphlets et brochures devenus très-rares, et qui même, sans
une bienveillance toute particulière qui est venue au-devant de mes désirs, me fussent
sans doute demeurés introuvables et inconnus.
Je n’ai eu sous les yeux que la quatrième Lettre d’un Royaliste savoisien
à ses Compatriotes, datée du 3 juillet 1793 ; je ne parlerai donc que de
celle-ci, qui avait été précédée nécessairement de trois autres, et qui semblait même
réclamer une suite. La révolution est consommée en Savoie depuis l’invasion de septembre
1792 ; l’auteur dit aux siens : Voyez et comparez. L’objet de cette
quatrième lettre est énoncé en tête : Idée des lois et du gouvernement de
Sa Majesté le roi de Sardaigne, avec quelques réflexions sur la Savoie en
particulier.
« Heureux, lit-on au début, heureux les peuples dont on ne parle pas ! Le bonheur
politique, comme le bonheur domestique, n’est pas dans le bruit ; il est le fils de la
paix, de la tranquillité, des mœurs, du respect pour les anciennes maximes du
gouvernement, et de ces coutumes vénérables qui tournent les lois en habitudes et
l’obéissance en instinct. » Et l’auteur montre que tel a été le caractère constant et le
régime de la maison de Savoie, en qui il loue surtout le talent de gouverner sans jamais
se brouiller avec l’opinion. Il commence par citer quelques-unes des déclamations
proférées et publiées à l’occasion de l’Assemblée générale des
Allobroges, « la raison éternelle et la souveraineté du peuple ayant exercé dans
cette Assemblée nationale des Allobroges l’empire suprême que les armes françaises leur
avaient reconquis. » Il ne manque pas les invectives burlesques contre ces institutions
qui sacrifiaient le sang et les sueurs du peuple à l’entretien des palais et des
châteaux (les palais de Savoie !). A ces banales insultes l’auteur oppose le tableau de
ce qu’était ce gouvernement modéré et paternel : il montre en Savoie le clergé et la
noblesse ne formant pas de corps séparé dans l’État ; les libertés de l’Église gallicane
observées par opposition à ce qui avait lieu en Piémont ; le haut clergé sans faste,
exemplaire de mœurs ; le bas clergé (expression qui était inconnue)
jouissant de toute considération, et la noblesse elle-même paraissant assez souvent dans
cette classe des simples curés. Quant à cette noblesse proprement dite, elle avait des
privilèges sans doute, mais des privilèges très-limités ; la qualité de noble était
avant tout un titre honorifique qui obligeait plus étroitement envers l’État. Chaque
jour les grands emplois faisaient entrer dans la noblesse des hommes, qui obtenaient
ainsi une illustration marquée, sans devenir pourtant tout d’un coup les égaux des
gentilshommes de race :
« La noblesse est une semence précieuse que le souverain peut créer, mais son pouvoir
ne s’étend pas plus loin ; c’est au temps et à l’opinion qu’il appartient de la
féconder. »
Suivent des détails de l’ancienne organisation locale. — Le roi de Sardaigne avait
publié un célèbre édit du 19 décembre 1771, pour l’affranchissement des terres en Savoie
et l’extinction des droits féodaux. Depuis plus de vingt ans, le tribunal supérieur
chargé de cette opération délicate n’avait jamais suspendu ses fonctions. — Mais, à
chaque instant, des vues lumineuses et de haute politique générale sillonnent le sujet
et élargissent les horizons : « Il est bon, dit le publiciste, en tout ceci purement
judicieux, qu’une quantité considérable de nobles se jette dans toutes les carrières en
concurrence avec le second ordre ; non-seulement la noblesse illustre les emplois
qu’elle occupe, mais par sa présence elle unit tous les états, et par son influence elle
empêche tous les corps dont elle fait partie de se cantonner… C’est ainsi qu’en
Angleterre la portion de la noblesse qui entre dans la Chambre des communes tempère
l’âcreté délétère du principe démocratique qui doit essentiellement y résider, et qui
brûlerait infailliblement la Constitution sans cet amalgame
précieux. »
Et plus loin : « Observez en passant qu’un des grands avantages de la noblesse, c’est
qu’il y ait dans l’État quelque chose de plus précieux que l’or187. »
Il raille de ce bon rire, qui s’essaye d’abord comme en famille, ses compatriotes
devenus les citoyens tricolores, et se moque des raisonnements sur les
assignats : « Lorsque je lis des raisonnements de cette force, je suis tenté de
pardonner à Juvénal d’avoir dit en parlant d’un sot de son temps : Ciceronem Allobroga dixit
188 ; et à Thomas Corneille d’avoir dit dans une comédie en
parlant d’un autre sot : Il est pis qu’Allobroge. » Mais déjà il passe
à tout moment la frontière et ne se retient pas sur le compte de la grande nation :
« Quand on voit ces prétendus législateurs de la France prendre des institutions
anglaises sur leur sol natal et les transporter brusquement chez eux, on ne peut
s’empêcher de songer à ce général romain qui fit enlever un cadran solaire à Syracuse et
vint le placer à Rome, sans s’inquiéter le moins du monde de la latitude. Ce qui rend
cependant la comparaison inexacte, c’est que le bon général ne savait pas
l’astronomie. »
Sur la justice il y a d’assez belles choses, rien qui sente le peintre futur du bourreau. Il rappelle toutefois que, lorsqu’on parlait des prisonniers
d’État renfermés à Miolans, unique prison de ce genre en Savoie, on était plutôt tenté
de s’en prendre au trop de clémence du prince ; que trop souvent les prisons d’État
autorisaient les erreurs de cette clémence, qu’elles dérobaient celui qui était plutôt
dû au gibet ou aux galères, « et faisaient oublier cette maxime d’un homme célèbre, la
plus belle chose peut-être que les hommes aient jamais dite : La justice
est la bienfaisance des rois. » — Plus loin, à propos des prisons de Chambéry,
il se plaît à faire ressortir le témoignage favorable de l’envoyé du Ciel, Howard.
Ainsi, sur cette théorie de la rigueur, il n’a pas encore de parti pris.
Il appelle de tous ses vœux, en finissant, la restauration de Victor-Amé et s’élève
avec passion, avec ironie déjà, contre les ambitieux voisins qui tant de fois, et au
commencement du xviie
siècle et depuis lors, ont troublé
cet heureux pays : « Rejetez loin de vous ces théories absurdes qu’on vous envoie de
France comme des vérités éternelles et qui ne sont que les rêves funestes d’une vanité
immorale. Quoi ! tous les hommes sont faits pour le même gouvernement, et ce
gouvernement est la démocratie pure ! Quoi ! la royauté est une tyrannie ! Quoi ! tous
les politiques se sont trompés depuis Aristote jusqu’à Montesquieu !… Non, ce n’est
point sur la terre la moins fertile en découvertes qu’on a vu ce que l’univers n’avait
jamais su voir, ce n’est point de la fange du Manège que la Providence
a fait germer des vérités inconnues à tous les siècles :
Et suit un éloge de la monarchie en une de ces images qui vont devenir familières à
l’écrivain et qui saisissent la pensée comme les yeux : « La monarchie est réellement,
s’il est permis de s’exprimer ainsi, une aristocratie tournante qui
élève successivement toutes les familles de l’État ; tous les honneurs, tous les emplois
sont placés au bout d’une espèce de lice où tout le monde a droit de courir ; c’est
assez pour que personne n’ait droit de se plaindre. Le Roi est le juge
des courses. » — Que vous en semble ? A voir s’ouvrir cette lice grandiose et presque
olympique dont Montesquieu eût envié avec la justesse le relief éclatant, il devient
clair que le lecteur de Pindare n’a point perdu ses veilles, et que M. de Maistre est
déjà trouvé.
Le Discours à madame la marquise de Costa nous le rend avec des
défauts de jeunesse et presque de rhétorique encore, qui tiennent au genre ; mais en
même temps on ne perd pas longtemps de vue l’écrivain nouveau, le penseur original et
hardi qui se décèle, qui se dresse par endroits et va décidément triompher. Les
premières pages sont un peu dans l’imitation et le ton de Voltaire faisant l’éloge
funèbre des officiers morts pendant la campagne de 1741, dans le ton de Vauvenargues
lui-même déplorant la perte de son jeune et si intéressant ami Hippolyte de Seytres.
L’auteur ne vient pas pour distraire, il ne veut pas munie consoler, il ne veut que
s’attrister avec une mère. Il célèbre dès le début l’éducation morale par opposition à
l’éducation scientifique : — Laisser mûrir le caractère sous le toit paternel, — ne pas
répandre l’enfance au dehors. L’homme moral est plus tôt formé qu’on ne croit. Au reste,
aucun système d’éducation ne saurait être généralisé : ici on appliqua l’amour ; Eugène
était son nom, le Bien-né. Le panégyriste s’étend un peu sur les
anecdotes d’enfance, puerilia : un jour, on trouva l’enfant occupé à
souffler de toutes ses forces le feu dans une chambre sans lumière : « Je travaille,
dit-il, pour faire revenir mon nègre », il appelait ainsi son
ombre. — Eugène fut un enfant préservé. Il cultive les arts, la
peinture. Est-ce à Genève qu’il va suivre ses études ? La périphrase l’indiquerait, mais
le nom n’y est pas ; l’auteur en est encore aux périphrases comme plus élégantes. Des
pensées élevées et politiques se font jour à travers cette gracieuse déclamation.
Eugène, selon l’usage, entre au sortir de l’enfance dans la carrière militaire : « Il ne
dépend point de nous de créer les coutumes ; elles nous commandent. Leurs suites morales
et politiques sont l’affaire du Souverain ; la nôtre est de les suivre paisiblement et
de ne jamais déclamer contre elles. » — Et sur la pureté de mœurs d’Eugène dans sa vie
de garnison : « Pour lui le mauvais exemple était nul, ou changeait de nature ; il
n’avait d’autre effet que de le porter à la vertu, par un mouvement plus rapide, composé
de l’attrait du bien et de l’action répulsive du mal sur cette âme pure comme la
lumière. »
Au moment où la Révolution éclate, on dirait que l’auteur lui emprunte son plus mauvais
style pour la peindre : « Un épouvantable volcan s’était ouvert à Paris : bientôt son
cratère eut pour dimension le diamètre de la France, et les terres voisines commencèrent
à trembler. Ô ma patrie ! ô peuple infortuné !… » Et ailleurs : « Aussi vile que féroce,
jamais elle (la Révolution) ne sut ennoblir un crime ni se faire servir par un grand
homme ; c’est dans les pourritures du patriciat, c’est surtout parmi les suppôts
détestables ou les écoliers ridicules du philosophisme, c’est dans l’antre de la chicane
et de l’agiotage qu’elle avait choisi ses adeptes et ses apôtres. » Ce style-là, loin
d’être du bon de Maistre, n’est que du mauvais La Mennais. Voici qui est mieux :
« Mais c’est précisément parce que la Révolution française, dans ses bases, est le
comble de l’absurdité et de la corruption morale, qu’elle est éminemment dangereuse
pour les peuples. La santé n’est pas contagieuse ; c’est la maladie
qui l’est trop souvent. Cette Révolution bien définie n’est qu’une expansion de
l’orgueil immoral débarrassé de tous ses liens ; de là cet épouvantable prosélytisme
qui agite l’Europe entière. L’orgueil est immense de sa nature : il détruit tout ce
qui n’est pas assez fort pour le comprimer ; de là encore les succès de ce
prosélytisme. Quelle digue opposer à une doctrine qui s’adressa d’abord aux passions
les plus chères du cœur humain, et qui, avant les dures leçons de l’expérience,
n’avait contre elle que les sages ? La souveraineté du peuple, la liberté, l’égalité,
le renversement de toute subordination, le droit à toute sorte d’autorité : quelles
douces illusions ! La foule comprend ces dogmes, donc ils sont faux ; elle les aime,
donc, ils sont mauvais. N’importe ! elle les comprend, elle les aime. Souverains,
tremblez sur vos trônes ! »
Le contre-coup retentit en Savoie ; là, ce n’aurait été qu’une querelle de famille ;
mais Paris convoite les pauvres montagnes : un petit nombre de scélérats (je copie) répond au cri d’appel. Le roi, se croyant menacé, arme. Le
22 septembre 1792, la Savoie est envahie par l’armée française, et le Piémont près de
l’être. Après la défense du Saint-Bernard (1793), Eugène, grièvement malade, court des
dangers : il semblait « que la Providence voulût tenir ses parents continuellement en
alarmes sur lui et, pour ainsi dire, les accoutumer à le perdre. » Il
passe les quartiers d’hiver de 93-94 à Asti. Mais le génie de Bonaparte prélude déjà à
ses prochaines destinées d’Italie, et dicte les opérations de la campagne qui va
s’ouvrir190. Dès le 6 avril 94, éclate l’attaque générale des Français sur toute la
chaîne du comté de Nice. Le 27, Eugène, se trouvant avec sa compagnie au sommet de la
Saccarella, qui domine le Col-Ardent, marche à
l’attaque de ce dernier poste, et y reçoit une balle à la jambe ; ses grenadiers
l’emportent ; trois semaines après, à Turin, il succombe des suites de sa blessure. — Au
moment de sa mort, « son âme, naturellement chrétienne, se tourna vers
le Ciel… Il pria pour ses parents, les nomma tous et ne plaignit qu’eux. »
Un passage du récit rend avec beauté ce tableau des morts chrétiennes dont on était
désaccoutumé depuis si longtemps en notre littérature, et que le génie de
M. de Chateaubriand, quelques années après, devait remettre en si glorieux et si
pathétique honneur :
« L’orage de la Révolution avait poussé jusqu’à Turin un solitaire de l’ordre de la
Trappe. L’homme de Dieu, présent à ce spectacle, défendait de la part du Ciel la
tristesse et les pleurs. Séparé de la terre avant le temps, il ne pouvait plus descendre
jusqu’aux faiblesses de la nature ; il accusait nos vœux indiscrets et notre tendresse
cruelle ; il n’osait point unir ses prières aux nôtres : il ne savait pas s’il était
permis de désirer la guérison de l’ange. Son enthousiasme religieux effraya celle qui
vous remplaçait auprès de votre fils (une belle-sœur de Mme de Costa) ; elle pria
l’anachorète exalté de diriger ailleurs ses pensées et de ne former aucun vœu dans son
cœur, de peur que son désir ne fût une prière : beau mouvement de
tendresse, et bien digne d’un cœur parent de celui d’Eugène ! »
L’auteur adresse et approprie à son héros cette apostrophe célèbre de Tacite à
Agricola, reproduite elle-même de celle de Cicéron à l’orateur Crassus : « Heureux
Eugène ! le Ciel ne t’a rien refusé, puisqu’il t’a donné de vivre sans tache et de
mourir à propos. — Il n’a point vu, madame, les derniers crimes… Il n’a point vu en
Piémont la trahison… Il n’a point vu l’auguste Clotilde sous l’habit du deuil et de la
pénitence… » Mais voici le finale qui s’élève, se détache en pleine
originalité, et devient enfin et tout à fait du grand de Maistre :
« Il faut avoir le courage de l’avouer, madame, longtemps nous n’avons point compris la
Révolution dont nous sommes les témoins, longtemps nous l’avons prise pour un
événement ; nous étions dans l’erreur : c’est une époque, et malheur aux générations qui
assistent aux époques du monde ! Heureux mille fois les hommes qui ne sont appelés à
contempler que dans l’histoire les grandes révolutions, les guerres générales, les
fièvres de l’opinion, les fureurs des partis, les chocs des empires et les funérailles
des nations ! Heureux les hommes qui passent sur la terre dans un de ces moments de
repos qui servent d’intervalle aux convulsions d’une nature condamnée et
souffrante ! — Fuyons, madame ; Encelade se tourne. — Mais où fuir ?
Ne sommes-nous pas attachés par tous les liens de l’amour et du devoir ? Souffrons
plutôt, souffrons avec une résignation réfléchie : si nous savons unir notre raison à la
Raison éternelle, au lieu de n’être que des patients, nous serons au
moins des victimes.
« Certainement, madame, ce chaos finira, et probablement par des moyens tout à fait
imprévus. Peut-être même pourrait-on déjà, sans témérité, indiquer quelques traits des
plans futurs qui paraissent décrétés191. Mais par combien de malheurs la génération
présente achètera-t-elle le calme pour elle et pour celle qui la suivra ? C’est ce qu’il
n’est pas possible de prévoir. En attendant, rien ne nous empêche de contempler déjà un
spectacle frappant, celui de la foule des grands coupables immolés les uns par les
autres avec une précision vraiment surnaturelle. Je sens que la raison humaine frémit à
la vue de ces flots de sang innocent qui se mêle à celui des coupables. Les maux de tout
genre qui nous accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui disent que tout est bien, et qui refusent de voir dans tout cet univers un état
violent, absolument contre nature dans toute l’énergie du terme. Pour
nous, madame, contentons-nous de savoir que tout a sa raison que nous connaîtrons un
jour ; ne nous fatiguons point à chercher les pourquoi, même lorsqu’il
serait possible de les entrevoir. La nature des êtres, les opérations de l’intelligence
et les bornes des possibles nous sont inconnues. Au lieu de nous dépiter follement
contre un ordre de choses que nous ne comprenons pas, attachons-nous aux vérités
pratiques. Songeons que l’épithète de très-bon est nécessairement
attachée à celle de très-grand ; et c’est assez pour nous : nous
comprendrons que sous l’empire de l’Être qui réunit ces deux qualités, tous les maux
dont nous sommes les témoins ou les victimes ne peuvent être que des actes de justice ou
des moyens de régénération également nécessaires. N’est-ce pas lui qui a dit, par la
bouche de l’un de ses envoyés : Je vous aime d’un amour éternel ?
Cette parole doit nous servir de solution générale pour toutes les énigmes qui
pourraient scandaliser notre ignorance. Attachés à un point de l’espace et du temps,
nous avons la manie de rapporter tout à ce point ; nous sommes tout à la fois ridicules
et coupables. »
En terminant, l’auteur s’adresse encore à l’Ombre chérie d’Eugène et
retombe un peu dans la déclamation, au moins pour la forme ; mais les germes de son
système de réversibilité et d’ordre providentiel viennent de se montrer et n’ont plus
qu’à pousser leur développement. Comme saint Augustin, en présence des épouvantables
catastrophes de son siècle, il conçoit sa Cité de Dieu.
Cité étrange chez l’un comme chez l’autre, plus belle de titre et de conception que
justifiable de détail, dans laquelle le bon sens, la sagesse humaine, trouvent à
s’achopper presque à chaque pas, mais où les esprits vraiment religieux se satisferont
de quelques hautes clartés !
Le pamphlet publié et distribué à Chambéry en août 95, sous le nom de Jean-Claude Têtu, est une Provinciale savoyarde à la portée du peuple, une
petite lettre de Paul-Louis en style du cru. Partant le sel en est gros et gris, mais il
y en a sous la trivialité. Il s’agit de profiter du nouveau bail réclamé par la France
au sujet de la Constitution de l’an III, pour réveiller l’opinion royaliste dans le pays
et pour pousser à une Restauration :
« … Nous avons tous sur le cœur cette triste comédie de 1792, lorsqu’une poignée de
vauriens, qui se faisaient appeler la nation, écrivirent à Paris que
nous voulions être Français. Vous savez tous devant Dieu qu’il n’en était rien, et
comme quoi nous fûmes tous libres de dire non, à la charge de dire oui
192 ?
Or, voici une belle occasion de donner un démenti à ceux qui nous firent parler mal à
propos. Aujourd’hui, nous ne sommes plus si épouvantés que nous l’étions alors ; nous
avons un peu repris nos sens. Croyez-moi, disons tout rondement que nous n’en voulons
plus.
Vous croirez peut-être qu’il y a de l’imprudence à parler si clair ? Au contraire,
vous pourrez par là faire grand plaisir à la C. N. (Convention nationale). Tout le
monde sait assez qu’elle a besoin et partant envie de la paix. Or, cette réunion à la
France la gêne, et le vœu de la nation, quoiqu’il n’ait jamais existé que dans la
boîte à l’encre du citoyen Gorin
193, forme cependant un obstacle très-fort aux yeux de la C. N., qui
est retenue par le point d’honneur plus que par la valeur de notre pays.
En lui disant la vérité, vous la mettrez à l’aise, et elle vous en saura gré : ce
raisonnement est clair comme de l’eau de roche.
Mais supposons qu’elle pense autrement, qu’elle veuille à tout prix garder la Savoie
et qu’elle y réussisse, que vous arriverait-il pour avoir dit que vous regrettez votre
ancien souverain ? Il vous arriverait d’être particulièrement estimés et chéris par la
C. N. elle-même. Tout le monde ne sait-il pas qu’on aime les gens fidèles partout où
ils se trouvent ? Quand il y a de la révolte, de l’impertinence ou de l’insurgerie, à
la bonne heure que les maîtres se fâchent ; mais quand on parle poliment, chacun est
libre de dire sa raison ; on peut tirer son chapeau devant le drapeau tricolore et
dire qu’on a de l’amitié pour la croix blanche. Par Dieu ! chacun a son goût
peut-être ! — En disant qu’on aime les poires, méprise-t-on les pommes ?
Si la C. N. vous gardait même après cette déclaration, elle vous aimerait comme ses
yeux ; c’est moi qui vous le dis.
Mais ce n’est pas tout. Quand même nous demeurerions Français, il ne faut pas croire
que ce fût pour longtemps ; un peu plus tôt, un peu plus tard, la chose volée revient
toujours à son maître. La Savoie est au roi de Sardaigne depuis huit cents ans,
personne ne peut lui faire une anicroche là-dessus ; pourquoi la lui garderait-on ?
Parce qu’on la lui a prise, apparemment. Quelle chienne de raison ! Demandez au
tribunal criminel du district, vous verrez ce qu’il vous en dira.
La Savoie a bien été prise d’autres fois. On l’a gardée trois ans, cinq ans, sept
ans, trente ans, mais toujours elle est revenue. Il en sera de même cette fois.
Le roi de France qui était avant celui qui était avant le dernier, fut un grand
fier-à-bras, à ce que tout le monde dit : c’est une chose sûre qu’il faisait peur à
tout le monde, et cependant, quoiqu’il convoitât la Savoie et qu’il s’évertuât
beaucoup pour l’avoir, il ne put jamais en passer son envie.
Dans ma jeunesse, je ne comprenais pas pourquoi notre petite Savoie n’était pas une
province de France, et comment cette drumille avait pu vivre si
longtemps à côté d’un gros brochet sans être croquée ; mais, en y pensant depuis, j’ai
vu combien feu ma grand’mère avait raison quand elle me disait : Jean-Claude, mon ami, quand tu < ne comprends pas quelque chose, fie-toi à celui
qui a fait le manche des cerises.
La Savoie n’est pas à la France parce qu’il ne faut pas qu’elle soit à la France. Si
les Français la possédaient, l’Italie serait flambée ; ils bâtiraient dans notre pays
des forteresses à tout bout de champ ; ils feraient des chemins larges comme la grande
allée du Verney jusque sur nos plus hautes montagnes194. A la place de l’hospice Saint-Bernard,
où l’on donne la soupe aux pèlerins, il y aurait une bonne citadelle avec des canons
et de la poudre, et toute la diablerie que vous savez ; et puis, au premier moment
d’une guerre, ce serait une bénédiction de les voir dégringoler de l’autre côté !
Soyez sûrs qu’ils y descendraient les mains dans leurs poches, et, quand une fois on
est en Piémont, les gens qui savent un peu comment le monde est fait, disent que ce
n’est plus qu’une promenade. Si M. l’empereur était assez grue pour souffrir que ces
gaillards gardassent la Savoie, il ferait tout aussi bien de les mettre en garnison à
Milan.
Mais tandis que la Savoie est au roi de Sardaigne, on ne peut pas être surpris en
Italie. Diantre ! c’est bien différent d’être dans un pays ou d’y aller.
Et nos bons amis les Suisses, croyez-vous qu’ils soient bien amusés d’entendre les
tambours des Français de l’autre côté du lac ? Les Génevois, qui ne sont que des
marmousets, les fatiguent déjà passablement ; jugez comme ils ont envie de toucher de
tous côtés la république française ! Sûrement les Français ne pourraient pas leur
faire un plus grand plaisir que de s’en aller d’où ils sont venus. Les Suisses et les
Savoyards sont cousins, ils font leurs fromages en paix et ne se font point d’ombrage.
Que les grands seigneurs demeurent chez eux et ne viennent pas casser nos pots !
Il faudra donc rendre la Savoie parce que tout le monde voudra qu’on la rende, et
quand la C. N. aurait les griffes assez fortes pour la retenir dans le moment présent,
croyez-vous que ce fût pour longtemps ? Bah ! les choses forcées ne durent jamais.
Le courage des Français fait plaisir à voir, mais ne vous laissez pas leurrer par
cette lanterne magique. Vous savez que lorsqu’on se rosse un jour de vogue, surtout lorsqu’on est un peu gris, on ne sent pas les coups ; mais
c’est le lendemain qu’on se trouve bleu par-ci et bleu par-là, qu’on se sent roide
comme le manche d’une fourche, et qu’il n’y a pas moyen de mettre un pied devant
l’autre.
« Quand la France sera froide, vous l’entendrez crier. »
Ce sont là, il me semble, de ces accents vibrants qui dénotent que, même sous le masque
du Jacques Bonhomme et du Sancho de son pays, M. de Maistre ne peut pas se déguiser
longtemps. Plus loin, pour exprimer que les Français ne sont pas encore guéris ni près
de guérir du mal révolutionnaire : « S’ils étaient véritablement ennuyés d’être malades,
dit-il, est-ce qu’ils ne se donneraient pas tous le mot pour faire venir de la thériaque de Venise ? » Louis XVIII, comme on sait, était alors à
Venise. Le maire de Montagnole continue de prendre ses compatriotes par tous les bouts,
par l’énumération de tous leurs griefs, en réservant pour le dernier coup l’intérêt de
la religion catholique si cher aux populations. Je continue de citer tout ce qui me
paraît un peu saillant, ce pamphlet curieux étant parfaitement inconnu et introuvable
aujourd’hui :
« Il y a plus de deux cents ans qu’il y eut déjà un tapage en France pour les
affaires de huguenots. Notre curé en parlait un jour avec M. le châtelain : il
appelait cela la Digne ou la Ligue, ou la Figue, enfin quelque chose en igue. Mais c’était
diabolique. Il disait que celle machine dura je ne sais combien de temps, trente ou
quarante ans, je crois. Sainte Vierge Marie ! cela ne fait-il pas dresser les
cheveux ? C’est bien pire aujourd’hui, puisqu’alors il y avait des rois, des princes,
des seigneurs, des parlements, en un mot tout ce qu’il fallait pour faire la besogne
après la folie passée ; mais à présent que tout le royaume est en loques, ce sera le
diable à confesser pour tout refaire. Serait-il possible que nous fussions mêlés
là-dedans ? Libéra nos, Dominus.
« Vous croyez peut-être, vous autres petits messieurs qui avez des habits de drap
d’Elbeuf et des boutons d’acier, que c’est pour vous que le four chauffe, et que vous
serez toujours les maîtres ? Ah bien ! oui, fiez-vous-y. On a déjà fait main-basse sur
les’municipalités de campagne, ainsi adieu aux rois de village ! il n’y a plus de
districts, ainsi adieu aux rois de petites villes ! ne voyez-vous pas comme tout
s’achemine à vous rendre des zéros en chiffre ? Quand tout sera tranquille, le peuple
donnera les places à ceux que vous teniez en prison ; et si, pendant cette tempête,
quelques champignons sont sortis de terre, vous n’y gagnerez rien, car les ci-après sont bien plus insolents que les ci-devant.
« On vous amuse aussi en vous parlant de la suppression des impôts. Sans doute qu’on
n’ose pas mettre le peuple de mauvaise humeur dans ce moment, pour raison ; mais
seriez-vous assez simples pour croire que, dès qu’on sera maître de lui, on ne vous
chargera pas comme des mulets du Mont-Cenis ? La C. N. a fait tant d’assignats ! tant
d’assignats ! que si on les collait tous par les bords, il y aurait de quoi couvrir la
France de papier. Malgré ce qu’on en a brûlé dans toutes les gazettes, il en reste
pour 14 milliards : or, savez-vous ce que c’est que 14 milliards ? Pour faire celle
somme en numéraire, il faudrait autant de louis qu’il y a de grains de blé en 455
sacs, mesure de Chambéry, pesant chacun 140 livres poids de marc. Le citoyen Ginollet, ci-devant collecteur de la taille, qui sait l’arithmétique
comme son Pater, a fait ce compte sur ma table.
« Mais toutes ces débauches de papier ne peuvent durer, et à la fin, pour faire face
aux dépenses, on vous demandera l’argent que vous avez, et même celui que vous n’avez
pas.
« Enfin, comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la dernière, tenez
pour certain que, si vous demeurez Français, vous serez privés de votre religion. La
C. N., disent certaines personnes, a promis la liberté du culte : oui ; mais vous
savez bien qu’on n’a rien tenu de ce qu’on vous avait promis. Souvenez-vous de ce qui
se passa lorsqu’on établit l’Église constitutionnelle. Il n’y eut qu’un cri en Savoie
contre cette manipulation ecclésiastique ; mais vos électeurs eurent beau protester,
on ne les écouta pas, et le jour qu’ils s’assemblèrent pour l’élection de ce drôle
d’évêque qui nous a tant fait rire avant de nous faire pleurer, un des représentants
du peuple dit expressément que, si les électeurs raisonnaient, on ferait
conduire deux pièces de canon à la porte de la cathédrale : voilà comment on
fut libre.
« Nous avons d’ailleurs un bon témoin de ce qui se passa. Grégoire, l’un des
représentants, n’a-t-il pas dit formellement, dans le sermon qu’il a débité à la
tribune de la Convention sur la liberté des cultes : Nous avons promis de
votre part la liberté du culte aux habitants du Mont-Blanc, et nous les avons
trompés ?
« C’est clair, cela ; mais ce que ce bon apôtre n’a pas dit, c’est qu’il était venu
en Savoie tout justement pour y faire ce qu’il a blâmé dans les autres.
« Ce n’est pas seulement le culte de la déesse Raison dont nous ne voulons pas : nous
ne voulons rien de nouveau, rien, ce qui s’appelle rien. On nous l’avait promis ;
pourquoi nous a-t-on trompés ?
« Je l’entendis, ce curé d’Embremenil, le 16 février 1793, lorsqu’il se donna tant de
peine dans la cathédrale de Chambéry pour nous prouver que l’Église constitutionnelle
était catholique. Son discours emberlucoqua beaucoup de gens ; mais, quoiqu’il ait de
l’esprit comme quatre, il ne me fit pas reculer de l’épaisseur d’un cheveu. Quand je
le vis en chaire, sans surplis, avec une cravate noire, ayant à côté de lui un chapeau
rond au lieu d’un bonnet à houppe, et nous disant citoyen au lieu de
mes frères ou mon cher auditeur, je me dis
d’abord en moi-même :
Cet homme est schismatique.
« En effet, quelle apparence que le bon Dieu n’ait fait la religion que pour les
esprits pointus, et qu’il n’y ait pas quelque manière facile de connaître ce qui est
faux ? Quand il viendra quelque grivois d’apôtre vous prêcher un Credo de sa façon, au lieu de s’embarquer dans de grands alibi-forains
qui font tourner la tête, vous n’avez, qu’à le regarder bien attentivement ; je veux
ne moissonner de ma vie si vous ne découvrez pas sur sa personne quelque chose
d’hérétique, ne fût-ce qu’un bouton de veste.
« Mais, baste ! la C. N. se moque de l’Église constitutionnelle, ce n’est pas
l’embarras ; le mal est qu’elle déteste la nôtre et qu’elle n’en veut point. Ainsi
c’est à vous de voir si vous voulez vous trouver sans religion.
« La liberté du culte qu’on vous a promise depuis quelque temps, n’est qu’une farce.
Si vous êtes catholiques, essayez un peu de jeter à la poste une lettre adressée à Sa Sainteté, le Pape, à Rome, vous verrez si elle arrivera.
« C’est cependant drôle qu’un catholique ne puisse pas écrire au Pape !
« Et vos évêques, où sont-ils ? et vos prêtres, pourquoi ne vous les rend-on pas ?
Est-ce agir rondement de promettre une Église catholique, et de bannir les prêtres
catholiques ? — Mais, dira-t-on, nous en avons en Savoie. — Oui, ils y sont à leurs
périls et risques. On les a calomniés, insultés, emprisonnés, fusillés. On
recommencera demain, aujourd’hui, quand on voudra. On n’a point révoqué la loi qui les
déporte ni celle qui confisque leurs biens, après une loi solennelle qui leur
permettait de les administrer par procureur.
« Ne vous laissez donc pas tromper : la rancune contre notre religion est toujours la
même, et, si l’on a fait quelque chose en sa faveur, ce n’est pas par amitié, ce n’est
pas par justice, c’est par crainte. Les gens de l’ouest
195 n’ont pas voulu démordre, il a bien
fallu accorder quelque chose, mais c’est bien à contre-cœur et de mauvaise grâce.
« Boissy-d’Anglas est, à ce qu’on dit, un des bons enfants de l’Assemblée ; je ne
crois pas qu’il aime à tourmenter son prochain. Cependant, quand il fit son rapport
sur la liberté du culte, au nom des trois comités, il dit tout net que les intérêts de
la religion étaient des chimères. Il ajouta : « Je ne veux point
décider s’il faut une religion aux hommes…, s’il faut créer pour eux des illusions et
laisser des opinions erronées devenir la règle de leur conduite. C’est à la
philosophie à éclairer l’espèce humaine et à bannir de dessus la terre les longues
erreurs qui l’ont dominée. C’est par l’instruction que seront guéries toutes les
maladies de l’esprit humain. Bientôt vous ne les connaîtrez que pour les mépriser, ces
dogmes absurdes, enfants de l’erreur et de la crainte : bientôt la religion des
Socrate, des Marc-Aurèle, des Cicéron, sera la seule religion du monde…. Ainsi vous
préparerez le seul règne de la philosophie…. Vous couronnerez avec certitude la
révolution commencée par la philosophie. »
« Il faudrait avoir les yeux pochés pour ne pas voir ici un homme en colère, qui se
console du décret dans la préface.
« Je mentirais au reste si j’assurais que je comprends tout ce morceau, et que je
connais les trois théologiens dont il parle ; mais je gagerais bien à tout hasard mes
deux charrues contre un exemplaire de la nouvelle Constitution, que Socrate,
Marc-Aurèle et Cicéron étaient protestants. »
L’objection contre les trois théologiens pouvait porter coup en
Savoie, à cette date de 1795 ; hors de là elle n’est que gaie.
Et ceci n’est pas, autant qu’on pourrait bien le croire, un accident du genre. Certes
M. de Maistre, par le fond habituel de sa pensée, restera toujours un écrivain
profondément sérieux ; mais pourtant on n’a pas fait en lui la part de ce qui
très-souvent dans le détail n’est que gai. On y aurait gagné de le voir beaucoup plus au
naturel et moins terrible.
La dernière des brochures préliminaires de M. de Maistre, que j’aie à analyser, est son
Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens (1796). Ici, comme il
s’adresse à la législature de France, il sait prendre le ton convenable, bien
qu’énergique, et non sans quelques-uns encore de ces éclats de parole qui vont devenir
le cachet inséparable de son talent. C’est d’abord tout un tableau de la Terreur en sa
malheureuse patrie. Puisque les grands historiens s’occupent si peu de ces vérités de
détail, de ces bagatelles provinciales et locales, qui gêneraient leurs évolutions,
qu’on veuille bien permettre au biographe de ne pas les négliger. Les Français, comme on
l’a dit, étant entrés en Savoie le 22 septembre 1792, on ne vit, pendant un mois, que ce
qu’on voit dans toutes les conquêtes ; mais bientôt, les assemblées primaires ayant été
convoquées, elles nommèrent des députés qui se réunirent à Chambéry sous le nom
d’Assemblée nationale des Allobroges. L’homme influent dans cette Assemblée qui ne
siégea que huit jours, celui qui dirigea tout, et dicta presque tous les décrets, fut le
député Simond, de Rumilli dans le Mont-Blanc, ci-devant prêtre, guillotiné en 1794. Une
loi de cette Assemblée invita tous les citoyens qui avaient émigré dès le
1er août 1792 à reprendre leur domicile dans le terme de
deux mois, sous peine de confiscation de tous leurs biens. On antidatait l’émigration,
comme on voit, et on la faisait même antérieure à l’entrée des Français dans le pays :
c’était pour atteindre certains grands propriétaires.
Les militaires firent leur devoir et restèrent à leur poste, fidèles à leurs serments.
Presque tous les autres (et M. de Maistre de ce nombre), les femmes surtout et les
enfants, rentrèrent en Savoie sur la foi de l’Assemblée. Au cœur de l’hiver, ils
arrivèrent en foule et reprirent domicile dans le délai qui s’était prolongé jusqu’au 27
janvier 93 ; mais, au lieu de la tranquillité qu’ils avaient droit d’attendre, ils ne
trouvèrent qu’une persécution cruelle. L’auteur du mémoire, témoin oculaire, en signale
les hideuses particularités qui ne sont qu’une variante de ce qui se passait alors
universellement ; on emprisonne les hommes d’une part, les femmes de l’autre ; on sépare
les mères et les enfants ; on sépare les époux : « C’était, disait le représentant
Albitte, pour satisfaire à la décence. « La cruauté dans le cours de cette Révolution a
souvent eu, s’écrie l’auteur, la fantaisie de plaisanter : on croit voir rire l’Enfer :
il est moins effrayant quand il hurle. »
Le règlement des prisons destinées à enfermer les suspects les accuse d’un crime tout
nouveau, d’être coalisés de VOLONTÉ avec les ennemis de
la république ; sur quoi l’auteur ajoute : « Caligula ne punissait que les
rêves, il oublia les désirs ! »
Le 1er septembre 1793, tout d’un coup, en vertu d’une
détermination soudaine, à minuit, on tire les détenus de prison et on les transporte sur
des charrettes de Chambéry à Grenoble, où ils manquent en arrivant d’être massacrés par
la populace. Puis un autre caprice les ramène de Grenoble à Chambéry : le 9 thermidor
les sauve : « Sans le 9 thermidor, dit l’auteur du mémoire, c’est une opinion
universelle dans le département du Mont-Blanc, tous les prisonniers devaient être
égorgés. »
Dans un moment si terrible, il arriva ce qui devait arriver : tous ceux qui purent
s’échapper le firent et se réfugièrent soit en Piémont, soit en pays neutre. Et ici
l’auteur invoquant les actes mêmes de la Convention après le 9 thermidor, démontre que
ces émigrés par force majeure ne sont pas des émigrés.
Redevenue libre, la Convention, dans sa séance du 9 mars 1795, disait anathème au coup
d’État du 31 mai qui avait proscrit les prétendus fédéralistes. — Une nouvelle loi
(celle du 22 prairial) vint au secours des malheureux qui n’avaient fui la terre de
liberté que pour échapper à la hache de Robespierre : elle rappelait ceux qui s’étaient
soustraits depuis le 31 mai 93.
L’auteur discute avec fermeté et éloquence pour réclamer le bénéfice de cette loi en
faveur des prétendus émigrés savoisiens. Il s’adresse, en terminant, aux Conseils, il
apostrophe le Directoire exécutif et le rappelle à la clémence et à la justice au début
d’un régime nouveau. M. de Maistre est ici le Lally-Tolendal de sa contrée, comme dans
son pamphlet de Claude Têtu il s’en était montré par avance le
Paul-Louis Courier.
Ces préliminaires une fois accomplis, cette dette payée, et comme tout échauffé encore
de sa guerre de montagnes, il sort enfin de la politique locale et s’élève au rôle de
publiciste européen par ses Considérations sur la France. L’aspect
change : ce n’est plus à un Vendéen de Savoie qu’on va avoir affaire,
c’est à un contemplateur plutôt stoïque et presque désintéressé. On a souvent admiré
comment M. de Maistre, un étranger, avait si bien, je veux dire si fermement jugé du
premier coup, et de si haut, la Révolution française ; c’est, on vient de le faire assez
comprendre, qu’il n’y était pas étranger, c’est qu’il l’avait subie et soufferte dans le
détail ; il ne l’a si bien jugée en grand que parce qu’il en avait pâti de
très-près, et en même temps de côté. La double position (outre
le génie) était nécessaire. A un certain moment, il a pu se détacher de la question
locale et planer du dehors sur l’ensemble. Nous allons l’y suivre et le considérer dans
cette phase nouvelle, définitive. Jusqu’ici il nous a suffi de le faire connaître
graduellement et de le produire, non absolu encore, par des , par des analyses,
en nous effaçant. Malgré notre désir et notre insuffisance, il nous sera difficile de
continuer à faire de même, et de contenir tout jugement contradictoire en face de
l’intolérance fréquente des siens.
II
Trois écrivains du plus grand renom débutaient alors à peu près au même moment, chacun
de son côté, sous l’impulsion excitante de la Révolution française, et on les peut voir
d’ici s’agiter, se lever sous le nuage immense, comme pour y démêler l’oracle : on
reconnaît madame de Staël, M. de Maistre, et M. de Chateaubriand.
Le plus jeune des trois, le seul même qui fût à son vrai début, M. de Chateaubriand, en
ce fameux Essai sur les Révolutions, versant à flots le torrent de son
imagination encore vierge et la plénitude de ses lectures, révélait déjà, sous une forme
un peu sauvage, la richesse primitive d’une nature qui sut associer plus tard bien des
contraires ; d’admirables éclairs sillonnent à tout instant les sentiers qu’il complique
à plaisir et qu’il entre-croise ; à travers ces rapprochements perpétuels avec
l’antiquité, jaillissent des coups d’œil singulièrement justes sur les hommes du
présent : lui-même, après tout, l’auteur de René comme des Études, l’éclaireur inquiet, éblouissant, le songeur infatigable, il est
bien resté, jusque sous la majesté de l’âge, l’homme de ce premier écrit.
Madame de Staël, qui, à la rigueur, avait déjà débuté par ses Lettres sur
Jean-Jacques, et qui devait accomplir un jour sa course généreuse par ses
éloquentes et si sages Considérations, laissait échapper alors ses
réflexions, ou plutôt ses émotions sur les choses présentes, dans son livre de l’Influence des Passions sur le Bonheur ; mais ce titre purement sentimental
couvrait une foule de pensées vives et profondes, qui, même en politique, pénétraient
bien avant.
M. de Maistre, enfin, dont nous avons surpris les vrais débuts antérieurs, éclatait
pour la première fois par un écrit étonnant, que les années n’ont fait, à beaucoup
d’égards, que confirmer dans sa prophétique hardiesse, et qui demeure la pierre
angulaire de tout ce qu’il a tenté d’édifier depuis. Dès le premier mot, il indique le
point de vue où il se place : comme Montesquieu, il commence par l’énoncé des rapports
les plus élevés, mais c’est en les éclairant de la Providence : « Nous sommes tous
attachés au trône de l’Être suprême par « une chaîne souple, qui nous retient sans nous
asservir. » Ce sont les voies de la Providence dans la Révolution française que l’auteur
se propose de sonder par ses conjectures et de dévoiler autant qu’il est permis.
L’originalité de la tentative se marque d’elle-même. Le xviiie
siècle ne nous a pas accoutumés à ces regards d’en haut, perdus en
France depuis Bossuet. Pour être juste toutefois, il convient de rappeler qu’un homme
que M. de Maistre a beaucoup lu tout en s’en moquant un peu, le Philosophe
inconnu, Saint-Martin publiait, à la date de l’an III (1795), sa Lettre à un Ami, ou Considérations politiques, philosophiques et
religieuses sur la Révolution française, curieux opuscule dans lequel le point de
vue providentiel est formellement posé196. Que M. de Maistre ait lu cette Lettre de
Saint-Martin au moment même où elle fut publiée, on n’en saurait guère douter, parce
qu’elle dut parvenir très-vite à Lausanne, où se trouvait alors un petit noyau organisé
de mystiques, dont le plus connu, Dutoit-Membrini, venait de mourir précisément en ces
années. Or, si l’on suppose M. de Maistre recevant, ainsi qu’il est très-probable, la
communication de cette brochure dans le temps où il écrivait son pamphlet de Claude Têtu, mûr comme il était sur la question et tout échauffé par le
prélude, il lui suffit d’un éclair, pour l’enflammer ; il dut se dire à l’instant, dans
sa conception rapide, que c’était le cas de refaire la brochure de Saint-Martin, non
plus avec cette mollesse et cette fadeur à demi inintelligible, non dans un esprit
particulier de mysticisme et dans une phraséologie béate qui tenait du jargon, mais avec
franchise, netteté, autorité, en s’adressant aux hommes du temps dans un langage qui
portât coup et avec des aiguillons sanglants qui ne leur donneraient pas envie de
rire.
Les dates, les circonstances locales, l’analogie du point de vue général et même d’un
certain ordre d’idées aux premières pages, tout concourt à prêter à cette conjecture une
vraisemblance que rien d’ailleurs ne dément197.
Les Considérations sur la France peuvent elles-mêmes être considérées
sous plus d’un aspect. Celui qui domine, cette idée de gouvernement providentiel dont
nous parlons, qui s’y Jessine en deux ou trois grands chapitres, et que l’auteur
reprendra plus tard avec prédilection et raffinement, ne se produit ici que justifié par
la grandeur même de la catastrophe : la voix de Dieu s’élance toute majestueuse du
milieu des orages du Sinaï. En quoi la nation française est coupable ; en quoi les
Ordres immolés ont mérité de l’être ; comment il y a solidarité au sein du même Ordre,
comment la peine du coupable est réversible jusque sur l’innocent, et le mérite de
celui-ci reversible à son tour sur la tête de l’autre ; quelle mystérieuse vertu fut de
tout temps attachée au sacrifice et à l’effusion du sang humain sur la terre ; quelle
effrayante dépense il s’en est fait depuis l’origine jusqu’aux derniers temps, à ce
point que « le genre humain peut être considéré comme un arbre qu’une main invisible
taille sans relâche, et qui va toujours en gagnant sous la faux divine » : — telles
sont les hautes questions, tels les dogmes redoutables que remue en passant l’esprit
religieux de l’auteur ; et à la façon dont il les soulève, nul, après l’avoir lu, même
parmi les incrédules, ne sera tenté de railler. M. de Maistre, en ses Considérations et ailleurs, est, de tous les écrivains religieux, celui
peut-être qui nous oblige à nous représenter de la manière la plus concevable, la plus
présente et la plus terrible, le Jugement dernier ; il donne à penser
là-dessus, même aux sceptiques blasés de nos jours, parce qu’il fait concevoir
l’inévitable fin et le coup de filet du réseau universel, d’une
manière ordonnée, toute spirituelle, tout appropriée aux intelligences sévères. Il nous
met presque dans l’alternative ou de ne croire à aucune loi régulatrice, ou de croire
avec lui.
En s’emportant dans ce vigoureux écrit à des assertions extrêmes, intempérantes, en ne
voulant voir que le caractère purement satanique de la Révolution, il
garde pourtant, s’il est permis d’employer à son égard un tel mot sans offense, une
certaine mesure ; ses conjectures du moins observent encore, par
rapport à ce qu’elles deviendront plus tard, une sorte de modestie que j’aime à
relever : « … Il n’y a point, dit-il en un beau passage198, il n’y a point de châtiment qui ne purifie, il n’y a point de désordre
que l’Amour éternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux,
au milieu du renversement général, de pressentir les plans de la Divinité199. Jamais nous ne verrons tout pendant
notre voyage, et souvent nous nous tromperons ; mais dans toutes les sciences possibles,
excepté les sciences exactes, ne sommes-nous pas réduits à conjecturer ? et si nos
conjectures sont plausibles, si elles ont pour elles l’analogie, si elles s’appuient sur
des idées universelles, si surtout elles sont consolantes et propres à nous rendre
meilleurs, que leur manque-t-il ? Si elles ne sont pas vraies, elles sont bonnes ; ou
plutôt, puisqu’elles sont bonnes, ne sont-elles pas vraies ? »
Un second aspect des Considérations, c’est celui des événements
positifs et des jugements historiques que l’auteur y a appliqués ; on n’en saurait assez
admirer la sagacité et la portée précise. Une foule de vues qui n’ont prévalu et n’ont
été vérifiées que par la suite apparaissent là pour la première fois ; l’auteur, en
ayant l’air de tirer à bout portant dans la mêlée, a prévenu et indiqué d’avance les
visées de l’histoire. Aussi, tous ceux qui ont passé après lui dans l’étude de ces temps
l’ont-ils pris, même ses adversaires politiques, en haute et singulière estime.
M. de Maistre a très-bien vu le premier que, le mouvement révolutionnaire une fois
établi, la France et la monarchie (c’est-à-dire l’intégrité des États
du roi futur) ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme200. Le discours idéal qu’il prête (chap. II) à un
guerrier au milieu des camps, pour exhorter ses compagnons d’armes à sauver la France et
le royaume quand même, est d’une éloquence politique qui parle
d’elle-même à toutes les âmes : il conclut par ces paroles si souvent citées, et que
M. Mignet inscrivait, il y a près de vingt ans, en tête de son histoire : « Mais nos
neveux, qui s’embarrasseront très-peu de nos souffrances et qui danseront sur nos
tombeaux, riront de notre ignorance actuelle ; ils se consoleront aisément des excès que
nous avons vus, et qui auront conservé l’intégrité du plus beau royaume
après celui du Ciel. » — Le rôle, la fonction, la magistrature
de la France entre toutes les nations d’Europe n’a été nulle part plus magnifiquement
reconnue. Langue universelle, esprit de prosélytisme, il y voit les deux instruments et
comme les deux bras toujours en action pour remuer le monde.
Un troisième et remarquable aspect qui, dans les Considérations, se
rattache au précédent, et qui prouve à quel point l’auteur avait bien vu, c’est le
nombre de conjectures, de promesses, et même de prédictions qui se sont trouvées
justifiées. Sous la question, toute civile et politique en apparence qu’elle était
devenue, il découvre le caractère religieux, le sens théologique si vérifié par ce qui
s’est produit à nos yeux depuis quarante ans, et lors de la grande réaction de 1800, et
dans ce mouvement actuel, persistant et encore inépuisé des esprits. Il ne craint pas de
poser le grand dilemme dans toute sa rigueur : « Si la Providence efface, sans doute c’est pour écrire… Je suis si persuadé des
vérités que je défends, que lorsque je considère l’affaiblissement général des principes
moraux, la divergence des opinions, l’ébranlement des souverainetés qui manquent de
base, l’immensité de nos besoins et l’inanité de nos moyens, il me semble que tout vrai
philosophe doit opter entre ces deux hypothèses, ou qu’il va se former une nouvelle
religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière . C’est
entre ces deux suppositions qu’il faut choisir, suivant le parti qu’on a pris sur la
vérité du christianisme. » S’il se prononce dans les pages qui suivent, et avec une
incomparable éloquence, pour le triomphe immortel de ce christianisme tant combattu, il
a du moins donné jour à la perspective sur le rajeunissement. Je sais
bien qu’il l’interprétait pour son compte en un sens rigoureux et orthodoxe, mais de
plus libres que lui peuvent varier en idée la nuance.
En 1796, M. de Maistre prédisait sans marchander une Restauration et en dictait
d’avance le bulletin avec l’ordre et la marche de la cérémonie. Le chapitre intitulé :
Comment se fera la Contre-révolution si elle arrive ? est charmant,
vrai, piquant. On a pour conclusion dernière une suite d’ de Hume sur la fin du
Long-Parlement à l’agonie, la veille de la restauration des Stuarts. Est-il besoin de
remarquer que l’auteur oublie de pousser assez loin la citation et l’allusion, qu’il
s’arrête avant 1688, avant Guillaume et la Déclaration des droits ? On
pourrait, dès cet écrit, noter chez M. de Maistre une tendance à prédire qui est devenue
par la suite une forme extrême de sa pensée, un faible, je dirai presque un tic dans un
esprit si sérieux. A propos de la ville de Washington, qu’on avait décidé de bâtir
exprès pour en faire le siège du Congrès : « On a choisi, dit-il, l’emplacement le plus
avantageux sur le bord d’un grand fleuve ; on a arrêté que la ville s’appellerait Washington ; la place de tous les édifices publics est marquée, et le
plan de la Cité-reine circule déjà dans toute l’Europe.
Essentiellement il n’y a rien là qui passe les bornes du pouvoir humain ; on peut bien
bâtir une ville. Néanmoins, il y a trop de délibération, trop d’humanité dans cette affaire, et l’on pourrait gager mille contre un que la
ville ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou
que le Congrès n’y résidera pas. » Beaucoup des prédictions de M. de Maistre (ne
l’oublions pas) ne sont ainsi que des gageures.
De la part d’un esprit vif, hardi, résolu, cet entraînement s’explique à merveille.
Qu’on se figure l’effet que durent produire et les événements religieux de 1800-1804, et
les événements politiques de 1814, sur celui même qui les avait si pleinement
conjecturés. A force d’avoir prédit juste, il se trouve naturellement en veine, et
souvent alors il en dit trop. On a relevé les prédictions de lui qui ont réussi ; on
ferait une liste piquante des autres. Ainsi, celle de tout à l’heure sur la ville de
Washington, ainsi à la fin du Pape201 :
« Souvent j’ai entretenu des hommes qui avaient vécu longtemps en Grèce et qui en
avaient particulièrement étudié les habitants. Je les ai trouvés tous d’accord sur ce
point, c’est que jamais il ne sera possible d’établir une souveraineté grecque… Je ne
demande qu’à me tromper ; mais aucun œil humain ne saurait apercevoir la fin du servage
de la Grèce, et s’il venait à cesser, qui sait ce qui arriverait ? » — Eh ! mon
Dieu ! — ni plus ni moins, — le roi Othon.
Cette intrépidité d’assertions au futur amène dans le détail de singulières
discordances qui font sourire, et qui, j’en suis certain (mais voilà que je fais comme
lui), s’il pouvait se relire aujourd’hui de sang-froid, le feraient sourire lui-même.
Prédisant dans ses Considérations les bienfaits de la future
restauration royale, il s’écriait : « Pour rétablir l’ordre, le roi convoquera toutes
les vertus ; il le voudra sans doute, mais, par la nature même des choses, il y sera
forcé…. Les hommes estimables viendront d’eux-mêmes se placer aux postes où ils peuvent
être utiles…. » Voilà un idéal de 1814 et de 1815, une vraie idylle politique que
j’aurais crue à l’usage seulement des crédules et des niais du parti. Si l’on osait
retourner contre l’illustre auteur ses armes d’ironie, ce serait le cas de se le
permettre :
Et dans la préface du Pape, datée de mai 1817, lorsqu’il s’écrie :
« Le sacerdoce doit être l’objet principal de la pensée souveraine. Si j’avais sous les
yeux le tableau des ordinations, je pourrais prédire de grands événements…. » En effet,
sur ce tableau des ordinations, il aurait trouvé, parmi les noms de la noblesse
française qu’il y cherchait, celui de l’abbé-duc de Rohan. Fertile matière à de grands
événements Futurs ! — Mais n’anticipons pas.
Rappelé de Lausanne en Piémont au commencement de 1797, M. de Maistre n’y retourna que
pour assister aux vicissitudes de sa patrie et à la ruine de son souverain. Lorsqu’il
vit Charles-Emmanuel IV, qui venait de succéder à Victor-Amédée III, obligé d’abandonner
ses États de terre-ferme, il se réfugia lui-même à Venise. M. Raymond a conservé des
détails touchants sur la pauvreté et la sérénité du noble exilé en cette crise extrême.
Logé avec sa femme et ses deux enfants dans une seule pièce du rez-de-chaussée à l’hôtel
du résident d’Autriche, qui n’avait pu lui faire accepter davantage, il s’y livrait
encore à l’étude, à la méditation, et le soir, quand son hôte (le comte de Kevenhüller),
le cardinal Maury et d’autres personnages distingués, venaient s’y asseoir auprès de
lui, il les étonnait par l’étendue de son coup d’œil et sa vigueur d’espérance : « Tout
ceci, disait-il, n’est qu’un mouvement de la vague ; demain peut-être elle nous portera
trop haut, et c’est alors qu’il sera difficile de gouverner. »
Après diverses fluctuations résultant des événements, M. de Maistre fut mandé en
Sardaigne par son souverain et nommé régent de la Grande-Chancellerie de ce royaume
ainsi réduit. Le 12 janvier 1800, il arriva à Cagliari, la capitale, et y remplit les
fonctions multipliées que comportait sa charge, jusqu’à ce qu’en septembre 1802 il fut
nommé ministre plénipotentiaire à la cour de Saint-Pétersbourg. Durant ce séjour à
Cagliari, ses travaux littéraires durent nécessairement s’interrompre ; il trouva
pourtant moyen, sinon d’écrire, du moins d’étudier encore. Il y avait à Cagliari,
raconte M. Raymond, un religieux dominicain, Lithuanien de nation et professeur de
langues orientales. Chaque jour M. de Maistre avait à peine achevé son repas que le Père
Hintz (c’était le nom du savant) arrivait chargé de vieux livres, et des dissertations
s’établissaient à fond entre eux sur le grec, l’hébreu, le copte. M. de Maistre y
renouvela et y fortifia ses connaissances philologiques déjà si étendues, attentif à
remonter sans cesse aux racines cachées et ne séparant jamais de la lettre l’esprit. La
matière des Soirées de Saint-Pétersbourg se prépare.
En quittant la Sardaigne, il passa par Rome et y reçut la bénédiction du Saint-Père,
lui le plus véritablement romain de ses fils. Arrivé à
Saint-Pétersbourg le 13 mai 1803, il n’en devait plus repartir que quatorze ans après,
le 27 mai 1817. Tout ce qui nous reste à examiner de sa carrière littéraire est là. S’il
ne publia en effet, dans cet intervalle, que l’opuscule sur le Principe
générateur des Constitutions politiques, il y composa tous ses autres ouvrages,
le Pape, les Soirées, (sauf la dernière écrite à
Turin), le Bacon, etc., etc. Il était parti seul et demeura ainsi
plusieurs années sans avoir près de lui sa famille, de sorte que sa vie d’homme d’étude
et de savant n’était guère interrompue. Ses fonctions diplomatiques d’ailleurs ne lui
prenaient que peu de temps ; il représentait son souverain, alors si appauvri,
honorifiquement et, autant dire, gratuitement. Je ne veux citer qu’un trait de sa
loyauté désintéressée à l’usage des monarchies, même des monarchies représentatives. Un
jour, à titre d’indemnité pour des vaisseaux sardes capturés, on vint lui compter cent
mille livres de la part de l’empereur ; il les envoya à son roi. — « Qu’en avez-vous
fait ? » lui demanda quelques temps après le général chargé de les lui remettre. — « Je
les ai envoyées à mon souverain. » « Bah ! ce n’était pas pour les envoyer qu’on vous
les avait données. » — Quant à lui, il lui suffisait d’avoir un peu de représentation
pour l’honneur de son maître : souvent il dînait seul, avec du pain sec. C’est ainsi que
savent vivre ceux qui croient.
Comme diplomate pratique, il n’est pas difficile de se figurer son caractère : « Le
comte de Maistre est le seul homme qui dise tout haut ce qu’il pense, et sans qu’il y
ait jamais Imprudence », ainsi s’exprimait un collègue qui avait traité avec lui. Il ne
s’inquiétait pas de cacher son âme, mais de l’avoir nette : « Je n’ai que mon mouchoir
dans ma poche, disait-il ; si on vient à me le toucher, peu m’importe ! Ah ! si j’avais
un pistolet, ce serait autre chose, je pourrais craindre l’accident. » Mais c’est à
l’écrivain qu’il nous faut revenir et nous attacher.
L’écrivain pourtant ne serait pas assez expliqué dans toutes les circonstances, si nous
ne nous occupions encore de l’homme. La plupart des écrits de M. de Maistre, en effet,
ont été composés dans la solitude, sans public, comme par un penseur ardent, animé, qui
cause avec lui-même. Dans son long séjour en Russie, ce noble esprit, si vif, si
continuellement aiguisé par le travail et l’étude, n’a presque jamais été averti, n’a
presque jamais rencontré personne en conversation qui lui dît Holà !
Qu’y a-t-il d’étonnant qu’il se soit mainte fois échappé à trop dire, à trop pousser ses
ultra-vérités ? On m’a lu, il y a quelques années, une belle lettre
de lui, qu’il écrivit à une dame de Vienne en réponse à des représentations et à des
conseils qu’elle lui avait adressés sur certains défauts de son caractère ; la manière
dont il s’exécutait et s’excusait m’a paru à la fois aimable et ferme, d’une vérité tout
à fait charmante. Je regrette de n’avoir pas été mis à même de publier cette page qui
m’avait été si précieuse à entendre ; mais voici ce que j’ai pu recueillir auprès de
quelques personnes bien compétentes qui, à cette seconde époque de sa vie, l’ont
beaucoup connu, et dont je voudrais combiner les dépositions, sans trop en altérer le
mouvement et la vie. Je résume un peu à bâtons rompus : patience ! la physionomie, à la
fin, ressortira.
Il n’écrit que tard, on le sait, par occasion, pour rédiger ses idées ; savant
jurisconsulte, tenant par ce côté encore à Rome, la ville du droit, il ne se considère
que comme un amateur plume en main, et n’en va que plus ferme, comme ces novices qui,
dans le duel, vous enferrent d’emblée avec l’épée. Du xvie
siècle par ses fortes études, il est du xviiie
par les saillies et par le trait qu’il ne néglige pas, qu’il recherche
même. Vu de ce profil, c’est, si vous le voulez, un très-bel esprit, nerveux, brillant
et mondain, qui a lu beaucoup d’in-folios et qui les cite : le goût peut trouver à y
redire ; les allusions aux choses lues et les citations sont trop fréquentes.
En conversation, il se montrait encore supérieur à ses écrits ; ce qui s’y laisse voir
de saillant, de roide, d’un peu mauvais goût parfois, venait mieux à point et comme en
jeu dans la parole même, et supporté par sa personne. Il avait, on l’a dit, de la grâce,
de l’amabilité, pourtant toujours des duretés très-aisément, dès que s’émouvaient
certaines vérités. Il lui échappait de dire à des personnes, capables d’ailleurs de
l’entendre, lorsqu’elles tenaient bon et avaient l’air de contester : « Je ne conçois
pas qu’on n’entende pas cela quand on a une tête sur les épaules. » On
a remarqué que dans la conversation, quand il ne discutait pas, ou même quand il
discutait, il n’entendait guère les réponses ; il était, tour à tour et très-vite, ou
très-animé ou très-endormi : très-animé quand il parlait, volontiers endormi quand on
lui répondait : puis, sitôt qu’on se taisait, il rouvrait son œil le plus vif et
reprenait de plus belle202. Il ne jouait jamais en conversation que le rôle d’attaquant,
comme dans ses livres.
Vivant, il n’a pas eu d’école ; il n’exerça que des influences individuelles, rares.
S’il y gagna d’ignorer la popularité, même la gloire, et d’échapper au disciple, cette
proie et cette lèpre du grand homme, c’est un avantage qu’il paya par d’autres
inconvénients. Pour explication de ses défauts, de ses excès spirituels, de ce ton roide
et tranchant, il faut penser à la solitude où il vivait, à ce manque d’un enseignement,
toujours réciproque, où l’esprit enseignant se corrige à son tour et prend mesure sur
celui qu’il veut former, à l’absence fréquente de discussion ou même d’intelligence
égale autour de lui. Dans ce désert habituel, il ne savait pas combien sa voix était
haute et perçante, car rien ne lui renvoyait sa voix. Une de ses expressions favorites,
et qui lui revenait bien souvent, était à brûle-pourpoint. C’était le
secret de sa tactique qui lui échappait, c’était son geste ; il faisait ainsi : il
s’avançait seul contre toute une armée ennemie, le défi à la bouche, et tirait droit au
chef à brûle-pourpoint. Il s’attaquait à la gloire, au triomphe, et de
là des excès de représailles. Dans la détresse spirituelle de Rome, c’était le Scévola
chrétien, et que trois cents autres ne suivaient pas.
On perdrait soi-même la juste mesure si on le voulait juger sur le pied d’un philosophe
impartial. Il y a de la guerre dans son fait, du Voltaire encore. C’est la place reprise
d’assaut sur Voltaire à la pointe de l’épée du gentilhomme. L’assaut est brillant,
meurtrier ; mais j’en suis bien fâché pour la place, le gentilhomme valeureux ne la
gardera pas.
« Il y a des jours où l’esprit s’éveille au matin, l’épée hors du fourreau, et voudrait
tout saccager. » On est tenté parfois d’appliquer cette pensée à ce pur esprit, si
aiguisé, si militant ; on se le représente, sentinelle comme perdue en cette lointaine
Russie, s’éveillant le matin tout en flamme, en fureur de vérité, dans son cabinet
solitaire, ne sachant où frapper d’abord, mais voulant tout saccager de ce qu’il croit
l’erreur, tout reconquérir et venger comme avec le glaive de l’Archange.
Dans l’ordre secondaire des vérités historiques, il n’a pas ménagé les coups en tous
sens et les paradoxes ; on sait trop le plus célèbre sur l’Inquisition espagnole, cette
institution salutaire ; c’étaient des conséquences forcées qu’il
tirait en haine du lieu-commun. Il y avait conviction encore chez lui, mais conviction
instantanée et moins essentielle : « Dans toutes les questions, écrivait-il à une amie,
j’ai deux ambitions : la première, le croirez-vous ? ce n’est pas d’avoir
raison, c’est de forcer l’auditeur bénévole de savoir ce qu’il dit. » Quant à
l’auditeur non bénévole, il n’était pas fâché de le mettre hors d’état
de savoir ce qu’il disait. Il faut surtout voir, dans la plupart de ses paradoxes, des
chicanes d’érudition, des contre-parties neuves qu’il faisait à la déclamation du ses
adversaires, pour les jeter en colère et hors d’eux-mêmes : c’était un démenti bien
retentissant qu’il leur lançait jusque sur leur point le plus fort, pour les faire
délirer. A insolent insolent et demi.
Il y a de ces esprits élevés, hardis, même insolents (je répète ce mot inévitable), qui
ne vous enfoncent ainsi la vérité que par leurs pointes. On la trouve aussitôt comme par
opposition à eux ; mais, sans eux et sans leur insulte, on ne l’aurait pas trouvée. On
pourrait citer nombre de ces vérités dues à de Maistre, auxquelles on ne se serai !
jamais élevé graduellement et progressivement en partant du point de vue libéral. Il
vous fait brusquement sauter, on s’écrie ; on revient un peu en deçà, on y est. C’est
sans doute ce qu’il avait voulu.
Il voulait s’égayer aussi ; il avait sa verve. Il disait souvent à l’un de ses amis en
le consultant à propos des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Mettons
cela, ajoutons cela encore, ça les fera enrager là-bas. » Il écrivait à un autre :
« Laissons-leur cet os à ronger. » — Là-bas, c’est-à-dire Paris,
Paris et l’esprit qui y régnait ; c’était pour lui à la fois Carthage à détruire,
Athènes à narguer, sinon à charmer. Athènes, qui aime avant tout qu’on s’occupe d’elle,
quand ce serait pour l’insulter et pour la battre, Athènes s’est montrée
reconnaissante.
Au fait, il aimait la France, quoiqu’il ne dût jamais venir à Paris que quelques jours
sur la fin. Il se sentait heureux quand il pouvait dire nous ; il est
vrai que ce bonheur-là lui fut accordé bien rarement.
Sa colère ressemblait tout à fait à celle de l’Écriture : « Mettez-vous en colère et ne
péchez pas. » C’était un tonnerre en vue du soleil de vérité et dans les sphères
sereines, la colère de l’intelligence pure. Il eût vu Bacon, qu’au premier mot de
rencontre et d’accord, au moindre signe commun dans le même symbole, il lui aurait sauté
au cou.
On l’a pu trouver bien dur pour les protestants ; il a l’air, en vérité, de ne les
admettre à aucun degré comme chrétiens, comme frères. On cite son mot presque affreux à
Mme de Staël, qui le voyant à Saint-Pétersbourg, le voulut mettre sur l’Église anglicane
et sur ses beautés : « Eh bien, oui, madame, je conviendrai qu’elle est parmi les
Églises protestantes ce qu’est l’orang-outang parmi les singes. » Ce qui doit choquer
dans ce mot n’est pas ce qui tombe sur l’Église anglicane, laquelle cumule en effet
toutes les cupidités et les hypocrisies. Pourtant on peut opposer de M. de Maistre un
beau et touchant passage dans le Principe générateur
203. Insistant sur la nécessité d’un interprète
vivant et d’un pontife de vérité : « Nous seuls, dit-il, croyons à la parole, tandis que nos chers ennemis s’obstinent à ne croire
qu’à l’écriture…. Si la parole éternellement vivante
ne vivifie l’écriture, jamais celle-ci ne deviendra parole,
c’est-à-dire vie. Que d’autres invoquent donc tant qu’il leur plaira
la parole muette, nous rirons en paix de ce faux Dieu, attendant
toujours avec une tendre impatience le moment où ses partisans détrompés se jetteront
dans nos bras, ouverts bientôt depuis trois siècles. » Tout ce passage est d’un bel
accent.
Particulièrement lié à Lausanne et à Genève avec beaucoup d’hérétiques, il sut cultiver et garder jusqu’à la fin leur amitié. Un jour qu’il
avait parlé avec beaucoup de feu contre les premiers fauteurs de la Révolution, Mme
Huber (de Genève) lui dit : « Oh ! mon cher comte, promettez-moi qu’avec votre plume si
acérée vous n’écrirez jamais contre M. Necker personnellement. » Elle était un peu
cousine de M. Necker. Il promit. A quelque temps de là, vers 1819, à l’occasion, je
crois, du congrès de Carlsbad ou d’Aix-la-Chapelle, parut une brochure de l’abbé de
Pradt où M. Necker était maltraité. On crut un moment que M. de Maistre en était
l’auteur. Quelqu’un le dit à Mme Huber : « Eh bien ! votre comte de Maistre, il vous a
bien tenu parole…. » Elle répondit : « Je n’ai pas lu le livre ni ne le lirai ; mais si
M. Necker y est attaqué, il n’est pas du comte de Maistre, car il n’a en tout que sa
parole. » Belle certitude morale en amitié, de la part d’un de ces chers
ennemis !
M. de Maistre, me dit-on encore, était à certains égards un homme inconséquent : il se
plaisait à tout, à toute lecture, au trait qui l’attirait. On raconte que Sieyès et
M. de Tracy lisaient perpétuellement Voltaire ; quand la lecture était finie, ils
recommençaient ; ils disaient l’un et l’autre que tous les principaux résultats étaient
là. M. de Maistre, sans le lire sans doute ainsi par édification, l’ouvrait souvent
aussi et par divertissement, pour se mettre en humeur. Telle femme de ses amies n’a
connu beaucoup de Voltaire que par lui. Mais c’était à son imagination qu’il accordait
ce plaisir, sans jamais laisser entamer l’idée ni la foi. Excursion faite, la conclusion
rigoureuse revenait toujours.
Sous ce dernier aspect, on peut le donner comme le plus conséquent des hommes, celui de
tous chez qui la foi, l’idée acceptée et crue, était le plus devenue la substance et
faisait le plus véritablement loi. A quelque point de la circonférence qu’on le prit,
sur toutes les parties et dans tous les points de son être et de sa vie, sa foi entière
était à l’instant présente, s’assimilant tout du vrai, et en chaque doctrine qui se
présentait, martinisme ou autre, séparant le faux comme à l’aide d’un centre discernant
et d’un foyer épurateur ; discrimen acre. Ici point de concessions, de
doutes, d’influence vaguement reçue, de limites indécises. L’omniprésence de sa foi y
pourvoyait. Si j’en crois de bons témoins, il mérite d’être reconnu celui de tous les
hommes peut-être en qui un tel phénomène s’est le plus rencontré et qui s’est le moins
permis.
Sa parole semblait aller libre et mordante, sa pensée était sûre, sa vie grave ;
vraiment religieux dans la pratique, il n’avait rien de ce qu’on appelle dévot.
Sur les choses purement politiques, il avait une conviction qu’on pourrait dire
secondaire, un peu de ce mépris ultra-montain à l’endroit des puissances par où a
commencé feu l’abbé de La Mennais. Il pourrait bien m’être arrivé, écrit-il quelque part
très-ingénieusement, le même malheur qu’à Diomède, qui, en poursuivant un ennemi devant
Troie, se trouva avoir blessé une divinité. — Il est persuadé qu’à choses nouvelles il
faut hommes nouveaux, et qu’après la Restauration les vieux et lui-même sont hors de
pratique. — On lui parlait un jour de quelque défaut d’un de ses souverains : « Un
prince, répondit-il, est ce que le fait la nature ; le meilleur est celui qu’on a. » Il
disait encore : « Je voudrais me mettre entre les rois et les peuples, pour dire aux
peuples : Les abus valent mieux que les révolutions ; et aux rois :
Les abus amènent les révolutions. »
A l’article de Rome, il n’a nul doute ; il accorde tout, et plus même que certains
Romains ne voudraient204. Ce fameux passage des Soirées sur
un esprit nouveau, sur une inspiration religieuse nouvelle, a été interprété dans le
sens le plus contraire au sien, et il s’en serait révolté, affirment ses amis les plus
chers, s’il avait vécu : « Ce serait la pensée la plus capable de réveiller sa cendre,
si elle pouvait être réveillée par nos bruits. » Il accordait tout à Rome et tellement,
qu’il lui accordait cette évolution nouvelle qu’elle se suggérerait à
elle-même ; mais il ne l’admettait pas hors de là205.
Il eût été attentif, m’assure-t-on, à plusieurs des jeunes tentatives ; il l’était
toutes les fois qu’il ne voyait pas hostilité décidée. Il jugeait par lui-même, et
discernait, sans paresse, sans préjugés ; l’originalité se retrouvait en chacun de ses
Jugements. — Au reste, il n’a guère eu rien à voir à aucune de ces tentatives que nous
appelons nôtres ; il était disparu auparavant. Contemporain du
xviiie
siècle, il l’a toujours en présence. Quand il
dit notre siècle, c’est de celui-là qu’il s’agit
pour lui.
Revenons un peu à ses ouvrages. La Révolution française fut son grand moment, son point
de maturité et d’initiation clairvoyante. Tout ce qui était là, même à travers la
poussière, même dans le sang, il le vit bien ; mais ce qui se prépara ensuite, il
n’était plus à côté pour l’observer. De là ses opinions de plus en plus particulières.
Son esprit confiné en Russie, dans ce belvédère trop lointain, continua de conclure, de
pousser sa pointe et de faire son chemin tout seul. Quand il se trouva à Paris un
moment, en 1817, sa montre ne marquait plus du tout la même heure que la France :
était-ce à l’horloge des Tuileries qu’était toute l’erreur ?
Il est donné au génie de beaucoup prévoir et deviner ; rien toutefois n’est tel que de
voir et d’observer en même temps. Si M. de Maistre a compris d’emblée, à ce degré de
justesse, la Révolution française, c’est, nous l’avons assez montré, qu’il l’avait vue
de près et sentie à fond par sa propre expérience douloureuse. Ce fut là sa grande
inspiration originale et vraie. A mesure qu’il s’en éloigne, il va s’enfonçant dans la
prédiction ; il croit sentir en lui je ne sais qu’elle force
indéfinissable, ce que nous appellerions l’entrain d’une grande nature en verve.
L’impulsion est donnée ; comme Jeanne d’Arc continua de combattre, il continue de
prédire après que le Dieu, c’est-à-dire le rayon juste du moment, s’est retiré de lui.
Le voilà (ô infirmité humaine !) qui se monte d’autant plus fort et qui tombe dans
l’excentrique, dans le particulier, dans le paradoxe spirituel, étincelant, mystique et
hautain, encore semé d’aperçus, de lueurs merveilleuses, mais non plus fécond ni
frappant en plein dans le but. A Pétersbourg, il est seul ou n’a affaire qu’à des
esprits absolus. La solitude entête ; l’aurore boréale illumine ; il écrit n’étant qu’à
un pôle. Or, en toute vérité, il faut, pour l’embrasser, tenir à la
fois les deux pôles et l’entre-deux. Dans ce palais des glaces qu’il habite, les objets
se réfléchissent aisément sous des angles qui prêtent à l’illusion. Ce qui est certain,
c’est qu’il ne voit plus la France que de loin, par les grands événements extérieurs :
ce qui s’y engendre et s’y prépare de nouveau, ce qui demain y doit vivre et n’a pas de
nom encore, il ne le sait pas.
Rien d’étonnant donc, rien d’injurieux à M. Le Maistre, que de reconnaître qu’il lui
est arrivé, à cet esprit si élevé et si avide des hautes vérités, la même chose qu’on a
précisément remarquée de certains empereurs et conquérants : il a eu ses deux phases.
Dans la première, s’il ne marche pas avec, il marche droit du moins
sur son temps ; il le contredit, il le croise, en le devançant, en
l’expliquant. Dans la seconde, il veut pousser son œuvre individuelle, qu’il croit
universelle, son pur paradoxe absolu ; il veut faire rétrograder ou dévier son temps, il
le violente ; ce ne sont plus que des éclats.
En mai 1809, il achevait d’écrire son petit traité sur le Principe
générateur des Constitutions politiques. C’est le premier ouvrage de lui qui
s’échappa de son portefeuille après son long silence ; il le publia à Saint-Pétersbourg
dans les premiers mois de 1814206. Un exemplaire en vint en France aux mains de M. de Bonald, un
peu après la Charte : furieux contre la concession royale, le théoricien de la Législation primitive n’eut rien de plus pressé que de faire réimprimer
le Principe générateur par manière de contre-partie et de réfutation
ad hoc. Louis XVIII, l’auguste auteur, piqué dans sa plus belle
page, en voulut à M. de Maistre, auquel autrefois il avait écrit une lettre de
compliments à l’époque des Considérations. M. de Maistre, apprenant
cet imbroglio, s’empressa d’écrire à M. de Blacas pour se justifier de tout dessein de
réfutation ; il invoqua les deux grandes preuves, l’alibi et l’art de vérifier les dates : il était à Saint-Pétersbourg, il y
écrivait l’ouvrage en 1809, il l’y publiait au commencement de 1814, avant que
Louis XVIII fût rentré en France. Comme procédé, il avait parfaitement raison, et il
demeurait absous. Mais, au fond, M. de Bonald ne s’était pas trompé sur la portée de
l’ouvrage, qu’il avait pris au bond. Le Principe générateur, à chaque
page, est comme un soufflet donné à la Charte et à nos constitutions écrites.
Déjà dans les Considérations, M. de Maistre avait fort insisté sur
l’ancienne constitution monarchique écrite es-cœurs des Français ; il
revient expressément ici sur l’origine divine de toute constitution
destinée à vivre. Nourri de l’antiquité, abreuvé à ses hautes sources et à ses sacrés
réservoirs, il comprend la force et nous révèle le génie inhérent des législateurs
primitifs, des Lycurgue, des Pythagore. Il est lui-même, comme esprit, de cette lignée
des Pythagore et des Platon ; il en retrouve et en fait puissamment sentir l’inspiration
politique et civile, voisine du sanctuaire ; en ce sens on a eu raison de dire ce beau
mot, qu’il est le Prophète du passé
207.
Mais un autre ordre de temps est venu ; de nouvelles conditions générales ont été
introduites dans le monde ; un Lycurgue s’y briserait. Il faut subir son temps pour agir
sur lui. M. de Maistre ne voit que les principes antiques, et les voyant vivants et
pratiqués (avec moins de rigueur pourtant qu’il ne le dit) dans le passé, dans un passé
récent, il a l’air de croire qu’on pourra les replanter exactement tels ou à peu près
dans l’avenir, dans un avenir prochain ; il se trompe. Ces principes, autrefois et hier
encore vivants, ainsi replantés, deviennent aussi abstraits et aussi morts que ceux des
constitutionistes et des faiseurs sur papier dont il se moque. On ne replante pas à
volonté les grands et vieux arbres ; et des nouveaux, c’est le cas, pour le réfuter, de
dire avec lui : Rien de grand n’a de grand commencement, crescit occulto
velut arbor cevo. En effet, à travers ce qu’il appelle un pur interrègne, un
chaos, quelque chose en dessous s’est péniblement formé, ou du moins trituré, pétri,
préparé ; c’est ce quelque chose de nouveau et de mixte qui doit faire le fond du
prochain régime et qui doit vivre. Il manquait à M. de Maistre, absent, de l’avoir vu de
près, encore sans nom (car le nom de tiers-état dont Sieyès l’avait
baptisé au début n’était que l’ancien). La Constitution de l’an III, dont l’auteur des
Considérations se moque, tenait déjà compte à sa manière, autant
qu’elle le pouvait dans l’effervescence, de cette moyenne encore
informe de la nation que les journées de Fructidor et autres coups d’État refoulèrent.
Le Consulat surtout en tint compte et s’y fonda ; l’Empire à la fin la méconnut tout à
fait et se perdit. C’est également pour avoir méconnu ce quelque chose de mixte qu’elle
avait tant contribué à créer et à organiser, que la Restauration a péri ; c’est parce
qu’il le respecte, qu’il l’accommode, et qu’en gros il le contente, que le régime
présent est en train de vivre. Il oublie même un peu trop de le diriger, et il y cède
trop. — Soit. — C’est le défaut contraire au précédent. — Ce n’est pas un très noble
régime, dira-t-on, qu’un tel régime représentatif et monarchique, avec une seule
hérédité, sans aristocratie véritable, sans démocratie entière et Franche. — Non : mais
c’est un régime sensé, modéré, tolérable assurément, et, qui plus est, assez
heureux. — Mais vivra-t-il ? s’écriera le théoricien absolu ; qu’on ne me parle pas de
cet enfant au maillot ! Combien a-t-il d’années ? Qu’on attende ! — Oui, on attendra.
Je ne répondrai point que cette forme de gouvernement elle-même ne soit une préparation,
un intervalle, une transition à de plus souveraines. Mais toutes les formes de
gouvernement en sont là. Il suffit qu’elles vivent avec honneur un certain laps
d’années, et qu’elles procurent durant ce temps à un certain nombre de générations repos
et bonheur, de la manière dont celles-ci l’entendent. Après quoi ces formes passent,
elles se brisent, elles se transforment. Les historiens, les théoriciens viennent alors,
les dégagent de ce qui les neutralisait souvent et les voilait aux yeux des
contemporains, et en font à leur tour des principes et des systèmes qu’ils opposent aux
nouvelles formes naissantes et à peine ébauchées. Ainsi va le monde ; et, pour qui a la
tournure d’esprit religieuse, il y a moyen encore, dans tout cela, de retrouver
Dieu. — Je crois avoir répondu fort terre-à-terre, mais non pas trop indirectement, à la
doctrine du Principe générateur.
En traduisant et en publiant (1816) avec des additions et des notes le traité de
Plutarque sur les Délais de la Justice divine dans la Punition des
Coupables, M. de Maistre donnait la mesure de la largeur et de la spiritualité de
son christianisme ; en se faisant l’introducteur et comme l’hôte généreux du sage païen,
il disait à tous que les bras toujours ouverts de son Christ n’étaient pas étroits. Son
fameux ouvrage du Pape, publié en 1819, semblait au contraire rétrécir
et rehausser singulièrement le seuil du temple. Il n’aurait voulu que le rendre à jamais
stable et visible, en le fondant sur le rocher.
M. de Maistre fut conduit à son livre du Pape par sa force logique.
Il était pénétré du gouvernement temporel de la Providence et en avait vu les coups de
foudre dans notre Révolution ; mais, au lieu de se borner à reconnaître et à constater,
il s’avisa de vouloir compter en quelque sorte ces coups, d’en sonder la loi mystérieuse
et de remonter au dessein suprême. Son esprit positif et précis ne pouvait s’accommoder
d’une vague idée et d’un à-peu-près de Providence, ne se manifestant que çà et là. Or,
pour faire cette Providence complète et vigilante, et sans cesse unie à l’homme, il
fallait lui trouver un organe et un oracle permanent. Il n’était pas homme, comme les
mystiques, comme Saint-Martin et les autres, à supposer je ne sais quelle petite Église
secrète et quelle franc-maçonnerie à voix basse, dont le sacerdoce catholique n’eût été
qu’un simulacre sans vertu, une ombre dégradée et épaissie. Quant aux protestants et aux
chrétiens libres, disséminés, croyant à la Bible sans interprète, c’est-à-dire, selon
lui, à l’écriture sans la parole et sans la vie, il ne s’y arrêtait même pas. Pour lui,
le siège et l’instrument de la chose sacrée devait être manifeste et usuel, visible et
accessible à toute la terre ; ce ne pouvait être que Rome ; et comme les objections
abondaient, il se fit fort de les lever historiquement, dogmatiquement, et de tout
expliquer : tour de force dont il s’est acquitté moyennant quelques exploits incroyables
de raisonnement, moyennant surtout quelques entorses çà et là à l’exactitude et à
l’impartialité historiques, comme Voltaire, Daunou et les autres détracteurs en ont
donné dans l’autre sens ; mais les entorses de De Maistre sont magnifiques et à la
Michel-Ange. Les autres, les enragés et les malins, n’ont donné que des
crocs-en-jambe.
Je sais tout ce qu’on peut opposer de front et dans le détail à une pareille théorie et
à l’histoire qu’elle suppose et qu’elle impose. De ce qu’une chose, selon qu’il le
croit, est nécessaire pour le salut moral du genre humain, M. de Maistre en conclut
qu’elle est et qu’elle est vraie. Ce raisonnement est héroïque, il mène loin. Chaque
esprit systématique, au nom du même raisonnement, va nous apporter sa promesse ou sa
menace. M. de Maistre nous dira que, lui, il ne rêve pas, qu’il y a possession pour son
idée, qu’il y a le fait subsistant et reconnu ; mais ce fait lui-même est une question.
Pourtant, jusque dans l’excès de sa théorie pontificale, M. de Maistre ne faisait encore
que marquer sa foi vive et à tout prix au gouvernement providentiel. Bien des historiens
et des philosophes nous parlent dans leurs discours officiels de la Providence, de
laquelle ils ne se préoccupent pas du tout ailleurs, ne la prenant que comme il prennent
leur toque ou leur bonnet de cérémonie. Le problème qui consiste à chercher à cette
Providence un signe distinct, un fanal terrestre, auquel on puisse la reconnaître pour
s’y diriger, demeure tout entier pendant et nous écrase. Les politiques, (je ne les en
blâme pas) et tous les intéressés qui font semblant de croire ont beau voiler l’abîme
rouvert, l’anxiété douloureuse de bien des âmes le trahit. Entre une Rome à laquelle on
ne croit plus qu’assez difficilement, et une Providence philosophique qui n’est guère
qu’un mot vague pour les discours d’apparat, bien des esprits inquiets et sincères se
réfugient dans une sorte de religion de la nature et de l’ordre absolu, qui a déjà
essayé plusieurs costumes en ces derniers temps.
Il n’entre dans mon dessein ni dans mes moyens de discuter historiquement un livre tel
que celui du Pape ; dogmatiquement, ce n’est point aux sceptiques
qu’il s’adresse, la couleuvre serait trop forte du premier coup. C’est
aux chrétiens plus ou moins séparés et pourtant fidèles encore à la hiérarchie, c’est
aux catholiques gallicans, aux épiscopaux anglicans, aux Églises grecques photiennes,
qu’il va chercher querelle directe et faire la leçon. Le style en est grand, mâle,
éclairé d’images, simple d’ordinaire, avec des taches d’affectation ; si on peut noter
du mauvais goût par points, on n’y rencontre jamais du moins de déclamation ni de
phrases. Il y a du sophiste, a-t-on dit ; soit ; mais il n’y a jamais
de rhéteur. Arrangez cela comme vous voudrez.
Quelles que soient les croyances ou les non-croyances du lecteur, il ne peut qu’admirer
historiquement le beau passage (livre II, chapitre V) sur la translation de l’empire à
Constantinople et sur la fable de la donation, qui est très-vraie. De telles vues, dont ce livre offre maint exemple, rachètent bien de
petits excès. Un résultat incontestable qu’aura obtenu M. de Maistre, c’est qu’on
n’écrira plus sur la papauté après lui, comme on se serait permis de le faire
auparavant. On y regardera désormais à deux fois, on s’avancera en vue du brillant et
provoquant défenseur, sous l’inspection de sa grande ombre. Tout en le combattant, on
l’abordera, on le suivra. En se faisant attaquer par ceux qui viennent après, il les
amène sur son terrain, il les traîne à la remorque. N’est-ce pas une partie de ce qu’il
a voulu ?
Un fait positif et piquant, c’est que, dans ce terrible ouvrage du Pape, beaucoup de choses ont été (qui le croirait ?) adoucies,
plus d’un trait relatif à Bossuet, par exemple. J’ai eu l’honneur de connaître à Lyon le
savant respectable et modeste208 que M. de Maistre n’avait jamais vu, mais à qui il avait
accordé entière confiance ; ce fut par ses soins que, dans cette ville toute religieuse,
foyer de librairie catholique pour le Midi et la Savoie, se prépara l’édition du Pape et de plusieurs des écrits qui suivirent. Une correspondance
régulière s’était engagée, dans laquelle le consciencieux éditeur ne ménageait pas les
objections, les critiques ; M. de Maistre s’y montrait bien souvent docile, et avec une
remarquable facilité, dénué en effet de toute prétention littéraire proprement dite,
comme un homme du monde dont ce n’était pas le métier. Il n’y avait que les cas réservés
où l’idée de ces damnés Parisiens lui revenait en tête et le faisait
insister sur sa phrase : « Laissons cela, ils aimeront cela » ; ou bien : « Bah ! laissons-leur cet os à ronger. » Je prends plaisir à répéter ce mot qui
est une clef essentielle dans le De Maistre.
Le livre intitulé de l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain
Pontife n’est qu’un appendice du Pape. Écrit en 1817 à la fin
du séjour en Russie, il ne parut qu’en 1821, vers le temps de la mort de l’auteur, qui
en avait disposé lui-même la publication par une préface d’août 1820. c’est dans ce
fameux pamphlet qu’il s’attaque plus expressément à Bossuet et à Pascal, à Port-Royal et
au jansénisme. Le chapitre dans lequel j’ai dû examiner et réfuter cette polémique fait
partie de l’ouvrage sur Port-Royal que je continue, et il est tout entier écrit depuis
longtemps. Dans un sujet que j’ai étudié assez à fond et sur un terrain circonscrit où
je me sens le pied solide, je ne crains pas d’affronter, de choquer M. de Maistre, qui y
arrive avec quelque peu de cette légèreté et de ce bel air superficiel qu’il a reproché
à tant d’autres. Mais détacher et donner ici ce chapitre serait chose impossible pour
l’étendue, et même peu assortie pour le ton. Quand je fais le portrait d’un personnage,
et tant que je le fais, je me considère toujours un peu comme chez lui ; je tâche de ne
point le flatter, mais parfois je le ménage ; dans tous les cas, je l’entoure de soins
et d’une sorte de déférence, pour le faire parler, pour le bien entendre, pour lui
rendre cette justice bienveillante qui le plus souvent ne s’éclaire que de près.
Lorsqu’une fois cette tâche est remplie, je me retrouve au-dehors, je suis en mesure de
m’exprimer plus librement, me souvenant toujours, s’il est possible, de ce que j’ai dit
et jugé ; mais je parle plus haut, s’il est besoin, et du ton que m’inspire la
rencontre. Telle est ma morale en ce genre de critique et de portraiture littéraire ; c’est ainsi que j’observe les mœurs
de mon sujet.
Les Soirées de Saint-Pétersbourg suivirent de près l’Église gallicane, et parurent la même année (1821). Il ne leur manque, pour être
complètes, que quelques pages du dernier Entretien, et une autre Soirée de conclusion
que l’auteur voulait ajouter sur la Russie, par reconnaissance de l’hospitalité qu’il y
avait trouvée. Les Soirées sont le plus beau livre de
M. de Maistre209, le plus durable, celui qui s’adresse à la classe la plus
nombreuse de lecteurs libres et intelligents. On ne lit plus Bonald, on relit comme au
premier jour son libre et mordant coopérateur. Chez lui, l’imagination et la couleur au
sein d’une haute pensée rendent à jamais présents les éternels problèmes. L’origine du
mal, l’origine des langues, les destinées futures de l’humanité, — pourquoi la
guerre ? — pourquoi le juste souffre ? — qu’est-ce que le sacrifice ? — qu’est-ce que
la prière ? — l’auteur s’attaque à tous ces pourquoi, les perce en
tous sens et les tourmente : il en fait jaillir de belles visions. La forme d’entretien
amène à chaque pas la variété, l’imprévu, met en jeu l’érudition, justifie la boutade et
le sarcasme, tout en laissant jour à l’effusion et à l’éloquence. Le chevalier, le Français, homme du monde et honnête homme, c’est le bon sens
noble, ouvert et loyal ; le sénateur, le Russe-grec, c’est la science
élevée, religieuse, un peu subtile et irrégulière, c’est l’élan philosophique ; le comte est ou veut être le théosophe prudent et rigoureux : on a, dans ce
concert des trois, quelque chose d’un Platon chrétien. Celui qui consent à se laisser
emporter dans cette sphère supérieure, et à diriger son regard selon le rayon, sent par
degrés, en montant, de grandes difficultés s’aplanir, et bien des notes discordantes
d’ici-bas s’apaiser en harmonie.
En lisant les Soirées, on se demande involontairement : M. de Maistre
était-il donc un pur catholique du passé ? Ne se rattachait-il par aucune vue, par aucun
éclair, à ce christianisme futur dont M. de Chateaubriand lui-même, en ses derniers
écrits, semble ne pas répudier la venue210, dont M. Ballanche a semblé, dès l’abord, ouïr et
répéter avec douceur les Vagues échos ? M. de Maistre, malgré tout ce qu’on peut dire,
en croyant bien n’en pas être, et en protestant contre, n’y conspirait-il point, autant
que personne, par mainte pensée hautement échappée ? Et s’il n’y a rien de nouveau en
lui, comment se fait-il que, sur ses drapeaux, la plus novatrice des sectes religieuses
de notre âge ait pu inscrire à son heure tant de paroles prophétiques, à lui empruntées,
pour manifeste et pour devise ?
Ce sont là des questions que nous posons à peine, mais qui se lèvent devant nous ; et
comme la lecture de De Maistre met, bon gré mal gré, en train de prédire, nous nous
risquerons à ajouter : Quoi qu’il puisse arriver dans un avenir quelconque, et même
(pour ne reculer devant aucune prévision), même si quelque chose en religion devait
définitivement triompher qui ne fût pas le catholicisme pur, que ce fût une convergence
de toutes les opinions et croyances chrétiennes, ou toute autre espèce de communion, De
Maistre aurait encore assez bien compris l’alternative à l’heure de crise, il aurait
assez ouvert les perspectives profondes et assez plongé avant son regard, pour s’honorer
à jamais, comme génie, aux yeux des générations futures vivant sous une autre loi ; il
ne leur paraîtrait à aucun titre un Julien réfractaire, mais bien plutôt encore une
manière de prophète à contre-cœur comme Cassandre, une sibylle merveilleuse.
C’est trop nous hasarder à ces extrémités d’horizon où l’absurde et le possible se
touchent ; rentrons vite dans la limite qui nous convient. Qu’on ne vienne pas tant
s’étonner, après les Soirées, que M. de Maistre, étranger, ait si bien écrit dans notre
langue : quand on est de cette taille comme écrivain, on a droit de n’être pas traité
avec cette condescendance. Compatriote de saint François de Sales, il écrit dans sa
langue, qui se trouve en même temps la nôtre, dans une langue postérieure à celle de
Montesquieu, et qui tient de celle-ci pour les beautés comme pour les défauts. Son
style, je le répète, est ferme, élevé, simple ; c’est un des grands styles du temps.
S’il y a du Sénèque, comme on l’a remarqué ingénieusement, où donc n’y en a-t-il pas
aujourd’hui ? Mais chez lui les défauts de goût, notez-le bien, ne sont que passagers,
pas beaucoup plus forts, après tout, que ceux de Montesquieu lui-même. Et ce style a
l’avantage d’être tout d’une pièce, portant en soi ses défauts, sans rien de plaqué
comme chez d’autres talents qu’à bon droit encore on admire.
Sans doute M. de Maistre manque essentiellement d’une qualité qui fait le charme
principal des écrits de son frère. — une certaine naïveté gracieuse et négligente, la
molle atque facetum, l’aphelia. Je tiens de bonne
source que la première fois qu’il eut entre les mains le Voyage autour de
ma Chambre, il n’en sentit pas toute la finesse légère. Il y avait même fait des
corrections et ajouté des développements qui nuisaient singulièrement à l’atticisme de
ce charmant opuscule ; mais il eut assez de confiance dans le goût d’une femme, d’une
amie, qu’il voyait alors beaucoup à Lausanne, pour sacrifier ses corrections et rétablir
le Voyage, à peu de chose près, dans sa simplicité primitive. Lorsque
plus tard à Saint-Pétersbourg, en 1812, il en donna une nouvelle édition en y joignant
le Lépreux, il y mit une préface spirituelle assurément, mais un peu
roide et prétentieuse dans son persiflage. Montesquieu, encore une fois, a-t-il pu
s’empêcher d’être guindé dans le Temple de Gnide ?
M. Villemain nous a appris que cette gracieuse navigation sur la Néwa, qui fait comme
l’entrée en scène et la bordure des Soirées, est de la plume du comte
Xavier : alliance délicate ! déférence touchante ! Il s’agissait d’un paysage ;
M. de Maistre ne s’était pas cru capable de le peindre.
Je voile ses Lettres sur l’Inquisition (1822) ; on les passerait à
peine à un homme d’esprit, très-nerveux, qui aurait été condamné à subir du Dulaure toute sa vie. En insistant outre mesure sur un sujet odieux et pénible
que la déclamation avait exploité sans doute, et où peut-être il y avait des amendements
historiques à proposer, M. de Maistre a trop oublié que, là où il s’agit de sang versé
et de tortures, la discussion extrême, le summum jus a tort. Il est
des endroits sensibles de l’humanité qu’il ne faut pas retourner rudement, pas plus que,
dans un hôpital, certaines plaies du malade, pour se donner le plaisir de faire une
démonstration théorique et anatomique exacte.
On trouve, assure-t-on, chez les casuistes de tous les ordres et de toutes les robes,
bien de ces subtilités et de ces saletés que Pascal a dénoncées particulièrement chez
les Révérends Pères ; on trouverait, je le crois, dans les greffes des anciens
Parlements, beaucoup de ces horreurs qu’on est convenu d’imputer surtout à
l’Inquisition ; mais qu’importe ? il est un degré de récidive et d’habitude où l’on
endosse très-justement (pour parler comme de Maistre) les délits du
voisin, et où l’on paye pour les autres : Escobar ni l’Inquisition ne s’en
relèveront.
Pour le Bacon, c’est autre chose, et, si maltraité qu’il ait pu
paraître du fait de notre auteur, il est de force à soutenir l’assaut. M. de Maistre n’a
pas été amené d’emblée à combattre Bacon, pas plus que Voltaire.
frappé de la Révolution française (il faut toujours en revenir là), l’ayant jugée satanique dans son esprit, il en vint à se retourner contre Rousseau
d’abord, puis surtout contre Voltaire, comme étant le grand auteur satanique et anti-chrétien. Quant à Bacon, il y mit plus de temps et de
détours ; il aimait évidemment à le lire et à le citer. Cette belle parole du moraliste,
que la religion est l’aromate qui empêche la science de se corrompre,
lui revient souvent. Pourtant, il nous l’avoue, à voir les éloges universels et
assourdissants décernés à Bacon par tout le xviiie
siècle
encyclopédique, il entra en véhémente suspicion à son égard, et depuis ce moment le
procès du chancelier commença. Il l’avait pincé déjà en plus d’un
passage des Soirées ; mais ce n’était pas incidemment qu’il pouvait
avoir raison d’un tel accusé ; passe pour Locke, simple bourgeois en philosophie, dont
il avait fait justice en un Entretien211.
M. de Maistre a comme un sens particulier, excellent, pour pénétrer les ennemis
cauteleux du christianisme (Hume, Gibbon), pour les démasquer dans leurs circuits et
leurs ruses. Il crut voir en Bacon un tel adversaire tout fourré d’hermine, et dès lors
il se fit devoir et plaisir de le montrer nu. On a beaucoup dit que c’était une
maladresse de diminuer le nombre des grands partisans prétendus du christianisme et d’en
retrancher Bacon, que c’était tirer sur ses troupes. Pure sensiblerie, selon de Maistre,
et, pour parler à sa manière, franche simplicité, si ce n’est duplicité. C’est, en
effet, traiter le christianisme comme un docteur son malade qui a besoin de ménagements
et d’être dorloté. Cet ordre de considérations anodines ne fait rien à l’affaire, à la
vérité, qui est de savoir si Bacon a inventé ou non une méthode, et dans quelle vue il
la voulait, et où cela menait. Dès qu’une fois De Maistre interroge, il est évident
qu’il se ressouvient de son métier de magistrat ; il n’a point appris à procéder comme
nos bons jurés. La manière si habituelle en ce monde de prendre les choses par la queue
est l’opposé de la sienne, qui allait d’abord au chef, à la racine.
Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sans nombre qu’il intente à Bacon,
y employer tout un volume. Le fait est que Bacon a été très-peu défendu. Les chefs de
l’école éclectique régnante n’ont pas été fâchés de voir tomber sur la joue du
précurseur de Locke ce soufflet solennel qu’ils ne se seraient pas chargés eux-mêmes de
lui donner212. Je n’ai pas assez lu ni
étudié Bacon pour avoir droit d’exprimer sur son compte une idée complète ; mais toutes
les fois que dans ma jeunesse curieuse, provoqué, harcelé par les éloges en quelque
sorte fanatiques que je voyais décerner invariablement à Bacon en tête de chaque
préface, dans tout livre de physique, de physiologie et de philosophie, j’essayai de
l’aborder, je fus assez surpris d’y trouver un tout autre homme que celui de la méthode
expérimentale stricte et simple qu’on préconisait213 ; j’y trouvai un heureux, abondant et un peu confus écrivain, plein
d’idées et de vues dont quelques-unes hasardées et même superstitieuses, mais surtout
riche de projets ingénieux, d’aperçus attrayants (hints, impetus),
d’observations morales revêtues d’une belle forme, dorées d’une belle veine, et capables
de faire axiome avec éclat. Une telle gloire, où l’imagination a sa part dans la science
pour la féconder, en vaut bien une autre, ce me semble.
M. de Maistre n’était pas homme à y rester insensible, et il se serait maintenu, on
peut l’affirmer, plus favorable à Bacon, s’il n’avait aussi été impatienté de tout ce
qu’on a débité de lieux-communs à son propos. C’est bien là l’effet, par exemple, que
devait produire Garat, le faiseur disert de préfaces et de programmes, à son cours des
anciennes Écoles normales : il trouva moyen de mettre hors des gonds l’excellent
Saint-Martin, l’un des élèves, lequel, tout pacifique qu’il était, l’attaqua sur ses
prétentions baconiennes avec chaleur et, qui plus est, netteté, mais en rendant tout
respect à Bacon214. — Beaucoup des paradoxes et des sorties de M. de Maistre
sont ainsi (faut-il le répéter ?) les éclats d’un homme d’esprit impatienté d’avoir
entendu durant des heures force sottises, et qui n’y tient plus ; les nerfs s’en
mêlent : il va lui-même au-delà du but, comme pour faire payer l’arriéré de son
ennui.
Cet examen de Bacon, publié seulement en 1836, aurait-il été modifié, complété,
c’est-à-dire adouci par lui, s’il l’avait lui-même donné au public ? On y sent, au ton
de la querelle, un tête-à-tête de cabinet et toute la liberté du huis
clos. On m’assure qu’il le considérait comme un ouvrage terminé, sauf la
préface qu’il avait dans la tête, disait-il toujours. Pensons du moins qu’il
aurait soigneusement vérifié sur place tous les textes, afin d’éviter le reproche
d’avoir quelquefois prêté, par aggravation, au sens de celui qu’il inculpait. Dans aucun
de ses livres d’ailleurs, M. de Maistre ne se montre plus brillamment et plus
profondément lui-même. Les chapitres des causes finales et de l’union de la religion et de la science renferment sur l’ordre et la
proportion de l’univers, sur l’art, sur la peinture chrétienne, sur le beau,
quelques-unes, certes, des plus belles pages qui aient jamais été écrites dans une
langue humaine. On y lit cette définition qu’il faudrait graver en lettres d’or, et qui
explique, hélas ! si bien l’absence de son objet en de certains âges : « Le
Beau, dans tous les « genres imaginables, est ce qui plaît à la
vertu éclairée. »
Intelligence platonique, M. de Maistre a compris et défini Aristote comme pas un de
l’école ne l’eût fait ; on sent de quel avantage pour lui ç’a été de pratiquer de près
et sans intermédiaire ces hauts modèles215 ; ni
Bonald, ni Lamennais216, ni aucun de ce
bord catholique, n’a été trempé de forte science comme lui. Et il sent l’antiquité
non-seulement dans Aristote, non-seulement dans Platon et Pythagore, mais jusque dans
celui qu’il appelle, avec un mélange de respect et de charme, le docte et
élégant Ovide. Puis, tout en goûtant ces savoureuses douceurs, il ne s’y laisse
point piper ni amuser ; il veut le sens, le but sérieux. Si abeille
qu’il soit, c’est à la ruche qu’il revient toujours. Un de ses plus vrais griefs contre
Bacon, c’est qu’il le voit comme une plume de paon de la philosophie,
un bel-esprit amoureux de l’expression et content quand il a dit : les
Géorgiques de l’âme.
En cela même nous croyons que M. de Maistre se montre infiniment trop sévère. Et nous
aussi, simple historien littéraire, il est un côté par lequel nous ne saurions assez
vénérer Bacon et le saluer, comme notre premier guide et inventeur. Qu’on lise, au livre
II De Augmentis Scientiarum, le chapitre IV, dans lequel, distinguant
les différentes espèces d’histoire civile, 1° l’ecclésiastique ou sacrée, 2° la civile
proprement dite, 3° la littéraire, il s’attache à dessiner le cadre de celle-ci, comme
entièrement absente. « Et pourtant, dit-il avec cet éclat ingénieux qui lui est propre,
l’histoire du monde dénuée de cette partie essentielle, c’est la statue de Polyphème à
qui on aurait arraché son œil. » Tout le plan qu’il trace dans cette page est admirable
d’ordre et de soins, de conseils de détail, et n’a pas cessé d’être le programme de tout
historien, de tout biographe littéraire digne de ce nom. Il sait très-bien insister sur
ce qu’il ne s’agit pas ici de procéder à la manière des critiques, de
perdre son temps à louer ou à blâmer, mais qu’il importe de raconter, d’expliquer
les choses elles-mêmes historiquement, avec intervention
sobre de jugements. Il insiste encore sur ce qu’il ne s’agit pas seulement de
compiler, de prendre chez les historiens et les critiques une matière toute digérée,
mais de saisir par ordre les livres essentiels, les monuments principaux, chacun dans
son moment, et alors, non pas en les lisant jusqu’au bout et tout entiers, mais en les
dégustant, en sachant en saisir l’objet, le style, la méthode,
d’évoquer par une sorte d’enchantement magique le génie littéraire
d’un temps. — Et cela, il le conseille, non point pour la pure gloire des lettres, non
pour le pur amour ardent qu’il leur porte (bien qu’il en soit dévoré), non par pure
curiosité poussée à l’extrême (avis à nous autres, amateurs trop minutieux !), mais dans
un but plus sérieux et plus grave, pour suggérer aux doctes dans l’usage et
l’administration de leur science un meilleur régime, de meilleures méthodes, une
prudence et une sagacité plus éclairées. « Il y a lieu, ajoute-t-il en concluant, de se
donner le spectacle des mouvements et des perturbations, des bonnes et des mauvaises
veines, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre civil, et d’en profiter. » — Ainsi
s’exprime Bacon en termes formels, et ce n’est que de nos jours, et depuis très-peu
d’années, qu’en France une telle histoire est ébauchée à grand’-peine !
Nous donc, son disciple aussi, son disciple libre et respectueux, si notre voix avait
la moindre valeur en tel sujet, au milieu de voix si hautes et si imposantes, nous lui
dirions :
« Consolez-vous, Ombre illustre ! ils avaient voulu faire de vous un chef de leur
école, un précurseur d’eux-mêmes, et vous avaient tiré à eux, ajusté à leur taille, et
présenté sous un jour étroit, faux et dans lequel, en vous idolâtrant sans cesse, ils
vous avaient diminué. D’autres sont venus qui ont défait tout cela, qui vous ont rejeté
de leur philosophie, laquelle (je leur en demande bien pardon), pour être plus savante
et moins maigre que la précédente, me semble bien artificielle aussi. Consolez-vous
encore une fois d’être hors de toutes ces questions d’école, car qui dit école dit une chose officielle, convenue et à demi mensongère, et qui, d’un côté
ou d’un autre, croulera. Excommunié par de Maistre qui croyait, peu accueilli par les
héritiers de ce Descartes qui ne doutait de rien, restez, vous, ce que
vous étiez, — un libre et hardi investigateur de toute noble étude, un amateur éclairé
de toute connaissance et de toute belle pensée, un écrivain éclatant et perçant, dont
les mots honorent tous les sentiers où vous avez passé, et avec qui l’on trouve à
s’enrichir chaque jour, dans quelque voie que l’on s’engage. Restez vous-même, ô Bacon !
et, quelle qu’ait été votre vie avec ses torts et ses infortunes, soyez salué à jamais
un des auteurs originaux les plus à consulter, un des moralistes les plus relus, un des
bienfaiteurs, en un mot, de l’humaine culture ! »
Pendant son séjour en Russie, M. de Maistre entretenait une vaste correspondance. Un
grand nombre des lettres qu’il écrivait, par le sérieux des questions et le
développement qu’il y donne, seraient dignes de l’impression. On en a pu juger d’après
le peu qui s’est échappé çà et là, et qu’on a publié dans divers journaux217. A tous les trésors de la science et du talent, M. de Maistre joignait une
sensibilité exquise, qu’il portait dans les plus simples relations de la vie. Admirateur
passionné des femmes, il trouvait dans ce commerce pur une sorte de charme idéal pour sa
vie austère ; il recherchait volontiers leur suffrage et se plaisait à cultiver leur
amitié. Une bienveillance précieuse nous a permis d’ quelques passages d’une de
ces correspondances, qui date des années 1812-1814. Je prendrai presque au hasard ;
l’homme saisi dans l’intimité achèvera de s’y dessiner.
« … Je me tiens très-honoré (écrivait-il donc à une spirituelle jeune dame) de
vous avoir appris un mot ; mais ce qui me serait un peu plus agréable, ce serait de
jouir avec vous de la chose même dont je n’ai pu vous apprendre que le nom. Castelliser avec votre famille serait pour moi un état extrêmement
doux, et puisque vous y seriez, il faudrait bien prendre patience ; mais, hélas ! il
n’y a plus de château pour moi. La foudre a tout frappé ; il ne me reste que des
cœurs ; c’est une grande propriété quand ils sont pétris comme le vôtre. L’estime que
vous voulez bien m’accorder est mise par moi au rang de ces possessions précieuses
qu’heureusement personne n’a droit de confisquer. Je cultiverai toujours avec
empressement un sentiment aussi honorable pour moi. Jadis les chevaliers errants
protégeaient les dames ; aujourd’hui c’est aux dames à protéger les chevaliers
errants : ainsi, trouvez bon que je me place sous votre suzeraineté. » « … Je gémis comme vous de cette folle obstination de notre
ami — , qui aime mieux manquer de tout à Paris que d’être ici à sa place, au sein
d’une grande et honorable aisance ; mais regardez-y bien, vous y verrez la
démonstration de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire mille fois : je suis moins sûr
de la règle de trois, et même de mon estime pour vous, que je ne le suis d’un profond
ulcère dans le fond de ce cœur plié et replié, où personne ne voit goutte. Ce monde
n’est qu’une représentation ; partout on met les apparences à la place des motifs, de
manière que nous ne connaissons les causes de rien. Ce qui achève de tout embrouiller,
c’est que la vérité se mêle parfois au mensonge. Mais où ? mais quand ? mais à quelle
dose ? C’est ce qu’on ignore. Rien n’empêche que l’acteur qui joue Orosmane sur les planches ne soit réellement amoureux de Zaïre ; alors donc lorsqu’il lui dira :
Je veux avec excès vous aimer et vous plaire, il dit la vérité. Mais s’il avait envie
de l’étrangler, son art aurait imité le même accent, tant les comédiens
imitent bien l’homme ! Nous, de notre côté, nous déployons le même talent dans
le drame du monde, tant l’homme imite bien le comédien ! Comment se
tirer de là ? »
« … Je me suis occupé sans cesse de vous, je puis vous l’assurer, dès que j’ai eu
connaissance de l’incommodité de M. votre père. Je voulais et je ne voulais pas vous
écrire, je voulais et je ne voulais pas aller à Czarskozélo… Ah ! le vilain monde !
souffrances si l’on aime, souffrances si l’on n’aime pas. Quelques gouttes de miel,
comme dit Chateaubriand, dans une coupe d’absinthe. — Bois, mon enfant, c’est pour te
guérir. — Bien obligé ; cependant, j’aimerais mieux du sucre. — A propos de sucre,
j’ai reçu votre lettre du…. »
Je saute par-ci par-là quelques petites phrases un peu bien précieuses et maniérées ;
mais ce qui paraît tel au lecteur a souvent été une pure plaisanterie agréable de
société :
« … Que dire de ce que nous voyons ? rien. Et quel temps fut jamais
plus fertile en miracles ? Nous en verrons d’autres, tenez cela pour sûr, et ne
croyez pas que rien finisse comme on l’imagine. Les Français seront flagellés,
tourmentés, massacrés, rien n’est plus juste, mais point du tout humiliés. Sans les
autres, et peut-être malgré les autres, ils feront… — Eh ! quoi donc ? — Ah ! madame,
tout ce qu’il faut et tout ce qu’on n’attendait pas. Voilà un vers qui est tombé de ma
plume, mais n’ayez pas peur de la rime, c’est bien assez de la raison. »
« Que vous aurez de choses à nous dire (1813), et que j’aurai pour mon compte de
plaisir à vous entendre ! Je vous ai envié celui de parcourir un pays si intéressant
(la Prusse probablement) dans un moment d’enthousiasme et d’inspiration. Je ne
cesserai de le dire comme de le croire, l’homme ne vaut que parce qu’il croit. Qui ne
croit rien ne vaut rien. Ce n’est pas qu’il faille croire des sornettes ; mais
toujours vaudrait-il mieux croire trop que ne croire rien. Nous en parlerons plus
longuement. Quel immense sujet, madame, que les considérations politiques dans leurs
rapports avec de plus hautes considérations !
Tout se tient, tout s’accroche, tout se marie ; et lors même que l’ensemble échappe à
nos faibles yeux, c’est une consolation cependant de savoir que cet ensemble existe,
et de lui rendre hommage dans l’auguste brouillard où il se cache218. — Depuis que vous nous avez quittés, j’ai
beaucoup griffonné, mais je ne suis pas tenté de faire une visite à M. Antoine
Pluchard219. Il n’y a
point ici un théâtre pour parler un certain langage. Le grand théâtre220 est maintenant fermé, et qui sait si et quand et comment il se
rouvrira ?
Je travaille, en attendant, tout comme si le monde devait me donner audience, mais
sans aucun projet quelconque que celui de laisser tout à Rodolphe221. Si par hasard,
pendant que je me promène encore sur cette pauvre planète, il se présentait un de ces
moments d’à-propos sur lesquels le tact ne se trompe guère, je dirais à mes chiffons :
Partez, muscade ! mais, quoique je regarde comme sûr que ce moment
arrivera, cependant son importance me persuade « qu’il est encore fort
éloigné. »
On n’est pas fâché de surprendre son opinion sur Napoléon et les généraux alliés qui le
combattent (1814) :
Au moment où je vous écris, je n’ai point encore de lettres de Rodolphe. Malgré
tout ce qu’on me dit, je suis fort en peine, non pas tant pour cette blessure de
Troyes que pour tout ce qui a suivi ; car il fait chaud dans cette France. Tout ce qui
se passe me rappelle la fameuse réponse faite à Charles-Quint par un gentilhomme
français son prisonnier. — Monsieur un tel, combien y a-t-il d’ici à
Paris ? — Sire, cinq journée, avec une profonde révérence. — Au reste, madame,
après le congrès qui a donné à notre ami Napoléon les deux choses
dont il avait le plus besoin, le temps et l’opinion, on n’a le droit de s’étonner de
rien. Il faut avouer aussi que cet aimable homme ne sait pas mal son métier. Je
tremble en voyant les manœuvres de cet enragé et son ascendant incroyable sur les
esprits. Quand j’entends parler dans les salons de Pétersbourg de ses fautes et de la
supériorité de nos généraux, je me sens le gosier serré par je ne sais quel rire
convulsif aimable comme la cravate d’un pendu.
On n’aurait jamais su mieux définir le rire sarcastique et méprisant,
tel qu’il se le passe quelquefois. — Sur la bigarrure de Pétersbourg en ces années de
refoulement et de refuge, il a son anecdote piquante :
« … Voulez-vous que je vous conte à mon tour quelque chose dans le genre du salmigondis ? Le samedi-saint, un jeune nègre de la côte de Congo a
été baptisé dans l’église catholique de Saint-Pétersbourg : le célébrant était un
jésuite portugais ; la marraine, la première dame d’honneur de la feue reine de
France, madame la princesse de Tarente ; le parrain, le ministre du roi de Sardaigne.
Le néophyte a été interrogé et a répondu en anglais. — Do you
believe ? — I believe. — En vérité, ceci ne peut se voir que
dans ce pays, à cette époque. »
Mais, pour dernière citation, voici une réflexion d’ironique et haute mélancolie que
lui inspire la vue d’une pauvre jeune fille qui se meurt :
La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de particulièrement terrible ;
on dirait que c’est une injustice. Ah ! le vilain monde ! j’ai toujours dit qu’il ne
pourrait aller si nous avions le sens commun. Si nous venions à réfléchir bien
sérieusement qu’une vie commune de vingt-cinq ans nous a été donnée pour être partagée
entre nous, comme il plaît à la loi inconnue qui mène tout, et que, si vous atteignez
vingt-six ans, c’est une preuve qu’un autre est mort à vingt-quatre, en vérité chacun se
coucherait et daignerait à peine s’habiller. C’est notre folie qui fait tout aller. L’un
se marie, l’autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins du monde
qu’il ne verra point ses enfants, qu’il n’entendra pas le Te Deum, et
qu’il ne logera jamais chez lui. N’importe ! tout marche, et c’est assez.
En mai 1817, M. de Maistre disait adieu à Saint-Pétersbourg, pour rentrer dans, sa
patrie. L’empereur Alexandre lui témoigna par mille distinctions flatteuses et
charmantes, comme il savait aisément les rendre, tout le cas qu’il faisait de lui. Un
des vaisseaux de la flotte, qui partait alors pour la France, fut mis à sa disposition :
« Une circonstance aussi inattendue, écrivait-il, m’envoie à Paris, ville très-connue,
et que cependant, selon les apparences, je ne devais jamais connaître. » Il y séjourna
bien peu de temps : arrivé à Paris le 24 juin, il était rendu à Turin le 22 août. Toutes
les dignités et les plus hautes fonctions l’y attendaient. Indépendamment du titre de
Premier Président, il eut la charge de ministre d’État et de régent de la
Grande-Chancellerie. Mais la face encore si incandescente de l’Europe et le sol qui
tremblait sur bien des points n’étaient pas propres à donner du calme à ce noble esprit
excité ; ses illuminations sombres ne faisaient que gagner en avançant : il avait de ces
tristesses de Moïse et de tous les sublimes mortels qui ont trop vu. Dans une lettre du
5 septembre 1818 au chevalier de…, il écrivait :
Combien l’homme est malheureux ! examinez bien ; vous verrez que, depuis l’âge de la
maturité, il n’y a plus de véritable joie pour lui. Dans l’enfance, dans
l’adolescence, on a devant soi l’avenir et les illusions ; mais, à mon âge, que
reste-t-il ? On se demande : Qu’ai-je vu ? Des folies et des crimes. On se demande
encore : Et que verrai-je ? Même réponse, encore plus douloureuse. C’est à cette
époque surtout que tout espoir nous est défendu. Nés fort mal à propos, trop tôt ou
trop tard, nous avons essuyé toutes les horreurs de la tempête sans pouvoir jouir de
ce soleil qui ne se lèvera que sur nos tombes. Sûrement, Dieu n’a pas remué tant de
choses pour ne rien faire ; mais, franchement, méritons-nous de voir de plus beaux
jours, nous que rien n’a pu convertir, je ne dis pas à la religion, mais au bon sens,
et qui ne sommes pas meilleurs que si nous n’avions vu aucuns miracles ?
« Plusieurs personnes m’ont fait l’honneur de m’adresser la même question que je lis
dans votre lettre : Pourquoi n’écrivez-vous pas sur l’état actuel des
choses ? Je fais toujours la même réponse : du temps de la canaillocratie, je pouvais, à mes risques et périls, dire leurs vérités à ces
inconcevables souverains ; mais, aujourd’hui, ceux qui se trompent sont de trop bonne
maison pour qu’on puisse se permettre de leur dire la vérité. La Révolution est bien
plus terrible que du temps de Robespierre ; en s’élevant, elle s’est raffinée. La
différence est du mercure au sublimé corrosif. Je ne vous dis rien de l’horrible
corruption des esprits ; vous en touchez vous-même les principaux symptômes. Le mal
est tel, qu’il annonce évidemment une explosion divine. Mais quand ? mais
comment ? Ah ! ce n’est pas à nous de connaître le temps, etc. »
Cette perspective d’une explosion prochaine était devenue son idée fixe. A le voir avec
la tête haute toujours découverte, ses beaux cheveux blancs et son verbe ardent,
enflammé, il avait l’air d’un prophète : « C’est comme notre Etna, disait un jour un
seigneur sicilien qui sortait de causer avec lui, il a la neige sur la tête et le feu
dans la bouche : Pare il nostro Etna : la neve in testa ed il fuoco in
bocca. »
Peu de temps avant sa mort, il écrivait à un de ses amis de France : « Je sens que mon
esprit et ma santé s’affaiblissent tous les jours. Hic jacet, voilà ce
qui va bientôt me rester de tous les biens de ce monde. Je finis avec
l’Europe, c’est s’en aller en bonne compagnie. » — On m’assure pourtant que ce
fut six semaines seulement avant sa mort qu’il écrivit ce fameux portrait de Voltaire
pour le mettre dans les Soirées, au IVe Entretien déjà composé.
Vers la fin de décembre 1820, de graves symptômes se déclarèrent ; sa démarche,
ordinairement si ferme et si rapide, devint chancelante, et on n’osait plus le laisser
sortir seul : « Nous nous apercevions bien qu’il perdait ses forces, écrivait un témoin
ami, mais nous étions loin de le croire en danger ; nous supposions plutôt cet
affaiblissement dû à l’âge, dont les effets se hâtaient plus que d’ordinaire et
s’accumulaient plus rapidement. Mais lui, quoiqu’il n’eût aucune maladie, il se sentait
frappé à mort. Je me rappelle que j’avais commencé son portrait, et que, voulant le
mettre dans son costume de chancelier, il me promit de venir, je « crois, le jour de
l’an où il devait faire sa cour au roi. Il vint en effet ; et comme je lui disais qu’il
n’aurait pas dû venir ce jour-là, car il paraissait très-fatigué d’avoir monté notre
escalier, il me répondit, en baissant la voix pour que sa fille qui l’accompagnait ne
l’entendît pas : J’ai voulu venir aujourd’hui, car je ne pourrai plus
revenir, et cela avec un sourire si calme et si naturel que l’on aurait cru qu’il
s’agissait d’un petit secret qui aurait pu causer quelque contrariété. En effet, il
cessa de faire des visites ; mais il continuait à s’occuper et à travailler comme à son
ordinaire ; il n’avait ni fièvre ni aucune maladie appréciable, seulement un dégoût de
la nourriture qui augmentait de jour en jour, sans pourtant qu’elle lui fît mal. Il
s’affaiblissait si visiblement, que sa famille s’alarmait, et les médecins aussi, parce
qu’ils ne pouvaient en deviner la cause. Je passais chez lui presque toutes les soirées,
et je lui ai entendu faire plusieurs fois allusion à sa mort prochaine, et toujours de
la même manière, c’est-à-dire avec une paix admirable et le soin de ménager sa famille,
pour laquelle il n’avait jamais été si tendre et si affectueux. Il s’est fait
administrer deux fois, pendant le mois qui a précédé sa mort » (dont une fois le 29
janvier, jour de la fête de saint François de Sales). Et ailleurs, dans une lettre de
source encore plus intime, on lit ces détails qui conduisent de plus en plus près et
jusqu’à la fin : « Nous osions cependant nous livrer quelquefois à l’espérance, parce
que ses facultés morales n’avaient jamais été si vives ni si prodigieuses ; pendant
cinquante jours qu’a duré sa maladie, il n’a cessé de s’occuper des affaires de sa
charge, de ses affaires domestiques, de la littérature et de la politique ; il nous a
dicté plus de cinquante lettres, et trouvait un grand plaisir dans les lectures
continuelles que nous lui faisions. Étonné lui-même de ce que son esprit ne se
ressentait point de la faiblesse de son corps, il nous disait en riant : Vous serez fort surpris de ne trouver plus un jour dans ce lit qu’un pur esprit.
« Les bonnes œuvres n’ont jamais cessé de l’occuper, et il versa beaucoup de larmes,
quelques jours avant sa mort, en apprenant qu’une pauvre femme qu’il avait recommandée
au ministre des finances venait de recevoir une somme considérable : une joie pure
colora pour la dernière fois son noble visage, et, regardant le ciel, il remercia Dieu
avec attendrissement… » Il expira le 26 février 1821, à l’âge de près de soixante-huit
ans.
Les années qui ont suivi, en confirmant quelques-unes de ses vues et en en contredisant
certaines autres, n’ont fait qu’élever de plus en plus haut son nom et l’autorité de son
esprit parmi les hommes. Il est même arrivé que, lui aussi, lui si isolé de son vivant
et si dédaigneux de la vogue, il a eu en France une espèce d’école, et qu’on s’est mis à
le célébrer, à le contrefaire par lieu-commun. L’histoire de son influence posthume
serait assez longue, assez compliquée, et, ce me semble, fastidieuse à faire
aujourd’hui. C’est de lui surtout qu’il serait exact de dire ce qu’il a dit lui-même de
tout écrivain, d’après Platon, que la parole écrite ne représente pas toute la parole
vive et vraie de l’homme, car son père n’est plus là pour la défendre.
M. de Maistre me paraît, de tous les écrivains, le moins fait pour le disciple servile
et qui le prend à la lettre : il l’égaré. Mais il est fait surtout pour l’adversaire
intelligent et sincère : il le provoque, il le redresse.
Et pour parler à sa manière, on ne craindrait pas de dire, dût-on faire regarder d’un
certain côté, que le disciple qui s’attache aux termes mêmes de De Maistre et le suit au
pied de la lettre est bête. La bête a l’inconvénient de ne venir
jamais seule ; elle introduit le fripon.
Mais coupons vite avec cette queue fâcheuse et parfaitement indigne d’un sujet si noble
et si grand ; tenons-nous jusqu’au bout en présence de la haute, de l’intègre et
vénérable figure. Rappelons-nous à son propos ce que Bossuet a dit de Rancé dont on
venait dénoncer les exagérations, et appliquons-lui surtout en pleine certitude ce beau
mot de Saint-Cyran sur saint Bernard : « C’a été un vrai gentilhomme
chrétien. »
Juillet-Août 1843.
(Comme article essentiel à joindre à celui-ci sur le comte de Maistre, voir ce que j’ai
écrit lors de la publication de ses Lettres, au tome IV des Causeries du
Lundi ; et sur sa Correspondance diplomatique, un article dans
le Moniteur du 3 décembre 1860. Voir aussi Port-Royal, tome III, livre III, chap. xiv.)
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