Chapitre premier. — Critique du goût
Quel dénouement pourrait-on trouver à ceci ? Car je ne sais point par où l’on pourrait finir la dispute.
Omne ignotum pro magnifico habetur.Si nous voulons savoir ce que vaut ce goût qu’il vante sans nous le faire connaître, nous n’avons qu’à le voir à l’œuvre dans les livres qu’il aime, dans toute cette critique littéraire au petit pied qui ne se targue pas de philosophie, n’apporte ni méthode originale, ni théories nouvelles, et n’a d’autre ambition que d’être le développement bien écrit du sentiment de tous les honnêtes gens sur les auteurs illustres. Cette critique se compose d’idées particulières et d’idées générales. Les idées particulières, nous en avons un spécimen fort avantageux dans l’unique exemple du savoir-faire d’Uranie, que je rappelais tout à l’heure. Elles ne sont pas toujours aussi distinguées. Habituellement elles portent sur la beauté d’un vers, d’un morceau, sur les proportions régulières d’un acte, sur l’inopportunité du récit de Théramène, sur l’inconvenance des calembours de Shakespeare, sur le charme adorable du style d’Amphitryon. Mais elles auraient beau être toutes spirituelles, ce qui nous importe, ce qui nous intéresse vraiment, ce sont les idées générales. Voyons. Aristophane est un poète doué d’imagination ; il a de la verve et même de l’atticisme ; mais (il y a toujours un mais) il est plein de bouffonneries indécentes et de personnalités. Plaute a de la verve (les écrivains dont je parle ont l’adresse de nuancer leur musique mieux que je ne le fais ici), Plaute a de la verve, mais il est rude et grossier. Térence, plus poli, manque de force comique. Il y a de belles choses dans Shakespeare. Ses tragédies, malgré quelques taches, sont du premier ordre ; mais son comique n’est pas pris au cœur de la réalité. (Je trouve, par parenthèse, ce reproche admirable, et je prie qu’on me dise ce qu’on en prétend conclure ?) Corneille est sublime, mais inégal. Racine est plus fin, plus touchant, plus pur, mais moins grand. Molière… mais à quoi bon répéter cette litanie ? On fait ses classes pour apprendre toutes ces belles choses, et quand on a la tête meublée d’idées générales de cette force, on a fini ses études ; on a du jugement, du goût ; on est absolument incapable d’émettre une proposition rare, monstrueuse, paradoxale, d’inventer une théorie, de fabriquer un système ; mais on est parfaitement capable d’orner des fleurs de la rhétorique et de l’esprit un discours vide sur un poète qu’on n’a pas lu, et de faire respirer ce bouquet, non avec distraction, mais avec un vrai plaisir, aux innombrables oisifs qui ne demandent pas qu’on les instruise, pourvu qu’on les occupe un instant sans fatigue. Quant à nous, Chevalier, pouvons-nous supporter l’ennui d’une critique qui n’est que l’art d’envelopper des riens dans les séductions du bien dire ? Entourés des œuvres si intéressantes d’Aristophane, de Shakespeare, de Molière, et ne trouvant à reproduire sur leur compte que de vieilles banalités, à peine rajeunies dans la forme ; occupés à compter et à mesurer des grains de poussière sur l’aile des grands poètes, les petits maîtres de l’école du goût ressemblent à des enfants ou à des dames s’amusant à manier dans un salon, en l’absence du naturaliste, un magnifique instrument d’observation dont leur frivolité avilirait l’usage, dont leur ignorance ne soupçonnerait pas la portée.
« … Lu aujourd’hui le troisième chant de l’Art poétique, la troisième et la neuvième des Réflexions critiques sur Longin, et visité les terres de l’abbaye du Val Richer. La grossièreté de la nature à la campagne, le langage des paysans à peine plus civilisé que celui de leurs bêtes, me font aimer et apprécier de plus en plus la belle nature, telle qu’elle est à la cour et dans les tragédies de Racine. « … Les fermes, les bois, les champs, les ruisseaux m’ont remis en mémoire plusieurs vers de la Fontaine ; mais ce ne sont pas les meilleurs. Je n’ai garde de confondre le beau naturel, que ce poète rencontre quelquefois, avec le familier, le bas, le négligé, le trivial, défauts dans lesquels il tombe trop souvent.Ainsi voyageait notre homme de goût. Poursuivant ses observations, il passa en Angleterre. Sur mer, il eut un rêve singulier. Il rêva qu’il entrait dans une mine d’or. C’était lui noir ravin dont les parois fort hautes n’offraient à ses yeux, de quelque côté qu’il se tournât, qu’une épaisse muraille de ronces. Il avait peur des épines pour son bel habit de soie. Avec précaution il se baissa, et, armé de sa loupe, se servant de son cure-dents comme de pioche, il souleva quelques feuilles mortes qui étaient à ses pieds. Ô miracle ! ô juste récompense d’un tel effort ! il trouva sous ces feuilles deux ou trois pièces d’argent monnayé. Elles étaient toutes rouillées. Il se mit à les frotter, pour les rendre propres, sur la manche de son habit. À mesure qu’il les frottait, l’argent disparaissait se changeant en cuivre, et notre mineur en devenait plus fier et plus joyeux, les trouvant de plus en plus brillantes ainsi, et plus semblables à l’or. Il prit des notes à Londres comme dans la campagne normande. Voici de son journal de voyage un second et dernier extrait.« Voilà le beau naturel ; voilà les traits qui plaisent aux esprits délicats. Mais quoi de plus bas que sa pie margot caquet bon bec, si ce n’est les longs pieds de son héron au long bec emmanché d’un long cou ? Ces traits sont faits pour le peuple326. Il semble que La Fontaine ait trop vécu dans la société des animaux qu’il a peints. Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que d’un petit nombre d’honnêtes gens ; il est inconnu aux familles bourgeoises, et toute la populace en est exclue327. Si la Fontaine avait vécu davantage dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d’exercer son talent sur des objets plus dignes d’elle que des pies margots et des hérons au long cou328. « … Les paysans en Normandie nomment indifféremment un mouton et un cochon, une chèvre et une vache. Je ne suis pas surpris que ces gens grossiers ne s’aperçoivent point de la différence qu’il y a entre ces termes pour l’élégance et la noblesse ; mais les personnes bien élevées et habituées à parler le langage de la belle nature, la sentent très bien et l’observent. Dans les endroits les plus sublimes la langue française peut nommer, sans s’avilir, une chèvre, un mouton, une brebis ; mais elle ne saurait, sans se diffamer, nommer un veau, une truie, un cochon. Le mot de génisse est fort beau, vache ne se peut souffrir ; cochon est de la dernière bassesse. Pasteur et berger sont du plus bel usage ; gardeur de pourceaux ou gardeur de bœufs seraient horribles329. Quant aux instruments de l’agriculture, comment pourrions-nous aujourd’hui imiter l’auteur des Géorgiques, qui les nomme sans détour330 ? « … En regardant ce matin dans la plaine un de ces animaux à longues oreilles qui sont plus petits que le cheval, et qui, par leur union avec l’espèce chevaline, donnent naissance à la mule, je me disais que notre Boileau avait peut-être poussé un peu loin la défense de l’antiquité contre M. Perrault, lorsqu’il a voulu justifier Homère d’avoir comparé Ulysse dans la mêlée à un âne ravageant un champ de blé. Il prétend que le mot âne était très noble en grec331. Mais rien ne le prouve, et j’accuserais plutôt non Homère, mais le temps où ce poète a vécu, d’avoir été grossier et barbare. Il faut bien des siècles pour que le bon goût s’épure. Racine fut le premier qui eut du goût332 Avec quel art n’a-t-il pas ennobli le mot chien 333 ! Deux ou trois poètes en France traduiraient bien Homère ; mais on ne les lira pas, s’ils ne changent, s’ils n’adoucissent, s’ils n’élaguent presque tout334. Boileau me semble donc avoir poussé trop loin la défense de l’antiquité dans ses Réflexions critiques. Mais l’Art poétique fait mes délices, et la belle nature exprimée avec tant de fidélité, de force et de grâce, me distrait un peu et me console de celle d’ici… »
« … Quel babouin335 que Shakespeare ! J’ai vu mettre de la bière et de l’eau-de-vie sur la table dans la tragédie d’Hamlet, et j’ai vu les acteurs en boire ! J’ai vu des fossoyeurs creuser une fosse et jouer avec des têtes de morts en chantant des airs à boire ! J’ai vu la plus vile canaille paraître sur le théâtre avec des princes, et j’ai entendu les princes parler comme la canaille ! J’ai entendu Hamlet dire : Ma mère en épouse un autre au bout d’un mois, un autre qui n’approche pas plus de lui qu’un satyre d’Apollon. À peine le mois écoulé ! avant que ces souliers fussent vieux, avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père. Fragilité, ton nom est femme ! Le fond du discours d’Hamlet est dans la nature, cela suffit aux Anglais336. Jugez, cours de l’Europe ! Académiciens de tous les pays ! Hommes bien élevés, hommes de goût dans tous les états337 ! J’ai entendu un soldat demander. Avez-vous eu une garde tranquille ? et un autre répondre : Pas une souris qui ait bougé. Dans un corps de garde c’est ainsi qu’on parle, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d’une nation qui s’expriment noblement, et devant qui il faut s’exprimer de même338. J’ai admiré l’heureuse liberté avec laquelle tous les acteurs passent en un moment, d’un vaisseau en pleine mer à cinq cent mille sur le continent. En vain le sage Despréaux, législateur du bon goût dans l’Europe entière, a dit dans son Art poétique, chant troisième :Ici, je prends congé de notre homme de goût. Car je suppose que le Chevalier n’a pas envie de l’accompagner plus loin, en Espagne, par exemple, où il découvre quelques traits de génie dans le théâtre de Caldéron, trouve que personne ne s’intéresse à Don Quichotte346, analyse (avec quel sérieux !) La Dévotion à la messe, et établit une comparaison entre« Il y a là un grand problème à résoudre. Comment a-t-on pu élever son âme jusqu’à voir avec transport ces farces monstrueuses, écrites par un histrion barbare dans un style d’Allobroge ? D’abord, le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers, et partout il aime passionnément les spectacles. Donnez-lui des combats de coqs, des enterrements, des duels, des gibets, des sortilèges, des revenants, des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène ; cela lui plaît mieux que l’éloquence la plus noble et la plus sage, et plus d’un grand seigneur a le goût fait comme celui du peuple340. Et puis, il y a une chose extraordinaire : ce Shakespeare, si sauvage, si bas, si effréné et si absurde, avait des étincelles de génie341. J’ai découvert des perles dans son énorme fumier342. Mais c’est un travail aussi ingrat que bizarre de rechercher curieusement des cailloux dans de vieilles ruines, quand on a des palais modernes343. Qu’on se figure Louis XIV dans sa galerie de Versailles, entouré de sa cour brillante : un Gilles couvert de lambeaux perce la foule des héros, des grands hommes et des beautés qui composent cette cour ; il leur propose de quitter Corneille et Racine pour un saltimbanque qui a des saillies heureuses et qui fait des contorsions344 ! « … Hier, c’était dimanche. J’ai lu Milton. Abdiel, Ariel, Arioch, Ramiel combattent Moloch, Belzébuth, Niroch. On se donne de grands coups de sabre ; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu’elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leurs pieds. C’est là, comme on voit, la belle et simple nature. On se bat dans le ciel à coups de canon. Des diables en enfer s’amusent à disputer sur la grâce, sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d’autres jouent de la flûte. Au cinquième chant, après qu’Adam et Ève ont récité le psaume cxlviii, l’ange Raphaël descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite, et Ève lui prépare à dîner. Puis ils font quelque temps conversation ensemble sans craindre que le dîner se refroidisse (no fear lest dinner cool). Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, d’un poème épique sur Adam et Ève ? La cour délicate et polie de Charles II eut en horreur l’homme et son poème. Les Grecs recommandaient aux poètes de sacrifier aux grâces, Milton a sacrifié au diable345. »
« cette pièce barbare »et celles d’Eschyle
« dans lesquelles la religion était jouée », parce qu’
« on voyait dans Prométhée la Force et la Vaillance servir de garçons bourreaux à Vulcain, et dans Les Euménides une vieille pythonisse sur la scène avec des Furies347 ». Nous ne le suivrons pas non plus en Italie, pour l’entendre parler du
« salmigondis de Dante qu’on a pris pour un poème », de
« cet énorme ouvrage où se trouve une trentaine de vers qui ne dépareraient par l’Arioste348 ». Enfin nous ne parcourrons pas le reste de son journal pour compléter la collection de ses jugements sur l’antiquité classique, sur l’Alceste d’Euripide,
« dont plusieurs scènes ne seraient pas souffertes à la foire349 »; sur l’Hippolyte du même auteur,
« qu’on ne doit pas admirer pour trente ou quarante vers qui se sont trouvés dignes d’être imités par Racine350 »; sur Sophocle, qui
« par l’harmonie de son style a surpris l’admiration des Athéniens, parce qu’avec tout leur esprit et toute leur politesse, ils ne pouvaient avoir une aussi juste idée de la perfection de l’art tragique que la cour de Louis XIV351 »; sur Aristophane,
« ce poète comique qui n’est ni comique, ni poète352 »; sur Eschyle, qui est
« un barbare353 »et
« une manière de fou354 ». Au siècle de Louis XIV, Fénelon est l’abeille composant son miel des parfums de l’antiquité. Fénelon a pourtant écrit :
« Je ne puis goûter le chœur dans les tragédies grecques ; il interrompt la vraie action355. »N’est-ce pas à peu près comme si l’on disait : Je ne puis goûter la crème dans une charlotte russe ; elle gâte le biscuit ! ou : Je ne puis goûter l’orchestre dans un opéra ; il nuit au chant356 ! Le même amateur des anciens ajoute :
« Il me serait facile de nommer beaucoup d’anciens, comme Aristophane, Plaute, Sénèque le tragique, Lucain et Ovide même, dont on se passe volontiers357. »Parmi les poètes français, il admire froidement Corneille, Molière, Racine même, sans les goûter. Fénelon, à la vérité, n’était pas, comme Voltaire, un homme de cour, ni comme Saint-Lambert ou l’abbé Delille, un amateur de fleurs artificielles. Il aimait la campagne, il aimait la nature. Je suis convaincu qu’il regardait avec plaisir faire les foins. Un âne traversant un champ ne le rendait pas sérieux comme Boileau ; il ne se préoccupait pas pour Homère de la nécessité que ce mot fût très noble en grec. Il préférait les coquelicots et les bluets sauvages aux tulipes et aux dahlias des parterres358. Mais il ne variait guère ses promenades. Il n’allait jamais jusqu’à la montagne plantée de grands chênes, qui se dressait là-bas à l’horizon. Plein d’un tendre amour pour son petit champ, je me représente le doux vieillard assis pendant les feux du jour, à l’ombre ; il écoute
« le murmure d’un ruisseau », regarde passer « un laboureur inquiet pour ses moissons, un berger conduisant son troupeau, une nourrice attendrie pour son petit enfant ». Le soleil couché, il se promène à petits pas, sans regarder l’or et la pourpre du ciel éblouissant, cherchant
« une lumière douce pour soulager ses faibles yeux ». Le dix-septième et le dix-huitième siècle sont remplis de la querelle des anciens et des modernes, qui ne fut, je le soupçonne, si acharnée et si longue que parce que c’était une lutte de frères ennemis. Le goût des anciens et le goût des modernes était le même au fond. Les uns et les autres, avec une égale ardeur, refaisaient à l’image de l’esprit français les objets de leur culte ou de leur hospitalité passionnée. Madame Dacier corrigeait Homère par piété, et Voltaire écrivait Œdipe pour confondre Athènes et son poète, par l’éclatante supériorité de l’atticisme de Paris359. L’esprit français voulait se mirer lui-même dans les œuvres de l’antiquité, et, comme il n’y trouvait pas son image, il osait, avec une effronterie tout aussi grande dans un camp que dans l’autre, ici les tourner en ridicule, là les façonner violemment à sa ressemblance. Quoi de plus misérable que cette sotte querelle, où l’on ne sait quels aveugles on doit le plus admirer, ceux qui ne voyaient pas l’incomparable beauté de tout ce que l’antiquité avait fait, ou ceux qui ne voyaient pas qu’il fallait faire autrement que l’antiquité ? En résumé, ces hautes intelligences qui, seules dépositaires et seules législatrices du bon goût, faisaient la loi à toute l’Europe, n’entendaient rien, ni à la littérature grecque360, ni à la littérature anglaise361, ni à la littérature espagnole ; elles ne comprenaient qu’une partie de la littérature latine et même de la littérature française362 ; un petit nombre appréciait assez passablement la littérature italienne, moins Dante. Les Français du dix-neuvième siècle se vantent de leur grand goût. Ils n’ont pas tout à fait tort. Sans parler des littératures anciennes et étrangères qui sont devenues moins absurdes à leurs yeux, ils ont fait des progrès dans l’intelligence de Igor propre littérature. Sur Molière, par exemple, le dix-septième et le dix-huitième siècle étaient de l’avis de Boileau. Sans pousser le blâme aussi loin que Fénelon, la Bruyère ou Vauvenargues, on trouvait généralement que les farces de Scapin, du Médecin malgré lui, de Pourceaugnac 363, etc., étaient un peu indignes de l’auteur du Misanthrope. Pour l’excuser, on disait : Molière travaillait aussi pour le peuple qui n’était pas encore décrassé ; le bourgeois aimait ses grosses farces et les payait ; elles lui étaient nécessaires pour soutenir sa troupe. On ne comprenait rien au Festin de Pierre ; il ne plaisait point
« aux honnêtes gens, mais au peuple, qui aime cette espèce de merveilleux364 ». Les Français d’aujourd’hui reconnaissent, à leur honneur, que les farces de Molière rehaussent sa gloire bien loin de l’avilir ; ils mesurent toute la profondeur du Festin de Pierre, et ce n’est pas seulement la fameuse scène du pauvre qui leur imprime une sorte de respect pour le génie de son auteur ; cette statue qui marche et qui parle, ces flammes de l’enfer qui engloutissent un débauché, plaisent à leur imagination romantique. Mais, hélas ! elle se grise facilement, cette imagination romantique, et alors elle voit trouble, et tombe dans des jugements exactement inverses, mais exactement aussi faux, injustes, étroits et bornés qu’aucun de ceux que porta jamais la froide raison du dix-huitième siècle. Parce qu’elle est ivre, elle croit que tous les poètes le sont, l’ont été et doivent l’être. S’il en est un qui ait une famille, des mœurs, de la propreté et du bon sens, elle sourit de pitié. Il faut que l’artiste soit incorrect, immoral et fou. Jadis, le goût était classique et ne comprenait ni les brusques fiertés, ni la vérité nue de la nature libre ; aujourd’hui, le goût est romantique et ne comprend ni la proportion, ni la simplicité, ni la décence : ô petitesses de cette faculté si vantée !
« Si vous voulez connaître la comédie anglaise, il n’y a d’autre moyen pour cela que d’aller à Londres, d’y rester trois ans, d’apprendre bien l’anglais et de voir la comédie tous les jours ; la bonne comédie est la peinture parlante des ridicules d’une nation ; et, si vous ne connaissez pas la nation à fond, vous ne pouvez guère juger de la peinture371 »? En Allemagne372, M. de Schlegel ouvrait ainsi son Cours de littérature dramatique :
« Il n’y a point dans les arts de véritable juge sans la flexibilité qui nous met en état de dépouiller nos préjugés personnels et nos aveugles habitudes, pour nous placer au centre d’un autre système d’idées, et nous identifier avec les hommes de tous les pays et de tous les siècles, au point de nous faire voir et sentir comme eux. Il n’y a point de monopole pour la poésie en faveur de certaines époques et de certaines contrées. Ce sera toujours une vaine prétention que celle d’établir le despotisme en fait de goût, et aucune nation ne pourra jamais imposer à toutes les autres les règles qu’elle a peut-être arbitrairement fixées373. »M. Richter a trouvé une fort belle métaphore pour rendre la même idée.
« Les auteurs nationaux, a-t-il dit, produisent des fresques qu’il est impossible de transporter dans d’autres pays, si ce n’est avec le mur lui-même374. »Hegel mérite une mention à part. Ce grand esprit félicitant le dix-neuvième siècle d’avoir su comprendre toute la richesse de l’art et de l’esprit humain dans tous ses développements375, et louant en particulier la patience allemande si capable de s’identifier, à force de pénétration et d’étude, avec la manière de sentir et de penser des siècles et des peuples les plus éloignés376, ce grand et large esprit n’a rien dit qu’il ne pût légitimement s’appliquer à lui-même. Je me permettrai de citer enfin le Chevalier écrivant dans son Étude : Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre sont la seule chose intéressante dans les travaux de la critique.
Chapitre II. — Doctrine de l’école historique
Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer.
Voilà comment, dans l’Amphitryon de Molière, Sosie raconte une bataille. Voici comment, à Rome, il Pavait racontée dans l’Amphitryon de Plaute :Était leur infanterie ;
Et vous allez voir comme quoi.
Sur quoi, M. de La Harpe fait cette critique :
« Plaute, qui ailleurs a tant d’envie de faire rire, même quand il ne le faut pas, est tombé ici dans un défaut tout opposé. Il a mis dans la bouche de Sosie un récit très suivi, très détaillé et très sérieux de la victoire des Thébains, tel qu’il pourrait être dans une histoire ou dans un poème. Molière a conservé le ton de la comédie et la mesure de la scène379. »La critique du délicat professeur est fort juste, et je serais bien fâché de lui chercher noise auprès des amateurs de fines remarques littéraires. Mais, sans contredire La Harpe, sans troubler le plaisir de ses lecteurs, si je puis expliquer cette faute de goût si choquante du comique latin, peut-être aurai-je ajouté à la critique de l’écrivain une idée, et au plaisir de ceux qui le lisent quelque instruction. Plaute avait l’âme romaine. Comme ces chevaux de noble race, qui, galopant le long d’un sentier tranquille, s’ils perçoivent à quelque distance le bruit d’un combat, s’arrêtent, frémissent, dressent la tête, et, les naseaux ouverts, l’œil ardent, aspirent les sons belliqueux, son imagination riante devenait sérieuse devant un champ de bataille. Elle s’échauffait aux cris des soldats et des chefs, au cliquetis des épées, à la vue du sang, à l’héroïsme stoïque des blessés, à l’insultante joie des vainqueurs. Plaute oubliait alors qu’il était poète comique. Il devenait un Ennius, un Homère, et des torrents d’éloquence épique s’échappaient des lèvres d’un esclave poltron qui, dès avant l’action engagée, avait égalé, disait-il,
On peut blâmer cet énorme contresens littéraire de Plaute ; mais à quoi bon, quand, pour le comprendre, on n’a qu’à jeter les yeux sur les légions toujours en campagne, sur le temple de Janus toujours ou vert, sur ce roi d’Asie prosterné, adorant, la face contre terre, la majesté du sénat et du peuple romain, sur cette profession d’impuissance brutale pour les arts, affichée par Virgile dans les vers les plus ironiques qu’ait jamais inspirés l’orgueil :
Deuxième exemple. —
« Dans l’Iphigénie de Racine, a dit Voltaire, tout est noble. Achille parle comme Homère l’aurait fait parler, s’il avait été français382. »« L’Iphigénie de Racine, a répondu Schlegel, n’est qu’une tragédie grecque habillée à la moderne, où les mœurs ne sont plus en harmonie avec les traditions mythologiques, où Achille, quelque bouillant qu’on ait voulu le faire, par cela seul qu’on le peint amoureux et galant, ne peut pas se supporter383. »Que M. de Schlegel ait raison, ou que ce soit Voltaire, que cet anachronisme de langage et de mœurs, que l’un blâme et que l’autre paraît louer, soit un défaut ou un mérite, qu’importe ? un tel anachronisme était nécessaire 384. Il était impossible à Racine d’imaginer et de penser autrement qu’avec l’imagination et l’esprit de son temps, de sentir avec un autre cœur que le sien, d’écrire une autre langue que cette langue polie et abstraite qu’il avait reçue des mains de Malherbe, et qui s’était encore épurée dans les salons de Louis XIV. Il aurait été sans doute préférable qu’Achille ne parût pas sur la scène en habit de marquis, les cheveux frisés, poudrés, avec des talons rouges et des rubans de couleur à ses souliers. À présent, il a le costume grec, une cuirasse et un casque. Talma a bien fait d’habiller le mannequin à l’antique ; mais Racine avait bien fait d’habiller l’homme à la moderne ; et Talma, sous son costume antique, n’a pu faire battre des cœurs français et modernes, que parce qu’il faisait parler des sentiments modernes et français. La forme de l’Iphigénie devait-elle être, pour la satisfaction des hellénisants comme mon ancien ami Vadius, plus grecque que Racine ne l’a faite ? Je le veux bien ; mais, pour que la nation fût satisfaite, émue, transportée, il fallait que le fond en fût national. La pièce, à tout prendre, est-elle trop française ? Je ne sais ; la France ne s’en est jamais plainte. Si elle avait été trop grecque, elle n’aurait pu être goûtée, de même que l’Iphigénie de Goethe, que par un petit nombre d’initiés. Troisième exemple. — Le frère de l’habile critique que le Chevalier et moi nous aimons tant à citer, M. Frédéric de Schlegel a fait un drame intitulé Alarcos. Pourquoi jamais personne n’en a-t-il entendu parler ? Est-ce parce que le héros de cette tragédie tue son excellente femme, par un point d’honneur qui consiste à vouloir épouser une princesse du sang royal, dont il n’est pas amoureux, afin de devenir le gendre du roi ? Cette raison semble bonne. Assurément des Français la comprendront, et des Allemands aussi. Mais qu’on ne se hâte pas trop de dire qu’aucune portion du genre humain ne saurait être intéressée par un pareil spectacle. L’Alarcos de Frédéric Schlegel n’est peut-être qu’une fleur rare, exotique, arrachée par un touriste trop curieux à son sol naturel, et transplantée dans un climat où elle ne saurait vivre. Qu’on la remette à sa véritable place, qu’on lui rende son soleil, sa terre, qui sait ? peut-être sera-t-elle belle là-bas. Un pays existe, non en Chine, mais en Europe, où le point d’honneur a toute une casuistique d’une subtilité infinie, que le théâtre développe sans jamais l’épuiser. Le cas particulier traité par M. de Schlegel y serait peut-être compris, apprécié. Dans une pièce de Caldéron385, le héros, don Gutierre, tue sa noble femme, par un motif qui ne paraîtra pas beaucoup meilleur aux étrangers que celui du héros d’Alarcos. Il a conçu des soupçons non point sur la fidélité de dona Mencia, remarquez bien, mais sur l’intégrité de son propre honneur, parce que dona Mencia est, à ce qui lui semble, aimée par l’infant don Henri.
« Je n’ai rien vu, dit-il, mais les hommes comme moi n’attendent pas de voir ; il suffit qu’ils imaginent, qu’ils soupçonnent, qu’ils aient une crainte, une idée. »Un jour, il rencontre, sans l’avoir cherchée, une preuve positive, le poignard du prince dans la chambre de sa femme. Celle-ci est innocente. Rien ne lui serait plus facile que de s’en convaincre, s’il le voulait. Mais que lui importe ? Son honneur est atteint. Elle doit mourir. Seulement, comment mourra-t-elle ? Ici, le Médecin de son honneur est très embarrassé. Il ne faut pas que la mort violente de la victime, en révélant à tous l’affront qu’il a reçu, vienne le couvrir d’un déshonneur nouveau. S’il poignardait sa femme, on verrait les blessures ; le poison laisserait des traces. Don Gutierre mande secrètement un chirurgien, et lui ordonne de saigner dona Mencia
« jusqu’à ce que tout son sang soit sorti, et qu’elle meure ». Ce spectacle plaît aux Espagnols, ou leur a plu à un certain moment de leur histoire.
« Celui qui dans l’histoire de la nature célèbre la puissance mystérieuse des fées, et les voit, sylphes invisibles, colorer les feuilles de la rose et déposer dans son sein parfumé la perle humide de la rosée ; celui qui dans le corps du ver luisant enferme un esprit de lumière, qu’il promène ensuite dans les ondes dorées des plumes du paon ; celui-là pourra briller comme poète, mais jamais il ne sera naturaliste392. »Le critique qui dans l’histoire littéraire célèbre l’indépendance de la Muse, et s’imagine qu’elle chante où il lui plaît, quand il lui plaît, et de la manière qu’il lui plaît ; le critique qui dans l’âme d’Aristophane enferme un ingénieux démon qu’il croit immortel, et qu’il s’étonne de ne pas retrouver dans l’âme de Molière ; ce critique pourra briller comme écrivain, mais jamais il ne sera philosophe. La rose emprunte sa sève, sa grâce et son éclata la terre où sont ses racines ; le génie emprunte tout ce qu’il est au temps et au lieu de sa floraison. L’ignorant s’irrite que l’oranger ne vienne pas dans le nord : le naturaliste sourit, connaissant la nature du sol, du climat ; William Schlegel s’indigne que Molière ait été Molière : le philosophe connaît la France, le dix-septième siècle, et sourit. La plupart des critiques, la plupart même de ceux qui se croient philosophes, ne nous offrent dans leurs livres que de vagues étonnements, de vaines protestations contre le cours des choses, des amendements plus vains encore pour changer ce qui fut, et le refaire à leur fantaisie. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la nature comme un empire dans un autre empire, et l’empire même de la nature comme le jeu des secrets caprices du Destin. À les en croire, l’homme trouble l’harmonie de l’univers, plus qu’il n’en fait partie ; il a sur ses actions, ses passions, ses œuvres un pouvoir absolu, et ses déterminations ne relèvent que de son arbitre ; la Nature, de son côté, est sans lois ; non seulement l’homme lui échappe, mais elle peut, en quelque façon, s’échapper à elle-même ; les accidents historiques ne sont pas des phénomènes naturels, et les phénomènes naturels ne sont point des faits nécessaires. Au lieu d’interroger les faits, de les respecter en attendant de les comprendre, de les étudier jusqu’à ce qu’ils les aient compris, pour les respecter plus encore, ils les transforment à leur idée, les amènent à leur mesure, les soumettent aux caprices de leur réflexion personnelle, aux impertinentes corrections de leur propre sagesse. Ne comprenant rien, ils censurent tout, détruisent tout pour le recommencer, jettent aux hommes le mépris, la moquerie, l’insulte, et osent faire des reproches à Dieu393. Aux yeux du savant véritable, tout est bien, parce que tout est naturel. Il explique toutes choses, quelles qu’elles soient, par une seule et même méthode, les règles éternelles, universelles de la nature. Il se jette au cœur des réalités qu’il veut connaître, sort de lui-même pour mieux éprouver la puissance de l’objet, ne juge rien à un point de vue absolu, parce que les jugements absolus isolent ce qui n’est pas isolé, fixent ce qui est mobile dans un monde où tout se touche et s’enchaîne, se limite et se prolonge ; il conserve toujours, partout, ce calme et ferme esprit d’observation que rien n’étonne, qui sait rendre instructives jusqu’aux folies de nos semblables, jusqu’à leurs apparentes déviations de l’ordre et de la loi394. Croit-on qu’il y ait dans l’histoire, et, pour borner le champ de notre réflexion, dans l’histoire littéraire, un seul fait, un seul ouvrage assez capricieux, assez étrange, pour ne pas rentrer dans l’harmonie universelle, pour rester en dehors de cette série de causes secondes que l’imagination ne peut remonter, et que la raison conçoit comme infinie ? S’il est aisé d’apercevoir dans une grande littérature l’empreinte du siècle et de la race qui l’ont produite ; s’il est aisé d’entendre la guerre civile s’entrechoquer dans les vers heurtés de Dante, et de contempler dans la douce figure de Béatrix la personnification, de toutes les choses rêvées par cette époque ardente, et mystique de poètes théologiens ; s’il est aisé de suivre dans le théâtre de Voltaire les préoccupations philosophiques du dix-huitième siècle, et de voir dans le Faust de Goethe l’expression du génie métaphysique et profond de l’Allemagne ; croit-on qu’il soit beaucoup plus difficile de découvrir la cause naturelle d’où procèdent les prodiges apparents, les études calmes d’un Bernardin de Saint-Pierre en 1789, les tragédies attiques d’un Goethe à Weimar ? La difficulté n’existe que pour les critiques qui veulent trouver la formule d’une race, d’un siècle, d’une nation, d’un homme. Ces critiques confondent deux choses fort différentes : la nature et le vocabulaire d’une langue. Sans doute l’individu est un, bien qu’il soit composé de facultés diverses, rempli d’idées contradictoires, combattu de passions opposées, et sollicité souvent en sens contraire par sa naissance et par son éducation ; de même la société est une, bien que ses membres soient en lutte d’intérêts, de passions et d’idées les uns contre les autres ; de même aussi l’humanité est une, bien que les peuples qui la composent soient si différents, que la guerre entre eux semble être l’état de nature. Mais cette unité organique, vivante, qui admet dans son sein la diversité et la contradiction, est infiniment trop riche pour pouvoir être rendue par un substantif, même doublé d’une épithète. Elle existe ; mais c’est à peine si les développements les plus délicats, les plus nuancés, parviennent à en exprimer l’inexprimable variété, bien loin qu’un mot puisse y suffire. La simplicité est une idole trompeuse derrière laquelle la vérité se dérobe. Si les grands courants qui forment l’esprit d’un peuple ou d’un siècle, ne suffisent pas à nous expliquer l’existence et la nature d’une œuvre, à l’histoire nous ajouterons la biographie, et nous finirons bien par éprouver dans tous les cas réels et possibles l’éternelle vérité de cet axiome nouveau, parce qu’il est méconnu : que tout phénomène a sa cause. Nous verrons Goethe, dans son vaste cabinet de travail qui ressemble à un petit musée, entouré de statués antiques, et, durant plusieurs jours, le crayon à la main, l’œil attaché sur les plus parfaits modèles, dessinant des formes idéales avant d’écrire son Iphigénie. Nous le verrons, directeur du théâtre de Weimar, confondre, par une méprise singulière, sa noble intelligence avec celle du public, prétendre que la littérature nationale a fait son temps et doit céder la place à la littérature universelle, s’asseoir seul à la table des Grecs, s’étonner d’être seul, s’imaginant que tout le monde devait avoir comme lui le vol et le regard de l’aigle,
« qui plane indifféremment au-dessus de toutes les contrées, fond sur la terre et remonte, sans s’inquiéter si le lièvre qu’il tient courait en Prusse ou en Saxe395 ». Nous l’entendrons blâmer, mais blâmer en homme qui les comprend, les inévitables excès de la réaction romantique, les diables, les sorciers, les vampires, et surtout ces pauvres petits poètes souffrants et pâles, cette poésie de lazaret, sans cœur, sans forte nourriture intellectuelle,
Nous comprendrons alors comment l’Iphigénie a pu naître ; mais Goethe avait beau être Goethe, nous comprendrons aussi qu’il était allemand, qu’il était moderne, lorsque nous l’entendrons dire à Eckermann :
« Schiller me prouva que malgré moi j’étais romantique, et que mon Iphigénie, par la prédominance du sentiment, n’était pas si classique et si antique que je le croyais. »De même l’Alarcos de Frédéric Schlegel ne sera plus inintelligible pour nous, quand sa biographie nous aura rendu témoins des veilles qu’il consacrait à l’étude passionnée de la littérature espagnole, et nous aura répété ces paroles enthousiastes :
« Je ne saurais trouver une plus parfaite image de la délicatesse avec laquelle Caldéron représente le sentiment de l’honneur que la tradition fabuleuse sur l’hermine, qui, dit-on, met tant de prix à la blancheur de sa fourrure, que, plutôt que de la souiller, elle se livre elle-même à la mort quand elle est poursuivie par des chasseurs397. »Je me sens pris ici d’un remords de conscience. Moi, qui fais profession de ne rien blâmer et qui m’efforce de tout comprendre, pourquoi ai-je manque de charité envers William Schlegel ? Pourquoi ai-je été dur, amer, presque emporté, et lui ai-je reproché sèchement, non pas d’avoir été allemand sans doute, mais d’avoir été monsieur Schlegel ? Bon Schlegel, pardonne-moi. Est-ce ta faute, après tout, si tu n’as pas eu l’âme et l’intelligence plus larges ? Tu étais, a dit Hegel,
« sans esprit philosophique, et plein d’une hardiesse effrontée398 ». Tu n’avais pas dans les veines, a dit Goethe,
« une seule goutte du sang de Molière399 »; la
« petite personne »n’était
« point capable de comprendre les grands hommes ». La nature, méchante mère, t’avait prodigué
« tout ce qui constitue le mauvais critique ». Avant d’avoir dit sur Molière les sottises si excusables que nous te pardonnons, tu avais
« morigéné Euripide à la façon d’un maître d’école », Euripide, qui dans ses tragédies n’a montré un laisser-aller plus humain, que parce qu’il connaissait les Athéniens mieux que toi, et parce que ce ton qu’il prenait était précisément celui qui convenait à son époque ; Euripide, que Socrate nommait son ami, qu’Aristote appelait le plus tragique des poètes, que Ménandre admirait, que Sophocle et la ville d’Athènes pleurèrent en vêtements de deuil. Si tu as loué Eschyle et Sophocle, ce n’était pas que tu sentisses leur mérite extraordinaire, mais parce qu’il est de tradition chez les philologues de les placer très haut. Ton érudition était « effrayante » ; mais, dans la plus grande érudition il n’y a encore ni politesse ni jugement. Comment n’aurais-tu pas haï Molière ? Tu savais comme il se serait moqué de toi, si tu avais vécu de son temps. C’est Goethe qui dit tout cela, et le 24 avril 1827, tu étais dans son salon. Les dames t’entouraient. Tu leur mon : trais des bandelettes couvertes d’images de dieux indiens, et le texte de deux grands poèmes sanscrits que, sauf toi (tu le savais très bien), personne ne pouvait comprendre. Ta toilette était de la dernière élégance, et quelques personnes osaient dire tout bas que tu ne semblais pas ignorer l’emploi des cosmétiques. Goethe, attirant Eckermann dans l’embrasure d’une fenêtre, lui dit :
« Eh bien ! comment vous plaît-il ? » — « Exactement autant qu’autrefois », répondit Eckermann. Mais Goethe fut indulgent, comme toujours,
« Il est vrai, avoua-t-il, qu’à beaucoup d’égards, ce n’est certainement pas là un homme ; mais à cause de son érudition variée et de ses grands mérites, il faut lui pardonner quelque chose. Il n’y a qu’à ne pas chercher des raisins sur les épines et des figues sur les chardons, et alors tout est parfait. »Le Chevalier s’est amusé à démontrer la vanité de la méthode suivie en critique littéraire par ce pauvre Schlegel, ainsi que par Jean-Paul,
« l’homme de la lune400 », et par Hegel. Ce n’était pas bien difficile. Mais deux ou trois faits relatifs à la personne de ces philosophes nous en apprennent plus long sur la formation de leurs théories littéraires, et par là sur leur valeur, que toute la critique du Chevalier. Jean-Paul était un gros homme à la face pleine et douce,
« bon diable et le plus excellent cœur du monde401 »,
qualem non candidiorem terra tulit 402, qui, pour composer ses ouvrages, s’enfonçait dans la campagne avec son chien, les poches munies de deux bouteilles de vin rouge. Jeune, il laissait à la nature le soin de ses cheveux ; plus tard ils tombèrent sous les coups de ciseaux des dames dont les larmes avaient mouillé les pages de ses romans. Quand il perdit son père à dix-huit ans, le pauvre fils de pasteur n’ayant pas le sou, point de science et peu d’idées, pour vivre imagina d’écrire, et pour se faire lire imagina de n’avoir pas le sens commun, d’être original à tout prix, c’est-à-dire à peu de frais. Il réussit, et devint si original qu’. Il fut en un mot le plus humoriste des humoristes. En 1804, il écrivit sa Poétique. On lit dans la préface :« à côté de lui Sterne est un Cicéron pour la régularité de la pensée et du style403 »
« Ce livre est autant le résultat que la source de mes autres travaux ; il est leur parent en ligne ascendante non moins qu’en ligne descendante. »Hegel est au collège de Stuttgart. Ses professeurs ne sont pas émerveillés de lui, et se plaignent surtout de ce qu’il néglige totalement la philosophie. Allons donc ! c’est qu’il est déjà trop philosophe pour ses professeurs. Voyez ce livre qu’il médite avec tant d’attention, Bien sûr, ce ne peut être que l’Éthique de Spinoza ou la Métaphysique d’Aristote. Vous vous trompez. C’est l’Antigone de Sophocle. Le jeune homme s’est épris de l’antiquité grecque, et particulièrement de l’Antigone. Il a déjà traduit ce chef-d’œuvre une fois, et mécontent de sa traduction, il l’a recommencée. Voilà pourquoi il néglige la philosophie, et a de mauvaises noies. Vous voyez poindre, n’est-ce pas, la théorie hegelienne de la tragédie404 ? Et si, plus tard, vous accompagnez Hegel à Paris, si vous allez avec lui aux Variétés, si vous écoutez ses francs éclats de rire quand Odry et Vernet lui font admirer M. Scribe, si vous lisez les bonnes lettres naïves qu’il écrivit alors à sa femme et à ses enfants, vous n’aurez pas besoin, pour comprendre la théorie hegelienne de la comédie, de remonter à la création du monde.
Chapitre III. — Molière
Molière est bien heureux, Monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous.
« inoffensive et douce421 », s’exerçant sur des situations, des personnages purement poétiques et fantastiques. Il oublie encore ici le génie de la France. Eh quoi ! Marie Stuart, élevée en France ? ne put se retenir d’écrire à la reine Élisabeth une lettre où elle tournait en ridicule, au risque de précipiter l’instant de sa mort, la comtesse de Shrewsbury et sa triomphante rivale elle-même par la plus sanglante ironie ; et Molière, né à Paris, Molière protégé, encouragé par le roi qui lui désignait ses victimes, aurait épargné Trissotin pour ne pas déplaire au futur auteur du Cours de littérature dramatique !
Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie 425. « Je tremble pour cet auteur, écrivait de Villiers, lorsque je lui entends dire en plein théâtre que ces illustres doivent, à la comédie, prendre la place des valets426. »Il pouvait trembler, — sans Louis XIV. Un jour, le duc de La Feuillade rencontrant Molière dans les galeries de Versailles, courut à lui comme pour l’embrasser, et lui prenant la tête entre ses mains, il lui frotta le visage contre les boutons de son habit, tellement qu’il le mit tout en sang. C’était risquer beaucoup contre un homme qui avait eu l’honneur de faire rire le roi au dépens des marquis et des ducs. Louis XIV fut mécontent, fit asseoir Molière à sa table, et La Feuillade dut s’éloigner momentanément de la cour. Ce fut contre une puissance moins redoutable que la noblesse, contre le mauvais goût littéraire du temps, que Molière fit ses premières armes. La conversation en France est un art véritable, et cet art né au dix-septième siècle avec la formation de la société polie, après avoir brillé quelque temps de cette belle simplicité par laquelle tous les arts commencent, en était déjà à sa période d’affectation et de décadence. Les salons de l’hôtel de Rambouillet ouverts l’année de la mort d’Henri IV, fermés avant la composition et la représentation des Précieuses ridicules 427, nous montrent et la perfection primitive et les premiers symptômes de la décadence qui l’a suivie. Là se réunissaient de vraies et de fausses précieuses, de grands et de petits écrivains, des causeurs qui savaient rendre la raison agréable et des bavards qui faisaient déraisonner l’esprit. Ce que la vieille marquise aimait, ce qu’elle aurait voulu entretenir dans sa brillante société de la rue Saint-Thomas du Louvre, c’était cet abandon plein de noblesse et de charme qui accompagne toujours la vraie aristocratie. Mais déjà sa plus jeune fille, Angélique d’Angennes, méritait de servir d’original à Molière.
« Un gentilhomme ; raconte Tallemant des Réaux, dit hautement qu’il n’irait point voir madame de Montausier428, tant que mademoiselle de Rambouillet y serait, et qu’elle s’évanouissait quand elle entendait un méchant mot. Un autre parlant à elle hésita longtemps sur le mot avoine. De par tous les diables ! dit-il, on ne sait comment parler céans… En province, il y eut bien des gentilshommes qui furent mal satisfaits de mademoiselle de Rambouillet. Une fois elle dit tout haut à quelqu’un qui venait de la cour : Je vous assure qu’on a grand besoin de quelques rafraîchissements ; car sans cela on mourrait bientôt ici429. »Il faut payer la rançon des meilleures choses : sans l’hôtel de Rambouillet, le genre précieux n’eût pas été si fort en honneur ; sans l’hôtel de Rambouillet, l’on n’eût pas vu s’élever de toutes parts, et dans Paris, et d’un bout à l’autre de la France, cette foule de sociétés hautes et basses qui gâtèrent par leur affectation et leurs exagérations, l’honneur qu’elles eurent de faire pénétrer dans tous les rangs de la société française le goût des choses de l’esprit430. Quand la troupe de Molière donna Les Précieuses ridicules, la pièce fut jouée avec un applaudissement général, dit Ménage, et il est probable que les gens d’esprit de l’ancien hôtel Rambouillet applaudirent plus haut que tout le monde. Mais un homme puissant, ami des dames qui pouvaient se croire offensées par la comédie nouvelle, en défendit la représentation ; cette interdiction dura plusieurs jours. À la reprise, les applaudissements redoublèrent. Le roi et son ministre, alors aux Pyrénées, voulurent voir la pièce qui mettait Paris en émoi. Ils applaudirent comme la ville. Ils n’aimaient pas l’hôtel de Rambouillet. Les souverains absolus n’aiment pas les gens d’esprit indépendants. Naguère le cardinal de Richelieu avait fait prier madame de Rambouillet, en amie, de lui donner avis de ceux qui parlaient de lui dans son salon, et la noble dame avait refusé, avec une fierté polie, de remplir ce rôle d’espion. Cette opposition des sociétés spirituelles et oisives contre le gouvernement revêtit au siècle de Louis XIV un caractère moral et religieux. La cour écoutant les jésuites, la ville fut et resta favorable au jansénisme, et ce parti sévère, grondeur et persécuté, déjà lié avec les chefs de la Fronde, recruta parmi les bourgeois, les magistrats, les notables de paroisse, de nombreux adeptes tout disposés à la censure des joyeux dérèglements de Versailles431. Au mois de mai 1664, une fête éblouissante fut donnée dans ce splendide palais de Versailles, à mademoiselle de la Vallière relevée de ses premières couches. Ce fut une succession de toutes les fantaisies qui peuvent charmer et ravir les sens, travestissements, cavalcades, courses de bagues, concerts de voix et d’instruments, récits de vers, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, ballets, machines, feux d’artifices, illuminations, loteries, collations. Le sixième jour de la fête, on promit pour le soir une comédie nouvelle de Molière, qui n’était pas encore terminée. Après une journée de plaisir, on s’assembla sur le théâtre. Le roi, les reines, les dames, les courtisans prirent leurs places, les violons jouèrent, la toile se reploya, et, sous les yeux de cette cour voluptueuse et brillante, apparut l’intérieur de la maison d’Orgon et Tartuffe. Ce fut la plus flatteuse des surprises. Le roi, qui donnait l’exemple du désordre, trouva fort bon qu’on se moquât de la cabale austère qui l’importunait, et s’amusa tout le premier de cette plaisante représaille contre la dévotion rigoureuse, chagrine, sans complaisance pour les faiblesses432. La cour fut égayée et contente comme le roi. Cependant la pièce était étrangement hardie. La religion outrée, crédule, imbécile, mais enfin sincère, traduite en ridicule par un comédien ! Toutes les paroles, toutes les habitudes des personnes pieuses moqueusement employées sur la scène ! Paris s’indigna, et le blâme grandit en peu de temps au point d’embarrasser le roi. Il se sentait complice, il faiblit, et défendit « pour le public » la comédie de Tartuffe. Molière avait prévu la tempête. Pour la parer autant que possible, il avait entrepris d’intéresser le parti janséniste au succès de son œuvre. Tartuffe, ce professeur de dévotion outrée, qui s’accuse
emploie, pour justifier sa passion, une doctrine corrompue et corruptrice :
Cette doctrine était précisément celle dont les jansénistes accusaient les jésuites. Quelques-uns purent croire que le Tartuffe continuait les Provinciales, et dès que la pièce fut défendue, le mystère s’en mêlant, tout le monde voulut en goûter433. Elle fut lue dans les principaux salons de Paris. Mais l’interdiction prononcée par la politique du roi fut maintenue. Pendant cinq ans, le Tartuffe ne put être joué en public. C’était donc une terrible machine de guerre que cette
« lourde satire à peine comique, entremêlée de sermons édifiants et gauchement terminée en mélodrame », comme la définissent d’ingénieux esthéticiens434. En l’absence du roi, parti pour la guerre de Flandre, le premier président du Parlement, Lamoignon, opposa son veto formel à une nouvelle représentation ; l’archevêque de Paris fit un mandement qui défendait
« à toutes personnes de voir représenter, lire ou entendre réciter la comédie de l’Imposteur, soit publiquement, soit en particulier, sous peine d’excommunication »; et le Tartuffe ne put être mis en liberté qu’en février 1659, à la faveur de l’apaisement des querelles religieuses, et de la réconciliation momentanée des diverses opinions de l’Église de France. L’auteur avait cru devoir y faire d’importants changements, qui tempéraient la violence et l’amertume de la satire. Primitivement, Tartuffe était un ecclésiastique. Il parut convenable et nécessaire de lui ôter sa soutane. Molière avait observé que certaines gens, laïques, sans caractère, sans autorité, sous ombre de piété, se mêlaient de direction. Ces intrus, hypocrites intrigants, usurpaient le spirituel pour s’emparer du temporel, autrement dit, du bien des dupes435. Ils étaient dépositaires des joies et des chagrins des femmes, de leurs désirs, de leurs jalousies, de leurs haines et de leurs amours ; ils les faisaient rompre avec leurs galants, les brouillaient, les réconciliaient avec leurs maris, et profitaient des interrègnes436. Molière changea Tartuffe en directeur laïque ; et, comprenant que pour mieux combattre la fausse dévotion, il lui fallait faire bien haut l’éloge de la vraie, et même inventer un personnage qui la représentât et remplît la fonction du chœur antique437, il ajouta à son ouvrage les fameuses tirades de Cléante, qui firent, cinq ans après la représentation de Versailles, le salut du Tartuffe et de Molière devant le grand public. Elles sont très sévèrement blâmées par le goût éclairé et ferme de nos théoriciens littéraires438. Don Juan, que Molière composa pendant que le Tartuffe restait frappé d’interdiction, en est la contrepartie. C’est l’athée audacieux après le faux dévot sournois, le grand seigneur méchant homme après le gueux et le cuistre abject. Mais ce drame étonnant est moins une peinture des mœurs contemporaines, qu’une sorte de prophétie. Dans Don Juan comme dans Tartuffe, mieux encore que dans Tartuffe, Molière a découvert et montré, non ce que le présent étalait à tous les yeux, mais ce qu’il recelait, pour ainsi dire, dans ses entrailles, le germe que développerait l’avenir. Il a moins vu que deviné, ou plutôt, sans aucune faculté surnaturelle, la simple profondeur de son observation a pénétré jusqu’à ce qui devait arriver plus tard, à travers ce qui se passait alors. Il semble avoir pressenti, dans le Tartuffe, les dangers et les désastres qui allaient naître de l’ambition hypocrite, dirigeant, exploitant la piété étroite et mal entendue. À une trentaine d’années de l’époque où parut cette satire amère et terrible, on se trouve dans le milieu précis pour lequel elle paraît faite à l’avance ; la France était devenue la maison d’Orgon439. Le créateur de don Juan prévoit encore plus loin. Il va au-delà du Père Le Tellier et du Père La Chaise ; il annonce le Régent et le dix-huitième siècle ; il présage le règne de ces fanfarons de libertinage et d’athéisme qui achèveront de tuer le régime aristocratique. Le séducteur indifférent de done Elvire, de Charlotte et de Mathurine, le grand seigneur à la main si légère et si gracieuse quand il soufflette Pierrot, cet impertinent qui ose trouver mauvais que l’on caresse son accordée, est le frère aîné du comte Almaviva ; il représente tout un ordre de choses qui fut conduit aux abîmes par la main du Commandeur440. En l’année 1667441, commence un fait important dans l’histoire du dix-septième siècle, curieux pour celle du théâtre de Molière, la passion de Louis XIV pour madame de Montespan. « M. de Montespan, écrit mademoiselle de Montpensier dans ses Mémoires, M. de Montespan, qui est un homme fort extravagant et peu content de sa femme, se déchaînant extrêmement sur l’amitié que le Roi avait pour elle, allait par toutes les maisons faire des contes ridicules. Un jour, il s’avisa de m’en parler. Je lui lavai la tête. Je lui fis comprends qu’il manquait de conduite par ses harangues dans lesquelles il mêlait le Roi avec des citations de la Sainte-Écriture et des Pères. Il voulait faire entendre au Roi qu’au jugement de Dieu il lui serait reproché de lui avoir ôté sa femme. Le lendemain, étant sur la terrasse avec la Reine, j’appelai madame de Montespan pour lui dire que j’avais vu son mari, qui était plus fou que jamais, que je lui avais fait une violente correction. Elle me répondit : Il est ici qui fait des relations épouvantables dans lesquelles il mêle madame de Montausier… Elle s’en alla trouver madame de Montausier. Je la suivis d’assez près pour m’être trouvée en tiers lorsque celle-ci lui conta que son mari était venu lui dire mille injures, dont elle paraissait si outrée qu’elle tremblait de colère sur son lit. Elle me dit qu’elle louait Dieu de ce qu’il ne s’était trouvé chez elle que ses femmes, parce que, s’il y eût eu hommes, elle l’aurait fait jeter par les fenêtres ; qu’elle avait été obligée d’en avertir le Roi, qui le faisait chercher pour l’envoyer en prison442. » Au commencement de l’année suivante, Molière représentait Amphitryon. On se tromperait grossièrement sur la portée de cette comédie, si l’on croyait y voir une cruelle raillerie à l’adresse du mari d’Alcmène. C’est un tableau froidement ironique, où Jupiter n’est pas plus ménagé qu’Amphitryon, et qui même nous intéresse à l’amant un peu moins encore qu’au mari. Si le Dieu essaye de persuader que
Sosie, qui conclut la pièce, déclare que le seigneur Jupiter
« nous fait beaucoup d’honneur », mais qu’il a beau
« dorer la pilule », que
Madame de Montausier, duègne fort complaisante pour les amours du roi dans sa charge de première dame d’honneur de la reine, avait bien changé depuis qu’elle n’était plus l’indépendante Julie d’Angennes. Sévère à ses amants, comme on disait à l’hôtel de Rambouillet, l’inflexible Julie avait contraint Montausier à soupirer pour elle durant treize ans entiers ; elle sentait pour le mariage une insurmontable répugnance, et quand elle céda, ce fut de guerre lasse, comme Armande443,D’une et d’autre part pour un tel compliment
« pour ne point fâcher sa mère444 ». Montausier avait, comme elle, quelques vertus réelles et solides, et, surtout, une grande apparence de vertu qui imposait aux contemporains.
« C’est une sincérité et une honnêteté de l’ancienne chevalerie », écrivait madame de Sévigné445, et voici le portrait passablement flatté qu’en 1651 mademoiselle de Scudéry traçait du héros sous le nom de Mégabate : «
On voyait tous les jours, en ce temps-là, au palais de Cléomire, un homme de très grande qualité, appelé Mégabate, gouverneur d’une province de Phénicie446, et dont le rare mérite est bien digne d’être connu de l’illustre Cyrus qui m’écoute… Quoique d’un naturel fort violent, Mégabate est souverainement équitable, et je suis fortement persuadé qu’il n’y a rien qui lui pût faire faire une chose qu’il croirait choquer la justice… Il ne donne pas son amitié légèrement, mais ceux à qui il la donne doivent être assurés qu’elle est sincère, qu’elle est fidèle et qu’elle est ardente. Comme Mégabate est fort juste, il est ennemi de la flatterie ; il ne peut louer ce qu’il ne croit point digne de louanges, et ne peut abaisser son âme à dire ce qu’il ne croit pas, aimant beaucoup mieux passer pour sévère auprès de ceux qui ne connaissent point la véritable vertu, que de s’exposer à passer pour flatteur. Aussi ne l’a-t-on jamais soupçonné de l’être de personne, et je suis persuadé que s’il eût été amoureux de quelque dame qui eût eu quelques légers défauts, ou en sa beauté, ou en son esprit, ou en son humeur, toute la violence de sa passion n’eût pu l’obliger à trahir ses sentiments. En effet, je crois que s’il eût eu une maîtresse pâle, il n’eût jamais pu dire qu’elle eût été blanche ; s’il en eût eu une mélancolique, il n’eût pu dire aussi, pour adoucir la chose, qu’elle eût été sérieuse, et, tout ce qu’il eût pu obtenir de lui, eût été de ne lui parler jamais de ce dont il ne pouvait lui parler à son avantage… Ceux qui cherchent le plus à trouver à reprendre en lui, ne l’accusent que de soutenir ses opinions avec trop de chaleur… Il est certain qu’il est un peu difficile, et que les moindres imperfections le choquent ; mais il faut souffrir sa critique comme un effet de sa justice… Je n’aurais jamais fait si je voulais vous dire tout ce que Mégabate a de bon ; c’est pourquoi il vaut mieux que j’achève cette légère ébauche de sa peinture, en vous assurant que cet homme est incomparable, et qu’on n’en peut parler avec trop d’éloges447. »Tallemant a fait de Montausier un portrait moins idéal. —
« M. de Montausier, dit-il, est un homme tout d’une pièce ; madame de Rambouillet dit qu’il est fou à force d’être sage. Jamais il n’y en eut un qui eût plus besoin de sacrifier aux Grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s’il gronde quelqu’un, il lui remet devant les yeux toutes ses iniquités passées… À moins qu’il ne soit persuadé qu’il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret448. »En 1666, Molière créa le personnage d’Alceste. Le Misanthrope est une œuvre infiniment hardie ; car, si Alceste gronde, c’est sur la cour, plus que sur Célimène, et qu’est-ce que la cour, sinon le monde du roi arrangé pour lui et par lui ? Ces mauvais choix pour les emplois publics, qui révoltent Alceste, qui les fait, sinon le roi449 ? La satire allait aussi près du trône que possible, et cette satire était donnée non pas à la cour, mais à la ville ; Le Misanthrope fut représenté à Paris. La foule dorée de Versailles était frondée aux applaudissements du public parisien, non pour ses travers superficiels, comme dans Les Fâcheux, mais pour ses faux dehors, ses trahisons, ses lâchetés, ses misères secrètes et ses vices, au milieu desquels un honnête homme ne pouvait vivre450. Molière a montré moins d’indépendance dans la grande comédie qu’un an avant sa mort il fit sur un petit ridicule. Le dernier trait, l’acte suprême du pouvoir exercé par lui sous l’autorité du roi, fut l’exécution d’une coterie qui, par l’austérité réelle ou affectée de ses mœurs, était importune à la cour. Le ridicule qu’il mit en avant, le prétexte de la comédie des Femmes savantes, ce fut, il est vrai, la pédanterie de ces ménagères bourgeoises, comme on en voit à toutes les époques, qui, au lieu d’avoir l’œil sur leurs gens, de former aux bonnes mœurs l’esprit de leurs enfants, et de régler la dépense avec économie, vont chercher ce qui se passe dans la lune, pendant qu’ici-bas, à la cuisine, le pot-au-feu brûle. Mais à l’époque de Molière, ce ridicule existait beaucoup moins dans les maisons bourgeoises que dans la haute aristocratie, où il n’était pas aussi ridicule, puisque le rang et la fortune laissent un loisir dont il semble que les dames elles-mêmes ne sauraient faire un meilleur usage qu’en s’instruisant. Les femmes les plus considérables de ce temps s’étaient appliquées à l’étude du grec et du latin, à la métaphysique de Descartes, aux sciences mathématiques et physiques, quelques-unes particulièrement à l’astronomie451. Diminuer la considération des sociétés graves, railler l’amour platonique, c’était flatter agréablement l’oreille du roi, et l’on ne peut douter de l’intention qu’eut Molière d’être bon courtisan, quand on considère l’insultant mépris avec lequel Clitandre, homme de cour, traite les gens de lettres, ces
« gredins qui, pour être imprimés et reliés en veau, se croient d’importantes personnes dans l’État ». Un mépris si dur, si superbe, descend du fond des appartements de Versailles452. Ce ton est sans proportion avec le petit travers des femmes savantes, si exceptionnel, si peu redoutable. Molière a pris la massue d’Hercule pour écraser un insecte. Chose curieuse ! Louis XIV faisait perdre l’équilibre à son poète au moment même où il le faisait perdre à l’Europe : Les Femmes savantes paraissent avec la guerre de Hollande453. Ce Descartes, que les femmes savantes admiraient et lisaient, avait commencé, contre l’esprit de routine et de stupide respect pour l’autorité, la guerre de l’indépendance intellectuelle. Mais l’affranchissement de l’esprit humain fut très lent, et il eût été bien plus lent encore, si Molière n’avait pas été l’un des combattants. Au moment où il mettait sur la scène les philosophes Pancrace et Marphurius, l’Université de Paris allait obtenir la confirmation d’un arrêt du Parlement prononçant peine de mort contre les hérétiques qui oseraient attaquer les doctrines d’Aristote.
« La Cour, disait l’arrêt, fait défense à toutes personnes d’obtenir ou d’enseigner aucune maxime contre les anciens auteurs approuvés, à peine de la vie 454. »La Faculté de médecine était la place forte de la tradition. Douter que le sang fût immobile dans les veines, douter qu’une goutte d’or potable fût le remède de tous les maux, c’était une pensée presque impie, un crime de lèse-majesté devant les satrapes de l’empire d’Aristote. L’ignorance de l’anatomie faisait de la science de guérir un art purement empirique et conjectural. Les médecins, selon le témoignage contemporain d’un de leurs confrères455, n’étaient que de
« grands charlatans, véritablement courts de science, mais riches en fourberies chimiques et pharmaceutiques ». Guénaut, médecin de la reine, disait naïvement qu’on ne saurait attraper l’écu blanc des malades, si on ne les trompait. On le vit près du lit de mort du cardinal Mazarin avec les autres grands médecins du temps, Valot, Brayer et Des Fougerais. « Ils alterquaient ensemble, dit Guy Patin, et ne s’accordaient pas de l’espèce de maladie dont le malade mourait. Brayer dit que la rate est gâtée, Guénaut dit que c’est le foie, Valot dit que c’est le poumon, et qu’il y a de l’eau dans la poitrine, Des Fougerais dit que c’est un abcès du mésentère… Ne voilà pas d’habiles gens ! » Guénaut eut le dessus, et, à l’aide de sa panacée universelle, l’antimoine, emporta le malade. Avec ce remède, il avait déjà tué sa femme, sa fille, son neveu, deux de ses gendres, et un grand nombre de personnes en dehors de sa proche parenté. Étant un jour engagé dans un embarras de voitures, un charretier le reconnut très bien et cria : Laissez passer M. le docteux ! C’est lui qui nous a fait la grâce de nous délivrer du cardinal456 !
« Madame, je suis au désespoir de n’avoir pu vous satisfaire. Depuis que je suis descendu, Élomire460 n’a pas dit une seule parole. Je l’ai trouvé appuyé sur ma boutique dans la posture d’un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles ; il paraissait attentif à leurs discours, et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardait jusques au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disaient pas. Je crois même qu’il avait des tablettes, et, qu’à la faveur de son manteau, il écrivait, sans être aperçu, ce qu’elles ont dit de plus remarquable. C’est un dangereux personnage ; il y en a qui ne vont point sans leurs mains ; mais l’on peut dire de lui qu’il ne va pas sans ses yeux, ni sans ses oreilles. »Ce contemplateur était triste. Comment ne l’aurait-il pas été ? Il apercevait le tragique de la comédie humaine ; il avait en lui-même, dans son âme délicate et fière, dans son cœur sensible, dans son corps malade, une source vive de souffrances. Jean Poquelin n’avait jamais pardonné à un fils qui « pouvait vivre honorablement dans le monde », d’avoir quitté son nom et sa profession de tapissier pour se jeter sur le théâtre, et quand Molière voulut plus tard, avec la fortune princière qu’il avait acquise, donner quelque secours à son père dans le besoin, le vieillard rejeta ses offres, et réduisit ce fils, qu’il appelait amèrement monsieur Molière, à lui venir en aide sous le nom du physicien Rohault son ami461. À la cour, les valets n’avaient pas tous l’esprit de ce Bellocq qui disait à Molière : Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le lit du roi avec vous ? Ils avaient honte de faire avec lui ce lit royal, de manger à la même table qu’un comédien, et le grand homme, qui n’avait à leur opposer que la protection du souverain, se sentait humilié par les faveurs du maître comme par les injures des domestiques. Sur le théâtre, Molière-Sosie déplorait son indépendance et sa personnalité perdues462. Chez lui, il était comme Alceste dans la maison de Célimène. Rempli d’un tendre et violent amour pour sa femme, qui le trahissait, il n’avait pas voulu habiter une autre demeure que la maison commune. Tout ce que sa fierté put obtenir de son amour, fut d’avoir une chambre séparée, à un autre étage que la coquette. Au premier, Armande Béjart recevait beaucoup de monde, fastueusement, avec un grand fracas de rire et de gaieté, tandis que lui, réfugié plus haut dans son cabinet, cherchant pour son noir chagrin le coin sombre du misanthrope, il tâchait de s’échapper à lui-même par le travail, la lecture, par son goût pour la philosophie et pour les arts, ou par la conversation de ses amis463. C’est là qu’il écrivit à La Motte Le Vayer, à l’occasion de la mort de son fils, ce beau sonnet et ce postscriptum où il ouvre son cœur et se laisse aller à la volupté des larmes.
« Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin qu’on suit d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoie n’est rien moins qu’une consolation. Mais j’ai cru qu’il fallait en user de la sorte avec vous, et que c’est consoler un philosophe que de lui justifier ses larmes, et de mettre sa douleur en liberté. Si je n’ai pas trouvé d’assez fortes raisons pour affranchir votre tendresse des sévères leçons de la philosophie, et pour vous obliger à pleurer sans contrainte, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme qui ne saurait persuader ce qu’il sait si bien faire. »Enfin Molière était malade, et dans son fait à l’égard des médecins et de la médecine, il y avait quelque chose de pareil à la révolte amère du malheureux contre le ciel, une bravade douloureuse d’incrédulité :
On lit dans le registre de La Grange, à la date du vendredi, 17 février 1673 :
« Après la comédie, sur les dix heures du soir, M. Molière mourut dans sa maison, rue Richelieu, ayant joué le rôle du Malade imaginaire, fort incommodé d’un rhume et d’une fluxion sur la poitrine, qui lui causait une grande toux, de sorte que dans les grands efforts qu’il fit pour cracher, il se rompit une veine dans le corps, et ne vécut pas une demi-heure ou trois quarts d’heure depuis ladite veine rompue ; et son corps est enterre à Saint-Joseph, aide de la paroisse Saint-Eustache. Il y a une tombe élevée d’un pied hors de terre. »