(Voyage en Espagne)
« Le plus grand arbre qu’on y trouve, c’est un peu de serpolet et de thym sauvage. »Pas une hôtellerie. On y voyage en caravanes, dans de grandes machines à six roues, qui peuvent tenir quarante personnes, qu’on attèle de vingt chevaux, et qui partent huit ou dix ensemble pour se secourir au besoin. Dans les autres provinces, les auberges continuent celles où couchait don Quichotte. A dix lieues de Madrid, les chambres sont des trous noirs où
« il faut apporter de la lumière en plein midi. »Point d’autre lumière qu’une lampe infecte.
« On est allé partout et même « chez le curé pour avoir de la chandelle, il ne s’en est point trouvé… Point de cheminée. On fait un trou au haut du plancher, et la fumée sort par là. »Dans cet air qui aveugle et suffoque,
« grouillent une douzaine d’hommes et autant de femmes, plus noirs que des diables, puants et sales comme des cochons, et vêtus comme des gueux. »Un d’eux râcle une mauvaise guitare et chante avec une voix de chat enroué. Les femmes, ébouriffées comme des bohémiennes, cachent leur peau noire et jaune sous cinq ou six colliers de grosses boules de verre :
« Ni pot au feu, ni plats lavés. Il n’y a qu’une tasse dans la maison, et, pour l’avoir, il faut attendre que les muletiers s’en soient servis. »L’aspect est celui d’un campement asiatique, et, dans les villes, les fritures, les ordures et les boucs rappellent la négligence d’une cité d’Orient. A Madrid, les maisons sont en terre et en briques, la plupart sans vitres :
« Quand on veut parler d’une maison à qui rien ne manque, on dit qu’elle est vitrée. — Il ne se peut rien de plus mal pavé que tes rues ; quelque doucement qu’on aille, on est roué par les cahots. »Les ruisseaux sont stagnants et font une telle fange que
« les chevaux en ont toujours jusqu’aux sangles. »L’ordure rejaillit sur les dames en carrosse ; il faut, pour s’en préserver, qu’elles baissent leurs vitres et leurs grands rideaux ; encore bien souvent l’eau entre-t-elle par le bas des portières. Une promenade est un péril. Dernièrement le carrosse de l’ambassadeur de Venise a versé, au sortir de son palais, dans cette
« marée noire », et ses velours, ses broderies, ses dorures de douze mille écus ont été si bien déshonorés, que depuis il n’a plus servi. — La police des mœurs ne vaut pas mieux que la police des rues. Les bravi assassinent moyennant finance et les gens de justice font pis que les bravi.
« En donnant quelque argent à un alcade « ou à un alguazil, on fera arrêter la personne la plus innocente, on la fera jeter dans un cachot et périr de « faim, sans nulle procédure, sans ordre, sans décret. »— En revanche,
« les voleurs, les assassins, les empoisonneurs demeurent tranquillement à Madrid, pourvu « qu’ils n’aient pas de biens. »S’ils en ont, la police exploite leur crime pour leur voler leur argent. Nulle idée de la justice. On exécute à mort deux ou (rois coupables par an, et avec répugnance.
« Ce sont des hommes comme nous, disent-ils, nos compatriotes et sujets du roi. »En présence de l’échafaud, le peuple pleure, et, comme en Italie » il est contre le bourreau pour le criminel. Une cité est ici, comme en Orient, un amas d’hommes livrés eux-mêmes pour grouiller dans leurs taudis et se débattre avec leurs instincts. Si le gouvernement intervient, ce n’est point par des services, mais par des exactions : il prend, laisse faire, et ne tire pas plus profit de l’homme que l’homme ne tire profit des choses. Ni les volontés humaines, ni les forces naturelles n’ont été organisées, sagement, de façon à marcher droit vers un but utile ; et le désordre, la sauvagerie, la stérilité primitives subsistent dans la société comme sur le sol. Misère et parade, dorures et guenilles : il y a déjà cent ans que, dans Lazarille de Tormès, on écrivait le roman de la faim. — Dans cette décadence commune, la faute n’est pas plus au gouvernement qu’au peuple. Ce que le premier a fait, l’autre l’a commencé, approuvé ou voulu, l’intolérance catholique, la politique absolutiste, l’administration inepte et brutale ont eu la nation pour complice. Si l’on cherche la cause de cet affaiblissement continu ou de cette barbarie persistante, ce n’est pas seulement dans la sottise ni dans la folie des chefs qu’on la trouve ; c’est d’abord et surtout dans cette structure intime des âmes, qui, en tout pays, impose à chaque nation sa fortune bonne ou mauvaise, et la destine aux désastres ou aux succès. Le premier trait du caractère espagnol, c’est le manque de sens pratique. Il ne sait pas et surtout il ne veut pas s’accommoder aux choses. La superbe est son fonds, et il juge le souci de l’utile trop bas pour lui. En Biscaye et Navarre, tous, jusqu’aux porteurs d’eau, sont caballeros ; la nation entière ayant combattu les Maures, quiconque est du pays est tenu pour fils des croisés ; la loi déclare que les enfants trouvés seront réputés nobles, et un noble ne travaille pas.
« Partout le moindre paysan est persuadé qu’il est hidalgo, c’est-à-dire gentilhomme ; dans la moindre maisonnette, il y a une histoire fabuleuse composée depuis cent ans, qui se laisse pour tout héritage aux enfants et aux neveux de ce villageois, et, dans cette histoire fabuleuse, ils font tous entrer de l’ancienne chevalerie et du merveilleux, disant que leurs trisaïeux, don Pedro et don Juan ont rendu tels et tels services à la couronne ; ils ne veulent point déroger à la gravidad ni à la descendencia. Voilà comme ils en parlent, et ils souffrent plus aisément la faim et les autres nécessités de la vie que de travailler, disent-ils, comme des mercenaires, ce qui n’appartient qu’à des esclaves ; de sorte que l’orgueil, secondé de la paresse, les empêche la plupart d’ensemencer leurs terres, à moins qu’il ne vienne des étrangers les cultiver. De sorte qu’un paysan est assis dans sa chaise, lisant un vieux roman, pendant que les autres travaillent pour lui et tirent tout son argent. »Quelle que soit la condition, le même orgueil subsiste. Le cuisinier d’un archevêque, grondé par son maître pour avoir caché la clef de la marmite, refuse de la rendre et répond :
« Je ne puis souffrir qu’on me querelle, étant de race de vieux chrétiens nobles comme le roi et même un peu plus. »Les domestiques exigent des égards ; ils prétendent la plupart être d’aussi bonne maison que le maître qu’ils servent, et, s’ils en étaient outragés, ils seraient capables, pour se venger, de le tuer en trahison ou de l’empoisonner. On en a vu plusieurs exemples. » — Vous allez à Madrid chez un boucher ;
« vous lui demandez la moitié d’un veau et le reste à proportion ; il ne daigne pas ni vous répondre, ni vous donner quoi que ce soit. Vous vous retranchez à une longe de veau ; il vous fait payer d’avance, puis vous donne par sa lucarne un gigot de mouton. Vous le lui rendez en disant que ce n’est point cela que vous voulez ; il le reprend et vous donne à la place un « aloyau de bœuf. L’on crie encore plus fort pour avoir la longe ; il ne s’en émeut pas davantage, jette votre argent et vous ferme la porte au nez. »Ce n’est pas le marchand qui fait la cour à l’acheteur, c’est l’acheteur qui fait la cour au marchand.
« Les pauvres même ont de la gloire et quand ils demandent l’aumône, c’est d’un air impérieux et dominant. Si on les refuse, il faut que ce soit avec civilité, en leur disant : Caballero, que Votre Grâce me pardonne, je n’ai point de monnaie. »La fortune a eu beau faire ; sous les guenilles d’un mendiant, il y a l’âme d’un roi, qui se croit né pour les respects et la parade. — Un cordonnier s’approche d’une femme qui vendait du saumon et en demande une livre.
« Sans doute, dit-elle, Votre Grâce en demande, parce qu’elle le croit à bon marché ; mais elle se trompe, il vaut un écu la livre. »Le cordonnier, indigné, lui repondit d’un ton de colère : S’il avait été à bon marché, il ne m’en aurait fallu qu’une livre ; puisqu’il est cher, j’en veux trois. —
« Aussitôt il lui a donné trois écus, et, enfonçant son petit chapeau, après avoir relevé sa moustache par rodomontade, il a relevé aussi la pointe de sa formidable épée jusqu’à son épaule, et nous a regardées fièrement, voyant bien que nous écoutions son colloque et que nous étions étrangères. — La beauté de la chose, c’est que peut-être cet homme si glorieux n’a rien au monde que ces trois écus-là, que c’est le gain de toute sa semaine, et que demain lui, sa femme et ses petits enfants jeûneront plus rigoureusement qu’au pain et à l’eau. Mais telle est l’humeur de ces gens-ci ; il y en a même plusieurs qui prennent les pieds d’un chapon et les font pendre par-dessous leur manteau, comme s’ils avaient effectivement un chapon et cependant ils en ont que les pieds. »— Au reste, parmi leurs cuirs et leurs tire-pieds, ceux-ci vivent en seigneurs.
« On ne voit pas un menuisier, un sellier, ou quelque autre homme de boutique qui ne soit habillé de velours et de satin, comme le roi, ayant la grande épée, le poignard et la guitare attachée dans sa boutique… Ils ne travaillent que le moins qu’ils peuvent, et il n’y a que l’extrême nécessité qui les oblige à faire quelque chose ; puis ils vont porter leur marchandise. Si c’est un cordonnier et qu’il ait deux apprentis, il les mène tous deux avec lui, et donne à chacun un soulier à porter ; s’il y en a trois, il les mène tous trois, et ce n’est qu’avec peine qu’il se rabaisse à vous essayer sa besogne. Quand elle est livrée, il va s’asseoir au soleil avec une troupe d’autres fainéants comme lui, et là, d’une autorité souveraine, ils décident des affaires d’État et « règlent les intérêts des princes. »La discussion s’échauffe, ils se querellent et se battent. Dernièrement on a porté chez l’ambassadrice de Danemark un fruitier fort blessé ; il avait tiré l’épée pour soutenir que le sultan devait faire étrangler son frère. Au théâtre, ils décident ; c’est un cordonnier qui, à Madrid » mène les sifflets ou les applaudissements, et l’auteur vient d’avance dans sa boutique le consulter sur ses pièces. Enfin, ils sont galants, musiciens, poètes. Aux jours de fête, à la promenade ou dans le lit du Mançanarès, on les voit causer noblement en buvant de l’eau, et jouer de la guitare ou de la harpe. À un pareil peuple il faudrait un peuple d’esclaves. Faute d’esclaves pour les fournir d’habits, de provisions, de bien-être, ils restent au lit le jour où ils font laver leur unique chemise, et jeûnent en habits râpés. L’exemple part des plus grands et du roi lui-même. En somme, l’administration est celle d’un pacha qui coupe l’arbre pour avoir le fruit. Défense de planter aux Indes des vignes, des oliviers, ou d’établir des manufactures ; les galions du roi sont les seuls fournisseurs, et la répartition indique à chaque village combien de verroteries il doit acheter. Un gouvernement de province n’est pas une charge exercée pour le service des sujets, mais un bénéfice exploité au profit du possesseur. A ce titre, et pour que chacun puisse s’enrichir à son tour, on ne les donne que pour trois et cinq ans.
« Ils y vont la plupart fort pauvres et y pillent le plus qu’ils peuvent. Un vice-roi rapporte sans peine « cinq millions d’écus ; un gouverneur de place, cinq à six cent mille ; un religieux prêcheur, trente ou quarante mille. »L’Espagnol n’a point dépassé les idées grossières des civilisations despotiques, où l’administration n’est qu’une conquête à demeure, où le seul moyen d’acquérir est la rapine, où la seule valeur est l’argent. Au retour,
« ils gardent cet argent dans leurs coffrés, et, tant qu’il dure, font belle dépense. »Ils ne le convertissent point en terres, ils ne le placent point à l’intérêt ;
« ils tiennent au-dessous d’eux d’en tirer profit »; ils puisent à même ;
« quand ils n’en ont plus, ils sollicitent un nouveau poste. »Nulle idée d’économie. Quand un père meurt et laisse de l’argent
« comptant et des pupilles »on enferme l’argent dans un
« bon coffre sans le faire profiter. »Le duc de Frias a laissé trois filles et 600000 écus comptant ; on a mis l’argent dans trois coffres, chacun avec le nom de l’enfant ; les tuteurs gardent les clefs, et dix ans, quinze ans après, le jour du mariage, on les ouvre. — Ce que nous appelons crédit, entreprise, travail en grand, est inconnu. La richesse est un tas d’or palpable qu’on enferme ou qu’on étale. Le duc d’Albuquerque a quatorze cents douzaines d’assiettes d’or et d’argent, cinq cents grands plats, sept cents petits, le reste à proportion, quarante échelles d’argent pour monter jusqu’au haut de son buffet. Le duc d’Albe, qui n’est pas riche en vaisselle, a six cents douzaines d’assiettes d’argent et huit cents plats. — Le cortège correspond au luxe, et l’homme y est aussi oisif que l’argent. Les duègnes, écuyers, pages, fourmillent en mantes et en livrées dans les grandes salles vides, et fourmillent noblement en jouant avec les singes ou en marmottant leurs chapelets.
« Lorsqu’un grand seigneur meurt, s’il a cent domestiques, son fils les garde, sans diminuer le nombre de ceux qu’il avait déjà dans sa maison. Si la mère vient à mourir, ses femmes, tout de même, entrent au service de sa fille ou de sa bru, et cela s’étend jusqu’à la quatrième génération, car on ne les renvoie jamais. On les met dans des maisons voisines, et on leur paye ration. Ils viennent de temps en temps se montrer, plutôt pour faire voir qu’ils ne sont pas morts que pour rendre aucun service. »La duchesse d’Ossonne a trois cents femmes ; un peu auparavant elle en avait cinq cents. Le roi donne la ration à dix mille personnes. Tous ces parasites meurent de faim. Un domestique a deux réaux par jour (sept sous et demi) pour la nourriture et les gages ; un gentilhomme quinze écus par mois, sur quoi il doit s’entretenir, s’habiller de velours en hiver et de taffetas en été.
« Aussi ne vivent-ils que d’oignons, de pois et d’autres viles denrées. »— Point d’ordinaire à la maison, sauf pour les maîtres ; les gentilshommes et les demoiselles vont au coin de la rue aux cuisines publiques : ce sont de grands chaudrons qui bouillent sur des trépieds.
« Ils y achètent des fèves, de l’ail, de la ciboule et un peu de bouillon, dans lequel ils trempent leur pain. »Ils vivotent ainsi, serrant leur ventre. Les pages sont plus heureux,
« car ils sont voleurs comme des chouettes… En apportant les plats sur la table, ils mangent plus de la moitié de ce qui est dedans, et avalent les morceaux si brûlants qu’ils en ont les dents toutes gâtées. »Quelques maîtres ont fait fabriquer une marmite d’argent fermée avec un cadenas ; le cuisinier regarde par une petite grille si la soupe se fait bien ; de cette façon, elle est préservée des pages.
« Avant cet expédient, il arrivait cent fois que lorsqu’on voulait tremper le potage, on ne trouvait ni viande ni bouillon. »— La vie domestique semble un campement avec tous ses hasards et tout son désordre.
« Il y a souvent cinquante chevaux dans une écurie, qui n’ont ni paille ni avoine ; ils périssent de faim. »Point de provisions. On va prendre au jour le jour et à crédit chez le boulanger, le rôtisseur et le boucher.
« Lorsque le maître est couché, s’il se trouvait mal la nuit, on serait bien empêché, car il « ne reste chez lui ni vin, ni eau, ni charbon, ni bougie ; les domestiques ont emporté le surplus chez « eux, et le lendemain on recommence la provision. »On devine sur ces détails de ménage de quelle façon ils gouvernent leur fortune. L’orgueil est roi dans ces sortes d’âmes, et les chimères raffinées qu’il traîne à sa suite trônent avec lui, d’autant plus impérieuses qu’elles choquent davantage l’intérêt visible et la vulgaire raison. Le prince Destillano a des charges et commissions à donner pour quatre-vingt mille livres de rente ; mais elles sont en expéditions de quatre à cinq mille livres, et,
« quand son secrétaire les lui présente à signer, il refuse, alléguant sa qualité et disant toujours que c’est une bagatelle. »Le duc d’Arcos, se croyant frustré de la couronne de Portugal par les Bragance, refuse de leur faire hommage pour les terres qu’il a dans leur royaume, et perd ainsi par an quarante mille écus de rente, outre les arrérages immenses qu’on offre de lui payer. Beaucoup de grands ne veulent pas aller dans leurs États,
« c’est ainsi qu’ils nomment leurs terres, villes et châteaux », laissent tout régir à un intendant, refusent de lire ses comptes, et lui permettent de les ruiner comme il l’entend.
« Un homme ou une femme de qualité aimerait mieux mourir que de marchander une étoffe, des dentelles, des bijoux, ni de reprendre le reste d’une pièce d’or ; ils le donnent encore au marchand pour sa peine de leur avoir « vendu dix pistoles ce qui n’en vaut pas cinq. »Les fournisseurs ordinaires marquent sur leurs registres ce qu’ils veulent et au prix qu’ils veulent. Les choses vont ainsi jusqu’à ce que tout le bien soit mange ; alors le maître cède tout, sauf une pension viagère. — Même incurie et même désordre pour l’éducation des enfants ; sitôt qu’on les a destinés à l’épée, on ne leur enseigne plus le latin ni l’histoire ; on ne les fait pas voyager ; ils n’apprennent pas même à faire des armes ni à monter à cheval ; il n’y a point d’académie à Madrid pour les exercices de corps. Ils se promènent et font la cour aux dames.
« Les jeunes enfants de qualité qui ont de l’urgent commencent, dès l’âge de douze ou treize ans, à prendre une ambnce-bade, c’est-à-dire une maîtresse, pour laquelle ils « prennent à la maison paternelle tout ce qu’ils peuvent attraper. »—
« Ajoutez à cela qu’on les marie « pour ainsi dire au sortir du berceau. L’on établit à « seize et dix-sept ans un petit homme dans son ménage avec une petite femme qui n’est qu’une enfant, et cela fait que le jeune homme apprend encore moins a ce qu’il devrait savoir, et qu’il devient plus débauché parce qu’il est maître de sa conduite, de sorte qu’il passe sa vie au coin de son feu comme un vieillard « dans sa caducité ; et, parce que ce noble fainéant est « d’une illustre maison, il sera choisi pour aller gouverner des peuples qui pâlissent de son ignorance. « Ce qui est encore plus pitoyable, c’est qu’un tel homme. « se croit un grand personnage et ne se gouverne que « par sa propre suffisance et sans prendre conseil de « personne. Aussi fait-il tout de travers. Sa femme « n’aura guère plus de génie et d’habileté ; une gloire « insupportable dont elle s’applaudit sera son principal « mérite, et souvent des gens d’une capacité consommée seront soumis à ces deux animaux qu’on leur « donne pour supérieurs. ». Le trait le plus triste, c’est que cette stérilité et ce désordre sont volontaires.
« La nature leur a été moins « avare qu’ils ne le sont à eux-mêmes. Ils sont nés avec « plus d’esprit que les autres. Ils ont une grande vivacité avec un grand flegme. Ils parlent et s’énoncent facilement. Ils ont beaucoup de mémoire, écrivent d’une manière nette et concise ; ils comprennent fort « vite. Il leur est aisé d’apprendre tout ce qu’ils veulent ; ils entendent parfaitement la politique, ils sont « sobres et laborieux lorsqu’il le faut… On trouve de grandes qualités parmi eux, de la générosité, du secret, de l’amitié, de la bravoure »en un mot ces
« beaux sentiments de l’âme qui font le parfait honnête « homme. »Nul peuple n’a reçu de la nature et des circonstances un lot si magnifique de prospérités et d’espérances. Par la force et par l’esprit, ils ont été les dominateurs de l’Europe, et tour à tour ils lui ont imposé l’ascendant de leur politique, de leur littérature et de leur goût. Tout ce que le génie, le travail et les hasards de la Renaissance avaient étalé coup sur coup d’inventions, de découvertes et de trésors, leur est tombé en partage ; ils ont hérité des arts de l’Italie, ils ont joui de l’industrie de la Flandre, ils ont recueilli les richesses de l’Amérique. La fortune leur a été prodigue, et leur cœur était aussi haut que leur fortune. Un seul don leur a manqué : la capacité de comprendre et la volonté de subir les conditions vulgaires et insurmontables de la vie humaine. On songe en leur présence à ce fils de prince comblé dès sa naissance de talents, de vertus, de grandeurs, mais qu’une méchante fée a rendu aveugle, et qui languit inerte, impuissant, misérable dans son berceau tout chargé de couronnes et brodé d’or.
« vêtus de noir », obstinés, insociables, silencieux, contempteurs de la mort et stoïciens. Le bien-être leur est indifférent ; point de race plus sobre ; à travers toute l’histoire, ils sont demeurés tels. Pendant la dernière guerre d’Espagne, une armée espagnole était dans l’abondance là où une armée française vivait juste, et où une armée anglaise mourait de faim. Mme d’Aulnoy les entend dire
« qu’ils ne mangent que pour vivre », et mépriser les peuples qui ne vivent que pour manger.
« Ils ne convient presque jamais leurs amis pour se régaler ensemble, de sorte qu’ils ne font aucun excès ».
« Ils sont d’une retenue surprenante sur le vin ; les femmes n’en boivent jamais, et les hommes en usent « si peu que la moitié d’un demi-setier leur suffit pour tout un jour. »La plus blessante injure est le mot d’ivrogne ; elle est si forte qu’on la venge, non par le duel, mais par l’assassinat. Sur une table chargée de vaisselle d’argent, vous voyez un pigeon et deux œufs, et la cuisine est si mauvaise qu’ils se surprennent à manger
« comme des loups affamés », quand on leur sert des mets français. Toute sensualité de bouche est bannie de leur vie ; par la force du climat ou à l’imitation des Maures, ils vivent comme des Bédouins, prenant au bazar ce qui suffît à la journée,
« buvant de l’eau comme des canes »et se nourrissant de leurs pensées et de l’air du temps. Cet air est si bon,
« qu’un œuf fait le profit d’un poulet1 ».
« Le malin, on prend de l’eau glacée, et incontinent après le chocolat… »Au dîner,
« on ne servira au plus grand seigneur que deux pigeons et quelque ragoût très méchant plein d’ail et de poivre ; ensuite, du fenouil et un peu de fruits. »Vient ensuite la sieste.
« A deux heures l’hiver et à quatre l’été, on commence à se rhabiller, l’on mange des confitures, l’on prend du « chocolat ou des eaux glacées, et chacun va où il juge à propos. Enfin on se retire à onze heures ou minuit. Alors le mari et la femme se couchent, l’on apporte une grande nappe qui couvre tout le lit, et chacun se l’attache au col. Les nains et les naines servent le souper, qui est aussi frugal que le dîner ; car c’est une gélinotte en ragoût ou quelque pâtisserie qui brûle la bouche, tant elle est poivrée. Madame boit de l’eau tout son soûl, monsieur ne boit guère de vin, et, le souper fini, chacun dort comme il peut. »— En fait de mets, les saveurs préférées sont les plus fortes. Au passage du roi et de la nouvelle reine, des tables sont dressées dans les rues, et chacun tient à la main
« un oignon, de l’ail, des ciboules dont l’air est tout parfumé. »Les sauces sont terribles ; l’ambre et le piment indien y alternant selon les plats.
« Il n’y a point de milieu entre les viandes toutes parfumées ou toutes pleines de safran, d’ail, d’oignons, de poivre ou d’épices », en sorte qu’un étranger, habitué à des sensations plus modérées et plus fines, reste bouche close devant un festin magnifique, sans pouvoir manger. En chaque pays l’appétit va dans le sens du tempérament ; partant ici tout ce qui irrite et tend la fibre vivante flatte le goût du palais sentant.
« Il y a des femmes qui prennent jusqu’à cinq à six tasses de chocolat de suite, et c’est souvent deux ou trois fois par jour. Il ne faut pas s’étonner si elles sont si sèches, puisque rien n’est plus chaud, et, outre cela, elles mangent tout si poivré et si épicé, qu’il est impossible qu’elles n’en soient brûlées. »Quand un tempérament est si excité, les goûts bizarres arrivent. Plusieurs dames mangent une sorte de terre, à la façon des Caraïbes : L’estomac et le ventre leur enflent et deviennent durs comme une pierre, et elles sont jaunes comme des coings. J’ai voulu tâter de ce ragoût… J’aimerais mieux manger du grès. » On ne peut pas pousser à bout ces détails de physiologie et de cuisine ; mais l’homme est tout entier dans chacun de ses sens, et celui-ci, qui sert à la réparation continue de la substance humaine, est l’abrégé le plus grossier, mais aussi le plus fidèle, des appétits supérieurs et des répugnances délicates qui s’échafaudent sur les autres à côté de lui. Je n’oserais pas dire que
« la femme est le potage de l’homme »; mais Molière l’a dit, et l’on peut le répéter d’après lui. En termes plus polis, la beauté de la femme correspond à la passion de l’homme, et la figure ou rajustement de la maîtresse dévoile les préférences de l’amant. Ici, dans la femme et dans la mode, on ne trouve rien qui provoque la grosse sensualité positive, et on trouve tout ce qui excite la violente imagination échauffée.
« On ne voit point ailleurs de femmes si menues. Le corps de jupe est assez haut par devant ; mais par derrière on leur voit jusqu’à la moitié du dos, tant il est découvert, et ce n’est pas une chose trop charmante, car elles sont toutes d’une maigreur effroyable ; et elles seraient bien fâchées d’être grasses : c’est un défaut essentiel parmi elles. Avec cela, elles sont fort brunes ; de sorte que cette petite peau noire collée sur les os déplaît naturellement à ceux qui n’y sont pas accoutumés… C’est une beauté parmi elles, que de n’avoir point de gorge, et elles prennent des précautions de bonne heure pour l’empêcher de venir. Lorsque le sein commence à paraître, elles mettent dessus de petites plaques de plomb, et, se bandent comme des enfants qu’on emmaillote. Il est vrai qu’il s’en faut peu qu’elles n’aient la gorge aussi unie qu’une feuille de papier, à la réserve des trous que la maigreur y cause, et ils sont toujours en grand nombre. »Ces petits squelettes brûlés disparaissent sous une profusion de jupes qui traînent par devant et sur les côtés,
« toutes étoffes fort riches et chamarrées de galons et de dentelles d’or et d’argent jusqu’à la ceinture. Pendant les excessives chaleurs de l’été, elles n’en mettent que sept ou huit, dont il y a de velours et de gros satin. »Au-dessus de toutes est une jupe blanche de dentelle d’Angleterre ou de mousseline brodée d’or passé, ample de quatre ou cinq aunes.
« J’en ai vu de cinq ou six cents écus. »Tout cela bouffe et bombe à terre autour d’elles quand elles sont assises, les jambes croisées, sur des carreaux. Les petites mains fluettes sortent de grandes manches en étoffe d’or et d’argent mêlée de rouge et de vert. La ceinture est bosselée de reliquaires et de médailles. Le corps de jupe est couturé de diamants, et il en tombe une chaîne de perles ou dix ou douze nœuds de pierreries qui vont se rattacher sur un des flancs. Des pendants d’oreilles
« bien plus longs que la main pendent de deux côtés du visage ; quelques-unes y ont des montres, des cadenas de pierres précieuses, et jusqu’à des clefs d’Angleterre fort bien travaillées ou des sonnettes. »Sur leurs manches et leurs épaules sont des Agnus Dei et de petites images ; au-dessus de cet échafaudage compliqué et éblouissant, se dresse la tête maigre et ardente, constellée de mouches de diamants et de papillons de pierreries. Les cheveux noirs et superbes sont si brillants
« qu’on pourrait s’y mirer. »Le visage, lavé avec un mélange de blanc d’œuf et de sucre candi, est si luisant qu’il semble vernissé. Les sourcils, peints, se rejoignent au milieu du front. Les joues, le menton, le dessous du nez, le dessus des sourcils, le bout des oreilles, la paume des mains, les doigts, les épaules, sont avivés de rouge. La fumée des pastilles brûlées et la pénétrante odeur de la fleur d’oranger s’exhalent des robes et de la personne. Tous les sens sont pris, et à l’extrême, par un pétillement de séductions bizarres et poignantes.
« Quand elles marchent, il semble qu’elles volent ; en cent ans, nous n’apprendrions pas cette manière d’aller ; elles vont sans lever les pieds, comme lorsqu’on glisse… »La flamme intérieure leur sort des yeux.
« Ils sont si vifs, si spirituels, ils parlent un langage si tendre et si intelligible, que quand elles n’auraient que cette « seule beauté, elles pourraient passer pour belles et « dérober les cœurs. »Si la beauté est une promesse de bonheur2, le rêve que peut suggérer cet être atténué, concentré, enivrant comme une essence de rose et scintillant dans son enveloppe monstrueuse de soie, de pierreries et d’or, c’est une extase et une folie, avec les élancements délicieux et douloureux, avec les pervertissements et les raffinements d’imagination intense qui roidissent et détraquent la machine humaine, lorsque tout d’un coup toutes ses forces se dardent en un seul éclair. En effet, tel est l’amour ; il ressemble à un délire persistant et aigu.
« Aux jours de cérémonies, chaque dame peut placer deux cavaliers à côté d’elle, et ils mettent leur chapeau devant leurs Majestés, bien qu’ils ne soient pas grands d’Espagne. On les appelle embevecidos 3, c’est-à-dire enivrés d’amour, et si occupés de leur passion et du plaisir d’être auprès de leurs maîtresses, qu’ils sont incapables de songer à autre chose. Ainsi il leur est permis de se couvrir comme on permet à un homme qui a perdu l’esprit de manquer aux devoirs de la bienséance. »— L’amour semble ici la grande affaire de la vie. A Madrid et à Tolède, il y a chaque nuit quatre ou cinq cents concerts de guitare dans les rues. Avec la précocité méridionale, des enfants de six ans se disent déjà des tendresses dans le langage convenu des yeux et des doigts. Les désagréments physiques les plus ridicules sont tenus à honneur lorsqu’il s’agit d’une maîtresse ; quand la reine sort avec ses dames, les amants vont à pied auprès de la portière du carrosse, pour les entretenir ; ils sont éclaboussés à plaisir par l’horrible boue des rues,
« et le plus crotté est le plus galant ». — Il y a vingt cas où l’amant est tenu de se ruiner. Quand le chirurgien, après une saignée, leur apporte le mouchoir taché du sang de leur dame, ils lui donnent le meilleur de leur vaisselle d’argent, dix à douze mille écus.
« Un homme aimerait mieux ne manger toute l’année que des raves et des ciboules que de manquer à cette coutume. »Les imbroglios romanesques de Lope et les dénouements tragiques de Calderon se rencontrent à chaque pas dans la vie commune. Les femmes sont gardées à vue par des duègnes, et, pour parvenir jusqu’à elles, il faut prendre tous les déguisements et courir tous les dangers. Un amant s’est déguisé en porteur d’eau, un autre en femme grosse :
« Il y a des gens qui s’aiment depuis deux ou trois ans sans s’être jamais parlé. »Les plus étranges imaginations du théâtre ne font que répéter les aventures de la rue. Une dame, qui sort et qui est contrariée d’être suivie, s’adresse au premier venu, et le prie de la débarrasser de l’importun.
« Cette prière est un ordre pour le galant Espagnol », et souvent les deux hommes s’entre-tuent pour une femme dont ils ignorent la figure et le nom ; parfois même le champion improvisé est, sans le savoir, son mari ou son frère, et reçoit un coup d’épée pour lui permettre d’aller chez son amant. Un cavalier, qui a sa maîtresse au bras, entre dans la première maison venue, prie le maître de sortir ; celui-ci quille aussitôt la place, et il est arrivé que cette femme était la sienne. Presque tous les soirs, les jeunes gens et beaucoup d’hommes mariés sortent à cheval, pour passer sous les fenêtres de leur maîtresse, avec un laquais en croupe, afin de n’être pas attaqués par derrière :
« Ils ne manqueraient pas cette heure-là pour un empire. Ils leur parlent à travers la jalousie, ils entrent quelquefois dans le jardin, et montent, quand ils le « peuvent, à sa chambre ; ils vont jusque dans le lieu « où l’époux dort, et j’ai ouï dire qu’ils se voient des « années de suite sans oser prononcer une parole, de « peur d’être entendus. »Le secret et la fidélité sont entiers.
« Il y a des intrigues qui durent autant que la vie, bien que l’on n’ait pas perdu une heure pour les conclure. »Comptez encore les soins, les empressements, la délicatesse.
« Ils parlent de leurs maîtresses « avec tant de respect et de considération, qu’il semble « que ce soient leurs souveraines. »Comptez enfin le dévouement jusqu’à la mort :
« Les maris et les parents ne font point de quartier. »Dix histoires du grand monde montrent l’épée, le poignard et le poison à l’œuvre comme dans un mélodrame. Un mari a tué sa femme ; l’amant tue le mari. Un amant devient infidèle ; sa maîtresse l’attire dans une maison gardée et le force à choisir, entre un couteau et du poison. La tragédie qui entouré l’amour est comme un piment qui en rehausse la saveur, — Non seulement l’amour est universel et sans frein, mais il doit l’être ; les femmes l’exigent comme une dette ; un homme n’est cavalier que par là,
« La marquise d’Alcanizas, une des plus grandes et, des plus vertueuses dames de la cour, nous disait : — Je l’avoue, si un cavalier avait été « tête à tête avec moi une demi-heure sans me demander « les dernières faveurs, j’en aurais un ressentiment si vif, que je le poignarderais si je le pouvais. — Il n’y en a guère qui n’aient de pareils sentiments là-dessus. »Un tel sentiment s’accommode bien du sang et de la souffrance. Il est un fanatisme, et déchire en même temps qu’il exalte. On voit dans les rues des disciplinants qui se flagellent en l’honneur de leur dame, comme don Quichotte dans la montagne. Leur visage est voilé ; sur leur tête est un bonnet en forme de pyramide, haut comme trois pains de sucre ; ils portent des gants et des souliers blancs ; un ruban donné par leur maîtresse pend à leur discipline. Le marquis de Villa Hermosa et le duc de Véjaz ont donné dernièrement en spectacle cette marque de
« bravoure et de bon air. »Chacun d’eux marchait précédé de soixante amis et suivi de cent autres, tous entourés de leurs pages et de leurs laquais, à la lumière de cent torches de cire.
« Toutes les dames étaient aux fenêtres, avec des tapis sur les balcons, et des flambeaux attachés aux côtés, pour mieux voir et être mieux vues. »En cet appareil, les disciplinants fustigent de leur propre main leurs épaules nues.
« Cela fait des écorchures effroyables d’où coulent des ruisseaux de sang. »Leurs dames, à travers les jalousies, les encouragent par quelque signe.
« Quand ils rencontrent une femme bien faite, ils se frappent d’une certaine manière qui fait ruisseler le sang sur elle ; c’est là une fort grande honnêteté, et la dame reconnaissante les en remercie. »— Rien d’étonnant s’ils s’exposent aux cornes du taureau pour plaire à leurs maîtresses. La fête est magnifique autant que terrible et rassemble toutes les séductions éblouissantes et violentes qui peuvent remuer de pareils nerfs. Sous le puissant soleil d’Espagne, le roi, les ambassadeurs, les grands conseils du royaume avec leurs insignes et leurs armes, tous les grands, toutes les dames parées de pierreries et d’étoffes superbes, prennent place sur des échafauds couverts de riches tapis et sous des dais brodés d’or. Six cavaliers nobles se présentent, chacun avec douze chevaux de rechange, avec six mulets chargés de lances, avec quarante laquais en moire d’or garnie de dentelles, en brocard incarnat rayé d’or et d’argent. Chacun des cavaliers est vêtu de noir brodé d’argent et d’or, de soie ou de, jais. Ils ont sur leur chapeau des plumes blanches mouchetées, avec une riche enseigne de diamants et un cordon de pierreries, et leurs écharpes cramoisies, blanches, bleues et jaunes, sont brodées d’or passé. En cet équipage, ils attaquent le taureau, d’abord avec la lance, puis avec l’épée. Les chevaux éventrés marchent dans leurs entrailles, et, d’ordinaire, il y a dans une course dix hommes tués. Un des cavaliers est blessé à la jambe, son cheval crevé ; la dame pour qui il combattait s’avance sur son balcon et lui fait signe avec son mouchoir. Lui, perdant un ruisseau de sang, et appuyé sur un de ses laquais, marche au taureau, et lui fait une grande blessure à la tête ; puis, se retournant vers la dame, baise son épée et se laisse aller sur ses gens qui remportent à demi mort. Dans une imagination qui se repaît de pareils objets, les hautes parties manquent. Ce n’est pas l’imitation qu’elle goûte, mais le fait positif et cru. Les grandes races pensantes ont l’esprit philosophique ou moral ; elles cherchent dans les spectacles sensibles l’idée intérieure et profonde ; elles comprennent au-delà de ce qu’elles voient, et la figure corporelle, qui se remue devant leurs yeux ou qui flotte devant leur esprit, ne leur fait illusion qu’à demi et par instants. Au contraire, l’Espagnol s’enfonce dans son rêve, jusqu’à le changer en sensation ou en vision. De tous les grands poèmes où la raison humaine s’est cachée sous l’imagination humaine, la religion est le plus auguste ; et dans l’Inde, en Grèce, chez les peuples germaniques, la légende divine laisse transpirer, à travers sa fantaisie et sa forme, les divinations métaphysiques ou les instincts, moraux qui lui donnent toute sa noblesse et tout son prix. Pour l’Espagnol, au contraire, la religion est une émotion de la chair et du sang, une hallucination du cerveau, une explosion de la férocité native. Leur Dieu est là, dans les églises : d’un côté, le Christ en croix, sanglant, avec la peau terreuse des suppliciés ; de l’autre, la Vierge avec les dentelles et les pierreries des reines. On ne les aperçoit pas à la façon des personnages idéaux, reculés dans une antiquité lointaine, ou confinés dans un ciel supérieur. On les sent corporels, palpables, vivants et mêlés à notre vie ; on les représente sur le théâtre ; ils entrent, par leur action ou par leur présence, dans les drames laïques ; ils ont le costume, les sentiments, les préjugés, les habitudes des contemporains. Dans un auto, Jésus-Christ veut entrer dans l’ordre des chevaliers d’Alcantara, et, ne pouvant être admis à cause de sa naissance humble, il se dédommage en fondant l’ordre de Christo. Quand saint Antoine dit son chapelet sur le théâtre, toute l’assistance raccompagne à haute voix en se frappant la poitrine. Sous l’Espagnol du xviie siècle subsiste le croisé, qui pendant huit siècles, acharné contre les Maures, a senti auprès de lui la madone, sa dame, et Jésus-Christ, son général. Nulle part une représentation si matérielle et si intense n’a donné aux figures du rêve un être si solide et si borné. A leurs yeux, quiconque nie le dogme est un traître, et la guerre est l’état naturel du chrétien contre l’hérétique ou l’infidèle. Jusque sous Philippe II, les cavaliers rapportaient de leurs expéditions des têtes de Maures pendantes à leurs selles et les jetaient aux enfants en passant dans les villages. Dans les premiers auto-da-fé, les gardes ne pouvaient attendre la mort des condamnés, ni se tenir de les percer vivants parmi les flammes de leur bûcher. Sainte Thérèse, au milieu de ses oraisons d’amour, a des cris de haine :
« En priant pour les prédicateurs, pour les défenseurs de l’Église, pour les hommes savants qui a soutiennent sa querelle, nous faisons tout ce qui est en notre puissance pour secourir notre maître que les traîtres, qui lui sont redevables de tant de bienfaits, traitent avec une telle indignité qu’il semble « qu’ils voudraient le crucifier encore et ne lui laisser « aucun lieu où il puisse reposer sa tête4. » Encore à la fin du xviie siècle, les Espagnols
« ne quittent point leurs épées ni pour se confesser ni pour communier. Ils disent qu’ils la portent pour défendre la religion, et, le matin, avant que de la mettre, ils la baisent et font le signe de la croix avec. »Tous portent des scapulaires et quelque image sanctifiée par une relique miraculeuse. Les dames ont d’énormes chapelets attachés à leur ceinture et
« disent le chapelet « sans fin, dans les rues, en jouant à l’hombre, en parlant, et même en faisant l’amour, des mensonges et des médisances. »C’est la dévotion mécanique et corporelle qui les attache ; tout ce qui est pensée est banni de cette religion.
« Le comte de Charny, Français, étant l’autre jour à la messe et lisant dans ses Heures, une vieille Espagnole les lui arracha, et les jetant par terre avec beaucoup d’indignation : — Laissez cela, lui dit-elle, et prenez votre chapelet. »Devant les gros moines insolents et brutaux de l’Escurial elles s’agenouillent et baisent humblement la main qu’ils leur tendent. Aux églises, les assistants
« se frappent la poitrine avec une ferveur extraordinaire, interrompant le prédicateur par des cris douloureux de componction. »En carême, on voit dans les rues des pénitents nus jusqu’à la ceinture et la tête voilée.
« Une natte étroite les emmaillote et les serre à tel point que ce qu’on voit de leur peau est tout bleu et tout meurtri ; leurs bras sont entortillés de la même natte et tout étendus. Ils portent jusqu’à sept épées passées dans leur dos et dans leurs bras, qui leur font des blessures dès qu’ils se remuent trop fort ou qu’ils viennent à tomber, ce qui leur arrive souvent, car ils vont nu-pieds, et le pavé est si pointu que l’on ne peut se soutenir dessus sans se couper les pieds. « Il y en a d’autres qui, au lieu de ces épées, portent « des croix si pesantes qu’ils en sont accablés ; et ne pensez pas que ce soit des personnes du commun ; il y en a de la première qualité. Leurs domestiques, déguisés, portent du vin, du vinaigre et d’autres choses pour en donner de temps en temps à leur maître, qui tombe bien souvent comme mort de la peine et de la fatigue qu’il souffre… On tient que ces a pénitences sont si rudes que celui qui les fait ne « passe point l’année. »Toujours le terrible excès d’imagination forcenée et limitée. — Mais ici, comme dans l’amour, le rêve délicieux accompagne la tragédie sinistre. Aux églises, les madones étincellent de pierreries et des soleils de diamants flambent sur leurs têtes. Les autels et les balustres sont d’argent massif. Cent grosses lampes d’or et d’argent » rayonnent sous l’obscurité des voûtes. Les chapelles semblent un paradis de félicités.
« On y fait des parterres de gazon ornés de fleurs. On les embellit de quantités de fontaines dont l’eau retombe dans des bassins, les uns d’argent, les autres de marbre et de porphyre. »Des jasmins, des orangers plus hauts que des hommes y répandent leur senteur pénétrante, et de petits oiseaux chantent parmi les feuillages verts. — Une religion ainsi entendue donne aux sens toute leur excitation et toute leur pâture, et l’on comprend enfin pourquoi l’Inquisition s’est enracinée dans ce pays, comment elle a pu enrôler parmi ses serviteurs les plus glorieux poètes, garder jusqu’au bout les sympathies populaires, allumer des bûchers jusqu’au seuil de la Révolution française5, faire assister à ses meurtres le roi, la reine et toute la cour, brûler trente mille personnes vivantes, abolir la pensée avec la science, et souffler pendant deux siècles sur l’intelligence humaine comme le simoun sur un champ de fleurs6. Que le lecteur regarde maintenant les autres branches de l’action et de l’invention nationales, et qu’il y démêle les traces de l’esprit public. Qu’il considère cette littérature brillante et bornée, où les exagérations, les pointes, les jeux de mots, les roulades sonores, les aventures et la furie des sentiments exaltés font une dorure légère et splendide, mais où, si on excepte un seul ouvrage éclos par rencontre7, la philosophie générale et la vraie science de l’homme n’ont pas construit un seul monument. Qu’il considère cette politique altière et aveugle, qui, devant de forces accumulées par la nature et la fortune, n’a su tirer que la stérilité et la mort. Au centre des puissances morales qui mènent les événements sensibles, il trouvera un instinct dominateur et destructeur, comme un abcès énorme qui a tiré à lui tout le sang vital. Le vide s’est fait dans l’homme ; il ne lui est resté que la soif de la sensation excessive et âpre ; les autres facultés ou aptitudes ont péri par l’exagération et l’envahissement de ce besoin. Le goût du bien-être et le sens de l’utile, les fines divinations de l’esprit, qui, derrière l’apparence physique, entrevoit l’arrière-fond des choses, le sentiment du possible, qui fait le génie pratique, le sentiment de l’invisible, qui fait le génie spéculatif, toutes les démarches mesurées et délicates, par lesquelles l’intelligence s’accommode aux lois du mondé ou parvient à les pénétrer, ont été supprimées et remplacées par le spasme continu de l’imagination et de la volonté, sorte de tétanos, qui, après avoir dressé la nation au milieu de toutes les outres par un effort terrible, la couche inerte dans l’impuissance, sorte de monomanie qui maintient, l’homme dans le silence prolongé, dans la gravité morne, dans l’ennui stoïque, pour le secouer par des accès de fanatisme et d’amour. — Même quand ils jouent, dit Mme d’Aulnoy,
« il semble que ce soit des statues qui agissent par le moyen d’un ressort ; ils ne prononcent jamais un mot, ils se reprocheraient le moindre geste. »Beaucoup de jolies dames mettent par gravité des lunettes ; les seigneurs en portent et ne les quittent que pour se coucher ; et, plus on est grand, plus elles sont grandes. Nulle familiarité dans leur commerce ; ils sont toujours en cérémonie les uns avec les autres :
« Cette grande retraite les livre à mille visions qu’ils appellent philosophie ; ils sont particuliers, sombres, rêveurs, chagrins, jaloux. »Plusieurs contractent des manies. Saint-Simon en cite un qui depuis dix ans ne voulait pas sortir de son lit. La vie, ainsi entendue, devient un désert. — Regardez colle du personnage le plus envié, le premier de tous, ce monarque dont les titres emplissent trois pages. Il n’y en a point qui soit servi de la sorte,
« avec une soumission et une obéissance plus parfaites, ni un amour plus sincère. Ce nom est sacré, et, pour réduire le peuple à tout ce qu’on souhaite, il suffit de dire : Le roi le veut. Quelques a richesses qu’aient les grands seigneurs, quelque grande que soit leur fierté ou leur présomption… sur le premier ordre, ils partent, ils reviennent, ils vont en prison ou en exil, sans se plaindre. »Mais la même roideur d’imagination, qui a intronisé le prince comme un Dieu parmi tant de respects et de services, l’emprisonne dans un cérémonial qui a l’autorité d’un dogme. Philippe IIl est mort d’un érysipèle parce qu’un brasero trop chaud lui enflammait le visage, et que le seigneur chargé par l’étiquette de toucher au brasero n’était pas là. La jeune reine est tombée de cheval, et son pied, embarrassé dans l’étrier, la traînait à terre sans que personne osât la secourir, parce que l’homme qui touche à la reine est condamné à mort ; deux seigneurs ont tout bravé, l’ont sauvée, et aussitôt se sont enfuis à toute bride et cachés dans un couvent pour attendre des lettres de grâce. Quand dix heures sonnent, si la reine est à souper,
« ses femmes, sans rien dire, commencent à la décoiffer, d’autres la déchaussent par-dessous la table, et on la met au lit, qu’elle le veuille ou non. »Le grotesque accompagne l’absurde, et le monarque, devenu un pantin, devient une caricature par surcroît. Quand le roi, la nuit, veut aller trouver la reine,
« il a ses souliers mis en pantoufles, son manteau noir sur ses épaules, son bouclier passé au bras, une grande épée dans l’une de ses mains, la lanterne sourde dans l’autre », et en outre une bouteille
« qui n’est « pas pour boire, mais pour un usage tout contraire. Il faut qu’il aille ainsi tout seul dans la chambre de la reine. »Lorsque don Quichotte, emmailloté dans son drap, marchait gravement vers dona Rodriguez en lunettes, le spectacle était-il plus bouffon ? — Tout est réglé, compassé, invariable, jusque dans les moindres détails du costume royal, du geste royal, de la conscience royale et du plaisir royal. La personne a disparu, le mannequin reste ; un code minutieux et complet est le ressort qui désormais tire les cent mille fils de ses actions. Si le prince quitte sa maîtresse, elle se fait religieuse. Ses filles naturelles entrent au couvent. Il donne quatre pistoles à une dame après une faveur. Il se confesse, communie, voyage, à des jours fixés, en habit fixé ; ses laquais, son carrosse, son confesseur sont là comme des automates, et il est lui-même le plus grand automate de tous. — A ce régime, le désir, la volonté, la pensée s’en vont ; il faut que l’homme devienne imbécile ou fou. Don Carlos, Philippe III, Philippe IV, Charles II, Philippe V, Charles IV ont été des idiots graves, ou des malades mornes, ou des maniaques bizarres, avec des débris de sensualité animale et des fureurs de chasse, seules issues laissées aux plus bas et aux plus tenaces de nos instincts. Le roi est l’image, de son peuple ; tous deux s’éloignent et se roidissent de même. L’histoire générale et la psychologie individuelle présentent ici le même spectacle grandiose et lugubre, celui d’un enthousiasme qui se fige en rites, semblable à une lave ardente qui, après les pétillements et les magnificences de son incendie, s’arrête, se durcit et couvre la plaine de ses ruisseaux immobiles et noirs.
Hommes et dieux, etudes d’histoire et de litterature
« Quel vertige un pareil monde devait-il produire sur l’adolescent effréné qui le dominait du haut d’une toute-puissance sans obstacle et sans garde-fou ? Au-dessous de lui, une terre avilie, sur laquelle a passé le niveau de la servitude ; des peuples humiliés, prosternés, vautrés ; rien qu’une vague mosaïque de têtes aplaties. Au-dessus, des dieux lointains et indifférents dont il est l’égal, et parmi lesquels l’aigle « envolé de son bûcher funèbre le transportera de plein droit…. La nation n’est plus qu’un troupeau marqué « du stigmate uniforme de l’esclavage et parmi lequel le maître tire au hasard ses hécatombes quotidiennes. Les vies illustres s’éteignent sur tous tes points du « monde, comme les mille flambeaux d’une fête qui finit. »Le plus haut accent de la poésie ne dépasse pas celle dernière phrase ; tout homme qui a tenu une plume tressaille en la lisant, et de pareilles phrases ne sont pas rares. Quelquefois une pure image, qui semble détachée d’un bas-relief athénien, soi ! en pleine lumière du milieu d’un récit funèbre.
« Pendant la peste de Florence, dit-il, après la sieste de midi, les dames et les cavaliers, groupés en cercle sur la pelouse du jardin, se racontent tour à tour des histoires galantes. Le glas des agonies sonne dans le lointain ; mais on peut le prendre de loin pour une sonnerie de fête. La brise qui souffle dans les orangers est peut-être pestiférée ; qu’importe le poison caché dans la coupe, si le breuvage est exquis ? Il fait bon de s’endormir bercé par ces jeunes voix émues ou rieuses, au son des violes, à l’écho des joies de ce monde qui semble finir….Ainsi quelques années suffisent à détourner le cours des siècles et le penchant des esprits. Imaginez-vous Dante témoin de la peste du xive siècle et survivant à ses hécatombes. Quel terrible chant des morts il aurait entonné sur les générations abattues ! De quel souffle puissant il aurait poussé ces grands essaims d’âmes vers leur destination éternelle ! C’est de la vallée de Josaphat qu’il aurait contemplé ce grand carnage de l’humanité ; Boccacce a choisi pour point de vue le Tibur d’Horace. On dirait que la « sombre mise en scène de son livre n’est qu’un artifice d’artiste, un cadre de cyprès destiné à rehausser la volupté de ses contes et la beauté de ses femmes… Quelle joie de vivre au fort de la mort ! Quelle rieuse vendange au milieu de cet automne de la race humaine ! Si la peste surprenait une de ces conteuses pendant son récit, elle descendrait aux enfers comme Proserpine, une poignée de fleurs à la main. »Si étrange que soit le spectacle, si bizarre et si composée que soit l’émotion, il aboutit presque toujours aux images nobles ; son style est pittoresque jusqu’à être sculptural ; comme un artiste de la Renaissance promené dans l’Espagne catholique, dans le moyen Age fangeux, dans la barbarie sanglante, dans l’Asie hallucinée, il trouve, pour exprimer les raffinements ou les horreurs des civilisations excentriques ou maladives, des figures que le ciseau d’un sculpteur ou le pinceau d’un peintre pourraient transporter sur le marbre ou la toile.
« Lorsque la bohémienne est belle, dit-il, sa beauté est un enchantement. Son teint, cuit au soleil, a la saveur de ces fruits qui sollicitent la morsure ; ses yeux félins, où jamais ne passe une lueur de tendresse, fascinent par leur magique clairvoyance. Elle traîne, dans des babouches éculées, des pieds dignes de s’appuyer sur un socle ; elle étale cette chevelure compacte et solide par laquelle on liait autrefois les captives au char du vainqueur… Son corps vivace s’entortille à ravir dans des étoffes rayées et voyantes : les verroteries, les amulettes, les sachets, les perles fausses, les baies rouges, les monnaies turques, voilà les écaillés qui font reluire ce serpent. »Plus on regarde cet esprit, plus on lui trouve une trempe singulière et forte, italienne et même un peu espagnole, appliquée, à force de chaleur et de flamme, sur un métal massif, rigide, lustré, semblable à ces miroirs d’acier poil qui réfléchissaient les objets dans leur noirceur profonde et encadraient leurs reflets métalliques dans une nielle de figurines d’or. Un trait reste à noter : comme tous les artistes, il est fantaisiste ; il n’appartient pas à l’histoire, mais l’histoire lui appartient ; il n’y entre pas pour porter sous les yeux du lecteur l’image intacte et simple des hommes et des races qui ont vécu, il se sert des grands personnages du passé pour se donner de grands spectacles, et si la perspicacité de l’imagination puissante et flexible le fait pénétrer comme un historien jusque dans le sanctuaire des âmes éteintes et des civilisations évanouies, il n’en rapporte les empreintes vivantes que pour en former des groupes tragiques ou harmonieux. Tel est ce morceau sur l’empoisonnement des Borgia :
« Le poison agit sur le vieux pape avec la violence de la flamme ; il tomba presque foudroyé. César avait dompté l’empoisonnement comme on apprivoise un reptile ; il s’était fait un estomac de Mithridate, à l’épreuve des plus noirs venins. La cantarella, cette poudre sucrée qui recelait un feu corrosif, entama pourtant ses entrailles. On dit que, pour guérir, il se fit enfermer dans le corps d’un taureau fraîchement éventré. Le conte, si c’en est un, a la beauté d’un mythe. Cet homme de meurtres et d’incestes, incarné dans l’animal des hécatombes et des bestialités antiques, en évoque les monstrueuses images. Je crois entendre le taureau de Phalaris et le taureau de Pasiphaé répondre de loin, par d’effrayants mugissements, aux cris humains de ce bucentaure. »Il est clair qu’ici le poète a oublié son lecteur pour jouir de son rêve ; il ne s’efface plus devant son sujet, il le commente ; et cet abandon à soi-même est fréquent chez lui. Il va chercher, dans tous les cercles des idées et des histoires modernes ou antiques, des comparaisons et des métaphores capables d’illustrer sa pensée. Entre ses mains, les jeunes femmes de Boccace deviennent
« les Schéhérazades du Sépulcre ».Il dira de l’Inquisition :
« C’était « une croisade à son début ; bientôt ce ne fut plus qu’une police ; l’ange exterminateur se fit alguazil. »En parlant des contes de fées
« dont les nourrices surtout perpétuèrent les récits », il ajoute :
« C’est de leur sein rustique qu’a jailli cette voie lactée de la féerie qui sillonne d’une si vague clarté le ciel de « l’enfance. »Des images courtes et puissantes, des résumés étranges et frappants, des alliances de mots hardies et inattendues viennent ainsi consteller et bosser la trame du style ; elles font une broderie composite et comme une orfèvrerie étalée sur une jupe du xvie siècle. À mon sens, il y en a trop, et parmi tant de diamants, on rencontre quelques pierres fausses. J’en ai noté une dans la description des grandes déesses, morceau parfait qui mériterait de n’avoir pas une seule tache. Tel était le style des maîtres en Angleterre, en Espagne et en Italie à la fin de la Renaissance ; ils multipliaient l’ornement par surabondance d’imagination ; ils contournaient les formes par caprice d’invention ; ils poussaient l’art jusqu’à cette limite extrême où commencent le raffinement, l’obscurité et l’affectation ; Calderon en est rempli, et Shakespeare en regorge. On peut accepter ces excès, et même s’y complaire, parce qu’au lieu d’indiquer une faiblesse, ils manifestent une force ; quand la végétation est luxuriante et entrelacée, c’est que le sol est trop profond et trop riche ; même dans les concetti de la grande époque, il y a des idées ; la bizarrerie des mots, après nous avoir heurtés un instant, nous fait entrevoir des groupes, des formes, des couleurs, des rapprochements, des contrastes que nul autre procédé littéraire n’exprime ; et quiconque nous donne une vérité neuve, petite ou grande, abstraite ou sensible, étrange ou simple, est un bienfaiteur de notre esprit. Accordons à un écrivain les licences que réclament son tempérament et sa fantaisie ; permettons que le souffle véhément et vibrant par lequel il soulève et pousse devant nous les hommes et leurs œuvres remporte parfois lui-même au-delà du ton naturel ; souffrons que cette voix virile retentisse de temps en temps comme une fanfare ; consentons à ce que cette curiosité cosmopolite assemble volontiers dans une même page les disparates de plusieurs siècles et les contrastes de plusieurs civilisations. Une seule chose est nécessaire : la force et l’originalité du sentiment personnel, et ce double don éclate en celui-ci comme en peu d’hommes. Je me trompe, une seconde chose est nécessaire, c’est que l’esprit à qui la nature l’a départi l’emploie tout entier sur la matière qui peut lui fournir son meilleur emploi. Quel homme serait plus capable que celui-ci d’écrire l’histoire de la peinture espagnole ou vénitienne, de représenter dans un ample tableau les mœurs de la Renaissance florentine ou de la croisade castillane ? Il sait les deux langues comme pas un ; il a vécu ou voyagé dans les deux pays ; il n’est pas de document historique ou littéraire, d’œuvre plastique ou poétique qu’il ne connaisse et ne juge avec la compétence exercée d’un critique et l’émotion primesautière d’un artiste. Les mots, les tours et tous les trésors du langage sont sous sa main ; non seulement il égale les plus habiles maîtres dans l’art de décrire les formes extérieures des choses, mais l’âme intérieure des choses lui est aussi visible qu’au romancier et au psychologue qui font métier de démêler et de noter les nuances des sentiments. Par une rencontre encore plus rare, il a la faculté d’embrasser les ensembles, de saisir exactement les caractères généraux des époques, de sentir et d’exprimer les différences profondes des races et des siècles ; c’est sans effort et toujours qu’il voit en grand et par masses. Nul autre ne serait plus capable do faire, après un recueil d’études, un livre proportionné et complet ; et il y a deux oui trois livres que nul autre ne pourrait aussi bien faire. Des travaux quotidiens le détournent ; il disperse en filets précieux un talent et une érudition qui » pour s’épancher et s’endiguer, auraient besoin d’un large lit. Si l’histoire pouvait parler, elle lui dirait comme Valentine de Milan à Danois :
« Ah ! tu m’as été dérobé ! »
« Bello, bellissimo ! »Mais je regardais avec inquiétude son sourire de complaisance, éternelle, et tout bas je cherchais ce qu’il pensait au fond. Il y a pourtant dans l’Ecole plusieurs endroits bien entendus et agréables. Quand on a dépassé la grande entrée, pleine de spécimens, où des fragments du château d’Anet, le portail de Caillou, une fresque d’après Raphaël, des plâtres d’après l’antique font un musée en plein air, on entre à droite dans une petite cour verte bordée d’arcades. C’est un parterre peuplé d’arbustes et ceint de lierres ; une fontaine murmure auprès d’un grand arbre ; en face est la Galathée de Raphaël, transportée sur pierre, en couleurs indestructibles. Tout alentour, de trois côtés, les piliers des arcades montent jusqu’au toit plat, bordé d’ornements et de petites têtes ; On pense à quelque loggia de la Renaissance, décorée d’après les souvenirs de Pompeï. Les fonds, d’un rouge sombre, sont rayés de bandes jaunes, vertes, noires et blanches ; les chevaux et les cavaliers du Parthénon y courent à demi-hauteur ; un semis d’arabesques, des feuillages fins se penchent ou s’élancent dans la courbure des arcades. Le plafond bleu, traversé, de raies jaunes et ponceau, est barré de distance en distance par des poutres peintes de vert, de blanc et de rouge. En face de la Galathée, on voit s’ouvrir un large escalier, surmonté de colonnes ioniennes, près desquelles deux éphèbes, nus et d’un marbre pur, vivent et attendent sous la clarté adoucie dans l’air muet, comme autrefois celui d’un atrium ou d’un gymnase. — Les yeux se reposent sur ces teintes fortes et sobres. Aux jours d’été, quand le soleil darde et qu’au dehors la poussière du quai tourbillonne sur la fourmilière des passants, il est doux de passer ici une heure. L’arrangement des couleurs et la paix des formes simples sont un refuge pour les yeux blessés par l’agitation tumultueuse dû la multitude affairée, par les physionomies narquoises ou affinées des promeneurs inquiets, par la laideur active et inépuisable de l’œuvre et de la vie parisienne. — Si l’on veut achever son rêve, on monte les deux escaliers de la Bibliothèque, et l’on se trouve dans un promenoir copié sur les loges du Vatican. Sauf en septembre, qui est le mois des Anglais, on y est seul, et, dans le silence, sous l’air froid des voûtes de pierre, on est heureux pendant une heure. On peut regarder cette copie, mémo après avoir vu le Vatican ; là-bas, les figures de Raphaël tombent en pièces, et ses arabesques semblent avoir été grattées avec un couteau ; ici, elles sont nouvelles et entières ; des disciples fidèles du maître ont employé, à les imiter et à les refaire, dix ans de patience et de bon goût ; c’est le moulage de la statue restaurée, au lieu de la statue mutilée et incomplète. Des guirlandes de raisins, de figues, d’oranges, de courges qui s’ouvrait et s’égrènent, descendent le long des murailles, où les rouges ternis, les bleus puissants, les ocres pâles, les noirs charbonneux font, par leur mélange, le plus grave et le plus harmonieux concert. Au centre de chaque arcade, un grand médaillon noir, relevé de petits carrés rouges, laisse s’échapper de sa teinte sombre les plus délicates arabesques blanches des vases, des hippogriffes, des fleurettes élancées et mignonnes. Les feuillages qui courent sur les piliers ont cette netteté de contour, cette fermeté de tissu, cette forte santé et cette élégance de forme que le sol et l’air du Midi donnent à leurs plantes. Les fruits étalent la richesse de suc et la noblesse de race qui conviennent à un festin de la Renaissance. Les cinquante-deux fresques du plafond, serrées et distinctes comme dans un livre, montrent l’abondance, la sûreté de goût et de main, le naturel de cet art décoratif et spontané, qui n’est point une œuvre de vanité, mais un instrument de plaisir, qui se subordonne l’ensemble, qui achève l’architecture, qui entasse les chefs-d’œuvre pour faire l’abside d’une chapelle ou le plafond d’une loggia, qui n’a pas besoin d’être mis en parade et en examen dans une exposition sous une loupe, qui consent à être vu de loin, qui s’emploie et se réduit à récréer les yeux d’un grand seigneur ou d’un prélat, lorsque, dans leur promenade, après le conseil d’affaires, ils prennent le frais, et, de temps en temps, regardent en l’air. Certainement, on a transporté ici une image de l’art calme et sain qui jadis occupait les âmes fortes et simples, et je ne sais pas ce qu’on souhaiterait de plus.
« Il pleut beaucoup à Paris, n’est-ce pas, et les cheminées fument ? »Je suivis son regard, et, par malheur, je pensai tout de suite au couvent des Chartreux, à Naples, au cloître des Servites, à Florence, aux cours intérieures d’Assise et du Mont-Cassin. Le soleil nous manque, et le marbre est trop cher : notre pierre n’a pas d’éclat ; l’enduit dont on la couvre est un placage de café. Les murs, même balayés et grattés, semblent toujours pleurer ; des poussières noires ; de vagues traînées verdâtres y collent leur lèpre blafarde. Nos parterres sont des préaux, où l’herbe suinte et pourrit sur place. Nos cheminées, nos brunies, notre lumière pâle ne s’accommodent ni des grandes formes simples, ni des murs nus, ni des couleurs graves et fortes. Mon Italien avait raison de songer aux colonnes orangées, aux dalles roussies, au lustre des marbres, qui, dans son pays, autour d’une citerne ou d’un carré de lavandes, font un promenoir imprégné jusque dans sa pierre de toute la magnificence du ciel.
« Nous ne pouvons changer notre climat, lui dis-je, mais nous n’omettons rien dans le reste. »Et je lui expliquai l’arrangement de l’École. Tout gratuit ; le Louvre, le Luxembourg et le Cabinet des estampes, à deux pas ; une bibliothèque spéciale de dessins et de livres sur les arts ; huit cours d’histoire et de science générale ; quatorze maîtres, architectes, peintres, sculpteurs, graveurs, choisis parmi les plus renommés, devant qui, le soir, les jeunes gens dessinent, modèlent ou tirent leurs lignes ; des modèles, hommes et femmes, sous la main ; onze cents élèves ; des concours d’élèves peintres et sculpteurs tous les six mois ; les travaux des élèves architectes jugés tous les deux mois ; chaque année les prix de Rome, et le droit pour les premiers élèves de passer quatre ans en Italie avec une pension ; la théorie et la pratique, l’enseignement et l’émulation, les maîtres et les documents, toutes les puissances et toutes les ressources rassemblées eu un centre, comme en une fontaine qu’on érige au milieu d’une place pour recueillir les eaux lointaines, et qui, par une suite ménagée de canaux et de descentes, les verse sans perte à la portée de tous. Pareillement, en France, la philosophie, la musique, les lettres, les sciences, l’art militaire, les industries ont leurs centres ; quand nous réussissons en quelque chose, c’est par ce jardinage savant qu’on appelle le talent d’organiser. Il regarda sa tabatière, et me dit gracieusement :
« Le jardinage n’était pas si savant au temps de Raphaël et de Michel-Ange. »— Terrible compliment ! Nous sortîmes sans parler, l’un à côté de l’autre.
« Après tout, pensais-je, une école n’est pas tenue de fabriquer des génies. Elle fournit le foyer et le bois ; l’étincelle vient d’ailleurs. On y enseigne l’orthographe, non la pensée ; quand les jeunes gens ont appris l’orthographe, qu’ils parlent, s’ils ont quelque chose à dire. En tout cas, ils ne parleront que si on les écoute ; le public est une seconde école plus forte que l’autre. — Un jeune homme sort d’apprentissage et travaille pour les Expositions ; il loue une chambre ; cause avec cinq ou six amis, tâche de démêler ce qu’il porte en lui-même, et, après beaucoup de tâtonnements, se forme un goût et un talent distincts. Mais il est Français, il vit à Paris au xixe siècle ; des contemporains, élevés comme lui, jugent, récompensent, achètent ses tableaux ; l’opinion l’entoure et le maîtrise. Je veux bien qu’à force de volonté il résiste à la mode et la laisse couler, comme une marée, au-dessous de son talent. Toujours est-il qu’étant de la même race et du même temps que les autres, avec la même éducation, les mêmes besoins, les mémos alentours et la même vie que les autres, il sentira comme les autres, et que son goût, par ses grands traits, correspondra au goût public. — Les choses se sont toujours passées de la sorte : les artistes français, au xviie siècle, ont mis dans leurs colonnades, leurs jardins, leurs statues et leur peinture, la noblesse, la gravité, l’élévation de pensée, parfois la pompe théâtrale ou la correction froide d’un palais monarchique ; au xviiie siècle, les lignes contournées, les grâces molles, les séductions (Inès, la jolie on licencieuse gaieté d’un salon galant et raffiné. Aujourd’hui nous n’avons ni l’un ni l’autre ; ce Paris moderne, qui donne le ton, est un monde étrange et tout neuf ; or les arts se modèlent sur les goûts, comme un bronze sur un moule. Qu’est-ce donc que ce Paris, ce public, ce goût qui façonne notre art contemporain ? Et quels, sont les traits marquants de cet art ? Voici un Florentin qui n’est jamais sorti de son pays ; la saillie des choses doit le frapper ; je m’en vais lui faire la question. »Il répondit doucement :
« Ceci est trop difficile pour moi. Vous savez bien qu’avec mes mauvais yeux et mon vieil esprit cassé je ne vois que les choses les plus grosses et les plus simples. Pourtant j’ai fait deux remarques : les Parisiens se tracassent toujours, et ils ne semblent vivre que le soir sous cent bougies. »
« Par quelle pose et par quelles mines pourrais-je bien sortir de la foule et faire effet ? »Il faut ensuite compter les étrangers riches. Un Brésilien, un Moldave, un Américain qui ont fait fortune ou qui s’ennuient de vivre parmi leurs esclaves ou leurs paysans, viennent à Paris pour jouir de la vie. Il y a cent ans, un monde élégant y donnait le ton ; le plaisir devait être fin et l’esprit poli ; il fallait suivre un code de délicatesse et de savoir-vivre. Aujourd’hui celle société supérieure a perdu l’empire. Il y avait cent salons, il y en a deux mille. Il n’y avait qu’un goût et qu’un art, il y en a vingt et de divers étages. Les instincts et les plaisirs de l’étranger qui s’initie ne sont plus tenus en bride par la suprématie d’un monde choisi. Il achète une voiture, parade au bois, étale des épingles en diamants, fréquente les coulisses, comprend la grosse bouffonnerie des petits théâtres, savoure l’exposition des figurantes, commande à l’artiste des Vénus qui sont des drôlesses ; et l’artiste, sous prétexte d’archéologie ou d’art libre, le sert selon son goût. Il y a ensuite le Français enrichi. Tel banquier ou spéculateur veut embellir son château ou son hôtel ; il sait que les peintures murales tirent un logis du commun, et il commande, comme un maître de café ou un entrepreneur de théâtres, des allégories et des mythologies pour ses plafonds. Voilà le peintre chargé de la même œuvre que Raphaël à la Farnésine ou G0uerchin au palais Ludovisi. Mais les hôtes d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’autrefois. Les corps musculeux et héroïques, les figures fortes et saines du xvie siècle seraient déplacés parmi les fauteuils capitonnés, les idées compliquées, les sourires artificiels du nôtre. Le peintre ne peut pas même esquisser les grisolles, les minois sensuels et délurés du xviiie siècle ; il est tenu d’être sérieux : une peinture qu’on paye si cher doit être noble. Il se rabat sur la grâce sentimentale, et, sur son plafond d’azur tendre, il peint des déesses pensives qui seraient mieux dans un album. Je note encore les archéologues, historiens et voyageurs. Toutes les sciences de détail ont été poussées à l’extrême : nous avons noté au juste la largeur des crevés qui découpaient une manche au temps de Charles IX, l’ameublement d’un gynécée grec ou lydien, les digitations et les dentelures d’un cèdre oriental ou d’un palmier africain. Certains peintres anglais font encore mieux : l’un a fait dresser une petite maison de bois dans une lande où il est resté six mois pour étudier la bruyère ; l’autre a passé cinq ans à restaurer les costumes et l’architecture juive, pour peindre le Christ parmi les docteurs, sans oublier rien, sauf la forme du pied, qui, chez les docteurs de Juda, est arqué et non point plat. Nous n’allons pas si loin, mais nous approchons du but. Pour obtenir la couleur locale, quantité de nos peintres se font antiquaires, touristes, fripiers, Égyptiens, Grecs, Étrusques, hommes du xvie siècle, hommes du moyen âge. Leurs tableaux sont instructifs, mais ils font peur ; une telle poursuite du détail authentique devrait mettre l’œuvre parmi les documents de la science et conduire l’auteur à l’Académie des inscriptions. Enfin, il y a l’ascendant des coteries spéciales, critiques d’art, collectionneurs, amateurs et théoriciens. Cette ville est si grande, et la culture y est si diverse, que tout dieu peut y trouver sa petite Église. Dans la multitude infinie des originalités et des goûts, il y en a toujours une centaine ou une vingtaine qui se groupent autour du talent nouveau. — Vous y trouverez, pour vos dieux grecs, de purs paiens adorateurs d’Homère, pour vos maritornes d’auberge et vos carrés de choux, des, gaillards de brasserie nourris de bière. Vos jolies dames en robe Pompadour seront louées par les délicats qui achètent des estampes de Moreau et les meubles du xviiie siècle. Vos intérieurs pompéiens auront pour amateurs des curieux qui bâtissent des villas antiques. Il y a quarante cénacles : des mystiques, parents de Béato Angélico ; des préraphaélistes, sectateurs de Pérugin ; des dessinateurs, qui ne sentent que le contour ; des coloristes, qui ne sentent que la tache ; des tempéraments du Midi, qui n’aiment que le soleil ; des tempéraments du Nord, qui n’aiment que la pluie ; des yeux qui, pour goûter la campagne, exigent, les uns qu’il soit midi, les autres qu’il soit quatre heures du matin. Encouragé par son petit public, chaque artiste pousse à bout sa manière ; désormais l’y voilà confiné, il n’en sortira plus ; chacun voit la nature à travers des lunettes dont il entretient soigneusement la forme et la teinte ; pour l’un, elle est rouge-orangé ; pour l’autre, gris-de-perle ; pour l’autre, tachée de suie ; pour l’autre, pailletée d’étincelles. — Bien plus, les genres se mêlent, comme dans une plate-bande où les fleurs serrées, échangeant leurs pollens, produisent des espèces ambiguës. Des élèves de Raphaël atténuent ses figures pour, leur donner l’expression mystique. Des amateurs de grec arrangent leurs nudités en exhibitions friandes. Des hommes de talent oscillent entre deux ou trois genres, de Raphaël à Corrège, du style fini au style lâché, de la forme païenne au drame historique. — Mais la sève est faible, et la plante reste petite ; l’aliment qui l’entretient est une curiosité ; une bizarrerie, parfois une maladie, en tout cas un goût limité, éphémère, et l’œuvre est un avorton sans force ni substance, rejeton incomplet et mélangé des grandes espèces qui ont vécu. Voilà les misères de notre monde : un gros public de foire, une concurrence outrée, des enrichis sensuels, des riches mondains, des archéologues minutieux, des coteries de critiques et de théoriciens ; c’est bien lu ce que peuvent donner le pêle-mêle et le raffinement d’une capitale démocratique. Par contre-coup, nous avons dans l’art les exhibitions de foire, l’exagération des effets, l’empire mesquin des convenances, la minutie pénible de l’antiquaire, les styles maniérés et étiolés : bref, des grossièretés pour la foule et des curiosités pour les délicats. Mais, à côté du mal, il y a le bien : je me suis dit le mal tout bas ; à présent disons le bien tout haut.
« D’abord l’étude et la volonté. Aujourd’hui la science est si vaste et les moyens de connaissance si aisés, que chacun peut se choisir son école. Voyez Goethe, qui, avec des plâtres et des textes, à force de lire, dessiner, regarder et comprendre, parvient à refaire, dans son Iphigénie, des figures presque grecques ; je vous montrerai un petit livre d’un homme peu connu, le Centaure, de Maurice de Guérin, et vous y verrez la sympathie intense, la lucidité d’imagination, la force du rêve par lequel un moderne finit par revoir intérieurement le monde primitif et les vagues instincts sublimes des créatures demi-animales, demi-divines. Le génie a maintenant plus d’espace qu’autrefois ; il est moins étroitement confiné dans sa nation et dans son temps ; il peut, à force de patience et d’énergie, s’en retirer, habiter ailleurs, se faire un asile et un cloître. — Vous trouveriez ici un homme qui, pendant soixante ans, n’a regardé que votre ciel ; à Rome ou à Paris, absent, présent, il le voyait toujours, et il le voyait avec des yeux du xvie siècle. C’est pourquoi il a passé à travers la vie et les formes modernes sans y faire attention ; où plutôt, par un effort d’abstraction, il les a effacées de son esprit ; il habitait de cœur et d’imagination dans l’antiquité et dans votre grand siècle ; pour tout livre, il avait Homère : « C’est le plus beau qu’on ait fait, disait-il ; pourquoi lirais-je « autre chose ? »Un certain style lui a paru unique ; lecture, musique, acquisition de tableaux, de camées, de dessins, de moulages, travail, rêves, il a tout tourné de ce côté. Raphaël n’a pas eu de plus fidèle élève. A vrai dire, il a vécu à Paris comme un plongeur sous sa cloche, fermant les fentes par où l’air du dehors eût pu entrer. Voyez son Plafond d’Homère, son Apothéose de Napoléon, sa Source ; sur d’autres terrains, il y a ici beaucoup d’hommes qui, avec une persistance et une aptitude moindres, se sont construit leur cloche et y ont vécu. « Notez maintenant l’âpreté et la complication des passions et de la vie. Car on vil ici, et même on y vit trop ; la flamme brûle, avec des fumées, si vous voulez, avec de mauvaises odeurs, en salissant et en usant sa lampe, mais la chaleur et les pétillements y sont ardents. La réunion des talents et la concurrence des ambitions y poussent à bout le travail, la curiosité, le plaisir, l’excitation. Pensez à tant de jeunes gens qui, dans une mansarde du quartier latin, regardent, étudient, s’inquiètent, frémissent au contact des tentations, livrent leur esprit et leurs sens à la contagion et au tumulte des espérances infinies et des convoitises multipliées. Pensez à tant d’hommes qui, après une éducation libérale, resserrés dans un métier ou dans des affaires, gardent, comme un élancement continu, les grands désirs et les nobles rêves de l’adolescence. Voyez toutes ces femmes réduites à se promener et à faire salon, parmi des fougues et des délicatesses d’imagination que le monde avive comme une serre chaude. La masse est vulgaire, je le veux ; mais, dans une telle foule, il y a une élite. Ainsi nourrie, la créature ardente et nerveuse souffre et se répand de tous côtés en idées violentes, en visions troubles. On n’a jamais senti plus à fond, par une sympathie plus personnelle, avec une pitié plus largement étendue, le drame douloureux de la vie. — Il y a un homme dont la main tremblait et qui indiquait ses conceptions par des taches vagues de couleur ; on l’appelait le coloriste ; mais la couleur pour lui n’était qu’un moyen. Ce qu’il voulait rendre, c’était l’être intime et la vivante passion des choses. Il n’était point heureux comme vos Vénitiens, il ne songeait pas à récréer ses yeux, à suivre des dehors voluptueux, le splendide et riant étalage des corps florissants. Il pénétrait plus loin, il nous voyait nous-mêmes, avec nos générosités et nos angoisses. Il allait chercher partout la plus haute tragédie humaine, dans Byron, Dante, le Tasse et Shakespeare, en Orient, en Grèce, autour de nous, dans le rêve et dans l’histoire. Il faisait sortir la pitié, le désespoir, la tendresse, et toujours quelque émotion déchirante ou délicieuse, de ses tons violacés et étranges, de ses nuages vineux brouillés de fumées charbonneuses, de ses mers et de ses cieux livides comme le teint fiévreux d’un malade ses divins azurs illuminés, où des nues de duvet nagent comme des colombes célestes dans une gloire, de ses formes élancées et frêles, de ses chairs frémissantes et sensitives d’où transpire l’orage intérieur, de ses corps tordus ou redressés par le ravissement ou par le spasme, de toutes ses créatures inanimées ou vivantes, avec un élan si spontané et si irrésistible, avec une conspiration si forte de la nature environnante, que toutes ses fautes s’oublient, et que, par-delà les anciens peintres, on sent en lui le révélateur d’un nouveau monde et l’interprète de notre temps. Allez voir sa Médée, son Dante aux champs Elysées, son Tasse, son Évêque de Liège, ses Croises à Constantinople, sa Bataille de Sancy, sa Marque de don Juan, son Empereur du Maroc, son invasion d’Attila, et le reste, et grondez en le comparant aux vieux maîtres ; mais songez qu’il a dit une chose neuve et la seule dont nous ayons besoin.
« Encore un mot. Nos appartements sont ridicules, nos mœurs artificielles et nos théâtres étouffants. Nous vivons claquemurés au troisième étage, et nous trouvons, au sortir de nos cages, la boue des rues, rôdeur du gaz, l’air étouffé des salons et des bureaux. Et justement, par contraste, par dégoût de la civilisation, par fatigue de l’homme, nous avons aimé la nature. Nous l’aimons comme un passager, après six mois de navigation, aime la terre ; nos nerfs endoloris s’y apaisent ; nos imaginations affinées et surexcitées y devinent une âme ; il y en a une dans les arbres, dans les fleuves, dans les montagnes, dans les images ; chacun d’eux manifeste en caractères saillants son origine et son histoire, son effort pour être et durer, le sourd travail de sa transformation intérieure, et la parenté vague par laquelle les êtres bruts rejoignent les êtres animés. Un mur blanc roussi par le soleil et lézardé par l’Age, une marc d’eau vive, immobile sous le soleil ardent, un vieux rocher nu qui pendant dix mille ans a subi le soleil implacable de l’Arabie ou de l’Egypte, bien moins que cela, un chenil, une boutique avec un balai, une chambre où poudroie par une fenêtre une percée de lumière, les figures les plus dédaignées, un chien, un âne, un singe, toute créature naturelle est complète on soi comme un homme, capable d’expression tragique et douce, munie d’un caractère qui, dégagé, rehaussé, mis par l’art en saillie et en lumière, la place parmi ses alentours comme un personnage dans son groupe et connue un coryphée dans son chœur. Regardez les paysages, les intérieurs elles animaux de Decamps, et, à côté de lui, ceux de tant d’autres ; à mon gré, cette branche de l’art est la plus vivace et la plus originale de notre temps. Les Flamands ont peint plus simplement, avec plus de justesse et d’aisance, en traits plus reconnaissables et plus durables ; mais leur sympathie est moins pénétrante, et nos artistes, comme nos écrivains, auront cette gloire d’avoir vu dans la nature une passion, une vie, une poésie presque humaine, que nul âge n’y avait senties. »
« Caro signore, il me semble que les œuvres d’art sont des choses simples, qu’on fait avec plaisir, et pour faire plaisir. Je verrai vos peintres ; mais, d’après ce que vous me dites, je crois qu’ils se donnent de la peine pour vous donner du travail. »
Journal des Débats, . — Cet article sert de préface au livre du baron de Montagnac : Les Ardennes illustrées.
« son âme monte, avec la flamme du sanctuaire, vers l’éther lumineux des immortels. »Elle y touche sans quitter la terre ; car le divin est sur la terre, et, pour une pareille âme, regarder c’est prier. — Rien d’inquiet ni d’exalté dans son culte ; tout y est naturel, et tout y est sain ; si l’on veut savoir en quoi consiste le vrai sentiment religieux, c’est ici qu’il faut venir ; il n’est pas une extase, mais une clairvoyance ; ce qui le fonde, c’est le don de voiries choses eu grand et en bien ; c’est la divination délicate qui, à travers le tumulte des événements et les formes palpables des objets » saisit les puissances génératrices et les lois invisibles ; c’est la faculté de comprendre les dieux intérieurs qui vivent dans les choses, et dont les choses ne sont que les dehors. Un pareil sentiment n’oppose point les dieux à la nature, il les laisse en elle, unis à elle, comme l’âme au corps ; dans les deux hauts luminaires qui versent leur clarté sur le jour et la nuit, il vénère un frère et une sœur célestes ; il ne sépare pas leur splendeur sensible de leur providence intelligente. Illumimateurs, protecteurs, justiciers ! ils règnent à la fois sur les espaces de l’air et sur le royaume de l’âme. Aucun dogme, aucun raisonnement ne les enferme dans un être limité ; pour constituer leur idée, Cent émotions vagues et profondes s’assemblent, la joie des yeux qui considèrent leur glorieux épanchement, l’anxiété de l’esprit qui sent la terre soumise à leur empire, le sourd besoin de la pleine vérité dont leur clarté est l’image. Météores lumineux, forces fatales, volontés bienfaisantes, ils flottent d’un aspect à l’autre, selon les aspects changeants de la nature, et la pensée harmonieuse qui unit leurs divers moments en un seul être, est seule capable de refléter l’harmonieuse diversité de l’univers. Elle aussi, elle a son développement comme la nature. Au fond de l’âme d’Iphigénie grondent, comme un ton lierre lointain, les traditions barbares, la légende de Tantale son ancêtre, les souvenirs des luttes primitives et la vague menace des dieux élémentaires heurtés les uns contre les autres depuis les abîmes de la terre jusqu’à la voûte du ciel. Sur les cimes de l’Olympe siégeaient ces dieux rayonnants, et Tantale, leur hôte, était à leur table. Malheur au faible devenu leur convive ! Les Parques ont chanté un chant de mort sur ce dernier des Titans que les despotes divins précipitaient dans l’abîme.
« Accablé et flétri — enchaîné dans les ténèbres, — il attend en vain — un jugement juste. — Eux cependant, ils poursuivent — leurs fêtes éternelles — à leurs tables d’or. — Ils marchent, d’un pas, — de montagne en montagne. — Des gouffres de l’abîme — monte vers eux l’haleine — des Titans étouffés, — et, semblable aux fumées des sacrifices, — elle n’est sous leurs pieds — qu’un léger nuage. — Les maîtres du ciel — détournent d’une race entière — la bénédiction de leur regard ; — ils évitent de revoir dans le petits-fils — les traits qu’ils ont aimés dans l’aïeul, — et qui, silencieusement, leur reprocheraient leur injustice. »— Tels sont les lugubres songes qui, dans le palais d’Agamemnon, ont entouré la jeune âme d’Iphigénie ; mais, si parfois ils reviennent encore, ce n’est que pour un instant ; la lumière intérieure dissipe leurs fumées ; car les dieux jaloux et violents se sont épurés au contact de cette pensée virginale, et leur puissance, perdant son arbitraire, n’a conservé que sa majesté.
« Tu as des nuages, clémente Libératrice, — pour envelopper les innocents persécutés, — pour les arracher aux bras de fer du destin, — pour les porter, aussi vite que les vents, — où il te semble bon, par dessus les plus « vastes étendues de la terre. — Tu es sage, et tu vois « l’avenir. — Pour toi, le passé n’a point disparu. — Et ton regard repose sur les lions, — comme la clarté, âme de la nuit, — repose et plane sur la terre. — Oh ! préserve mes mains du sang ! — Jamais il n’apporte la bénédiction et la paix, — et le fantôme de l’homme tué par mégarde — revient épier et « épouvanter les mauvaises heures du meurtrier involontaire ; — car, sur la terre largement peuplée, — les immortels aiment les bonnes races des hommes… »— Volontiers ils prolongent la vie éphémère du mortel. — Volontiers ils le laissent contempler leur ciel éternel — et jouir avec eux, pour un temps, du
« glorieux azur. »Plus haute encore et plus sainte est l’émotion religieuse avec laquelle, au moment de la délivrance, elle contemple le cours divin des choses, et sent flotter dans son âme les grandes formes des immortels.
« Ainsi donc, ô la plus belle fille du plus auguste père, Fortune couronnante, — ainsi donc enfin tu descends jusqu’à moi ! — Ton image est debout devant mes yeux, et qu’elle est colossale ! — A peine mon regard atteint jusqu’à tes mains, — qui, pleines de fruits et de couronnes bénies, — apportent ici-bas les trésors de l’Olympe. — Comme on reconnaît un roi à la surabondance de ses dons, — de même, ô dieux, on vous reconnaît aux présents longuement préparés que vos sages mains nous réservent. — Car vous seuls savez ce qui peut nous servir, — et vous voyez le vaste royaume de l’avenir, — tandis que chaque soir dérobe l’espace à nos yeux, sous son voile de brouillards et d’étoiles. — Vous écoutez, sans vous émouvoir, — nos supplications enfantines, — quand nous vous implorons pour que vous hâtiez votre œuvre. — Mais votre main ne fait jamais tomber les fruits d’or célestes avant qu’ils soient mûrs. — Malheur à celui qui impatiemment les arrache — et su remplit la bouche de leur mortelle amertume ! — Oh ! ne permettez pas que cette félicité si longtemps attendue — et que j’ai encore peine à concevoir — s’évanouisse pour moi, vaine et trois fois douloureuse, — comme l’ombre fugitive d’un ami mort ! »Ici le sentiment religieux dépasse l’enceinte bornée où s’enfermaient les conceptions des premiers âges ; les dieux deviennent paternels ; on croit sentir l’approche de la piété chrétienne. — Il n’en est rien ; il a suffi à la pensée grecque de suivre son développement pour en venir là. Marc-Aurèle et les philosophes stoïciens, qui sont les derniers prêtres de l’antiquité, parlent ainsi. La simple et saine fleur de l’Hellade n’a eu qu’à s’ouvrir pour exhaler ce divin parfum. Il appartient à sa sève ; elle n’a pas eu besoin de remprunter à une plante étrangère : d’elle-même et par elle seule, en son épanouissement final, elle l’a répandu sur l’esprit humain. Toute la Grèce revit dans Iphigénie, non seulement la Grèce des premiers temps, mais encore celle des derniers jours, l’une et l’autre harmonieusement unies dans un ciel idéal, dont la distance fond les contours. La fille d’Agamemnon est toujours la statue antique, l’Ariane ou la Pallas aux grands yeux fixes ; nul raffinement, nul amollissement n’a dérangé un pli de sa stole ; la culture et l’usure de la civilisation n’ont point amoindri la force de sa beauté sculpturale ; la grande statue est entière. Mais un sourire d’une douceur inconnue est venu se poser sur ses lèvres ; la résignation, l’abnégation, toutes les noblesses de la conscience ont agrandi la portée de son regard. Elle se remet aux mains des dieux et s’incline sous eux sans s’abattre, persuadée qu’ils sont bienveillants et purs, confiante en la sagesse secrète qui, dans le cercle infini des choses enchaînées, poursuit avec lenteur l’accomplissement de l’œuvre éternelle. Elle se reproche les tristesses involontaires qui, au fond de son cœur, murmurent contre l’arrêt de la déesse. Elle est une sainte, comme les plus chastes vierges du moyen âge. — Mais elle n’a point subi les angoisses maladives, les langueurs mystiques, les extases énervantes du cloître. Son âme est saine et n’a jamais défailli sous l’obsession du rêve ; elle n’a point été exaltée ni brisée ; elle n’a eu rien à retrancher ni à violenter dans son intelligence ni dans ses instincts. Aucune doctrine, aucune discipline, aucune crise intérieure, aucune contrainte extérieure n’ont altéré l’équilibre de sa vie. Elle n’est point fille de la grâce, mais de la nature ; elle a crû, comme une belle plante dans un bon sol, droite et haute, et c’est d’elle-même qu’elle se tourne vers la lumière. Elle peut s’ouvrir et s’abandonner ; quand elle retrouve son frère, son cœur déborde en tendresses ; elle a toutes les suavités et toutes les effusions de la bonté native. Elle obéit à Pylade et à Oreste ; elle essaye de se conformer à leur pensée ; elle se réjouit de trouver un conseil qui la guide ; elle se sent femme ; c’est aux hommes à gouverner l’action.
« Ils ont mis dans sa bouche des paroles prudentes »; elle va les prononcer, tromper le roi pour assurer le salut commun.
« Ah ! je le vois bien, il faut que, comme « un enfant, je me laisse conduire. »— Et cependant son cœur murmure tout bas :
« Il n’est pas accoutumé « à dissimuler ni à rien obtenir par ruse. »Si grand que soit son penchant à suivre la volonté des autres, il reste toujours en elle une pudeur de conscience contre laquelle nul ascendant ne prévaut.
« Elle n’examine pas, elle ne fait que sentir. »Elle se trouble et souffre ; en vain elle veut croire Pylade, elle ne le croit pas.
« Malheur au mensonge ! — Il ne soulage pas le cœur, comme les paroles vraies. — Il tourmente celui qui « en secret l’a forgé, — et, comme une flèche, il retombe, — renvoyé et conduit par un dieu — sur l’archer qui l’a lancé. »— Tout le nœud du drame est là : fera-t-elle un mensonge ? A ce fil léger sont suspendues les deux vies qu’elle aime le, mieux au monde, et le fil ne rompra pas. Poussée à bout, désespérée, sentant qu’elle fait crouler le destin sur sa tête, elle dénonce au roi son frère, Pylade, elle-même.
« Si hasardeuse que soit l’issue, — ô dieux, je la mets sur vos genoux. — On vous loue d’être véridiques, et vous l’êtes. — Montrez-le donc par votre assistance, « et glorifiez par moi la vérité. »On entend le généreux accent de cette voix frémissante ; on voit ces bras de canéphore se lever vers l’autel de la déesse ; c’est la prêtresse qui parle, c’est la fille des héros, c’est une enfant des vieux poètes, mais c’est aussi la créature humaine, qui
« soulevée hors d’elle-même et portée jusqu’à des hauteurs inconnues, aperçoit, par-delà son culte temporaire, la divinité de la vertu. Et, quand l’émotion contagieuse de ce grand cœur a fini par vaincre les refus du roi barbare, quand, d’un geste dur, il lâche sa proie et renvoie les prisonniers à leur navire, alors la gratitude de la femme s’épanche avec une affection si touchante, que le vieux Scythe lui-même ne peut pas y résister. « Non, pas ainsi, ô mon roi ! — Sans bénédiction, sans congé volontaire, — ce n’est pas ainsi que je te quitte. — Ne nous bannis pas ; qu’un droit d’hospitalité nous relie ; — de cette façon, nous ne serons point séparés de toi et absents pour toujours. — Vénérable et chère est pour moi ton image — autant que celle de mon père, et désormais elle vit dans mon âme. — Que jamais le dernier de ton peuple — rapporte à mon oreille le son de cette langue — que vous m’avez accoutumée « à entendre ; — que je voie un jour votre vêtement « sur le plus pauvre des tiens ; — je le recevrai comme un dieu, — je lui préparerai moi-même une couche, — je l’amènerai à un siège auprès du foyer — et je ne le questionnerai que sur toi et ta destinée. — Oh ! puissent les dieux accorder — à ton action et à ta bonté la récompense qu’elles méritent ! — Oh ! tourne toi vers nous — et donne-nous en retour une amicale parole d’adieu. — Car le vent vient enfler doucement la voile — et les larmes coulent des yeux pour apaiser le cœur nu départ. — Adieu, et, en gage d’une ancienne amitié, tends-moi ta main. »Telles sont les figures idéales que nous présenteraient aujourd’hui nos poètes, si la civilisation antique, au lieu de se défaire, eût abouti. Mais une tourmente de quinze siècles a troublé la pensée humaine, et l’homme moderne en retrouve encore aujourd’hui les atteintes persistantes dans l’exagération de sa sensibilité, dans la disproportion de ses désirs et de sa puissance, dans la déraison de ses rêves, dans la discorde profonde de ses facultés. Pour s’affiner, il s’est détraqué ; il a opposé le surnaturel à la nature, et l’épuration de la conscience humaine au développement de l’animal humain. Il a cessé de considérer la vertu comme un fruit de l’instinct libre, et d’allier les délicatesses de l’âme à la santé du corps. Le divorce subsiste, et jamais peut-être l’accord ne reviendra ; après les grands artistes de la Renaissance, un seul poète, Goethe, l’a rétabli dans les temps modernes, et il n’a pu le restaurer qu’une fois. — C’est que plus une œuvre est belle, moins elle a chance d’arriver à l’être. En ceci les créatures imaginaires sont soumises à la même loi que les créatures réelles. Les plus hautes figures poétiques, comme les plus hautes formes vivantes, n’arrivent à la lumière que par grâce, et, pour ainsi dire, par accident. Le parfait répugne à la vie. Au-dessus de l’homme, qui est venu si tard et subsiste avec tant de peine, s’élève le rêve de l’homme, je veux dire le monde idéal, de moins en moins viable à mesure qu’il est plus haut ; car il n’est supérieur à l’autre qu’à condition de ne pas être ; sa pureté plus grande le relègue plus avant dans l’impossible et dans l’au-delà. — Mais son néant n’ôte rien à son prix. Les générations des hommes arrivent tour à tour, au bout de chaque siècle, jusqu’au bord de l’océan froid et sans fond où elles vont s’engloutir ; là finit le continent solide ; et le promontoire où elles ont entassé leurs bâtisses projette sa grande image sur l’immensité de l’abîme. Elles contemplent avidement ces formes flottantes qui, lustrées par le soleil, reluisent avec des teintes d’émeraude et des scintillements d’or ; elles les trouvent plus belles que leur terre et que leur œuvre. Et cependant il n’y a là qu’une image transfigurée de leur terre et de leur œuvre. Elles s’écrient et tendent les bras avec un douloureux désir vers les enchantements de l’éblouissante féerie ; Quelques-uns, à tout prix, ont voulu la saisir et se sont précipités. D’autres, oubliant le travail et la vie, restent immobiles sur la plage, perdus dans la contemplation du miroir magique. Les plus réfléchis ont compris que ces fantastiques palais de la mer ne font que répéter, en les agrandissant et en les illuminant, les édifices de la côte, qu’ils changent avec les changements de nos constructions, qu’ils ondoient avec l’agitation des vagues, qu’ils s’empourprent ou se ternissent selon la force ou la pâleur du jour. Mais, tout en sachant qu’ils sont illusoires, ils estiment que le droit de les contempler est le meilleur privilège de l’homme, et, lorsqu’ils ont achevé la lâche de la journée, ils laissent leurs yeux et leur âme errer longuement sur les magnificences de la nappe mouvante, où les plus ternes et les plus rudes choses de la terre prennent la mollesse de l’onde et l’éclat du ciel.
« Mes formules, à moi, sont plus générales que cela. »Il a vécu pour penser ; du moins, tel a été son principal objet, surtout pendant les trente dernières années de sa vie. Il a aimé de tout son cœur la vérité vraie, et l’a cherchée de toutes ses forces. Quand on est poussé par cet instinct, le plus noble de tous, on est conduit à pratiquer bien des sacrifices ; n’être dupe de rien ni de personne, ni surtout de soi-même ; mesurer l’esprit humain et son propre esprit, se défier des beaux noms, des grands mots, de l’enthousiasme ; ne pas prendre les aspirations et les exigences de notre sensibilité pour des preuves et des certitudes ; démêler les lois de l’optique morale ;
« considérer le cœur humain comme un labyrinthe ainsi fait et avec un écho si bien ménagé qu’une seule et même voix peut se faire à elle-même la demande et la réponse »; être en garde contre les illusions de la parole humaine, contre les thèmes tout faits de l’opinion, contre les entraînements de l’admiration, contre les engagements de parti ; démêler et noter toujours le point faible dans une époque, dans une nation, dans un homme, en autrui, en soi-même : voilà ce qu’il a voulu faire et ce qu’il a fait ; telle est l’intention suivie et constante que dissimulent parfois, mais que n’étouffent jamais, les petites malices, les irritations passagères, les complaisances apparentes auxquelles il se laissait aller ; le fleuve avait des flots, çà et là un remous, mais il a coulé uniformément, à la fin à pleins bords, et toujours sur la même pente. Pour qui sait voir le fond des pensées, il n’y eut pas d’esprit plus conséquent. Sans doute jamais il n’a exposé un système ; un critique comme lui a peur des affirmations trop vastes et trop précises ; il craindrait de froisser la vérité en l’enfermant dans des formules. Mais on pourrait extraire de ses écrits un système complet. Il avait toutes les connaissances de détail qui conduisent aux vues d’ensemble. En fait d’histoire, pour ce qui est de notre siècle et des trois siècles précédents, aucun renseignement ne lui manquait ; il avait vu les hommes et pénétré à fond jusque dans leur plus intime biographie ; son mérite supérieur est d’avoir étudié les événements humains dans les individus vivants qui les font ou qui les souffrent. A ces derniers siècles, les seuls dans lesquels on puisse observer avec certitude et suffisamment la personne humaine, il avait ajouté, autant qu’un connaisseur perspicace et très instruit peut le faire, les autres époques. Jusque dans les dernières années, il étudiait avec un Grec érudit les monuments de l’antiquité grecque. M. Poinsot lui avait fait faire le tour des mathématiques et expliqué l’analyse. Lui-même, dans sa jeunesse, avait poussé loin dans la physiologie, on s’était trouvé interne dans un hôpital. Tout en sachant se cantonner dans son domaine propre, il jetait à chaque instant son regard dans les divers royaumes des savants spéciaux. Avec une promptitude de divination singulière, il en embrassait l’étendue, notait les acquittions, les lacunes, les jalons, les méthodes ; aujourd’hui l’esprit le plus laborieux est obligé de se restreindre à une ou deux sciences ; c’est le propre de l’esprit compréhensif de suivre de loin les travailleurs dans les autres champs où il ne lui est pas donné d’entrer. Ainsi muni et curieux, il pouvait avoir des vues générales sur la nature et la condition de l’homme. Qu’on relise dans l’Histoire de Port-Royal les chapitres sur Pascal et Montaigne ; dans les Nouveaux Lundis, un article sur les méditations de M. Guizot, un autre sur les méthodes de l’histoire naturelle appliquées à la critique ; qu’on note çà et là, en cent endroits, de petites phrases qui semblent tombées presque sans intention de sa plume, et qui sont aussi profondes que les meilleurs mots épars dans les ouvrages légers de Voltaire, on y trouvera en raccourci une morale, une esthétique, une politique, même une théologie, en première ligne une psychologie, tout un corps de pensées secrètement unies et soudées, et qui, avec celles de Montaigne, de Molière, de La Rochefoucaud, de Voltaire, de Hume, de tous les analystes anciens et modernes, composent l’une des deux grandes philosophies toujours vivantes, celle qui, rabattant beaucoup d’espérances, réduit l’homme au souci de son espèce et n’admet que l’expérience pour établir la vérité. Parmi ses œuvres, Volupté, les Poésies, les Premiers Portraits ne doivent être comptés, si on les compare aux autres, que comme des études et des promesses. Ses deux principaux ouvrages sont l’Histoire de Port-Royal et les vingt-six ou vingt-sept volumes qui forment les Causeries du Lundi. Le premier est unique en son genre ; il y en a peu qui soient aussi riches, aussi pleins de faits, aussi instructifs dans la littérature contemporaine. D’ordinaire, toute histoire est maigre et écourtée ; les documents manquent ou ont été mal exploités ; le lecteur ne voit que des faits, des actions, des résultats ; mais leur préparation, le travail d’âme et d’esprit, les fermentations et les conflits intérieurs qui les ont amenés à la lumière sont à jamais perdus ; et cependant ce sont ces agitations de sentiments et d’idées qui sont la cause du reste et la vraie matière de l’histoire. L’Histoire de Port-Royal a cela de particulier, qu’elle est une grande étude de psychologie ; elle est faite avec des portraits d’individus, portraits multipliés et changeants comme l’individu lui-même, sans cesse repris et retouchés avec une fertilité d’observation inépuisable, avec une conscience, une délicatesse, une minutie, une sympathie d’historien que personne n’a surpassées. Des personnes religieuses la lisent avec édification, et des curieux qui l’ont plusieurs fois lue y trouvent chaque fois de nouveaux documents sur le mécanisme de nos facultés et de nos passions. Dans ce sujet restreint, l’auteur s’est espacé ; c’est un connaisseur de l’homme qui, rencontrant un cas très significatif et très complet, en fait la plus copieuse monographie, y applique tous ses instruments, tire toutes les conséquences, et vous munit d’un indice d’après lequel vous pouvez entrevoir les lois des autres cas innombrables où nous n’avons pas accès. — Pour les Lundis, tout le monde les a lus, et, quand on les élit, ils semblent neufs. Probablement, dans un siècle, ils seront ce que les Lettres de Voltaire, la Correspondance de Grimm et les meilleurs Mémoires du xviiie siècle sont pour nous aujourd’hui : un magasin et un trésor de biographies, de renseignements et d’enseignements de toute sorte. Je ne parle pas du talent, de la souplesse et de la légèreté de main, du naturel et de la variété des tons, du style si nuancé et pourtant si coulant, du savoir-vivre charmant qui lui permet de tout dire, de parler de ses ennemis ou, ce qui est plus difficile encore, de parler de lui-même ; aucun écrivain de notre siècle n’a eu cette aisance pour circuler autour des choses, pour les effleurer, les indiquer, et cependant les palper, les sonder, les mesurer, sans jamais manquer au bon goût ou manquer d’agrément. Mais lorsque le lecteur s’est amusé à, suivre les fils ténus et les teintes ménagées de ce réseau de soie, il n’a qu’à en essayer l’étoffe ; elle est solide, tissée avec un art original, et la méthode n’est pas moins précieuse que l’œuvre. En cela M. Sainte-Beuve a été un inventeur. Il a importé dans l’histoire morale les procédés de l’histoire naturelle ; il a montré comment il faut s’y prendre pour connaître l’homme ; il a indiqué la série des milieux successifs qui forment l’individu et qu’il faut tour à tour observer afin de le comprendre : d’abord la race et là tradition du sang, que l’on peut souvent distinguer en étudiant le père, la mère, les sœurs ou les frères ; ensuite la première éducation, les alentours domestiques, l’influence de la famille, et tout ce qui modèle l’enfant et l’adolescent ; plus tard, le premier groupe d’hommes marquants au milieu desquels l’homme s’épanouit, la volée littéraire à laquelle il appartient. Vient alors l’étude de l’individu ainsi formé, la recherche des indices qui mettent à nu son vrai fond, les oppositions et les rapprochements qui, dégagent sa passion dominante et son tour d’esprit spécial, bref, l’analyse de l’homme lui-même poursuivie dans toutes ses conséquences à travers et en dépit des déguisements que l’attitude littéraire ou le préjugé public ne manquent jamais d’interposer entre nos yeux et le visage vrai, M. Sainte-Beuve, un jour, a lui-même exposé cette méthode, et il y voyait son principal titre auprès de la postérité. A notre avis, il avait raison ; cette sorte d’analyse botanique pratiquée sur les individus humains est le seul moyen de rapprocher les sciences morales des sciences positives, et il n’y a qu’à l’appliquer aux peuples, aux époques, aux races, pour lui faire porter ses fruits. Si un jour l’histoire, approfondie et précisée, prend sur nos opinions et sur nos affaires l’autorité que la physiologie possède aujourd’hui en matière médicale, on placera son nom à côté de ceux des critiques spéciaux et des philologues érudits qui, en Allemagne, ont travaillé sur d’autres terrains à la même œuvre ; ils apparaîtront tous ensemble comme autant d’architectes et d’ouvriers occupés, par un concert involontaire, à poser les bases d’un monument grand et durable ; on ne s’inquiétera guère alors des incidents et des petites querelles qui auront traversé leur vie, comme elles traversent la vie de toute créature active et nerveuse ; on prendra ces accessoires de l’homme pour ce qu’ils valent ; on jugera l’écrivain et le penseur d’après son but et la portée de son esprit. Aujourd’hui, autour de lui, il y a des contemporains, des rivalités, des brouilles, des picoteries, des rancunes de personnes, de salon, de parti ; de journal, des souvenirs du Globe, du National, du Moniteur, du Constitutionnel, du Temps, de l’Académie française, du Collège de France, du Sénat. D’ailleurs, un critique est un buisson sur une route ; à tous les moutons qui passent il enlève un peu de laine. Tout cela est éphémère. Mais quelque chose subsistera et peu à peu se dégagera. On verra qu’à travers plusieurs engagements il n’a servi qu’un maître, l’esprit humain ; pour le juger lui-même en critique et d’après ses propres préceptes, j’ose ajouter, en pesant exactement toutes mes paroles, qu’en France et dans ce siècle il a été un des cinq ou six serviteurs les plus utiles de l’esprit humain.
Philosophie de l’architecture en Grèce8
« Le Parthénon, dit-il, étudié isolément dans sa construction et dans ses formes, ne nous eût a pas livré les secrets les plus profonds du style monumental dont il est l’exemplaire accompli. Pour prendre toute sa signification, il fallait qu’il se dessinât sur le vaste fond que déploie l’âme humaine, dans « son développement d’ensemble. C’est pourquoi, de la même façon qu’on met une œuvre d’art au point et en perspective, afin de donner ton et relief à tous les traits essentiels, nous avons placé l’édifice type de l’architecture grecque au centre d’un tableau de la civilisation générale et au grand jour d’une psychologie du temps et de la race. »— Peut-être un si grand admirateur du génie grec eût-il dû se rappeler les débuts des dialogues de ses maîtres, Platon et Xénophon, l’art antique qui consiste à commencer par de petits faits sensibles, à prendre les lecteurs tels qu’ils sont, avec leurs habitudes paresseuses d’esprit, les conduire, par degrés et sans qu’ils s’en doutent, vers les vues d’ensemble et les déductions exactes. Il faut toujours un escalier pour monter ; l’Acropole avait le sien, très aisé et du plus beau marbre. Sauf cet oubli
« personne ne s’est montré plus fidèle sectateur des anciens Grecs, plus imbu de leur esprit, plus naturellement et invinciblement enclin à suivre leurs méthodes. Comme eux, il est analyste d’instinct, il excelle à découper et diviser les idées, ingénieux jusqu’à ne pas craindre l’apparence de la subtilité, aussi fin dans ses raisonnements que dans ses perceptions, dialecticien serré et capable de se confier jusqu’au bout à la logique. Si quelque jeune architecte, employé par Ictinus et élevé par le Socrate des Dialogues, eût voulu expliquer l’ensemble et les détails de son art, c’est avec cette minutie, cette justesse et cette dextérité qu’il eût tissé la trame de son discours. Seulement notre Grec est de Paris et a toute la culture moderne. A cet égard, les deux chapitres qui traitent des sens et de l’intelligence chez l’Athénien sont des morceaux du premier mérite. L’auteur a, au plus haut degré, le tact et la divination historiques, le talent et le goût de l’expression délicatement précise. Après une description du paysage grec, il ajoute : « Tout concourait à fixer l’attention sur le dehors et à imprimer dans l’œil charmé une série de dessins et de formes dont le souvenir devait ensuite diriger la main de l’artiste. Le monde semble s’offrir tout naturellement à lui comme un musée de belles a images dont les traits et la configuration précise se perdaient dans l’ombre, de sa mémoire, tandis que leur style général et leur rythme restaient les modérateurs de son goût et les guides de sa main. De là une première présomption, c’est que « l’ordre, la clarté, le goût des distinctions nettes, l’horreur de la complexité et de la surcharge, seront les qualités profondes et invétérées du génie hellénique. En ce genre, il n’y a pas de mesure absolue ; chaque époque, chaque race a la sienne. Un profil qui nous paraît rompu et refouillé à l’excès n’a que de la grâce et de la variété aux yeux de l’Hindou. Où nous croyons sentir une élégance sobre et une noble retenue, d’autres trouveront qu’il y a indigence et nudité. La même décoration est ici riche et substantielle, là surchargée et surabondante ; ici elle est une écriture ornée où l’on démêle aisément la pensée de l’artiste ; là elle se présente comme un griffonnage indéchiffrable qui fait cligner les yeux du spectateur : les sens réclament une phrase mieux scandée, des lettres plus espacées, des syllabes plus distinctes. Il y a donc pour chaque siècle et pour chaque peuplé un étalon particulier du goût, et l’on peut dresser en quelque sorte une échelle indiquant le degré de tolérance relative des races en fait de complexité. Or la place des Grecs est au plus bas de cette échelle, leur tolérance est très faible. Tout ce qui ressemble à l’entre-croisement, au fractionnement, à la superposition, au fouillis, cause évidemment aux architectes grecs un malaise très vif ; ils l’évitent avec une répugnance naturelle et toute spontanée. Ils recherchent les grands partis, les divisions larges, les contours arrêtés et précis, ils aiment, en un mot, le clair et le simple. »Et l’auteur développe ces principes en une infinité d’applications, examinant tour à tour les lignes extérieures, c’est-à-dire les profils qui se découpent sur le vide, les lignes intérieures, c’est-à-dire les joints et les moulures qui séparent les divers membres solides, les jeux de lumière aux différentes hauteurs de l’édifice, les ornements, leurs éléments, leur structure, leur place. Il y a là des détails exquis, notamment la transition de la colonne à l’architrave, sur le déversement de la colonne d’angle, sur la petite inclinaison des murs de la colla, sur la légère convexité de l’entablement. — D’autres considérations sur les tendances analytiques et distributives de l’esprit grec éclairent du jour le plus vif toute la structure du temple ; en vertu de ces tendances, l’architecte grec
« se propose en premier lieu de créer autant de parties distinctes qu’il y a de rôles différents dans son édifice ; secondement…, de différencier ces parties pour l’œil du spectateur ; troisièmement, d’écrire lisiblement la nature de chaque fonction dans les formes propres à chaque organe. Pour peu qu’on étudie un édifice comme le Parthénon, on sera doublement frappé, et de ce que les divisions y sont nombreuses, et de ce qu’il n’y en a pas une seule qui ne réponde à une différence dans les fonctions mécaniques… »Par exemple, que l’on compare la colonne grecque à la colonne égyptienne ; l’une imite éternellement la tige végétale qui lui a servi de modèle ; l’autre, partie du même point de départ, s’écarte de son type originel et prend un caractère nouveau.
« Les cannelures ne sont plus les reliefs d’un tronc côtelé ou des nervures rondes représentant des tiges en faisceau ; destinées à indiquer avec force par un même trait répété, et comme par un écho multiple, la direction verticale de l’effort, elles esquissent des creux où s’approfondit l’ombre, derrière des arêtes vives qui accrochent le jour. — Le dessous du chapiteau n’a plus l’aspect enrubanné qu’on observait dans la colonne égyptienne ; le Grec se contente d’une suite de fines entailles qui n’ont aucune ressemblance avec des liens et qui n’ont d’autre rôle que de faire pressentir la terminaison des cannelures. — En redressant le profil de l’échinus, en le rendant camard, en le ramenant sur lui-même à la partie haute, le Grec est infidèle à l’analogie florale ; mais c’est qu’il cherche à rendre plus net, plus dégagé, plus visiblement efficace, le geste que semble faire la colonne, en s’approchant de l’architrave pour en diminuer la portée. — Jamais le Grec n’eût tracé de figures verticales sur l’architrave, à l’exemple de certains architectes égyptiens ; il sait trop bien que le membre architectural est une sorte de soubassement supérieur, destiné à unir des membres espacés, et qu’une a telle fonction ne comporte que des accents horizontaux. — Les ciselures verticales montrent dans le même sens la tension du triglyphe. — Partout enfin la direction des forces est marquée aussi nettement que lorsqu’on indique par des flèches, sur les cartes marines, la direction des courants. Toute l’organisation intérieure, et pour ainsi dire tout le jeu dynamique de l’édifice, devient visible au premier coup d’œil. L’artiste n’imite plus, il invente d’après certaines données ; il n’est plus l’esclave d’une fantaisie aventureuse, il est le ministre d’une appropriation savante, il raconte à l’esprit dans un seul regard le rôle essentiel de chaque membre architectural. »Grâce à cette analyse, les divers organes du temple deviennent vivants, et le sentiment intime de l’architecte est l’âme qui les anime ; au lieu de voir dans la créature architecturale un amas de pierres symétriques, on la sent telle quelle est, c’est-à-dire comme une sorte d’être intelligent, expressif, tout imprégné de la pensée intérieure qui le fonde et le soutient. Pour exprimer le rôle de la colonnade qui enserre la cella, l’auteur a trouvé des réussites d’expressions tout à fait neuves et vraiment supérieures.
« Du reliquaire simple qui entourait jadis la déesse, l’artiste fait un reliquaire à deux enveloppes : la plus intérieure la cella, abritera, pour ne le découvrir qu’à certaines heures, le simulacre divin ; l’autre, la colonnade périptère, le précédera et raccompagnera de son magnifique et solennel cortège. Avec son unique élément toujours répété, sa puissante assiette, ses beaux jeux de lumière multipliés par les cannelures, sa vaste circulation d’air autour des fûts, et l’insensible évolution de ses ombres, la colonnade périptère ressemble à une lento et superbe procession arrêtée dans son cours ou marchant avec le soleil. Disposée en claire-voie, elle laisse apercevoir le mur cellaire ; elle se double sur le devant et la partie postérieure du temple, mais sans masquer la porte qui s’ouvre en regard de la statue. Ainsi, elle ne fait que ceindre l’édifice de majesté et d’éclat »sans rien ajouter à l’idée d’une clôture ou d’un voile, et même en reportant cette idée sur le second plan avec la paroi pleine du sanctuaire. Il y a je ne sais quoi de magnifique et de singulier tout ensemble, de royal et pourtant d’accessible, dans cette disposition, qui permet à l’air et au regard de jouer librement entre ces admirables corps de colonne ; ce n’est pas une garde, c’est un cortège d’honneur. La colonne n’écarte pas la procession des hommes ; elle lui donne le ton et l’allure. Dans cet arrangement si favorable à la dignité et à la splendeur de l’édifice, l’artiste a trouvé moyen de ne pas ajouter un accent au cérémonial et à l’étiquette, à l’inquiétude et à l’impression du mystère. Que nous sommes loin des sept enceintes à murs pleins des pagodes hindoues, et de leurs portes décroissantes de hauteur jusqu’au sanctuaire écrase où s’accroupit le dieu terrible ! Ici la déesse ne se dérobe point ; elle se montre, et les grandes colonnes vêtues de lumière, immobilisées dans leur marche et dans leur effort vivant, semblent n’être que le premier rang de la théorie sacrée qui se déroule familièrement autour du génie national. » Nous avons beaucoup cité ; il le faut, afin que le lecteur puisse juger par lui-même ; pour beaucoup d’auteurs, l’épreuve est dangereuse ; tant mieux pour ceux qui écrivent bien. Nous le devions d’autant plus que cet ouvrage est un maiden-book, un premier livre. M. Boutmy, je crois, n’a encore écrit que des articles de journaux et de revues, tous remarquables et remarqués. Il a une qualité rare chez les écrivains et les artistes, la conscience ; même cette conscience est chez lui scrupuleuse et méticuleuse : il ne s’abandonne pas, il ne croit jamais avoir assez étudié et réfléchi, il ne suit pas le premier jet vif et spontané de son impression et de son émotion. De tels débuts sont pleins de promesses ; il faut commencer par être trop attentif, trop serré, trop retenu ; qui d’abord se livre et se lâche finira par le désordre et la négligence ; la réserve est un bon point de départ, car elle conduit à l’aisance et à la liberté. Plus il écrira, plus il verra qu’on écrit pour autrui : il s’agit d’être compris, aisément, du premier coup ; il faut qu’un livre, non seulement soit digne d’être lu, mais qu’il soit lu involontairement, avec attrait, et que, pour cela, il s’accommode à la paresse et à l’inattention humaines. Il n’est point un être solitaire, un simple confident des réflexions que l’on a faites, un ami d’espèce supérieure et d’abord réservé qu’on garde pour soi et pour quelques intimes : il est un être agissant, sociable, public, actif, qui parle à tout le monde, de façon à être entendu, écouté, goûté de tout le monde. Du moins il doit être tel, et si c’est à l’avantage du lecteur, c’est aussi au profit du livre. Une pensée n’atteint sa forme achevée que lorsque, se faisant maniable et portative, elle devient presque populaire ; elle comporte toujours des fragments de récits, des peintures, des anecdotes ; tous ces petits faits sensibles que Stendhal prisait tant, et qui donnent une grande valeur à ses moindres notes, doivent intervenir dans le tissu du raisonnement, non pour en dénouer, mais pour en colorer les mailles. L’œil a besoin d’être arrêté, retenu, et, en somme, c’est par l’œil et les autres sens que toutes les idées, même les plus abstraites, entrent dans l’esprit. Un philosophe qui a étudié l’antiquité et les débuts de l’intelligence sait tout cela ; et il ne lui manque plus qu’une chose, c’est de mettre plus souvent en pratique une règle qu’en théorie il connaît si bien.
« prestige perdu »; elle ne pouvait souffrir l’unité de l’Allemagne, la nouvelle puissance de la Prusse, le voisinage d’une égale ; elle demandait une
« revanche, la revanche de Sadowa ». Son véritable mobile était l’amour-propre blessé, le chagrin de n’être plus la première. Et M. Strauss ajoute :
« La France avait laissé « faire la Prusse dans l’espérance de tirer profit, pour « sa prépondérance, des divisions intérieures de l’Allemagne ; lorsqu’elle se vit trompée dans son calcul, elle ne put cacher son dépit »; or rien de plus injuste que ce dépit.
« Les réparations que nous faisions à un logis notoirement inhabitable, les parois que nous « élevions, les murs que nous construisions, tout cela ébranlait-il la maison du voisin ? Cela menaçait-il de lui ôter l’air et la lumière, de l’exposer à un incendie ? Nullement ; mais notre maison lui semblait devenir trop belle, il voulait posséder la maison la mieux bâtie et, la plus haute de toute la rue ; et surtout il ne fallait pas que la nôtre devint trop solide ; il ne devait pas nous être permis de la fermer ; le voisin devait garder indéfiniment le privilège d’en prendre A l’occasion, et selon sa fantaisie, quelques chambres à son usage, et de les réunir à sa propre maison, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises. »Ainsi envie, vanité puérile, humeur tyrannique, allures soldatesques de l’homme qui se croit fort et dépouille le faible, voilà les sentiments qu’on nous prête, et l’on s’attribue le droit ou même le devoir de museler des querelleurs aussi malfaisants. Les étrangers qui ont longtemps vécu et beaucoup voyagé en France savent que ce portrait du caractère national est, aujourd’hui du moins, aussi inexact qu’injuste. La majorité, je dirai presque la totalité de la nation, a des sentiments tout autres ; ceux-ci ont pu subsister jusqu’en 1820, et, dans un groupe restreint, jusqu’en 1830, ou même jusqu’en 1840. Mais ce groupe est devenu de plus en plus petit ; depuis trente ans, il n’a plus que des représentants rares ; son bruit manque d’échos ; l’excitation qu’il peut communiquer est factice ; son autorité est intermittente. Il faut un mensonge du gouvernement pour lui donner quelque prise sur le public ; les transformations sociales et économiques lui ont ôté son ascendant ; le danger et l’humiliation de la patrie pourraient seuls le lui rendre. On essayera tout à l’heure de montrer ce qu’il en est en attendant voyons les faits sur lesquels les Allemands s’appuient pour refuser toute paix équitable et durable, sous ce prétexte que notre amour-propre national ne peut endurer des égaux.
« La France était jalouse des victoires prussiennes. »— Non pas jalouse, mais inquiète, et à juste titre ; l’événement ne l’a que trop prouvé, et M. Rouher pouvait à bon droit éprouver des
« angoisses patriotiques ». Nous savons, par une triste expérience, que deux nations qui vivent en paix, peuvent se réveiller en guerre ; il suffit pour cela de la vanité et de l’égoïsme des chefs. Le monde politique est ainsi fait que nul État ne peut se livrer en toute assurance à la modération de son voisin. Nous étions donc en droit de prévoir, et nul ne doit s’offenser de nos alarmes. — M. Strauss dit que nous ne voulions pas souffrir dans la rue une maison aussi belle que la nôtre. On peut lui répondre que les États de l’Europe ne sont pas des maisons bourgeoises, mais des palais comme ceux de l’ancienne Florence, munis de garnisons et percés de meurtrières. En face de notre palais, il y en avait un autre, moins spacieux, mais aussi bien armé, avec une trentaine de maisons adjacentes, moyennes ou petites. Tout d’un coup le propriétaire du palais s’adjoint toutes ces maisons, sauf trois, bon gré, mal gré. Par une convention faite avec les trois autres, il perce leurs murailles, réunit le tout sous une seule clôture, et, derrière l’enceinte agrandie, nous voyons se hérisser trois fois plus de fusils que chez nous. Nous savons de plus qu’il est très bon militaire, qu’il est chez lui maître presque absolu, que, de son chef et malgré les réclamations des siens, il a décidé et opéré l’adjonction des vingt-sept maisons, que les habitants annexés, étant de sa famille, ont fini par être fiers de leur annexion, et qu’à son ordre ils marcheront tous comme un seul homme. Y a-t-il là de grands motifs de sécurité, et, quand un palais possède quatre fusils, peut-on le blâmer de voir avec défiance, aux fenêtres du palais qui lui fait face, douze fusils braqués contre lui ? C’était là justement la proportion de notre armée en face de l’armée allemande. — Mais je veux suivre la comparaison de M. Strauss. Un matin, nous apprenons qu’un vieux château fort délabré, fort en désarroi, et situé du côté du midi, sur nos derrières, va recevoir comme propriétaire un proche parent de la maison aux douze fusils, en sorte qu’à l’occasion, déjà fusillés en pleine poitrine, nous pourrons bien être fusillés dans le dos. Nous réclamons vivement ; est-ce que la réclamation n’est pas juste ? Après beaucoup de difficultés, on y fait droit, mais pour l’occasion seulement, et en réservant l’avenir. Sans doute il fallait s’en tenir là, être ou paraître contents, laisser à l’avenir ses embarras et ses expédients, se fier au temps et aux discordes du château délabré, laisser les habitants du palais aux quatre fusils et de l’autre aux douze fusils se fréquenter, se connaître, s’estimer, entrer tous les jours en commerce plus étroit, découvrir que chacun d’eux est utile à l’autre, et finir peut-être par désarmer à demi. — Mais peut-on taxer de jalousie, d’ambition, d’insolence militaire la conduite de celui qui, voyant devant lui une rangée de baïonnettes, souhaite qu’on n’en mette pas une autre derrière lui ? Tel est le sentiment très légitime qui a provoqué de ce côté-ci du Rhin l’irritation dont les Allemands se plaignent : de là, les accusations que M. Thiers et l’opposition ont élevées contre le gouvernement en 1866 ; de là l’attitude des Chambres et d’une portion de la presse. — Mais il ne faudrait par conclure de là que la nation voulait la guerre ; elle s’y résignait, elle ne l’aime plus. L’agitation de Paris était factice et, en partie, fabriquée à prix d’argent ; l’empereur jouait sur un coup de dé la restauration de son pouvoir personnel ; les Chambres qu’il avait nommées étaient complaisantes ; plusieurs des journalistes qui prêchaient la guerre avaient des motifs intéressés, ou aimaient les phrases à effet. Leur clameur a trompé les Allemands, et les trompe encore ; le bruit confus qui sort de la rue empêchait d’entendre une autre parole, celle-ci sincère et sérieuse, la voix basse, triste, universelle de l’opinion. ‒ A partir du 19 juillet, ceux-là même qui poussaient à la guerre l’acceptaient par nécessité, non par choix. La comparaison des deux palais était présente dans leur esprit ; ils justifiaient l’appel aux armes en disant qu’il était inévitable, que tôt ou tard il aurait fallu y recourir, que, depuis cinquante ans, les Allemands dans tous leurs écrits étalent leur prééminence, qu’ils se regardent comme la nation élue, qu’ils se croient prédestinés à l’empire, qu’à plusieurs reprises ils nous avaient provoqués, et que l’affaire d’Espagne était la première fissure par laquelle le torrent gonflé de leurs ambitions et de leurs forces essayait de rompre la digue pour submerger les terres voisines. Mais, de prééminence nationale, de prestige à reconquérir, de gloire à gagner, pas un mot ; la guerre n’était que de précaution et de défense ; je n’ai point entendu un seul homme dans la bourgeoisie ni dans le peuple prononcer les phrases militaires du premier empire ; j’ose dire qu’elles auraient dégoûté ; nous ne sommes plus infatués, « chauvins », comme on nous en accuse et dans le sens que les étrangers donnent à ce mot. — Au contraire, chez la plupart le chagrin était profond. Deux journaux des plus considérables, les Débats et le Temps, ont protesté jusqu’au bout contre le recours aux armes. Du 10 au 19 juillet, tous les jours, à Paris, dans la campagne, en chemin de fer, je n’ai trouvé que des vœux pour la paix. — Non seulement tous les hommes que je connaissais, mais tous ceux que je rencontrais détestaient la précipitation avec laquelle le gouvernement poussait sur la pente fatale. Dans les wagons, on entendait des malédictions contre l’empereur aussi fortes que celles qui l’ont suivi dans sa chute ; on s’exclamait contre les ministres ; on ne comprenait pas comment M. Ollivier et quelques autres avaient pu subir l’ascendant d’une rodomontade militaire ; on trouvait odieux les députés qui avaient fermé la bouche à M. Thiers ; on s’indignait contre les manœuvres ténébreuses qui allaient chercher des aboyeurs de rue pour étouffer l’opinion sous leur clameur. — A la campagne, depuis la frontière jusqu’aux environs de Paris, les ouvriers, les paysans pensaient de même. Un garde champêtre, dont la fille venait d’accoucher et que je félicitais d’avoir un petit garçon, me répondait avec amertume et d’un air morne :
« J’ai lieu de me réjouir, n’est-ce pas ? Dans vingt ans, on en fera de la chair à canon. »— Des villageois parlaient de la récolte qui n’était pas bonne, et se demandaient comment l’hiver on ferait pour vivre. Notez que tous croyaient au succès, à une courte campagne comme celle de Solferino, à la paix prochaine. — Parmi les gens instruits, le chagrin s’aggravait d’autres raisons. Ils jugeaient que la guerre est une folie exécrable, qu’un peuple, comme un particulier, doit être accule aux dernières extrémités avant de se résoudre au meurtre, qu’en Allemagne comme en France toutes les vies sont précieuses, qu’une pareille guerre allait retarder d’un siècle la civilisation, que deux nations, dont l’une a tant fait et dont l’autre fait tant pour la culture humaine, ne doivent se rencontrer que sur le terrain de la science et des arts utiles, que nous pouvons emprunter aux Allemands la culture savante de l’intelligence et leur enseigner la fine culture de l’esprit, que l’échange entre eux et nous ne peut être de blessures, mais de lumières. — Voilà ce que j’entendais dire dans tous les cercles et aux divers degrés de l’échelle. Par malheur, l’opinion publique n’a pas chez nous, comme en Angleterre, une influencé immédiate et commandante sur les affaires publiques : elle ne se manifeste qu’en conversations, elle n’agit qu’à la longue ; les étrangers, qui s’en rapportent aux Chambres et aux gazettes, ne connaissent de notre pays que la parade officielle, et, comme M. Strauss et M. de Sybel, ils ignorent ou méconnaissent les vrais sentiments de la nation. Ce sont là pourtant nos vrais sentiments, ceux qui subsistent en nous à demeure, et qui, si des événements extrêmes ne viennent pas les exaspérer, persisteront pour diriger notre volonté et notre conduite. Afin de s’en assurer, que nos adversaires considèrent le changement profond qui s’est opéré depuis cinquante ans dans la situation et dans le caractère de nos principales classes. Ils nous jugent encore d’après leurs souvenirs de 1791 et de 1810 ; leurs grands-pères ont vu l’émigré noble, brillant duelliste, et l’officier de Napoléon, soldat d’éducation et de métier ; au-delà du Rhin, ces deux figures sont restées légendaires, et leurs images tenaces sont encore empreintes dans l’esprit allemand. On oublie que la première était celle d’une classe chevaleresque et féodale, désormais sans autorité, surannée aujourd’hui, et qui, exclue du pouvoir par la Révolution, s’est elle-même ensuite écartée des affaires. On oublie que la seconde est celle d’une génération éclose au milieu du plus terrible orage, soulevée par l’invasion, exaltée par l’idée d’un nouvel ordre social, élevée dans les camps, poussée en avant par le patriotisme et l’enthousiasme, et à la fin lancée au-delà du but par l’impulsion acquise qu’un grand capitaine vint exploiter à son profit. Mais cette génération s’est éteinte, et les survivants de 1815 sont devenus les industriels de 1820. À mesure que le temps marchait, l’esprit belliqueux s’affaiblissait ; les mots de liberté et de guerre cessaient de se trouver ensemble. Vers 1831, le parti républicain, Armand Carrel, tâchait encore de les accoupler ; mais le gouvernement et la majorité de la nation continuaient à les disjoindre. En 1818, la République déclara qu’ils étaient séparés ; nous nous rappelons tous l’acclamation universelle, le sentiment de joie profonde qui accueillit le manifeste de M. de Lamartine aux puissances. L’empire lui-même s’est fondé en disant
« qu’il ôtait la paix »; et, si Napoléon IIl est tombé, c’est pour avoir oscillé entre son sentiment juste du temps présent et l’imitation maladroite du premier empire. Sauf les expéditions de Crimée et d’Italie, l’opinion a considéré toutes ses guerres comme des parades coûteuses et dangereuses, imaginées au profit de la dynastie et au détriment de la nation, arrangées, comme un mauvais opéra, pour faire du bruit et distraire la foule. Est-ce à dire que la nation y ait applaudi ? Elle les a tolérées, faute de sifflets pour leur imposer silence, en haussant les épaules, en bouchant ses oreilles, avec un mécontentement si fort, qu’à partir de ce moment l’opposition s’est refaite, et que l’empereur a senti le sol se dérober sous lui ; c’est alors qu’il a joué son va-tout. M. Strauss nous accuse de tout sacrifier à notre passion pour la gloire :
« La gloire, dit-il, ce mot qu’un de vos ministres appelait dernièrement le premier « mot de la langue française, en est au contraire le plus mauvais et le plus pernicieux, et la nation ferait bien de le rayer pour un temps de son dictionnaire ; n’est-ce pas en effet le veau d’or devant lequel elle danse depuis des siècles, — le Moloch auquel elle sacrifie aujourd’hui tant de milliers de ses fils et des fils des nations voisines, — le feu follet qui a toujours su l’attirer loin des champs prospères du travail « pour la conduire dans le désert et souvent jusqu’au a bord de l’abîme ? »— Avec tout le respect que l’on doit à un historien si grave, on peut se demander s’il ne raisonne pas ici en pur historien, c’est-à-dire d’après les grandes lignes, en concluant du passé au présent, en attribuant aux petits-fils les passions des ancêtres, en oubliant l’observation actuelle et personnelle, celle qui emploie les yeux et les oreilles et qui recueille la conversation vivante par-delà les documents écrits. J’ai fait quatre fois le tour complet de la France, outre quantité de moindres voyages, et j’ai causé partout avec les ouvriers, encore davantage avec les paysans ; j’ai vécu pendant des mois entiers en divers villages : toujours et chez tous, j’ai vu les mêmes idées. La plupart ont de la terre et songent à l’avenir ; depuis l’achèvement des chemins de fer, l’hypothèque et l’usure ne pèsent presque plus sur leur petit bien ; beaucoup d’entre eux ont quelques obligations, quelques valeurs en papier ; leur confortable s’est augmenté ; ils ne vivent plus au jour le jour ; leur horizon, encore bien étroit, n’est plus bouché par la pensée unique et pressante du pain quotidien ; ils n’ont plus des enfants par bandes et au hasard ; ils veulent faire de leur fils un paysan aisé, parfois un monsieur. Avec la situation et le demi bien-être d’un propriétaire, ils ont pris les sentiments d’un propriétaire ; ils pensent à économiser, à acquérir ; la principale raison qu’ils alléguaient au plébiscite en faveur de l’empire, c’est que depuis vingt ans ils vendent leurs denrées deux fois plus cher. N’est-il pas visible qu’une telle situation et des préoccupations de ce genre ont affaibli et affaiblissent tous les jours la turbulence belliqueuse qu’on nous impute ? Or on compte en France quatre millions de ces propriétaires, quatre millions de familles attachées au sol ; environ vingt millions d’habitants employés à l’agriculture. La révolution de 89 a été surtout sociale, et une société d’hommes dont la majorité arrive par la possession de la terre, au demi bien-être, puis au bien-être, devient forcément pacifique ; le meilleur moyen de la ramener aux instincts guerriers serait de la ruiner par système. Quant à la bourgeoisie, aux industriels, aux commerçants, aux hommes de profession libérale, à toute la classe de ceux qui portent un habit et possèdent un capital, chacun sait que, depuis quarante ans, et surtout depuis vingt ans, la fortune mobilière s’est prodigieusement accrue, et, avec elle, le besoin du bien-être ; presque toutes les familles aisées ou riches fondent le principal de leur revenu sur quelques morceaux de papier imprimés au nom d’une compagnie, et la maîtresse pensée de leur vie est le désir d’assurer un capital et du bien-être à leurs enfants. Peut-on comparer un pareil esprit à celui de la génération qui vivait au commencement du siècle ; alors que l’armée était la grande carrière, et que la guerre continue ouvrait à chaque ambition des perspectives illimitées ? — Encore une fois, la société française a trouvé son assiette : c’est en politique, par l’instabilité de ses gouvernements, du côté du comble, que l’édifice demeure inachevé ; sur les autres points, par l’égalité, par l’admission de tous à tous les emplois, par l’éparpillement de la propriété foncière, par l’énorme augmentation de la propriété mobilière, il est construit ; nous n’avons plus qu’à l’entretenir, à l’améliorer, à l’orner, surtout à assainir le rez-de-chaussée, qui, comme tous les endroits bas, étroits et mal éclairés, incommode et mécontente ceux qui l’habitent. Or un propriétaire qui s’installe dans une bonne maison n’est pas homme à casser les vitres d’autrui ; il tient aux siennes ; et l’on peut dire avec certitude que la France contemporaine, interrogée sur ses dispositions intimes, laissée à son sens rassis, et consultée loyalement, répondrait qu’à moins d’être poussée à bout et provoquée malgré elle à la guerre, elle veut désormais arranger tranquillement sa maison qui est bonne, et ne souhaite en aucune façon qu’on la mène, fusils chargés, pour camper avec fracas dans deux ou trois chambres du voisin. Telles sont les véritables pensées de la France ; que nos adversaires veuillent bien les vérifier et les comprendre, et aussitôt le motif sur lequel ils fondent leurs exigences tombera, avec le malentendu qui le soutenait. Ils se glorifient d’obéir à leur conscience ; ce n’est donc point à eux de violenter la conscience d’autrui. Il ne s’agit pas ici de point d’honneur chevaleresque ou militaire ; il s’agit de devoir, et ce serait manquer au devoir que de leur abandonner, comme ils le demandent, deux provinces françaises, un million de nos concitoyens : s’il y a des hommes qui de cœur et de volonté soient Français, ce sont les compatriotes de Kléber, de Rapp, do Kuss et d’Ulrich. Le siège de Strasbourg vient d’en témoigner ; la presse ; allemande elle-même le reconnaît. Exiger qu’ils perdent leur patrie, qu’ils en subissent une autre, qu’ils entrent dans les régiments prussiens, pour tirer peut-être plus tard contre des Français, voilà une injustice énorme, digne du premier Napoléon, que les Allemands maudissent comme un malfaiteur. Imposer à la France un tel sacrifice, c’est ordonner à une mère de livrer un de ses enfants ; cela est contre la nature et contre la conscience ; la bouche qui, sous la contrainte de la force, balbutierait un tel pacte se rétracterait tout bas, et se promettrait à elle-même, comme la Prusse après Iena, de ne pas couronner une promesse criminelle par une résignation plus criminelle encore. Sur tout le reste, des concessions, de grandes concessions sont possibles ; nous pouvons, et nous devons, même au prix de pénibles sacrifices, donner a nos adversaires la preuve que nous acceptons la paix sans arrière-pensée, a demeure, et non comme une trêve. Accordons-leur des garanties ; l’intérêt et l’amour-propre en souffriront, il n’importe. Mais qu’ils ne réclament rien au-delà, rien qui soit contre notre conscience, rien qu’un peuple honnête ne puisse imposer à un peuple honnête. Sinon, et à supposer qu’ils l’extorquent, ils auront tort ; car l’injustice est une semence impérissable de guerre ; à cet égard, l’histoire, à défaut du cœur, parle assez haut ; ils n’ont qu’à consulter leurs souvenirs de 1807 et de 1813, pour savoir que leur oppression a produit leur révolte, et que Wagrani, léna, ont eu pour fruits Leipsig et Waterloo.
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« mission historique »et cette mission il la remplit. Voilà la phrase demi fataliste et demi mystique qui, dans son vague inquiétant, résume les aspirations allemandes. La formule est si populaire qu’elle est devenue officielle et pénètre dans les manifestes des gouvernements. Elle s’étale dans tous leurs livres, elle entre dans l’éducation, elle descend de toutes les chaires ; on peut dire avec vérité que la guerre présente est l’œuvre des professeurs, de même que la Révolution française fut l’œuvre des encyclopédistes. A la fin du dernier siècle, le Français ayant établi l’égalité se croyait de bon cœur supérieur aux autres peuples, les malmenait, les conquérait, agissait en homme convaincu qu’il leur apportait une civilisation plus haute. — Aujourd’hui l’Allemand trouve un ressort égal dans un orgueil semblable, orgueil moins bruyant, moins étalé, mais plus tenace, nourri par une plus longue méditation, parlant plus intraitable et plus envahissant ; lui aussi il croit faire honneur aux populations qu’il conquiert, et ne doute pas que l’Alsace extorquée ne soit bientôt heureuse et fière d’être de la grande nation qui est la nation allemande. Parti de là, il va loin. C’est en Allemagne une idée populaire et une doctrine scientifique que tout ce qui parle allemand appartient de droit à l’Allemagne et doit lui revenir tôt ou tard ; tant pis pour l’histoire et les traités ; le propriétaire légitime reprend son bien où il le trouve, même transformé, même mélangé d’éléments étrangers, hier le Schleswig à demi danois, aujourd’hui l’Alsace française et la moitié de la Lorraine française, demain les portions de la Suisse, de l’Autriche, et de la Russie où l’on parle allemand. Sur ce dernier article les diplomates nient ; mais lisez les correspondances des journaux allemands sur l’état des provinces russes de la Baltique, causez avec des professeurs et des officiers et vous apprendrez jusqu’où vont les prétentions nationales. La
« mission historique »les pousse bien au-delà encore ; selon leurs formules, un peuple a le droit d’acquérir
« tout ce qui est indispensable à son développement »; entre autres les débouchés et notamment la mer. De là les ports militaires récents, Kiel enlevé au Danemark, des vues sur le Jutland et les îles danoises, d’autres vues sur la Hollande, un regard hasardé sur Trieste. Un Allemand s’exalte à froid ; ses théories se raidissent en convictions et au bout d’un demi-siècle passent à l’acte. Plus impétueuses et plus brusques, mais non plus personnelles et non plus dangereuses étaient celles du premier Napoléon ; lui aussi, de son besoin, il concluait à son droit et faisait sa main aux dépens de l’Europe. Conduite par l’Angleterre, l’Europe lui a résisté. Aujourd’hui la situation est la même avec cette différence que le danger, quoique plus lointain, est plus grand, puisqu’il est produit, non par l’ambition d’un homme, mais par l’ambition d’un peuple, non par l’élan militaire d’un gouvernement viager, mais par la rapacité consciencieuse, systématique et méditée d’une nation vivace. L’Angleterre a raison de prendre contre l’une les précautions qu’elle a prises contre l’autre ; elle suit son propre exemple en ralliant aujourd’hui comme autrefois tous les neutres pour mettre une digue au torrent. Telles sont les raisons que l’Angleterre et les neutres peuvent se donner à eux-mêmes ; ils en ont d’autres a présenter au gouvernement prussien. Admettons que ses succès continuent ; même au plus haut de ses espérances, il ne compte pas prendre Paris et Metz avant deux mois et en sacrifiant moins de cent mille hommes. Une fois au Louvre et à l’Hôtel de Ville, les Prussiens trouveront-ils devant eux ce quelqu’un qui manque aujourd’hui et sans lequel il n’y a point do traité valable ou même possible ? Huit ou dix membres du Gouvernement provisoire, captifs à Paris, auront-ils qualité pour conclure, et leur état de prisonniers leur donnera-t-il une autorité que libres ils n’ont pas et ne peuvent avoir ? Ainsi même après la capitulation de Paris, la guerre se prolonge ; les Prussiens se donnent la tâche de poursuivre le gouvernement qui siège à Tours, de prendre Bourges, Lyon, Bennes, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Marseille, soixante-dix départements ; nous sommes au premier janvier, c’est une campagne en plein hiver, il reste à vaincre deux ou trois cent mille hommes et il s’agit d’occuper toute la France. — Poussons les choses à bout, toute la France est occupée, les Prussiens n’ont plus à faire qu’à des guérillas. La question demeure toujours la même. Avec qui vont-ils traiter ? Admettons par impossible qu’une Assemblée constituante se réunisse au Palais législatif ou que l’Empereur déchu rentre aux Tuileries sous la menace ou la protection de leurs baïonnettes. Est-ce là un gouvernement autorisé ? Quelqu’un croit-il qu’il puisse tenir ce qu’il promettra ? Y a-t-il un adversaire qui ose se fier à sa signature ? Y aura-t-il un Français qui se sente engagé par ses engagements ? Un pareil traité serait-il autre chose qu’une trêve sans durée précise, à terme arbitraire, moins qu’un armistice ? C’est donc à la guerre qu’il conduit, à la guerre indéfinie. Ainsi la Prusse, en poussant la France à bout, s’est mise avec la France dans une impasse ; nulle issue pour l’une ni pour l’autre ; mais dans l’intérêt de l’une comme de l’autre, il faut une issue, et le seul moyen d’en ouvrir une, c’est que le vainqueur s’effaçant à demi, pour un instant, laisse le vaincu changer d’attitude et fournir à tous les deux un passage commun. Ce passage est l’armistice tel qu’on l’a défini, l’armistice qui sans rien préjuger permette la libre et universelle élection d’une Constituante, ayant qualité et autorité pour engager à demeure le peuple entier qu’elle représentera et qui l’aura choisie. Il est dans les intérêts du Gouvernement prussien d’en laisser convoquer une ; car on ne se bat que pour obtenir une certaine chose et on ne l’obtient pas, tant qu’on n’a point devant soi quelqu’un, assemblée, monarque, gouvernement régulier qui puisse effectivement la concéder. Appuyés de tels motifs, au nom de l’intérêt prussien et persuadés par leur propre intérêt, l’Angleterre et les neutres peuvent parler ferme ; c’est quelque chose que l’insistance de l’Europe entière, surtout quand l’Europe a pour elle l’humanité, le bon sens, l’opinion, et que, pour résister à ses sollicitations, elle ne trouve contre elle que la violence aveugle d’un parti militaire. Nous espérons que dans son entremise elle ira jusqu’au bout. L’homme de sang-froid qui voit une rixe sur le grand chemin laisse d’abord les adversaires se battre ; mais si l’un d’eux terrassé et meurtri entraîne avec lui son ennemi dans une fondrière et si l’autre s’acharne au risque de rouler lui-même dans le trou sanglant, les passants qui ont un peu de cœur et de raison s’arrêtent, s’émeuvent, s’inquiètent, refusent de demeurer muets et immobiles. Ils exhortent le vainqueur d’abord d’une voix calme, puis avec véhémence, en haussant le ton à mesure que le péril croit ; et à la fin, si le furieux s’obstine, ils ont le droit d’intervenir de la main comme de la voix.
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« les différents systèmes d’administration locale et centrale appliqués chez les principales nations depuis le xviie siècle. »La commune, le canton, l’arrondissement, le département, avec leurs magistrats et leurs conseils élus ou nommés par le pouvoir central, voilà les subdivisions et les pouvoirs en France, et il est utile de les comparer membre à membre à leurs correspondants d’Angleterre, d’Amérique, de Prusse, d’Italie et d’Espagne, en considérant tour à tour dans chaque pays la dimension des groupes locaux, leur degré de liberté et d’initiative ; les attributions de chaque pouvoir, le mode d’élection, la façon d’assurer la responsabilité des autorités diverses, les habitudes et les traits de caractère national qui font marcher dans un pays une machine destinée à l’immobilité dans un autre. Si la Belgique est un pays libre, si l’Italie, dans ces derniers temps, a pu traverser des secousses si rudes, cela tient en grande partie à leur antique organisation municipale. Il est très bon de songer à décentraliser la France ; mais, pour concevoir les conditions du problème, il faut au préalable savoir exactement, outre l’état des pays dans lesquels la centralisation est moindre, l’histoire détaillée de notre administration locale et centrale en 1791, sous le Directoire, sous le premier Empire, sous la Restauration, sous le roi Louis-Philippe et jusqu’à nos jours. Pour achever l’étude des grands organes sociaux, il reste à faire un cours sur l’armée ; celui-là a pour titre Histoire comparée de l’organisation militaire chez les principaux peuples depuis Frédéric II. Les différents modes du recrutement volontaire ou obligatoire, par conscriptions partielles ou totales, l’ordre de mobilisation des classes, l’éducation du soldat et de l’officier, l’adaptation de l’armement et de la discipline aux progrès de l’art militaire, ce sont là des matières qui exigent un homme spécial. Un pareil cours aura égard à ses auditeurs ; il a pour but, non de former des officiers, mais de fournir à des citoyens les moyens d’avoir une opinion dans les questions militaires. Si désormais, en France, tout le monde doit être soldat, il est bon que, librement et après enquête, chacun soit convaincu qu’il doit l’être. L’organisation de l’armée en Allemagne est aujourd’hui la question qui nous intéresse le plus. Il nous importe aussi de savoir comment s’est improvisée et a vécu l’armée en Amérique, cc que valaient en 1702 et en 1703 les premières levées de la République française, à quoi mène l’élection des officiers par les soldats, ce que peuvent des institutions qui, comme celles de la Russie, de l’Angleterre, ou des Confins militaires en Autriche, font de l’homme un soldat pour vingt ans, pour toute la vie, parfois de père en fils, ce que comporte le caractère de chaque nation ou le degré de civilisation de chaque pays. Tout cela aboutit à l’Etude comparée des constitutions politiques en vigueur depuis la fondation de la République américaine en 1776. Plusieurs parties du sujet ont été exposées par M. de Laboulaye au Collège de France ; nous avons dans les ouvrages de M. de Tocqueville la meilleure description de l’Ancien régime chez nous et de la république démocratique aux États-Unis. Il s’agit de réunir ces études éparses pour en faire un corps. Presque tous les États depuis cent ans sont gouvernés par deux Chambres et par un président, roi ou empereur. Exposer dans les différents pays les attributions de chaque pouvoir, les modes d’élection des députés, la composition de la Chambre basse et de la Chambre haute, les raisons qui ont soutenu ou fait tomber l’édifice, l’appropriation complète ou insuffisante de chaque édifice au caractère et à la position de ses habitants, éclairer l’histoire de nos dix Constitutions fragiles par le contraste des Constitutions analogues qui ont subsisté, examiner le gouvernement parlementaire en Belgique, en Hollande, en Italie, en Suède, en Angleterre, aux États-Unis, ce sont là autant d’études capables de modérer notre manie de fabriquer à la volée une Constitution parfaite et noire habitude de mettre à bas, au nom d’un principe abstrait, celle que nous avons. Les neuf cours précédents ne sont guère que des exposés de faits et des résumés de l’expérience ; le dernier fera le récit des utopies et des projets, car ces projets et ces utopies sont aussi des forces ; il sera l’Histoire des théories contemporaines relatives à l’organisation des sociétés, et marquera l’influence de ces théories sur la société moderne. Il est bon de connaître ses adversaires, leur mobile, leur principe et leur puissance. Depuis Babeuf jusqu’à Saint-Simon et Fourier, depuis Proudhon, Louis Blanc et Cabet jusqu’à l’Internationale, plusieurs sortes de milléniums ont été construits sur le papier, et nous savons quels ravages ils font dans des cerveaux incultes conduits par des cerveaux demi-cultivés. Si la religion vient les consacrer, ils peuvent aboutira des constructions effectives, quoique partielles et peu durables ; les sectes fanatiques de la Russie, les Mormons et les perfectionnistes des États-Unis montrent quel est le mobile nécessaire pour les édifier. — A côté des rêveries, les théories soutenables ou du moins discutables fournissent, le complément du cours ; nous n’en manquons pas. Depuis celles de M. de Bonald et du comte de Maistre, de Benjamin Constant et de M. de Laboulaye, de M. de Broglie, de M. Guizot, de M. Paradol et de M. Le Play, la monarchie paternelle et absolutiste, le régime de la liberté complète, le système constitutionnel avec toutes ses variétés et toutes ses nuances, ont trouvé des apologistes et des réformateurs conséquents, ingénieux, savants, et dont les idées méritent d’être exposées avec détail. Ici encore renseignement doit être surtout historique ; il ne s’agit point de professer une doctrine, mais do faire connaître des doctrines, et le premier devoir du maître est de ramener son cours à n’être qu’une source d’informations. Telles sont les vues d’ensemble d’après lesquelles a été conçue l’École des Sciences politiques. Des conférences, ou cours accessoires, devront s’y adjoindre ; à mon sens, il en est une entre autres dont on ne peut se passer et qui aura pour objet l’histoire comparée de renseignement public chez les principaux peuples de l’Europe, notamment en Allemagne et en France. Parfois un voyageur qui aura étudié avec les yeux quelques portions de la vie d’un peuple étranger, un savant spécial qui pourra parler sur quelques questions actuelles et importantes, sera invité à faire deux ou trois leçons. — Dans les cours eux-mêmes, les maîtres s’attacheront surtout à fournir des cadres, à indiquer les sources, à suggérer les recherches, à enseigner l’art de travailler et de trouver. Je ne pense pas que les auditeurs manquent ; sur trois mille étudiants en droit à Paris, on en compte dix-sept cents qui, ayant de l’aisance ou de la fortune, considèrent leurs études comme un complément d’éducation et ne veulent point devenir hommes de loi ; ils ont du loisir, surtout pendant les deux premières années, et sans doute beaucoup d’entre eux, au lieu de prendre au hasard une opinion politique, voudront apprendre avant de croire et savoir avant de parler. — Les cours dureront deux ans ; chacun d’eux se composera de vingt leçons environ, en tout cent leçons par an ; c’est assez et ce n’est pas trop. Voilà le cadre préalable ; au reste, un enseignement qui a pour fondement l’expérience consultera lui-même l’expérience pour se développer s’il en a besoin. — Les professeurs sont désignés et ont accepté. — Notez surtout que l’École est libre, sans aucune attache, fondée et soutenue entièrement par des souscriptions privées, et que, de compte fait, la somme nécessaire à son entretien annuel est modique : mille souscripteurs suffiront ; notre pays ne mériterait pas grande estime s’il ne s’y trouvait pas mille personnes disposées à donner quelques louis par an pour fonder l’instruction politique. — En ce moment, c’est au gouvernement que nous nous adressons, pour lui demander, non de l’argent, mais l’autorisation que la loi exige, pour obtenir de lui la permission de nous instruire de nos affaires, pour remplir de faits, de chiffres et de documents les têtes qui, si elles restent vides, ne logeront que l’indifférence ou les utopies, pour étudier sérieusement et silencieusement, sans aucun drapeau à notre porte, hors du bruit de la rue et des préjugés des partis. Les noms les plus honorables servent de répondants à l’entreprise, et je ne compte pas parmi les moindres celui de l’homme désintéressé, dévoué, vraiment libéral et vraiment français, dont le zélé » le patriotisme, le tact délicat, le talent d’organisation, l’esprit actif et modéré, ont commencé, conduit et poussé presque à terme une œuvre aussi utile A la science qu’à son pays.
« Ce n’est pas votre gueux de Louis-Philippe qui nous aurait donné de la rente à 67 francs. »— Après la guerre de 1859, en Italie, un paysan des environs de Paris approuvait l’expédition, et, pour toute raison, disait :
« Oui, oui, on a bien fait de montrer que les Français sont encore des hommes. »— Après le coup d’Etat, des cultivateurs me répétaient dans les Ardennes : a Louis-Napoléon est très riche, c’est lui qui va payer le gouvernement ; il n’y aura plus d’impôts. » — Aux environs de Tours, l’année dernière, des villageois voulaient passer sans payer sur les ponts à péage et monter en première classe au prix des troisièmes.
« Puisque nous sommes en république, nous avons le droit de faire ce qui nous plaît ; il n’y aura plus de gendarmes. »— Je viens de lire la correspondance de vingt-cinq à trente préfets de 1814 à 1830 ; l’ignorance et la crédulité des populations rurales sont étonnantes. Au moment de l’expédition d’Espagne, des maires viennent demander au préfet du Loiret s’il est vrai que les alliés vont traverser le pays pour aller en Espagne et laisser en France une nouvelle armée d’occupation. Pendant plusieurs années, dans plusieurs départements, au mois de mars, on croit fermement que Napoléon arrive à Brest avec 400 000 Américains, ou à Toulon avec 400 000 Turcs. — En maint endroit vous trouveriez encore des villageois qui se défient obstinément des nobles et les soupçonnent de vouloir rétablir les droits féodaux ; l’assassinat de M. de Moneyis et quantité de paroles prononcées l’an dernier dans les campagnes ont prouvé que, dans beaucoup de cerveaux, il n’y a guère plus de lumières en 1870 qu’en 1815. — J’ai entre les mains un paquet de lettres et suppliques écrites au préfet, à l’ingénieur, aux principaux administrateurs d’un département de l’Est par de petits propriétaires de campagne, par des pompiers, par des boutiquiers de village : on n’imagine pas un pareil état d’esprit, un tel ahurissement, une si grande difficulté à penser et à raisonner, un vide si parfait de notions générales, une telle incapacité à comprendre les droits des particuliers ou les intérêts du public. Ce sont encore des sujets, non plus sous un roi, mais sous un maître anonyme. Ils savent qu’il y a quelque part, bien loin, une grande chose puissante, le gouvernement, et qu’il faut lui obéir, parce quelle est puissante ; autrement gare l’amende, les gendarmes et la prison ! Sans doute, elle est utile, puisque les gendarmes arrêtent lus malfaiteurs, et que les cantonniers bouchent les trous des routes : Mais surtout et avant tout elle est redoutable ; les petits sont sous sa main toujours et en cent façons, par le percepteur, par le maire, par l’agent voyer, par le sous-inspecteur des forêts, par le commissaire de police, par le garde champêtre, par les commis des droits réunis, pour percer une porte, abattre un arbre, bâtir un hangar, ouvrir une échoppe, transporter une pièce de vin. Qu’une loi soit promulguée, qu’un arrêté soit rendu, qu’un fonctionnaire soit remplacé, l’auteur est toujours cet être abstrait, indéterminé, lointain, dont ils n’ont aucune idée nette, le gouvernement. —
« On ordonne ceci. On ordonne cela. »— Cet on si vague est leur vrai souverain ; ils le subissent ou l’acceptent comme le froid en hiver ou, le chaud en été, comme un je ne sais quoi fatal, supérieur, établi de temps immémorial et sur lequel ils n’ont pas de prise. Renversé, rétabli, remplacé, renouvelé, peu leur importe ; pour eux il est toujours à peu près le même. Le maire sait qu’à la ville, dans un bel appartement, est un monsieur digne, en habit brodé, qui le reçoit deux ou trois fois par an, lui parle avec autorité et condescendance, et souvent lui fait des questions embarrassantes. Mais, quand ce monsieur s’en va, il y en a un autre a sa place, tout pareil, avec le même habit, et le maire, de retour au logis, dit avec satisfaction :
« Monsieur le préfet m’a toujours conservé sa bienveillance, quoiqu’on l’ait déjà changé plusieurs fois. »
« mécaniques d’enjôleurs », tout comme le papier timbré de l’huissier ou l’avertissement du percepteur, arrangées exprès pour extraire l’argent des poches. Ils sont sur leurs gardes ; ils ont été tant de fois trompés ! — Dans leur esprit soupçonneux, précautionné, toujours en éveil contre les artifices de la parole, il y a quelque chose du fellah, de l’ancien taillable, du pauvre homme opprimé qui, au siècle dernier, par crainte du collecteur, se donnait exprès l’air misérable, laissait sa masure en ruines, cachait ses provisions dans un silo, et couvait anxieusement le petit-pot enfoui ou ses pièces de douze sous venaient une à une faire un tas. Quoique enrichi et propriétaire, le campagnard est toujours le fils de ce vieux corvéable. Il croit difficilement à la bienveillance, aux services gratuits d’un homme d´une autre classe ; dans un village de l’Est, où les habitants vivent de pommes de terre, j’ai vu un manufacturier bienfaisant vendre, au prix coûtant, pendant une année de disette, du riz qu’il faisait venir exprès d’Amérique ; les paysans lui disaient en achetant :
« Dame, monsieur, nous aimons autant vous faire gagner qu’un autre ». — Ils vivent entre eux ; par rapport aux autres classes, ils sont isolés. Nous n’avons pas de vie publique en France ; sauf le ridicule comice agricole qu’a décrit M. Flaubert12, le paysan, le bourgeois, le noble, chacun reste chez soi, et ne communique qu’avec ses pareils ; nous ne savons pas nous associer et nous rassembler par des sociétés de chant, de tir de pigeons, comme en Belgique et en Suisse, par des manifestations, des meetings, des ligues politiques, économiques ou morales, comme en Amérique et en Angleterre. — D’ailleurs entre le paysan, parent de la glèbe, marié à la terre, et l’homme cultivé, la distance est si grande, qu’elle fait presque un abîme. Dans un village, à douze lieues de Paris, ils demandent au principal propriétaire, comment il peut perdre tout son temps à lire. Il faudrait un George Sand pour traduire nos idées dans leur langue. Idées et langue, rien ne nous est commun ; nos phrases générales, notre littérature de citadins n’entrent pas dans leurs têtes ; elles restent arrêtées au seuil, sans pouvoir franchir un grand vide que rien n’a encore comblé ; nous n’avons pas, comme en Angleterre ou en Allemagne, la poésie populaire13 et le protestantisme pour servir de pont. — Par toutes ces causes, le cercle où se meut l’esprit du villageois est d’une étroitesse extrême. Non seulement l’idée des intérêts généraux lui manque, mais encore il n’a ni renseignements, ni opinion sur les hommes qui vivent au-delà de son horizon restreint.
« J’avais les deux billets dans ma poche ; mais, ma foi ! bonnet blanc, blanc bonnet, c’était pour moi la même chose, et j’ai pris le premier venu ». — Un autre, à peu de distance de Paris, répondait à un de mes amis :
« Je ne connaissais ni l’un ni l’autre ; alors, des deux, j’ai pris le bulletin qui m’allait le mieux à l’œil ». C’était la forme des lettres qui l’avait décidé ; quant au nom qu’il avait préféré, il ne se le rappelait plus, mais il savait encore l’autre, parce qu’il avait gardé le bulletin dans sa poche. — Un troisième veut savoir quel est le bon bulletin ; on le lui dit, il va le mettre dans l’urne ; le lendemain, on lui demande ce qu’il a fait de l’autre :
« Oh ! je l’ai donné à Pierre, qui est un mauvais gars ; il a voté avec, c’est bienfait, il le mérite ». — Naturellement, sur des gens si peu éclairés, si mal informés, si incapables d’avoir une préférence véritable, les mauvais moyens ont tout leur effet. — Nous savons tous comment tes élections se sont faites pendant vingt ans. Le gouvernement lâchait sur l’électeur toute la troupe de ses fonctionnaires, maires, juges de paix, et jusqu’aux gardes champêtres, aux cantonniers, aux facteurs ruraux ; les gens allaient à l’urne poussés comme des moutons, d’autant plus qu’on leur montrait là toute ta pâture qu’ils pouvaient souhaiter : subventions à l’église, établissement d’un pont, d’un embranchement de chemin de fer, etc. En outre, le candidat riche payait un bavard déclassé, un orateur de cabaret dans chaque commune ; celui-là faisait boire et racolait des votes, à grands coups d’éloquence appropriée. Aussi l’élection coûtait 10 000 francs au candidat, souvent 30 000, 40000 et jusqu’à 100 000, les rastels, les mâts de Cocagne pavoisés, les fêtes et tombolas dans un parc, les fournitures d’un équipement neuf et d’une musique aux pompiers sont choses très dispendieuses ; mais ce charlatanisme grossier est efficace. — De ce genre est aujourd’hui la propagande des radicaux. Un déclamateur à tète chaude, quelque sournois à figure de fouine (j’en ai vu) vient de la ville et leur jure qu’il est du peuple, que tout sera pour le peuple, qu’il n’y aura plus de maîtres, que tous les impôts seront payés par les riches, etc. Le pauvre Prévost-Paradol, avant de partir pour l’Amérique, écrivait à un ami qui, pour devenir député en France, il fallait être un homme du gouvernement ou posséder une terre de quarante mille livres de rente, ou descendre jusqu’aux déclamations et aux affiliations démagogiques. — Ainsi mené, assourdi, séduit, le campagnard, comme un cheval surmené, finit par prendre le mors entre ses dents et reste immobile ; habitué, comme il l’est, à juger des choses par leurs effets utiles, à se défier de la prévoyance humaine, à subir la domination des grandes forces aveugles qui nourrissent ou tuent sa récolte, il arrive à considérer ceux qui l’invitent à choisir son gouvernement, du même œil que ceux qui lui proposeraient de régler les saisons une fois pour toutes. Probablement, il se dit à lui-même quand, n’ayant point d’avis sur les gens, il essaye, par hasard, d’avoir un avis sur les choses : —
« L’Empire, c’était bien ; nous vendions nos denrées deux fois plus cher ; et, pendant vingt ans, les partageux n’ont pas osé souffler. Mais ce n’était pas son oncle ; il a bien mal fait la guerre, il a mis les Prussiens chez nous ; nous voilà ruinés par sa faute ; et puis il est dehors et on dit qu’il est ramolli. — Les Orléans, c’était bien aussi ; ils n’étaient pas méchants, et on a eu la paix ; mais les bourgeois étaient maîtres, et on leur donnait toutes les places. — Henri V, c’est un roi pour les curés et les seigneurs. Les nobles se sont bien battus l’an dernier ; mais s’ils veulent ravoir les droits féodaux et faire la guerre pour le pape…. ? — La république ! on nous promet tout, c’est peut-être trop. Je prendrais de bon cœur ma part du gros domaine qui est là-bas ; mais, si on partage aussi mon champ, gagnerai-je au change ? D’ailleurs cela ferait bien du désordre, et, parmi les rouges qui nous prêchent au cabaret, il y a trop de fainéants, de propres à rien, sauf à crier et à boire. J’ai payé les 45 centimes à la république de 1848 ; j’ai bien peur de payer beaucoup à celle-ci ; pourtant, en ce moment, elle ressemble aux anciens gouvernements ; elle n’est pas trop mauvaise. »— Tel est, je crois, son idée secrète, ou, plus exactement, son instinct. Au fond, si l’on parvenait à exprimer les répugnances vagues et les velléités informes qui flottent dans son esprit trouble, je suis persuadé que le gouvernement de son choix serait
« le gouvernement des gendarmes », à une seule condition, c’est que les gendarmes fussent braves gens et pas trop durs au pauvre monde. En fait de régime, il accepte celui qui existe, et notamment la république présente, non par amour, mais par crainte de pis ; voilà son poids dans la balance politique. Mais, si on lui demande de voter, de choisir entre des candidats qu’il ne connaît pas, il se défie ; il est averti par son expérience ; il se souvient des calamités récentes auxquelles a conduit son vote ; il aime mieux ne pas s’engager, il refuse de se déranger. — C’est ce qui vient d’arriver aux élections et il est à craindre que le dégoût électoral ne se propage. Il est possible que le suffrage direct en France aboutisse dans deux ans à des urnes aux trois quarts vides. L’électeur ne voudra plus tourner la machine, et sa raison secrète sera qu’après dix épreuves il en a trouvé la poignée trop haute et trop lourde pour sa main.
« Je vous dois une loi juste, et vous n’êtes pas traités selon la justice, lorsque, appelés à donner votre confiance, vous êtes forcés de choisir entre des gens que vous ne connaissez pas. À présent, vous les connaîtrez, et vous ne donnerez votre confiance qu’avec certitude. Désormais, dans chaque commune, cent électeurs du premier degré nommeront un électeur du second degré. Je ne limite pas votre choix ; quel que soit votre élu, riche, pauvre, noble, bourgeois, ouvrier, paysan, cela vous regarde. Je n’exige de lui aucune preuve, aucun degré de fortune ou d’éducation ; je n’exclus que les faillis et les gens condamnés par les tribunaux ; à vous de choisir, où vous le trouverez, l’homme le plus honnête, le mieux informé, le plus capable. Voilà pour les campagnes, les bourgs et les petites villes. — Pour les villes moyennes et grandes, chaque quartier nommera ses électeurs, de la même façon qu’une commune ordinaire. — Tous ces électeurs élus se trouveront, à un jour marqué, au chef-lieu d’arrondissement. Là, pendant trois jours, au nombre d’environ deux cents, ils causeront entre eux et avec leurs amis, ils s’assembleront plusieurs fois dans une grande salle pour écouter les candidats et les interroger. Le troisième jour, ils nommeront le député, et reviendront, chacun dans sa commune, pour vous dire, à l’amiable, les raisons de leur choix. »— Y a-t-il, là-dedans, un privilège pour une classe ? Mais un duc académicien y est traité sur le même pied qu’un manœuvre, et l’envie égalitaire la plus aigre n’y peut trouver une faveur pour personne. — Quelqu’un pourra-t-il soupçonner une pareille loi d’être hostile au peuple, et arrangée en défiance du grand nombre ? Mais c’est justement pour le peuple, pour le grand nombre qu’elle est faite, et ceux qui la décrient, au nom de ce qu’ils nomment emphatiquement les principes, prouvent par cela même qu’ils sacrifient le peuple vivant, les travailleurs, les pauvres, à une théorie usée, à une phrase de livre, à un pur jeu de logique et d’abstractions. En effet, suivons les conséquences. Ce suffrage à deux degrés est si bien conforme à la nature des choses qu’en fait il existe aujourd’hui chez nous ; sans lui, le suffrage direct, tel que nous l’avons depuis vingt ans, ne fonctionnerait pas. — Car d’abord l’électeur rural, et, en général, l’électeur ordinaire, a suivi pendant tout l’empire l’impulsion du sous-préfet et du maire ; ainsi, c’est le sous-préfet, le maire et surtout l’empereur qui, sous l’empire, ont été effectivement les électeurs du second degré. Toutes les fois que le gouvernement interviendra par une candidature officielle ou par une préférence avouée, il en sera de même. Aussi bien, des électeurs du second degré sont tellement nécessaires qu’aujourd’hui, dans les campagnes, nombre de gens se plaignent, disant que, puisque le gouvernement ne leur indique plus le bon candidat, ils ne savent pour qui voter. Mais à présent nous répugnons tous à cette usurpation du gouvernement ; il n’est pas un libéral qui n’aspire à s’en passer et ne loue M. Thiers qui s’en abstient. Voilà donc la direction officielle tout à fait mise à l’écart. — À sa place que reste-t-il ? Je connais à quelques lieues de Paris une commune où, au mois de juillet dernier, l’élection s’est faite à quatre degrés. Vingt journalistes de Paris, réunis en comité, avaient dressé la liste de l’Union de la presse parisienne ; un habitant de la commune alla chercher les bulletins de cette liste et la fit adopter au maire, aux membres du conseil municipal, aux plus anciens du village assemblés un soir chez lui ; ceux-ci la distribuèrent aux autres électeurs ; et sur 146 votants la liste eut 130 voix ; il y eut donc là trois sortes d’intermédiaires et quatre degrés de suffrage bien comptés. Qu’on le sache ou qu’on l’ignore, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en irrite, il y en a toujours au moins deux. — Seulement, quand ils ne sont point établis par la loi, quand les habitants ne sont pas appelés publiquement à faire un choix exprès, l’électeur du second degré est de mauvaise espèce. — Tantôt il est l’agent électoral d’un candidat riche qui lui donne de l’argent pour faire boire : en ce cas c’est un homme acheté, sans conscience » une créature qui se remua pour gagner quelques écus ou obtenir une place, et qui travaille par des intrigues de clocher ou des excitations de cabaret. — Tantôt il est expédié par un club de la ville, comité anonyme où des têtes chaudes, des esprits gâtés par une demi-culture, des rêveurs à principes, des avocats et des médecins sans clientèle, une foule de brouillons et de déclassés, se vengent de leur avortement irrémédiable en rebâtissant la société sur le papier ; en ce cas, c’est un politicien de bas étage qui, de village en village, vient attiser la guerre sociale et racoler des voix pour le Robespierre futur du chef-lieu. — L’élection faite, le premier rentre chez lui et le second retourne à la ville ; le tour est joué, aucun n’est responsable. Tout s’est passé en conciliabules, en buvettes, sous le manteau de la cheminée ; ils n’étaient point des mandataires, ils n’ont point de compte à rendre. — Voilà comment, sous le suffrage direct, les choses se passent, et c’est merveille qu’à travers des intermédiaires si trompeurs, le bon sens public aboutisse encore à des choix passables ou à peu près bons. Au contraire, admettons que la loi nous appelle à choisir nous-mêmes ces intermédiaires. — Tout est public ; le grand jour luit sur l’élection et sur les candidats. L’électeur n’est plus livré aux insinuations, au charlatanisme ; le futur député n’a plus besoin de parader dans la rue, avec une voiture pavoisée ; l’émissaire de la ville n’est pas reçu à décrier ou exalter tel ou tel de la commune. Ces mauvais moyens, efficaces quand l’électeur doit opter entre deux inconnus, sont faibles quand il doit choisir entre des hommes de sa paroisse. Il n’a rien à apprendre des courtiers d’élection ; il en sait plus qu’eux, et son opinion, fondée sur son expérience personnelle, est tenace. Il juge donc par lui-même, et choisit ses électeurs du second degré en connaissance de cause, à peu près comme son conseil municipal. Quels seront-ils ? — Très probablement les mêmes ou presque les mêmes que les membres du conseil municipal, c’est-à-dire des gens choisis entre les plus capables, les plus honnêtes et les plus anciens de la commune. — Je dis les mêmes ou presque les mêmes ; car il semble que le mandat, étant différent, introduira dans les choix quelque différence. Il est à croire que, dans les villages, les bourgs et même dans les petites villes, les électeurs auront un peu moins égard à l’ancienneté de la résidence, à la possession de biens au soleil, et un peu plus égard à l’éducation, à l’habitude de fréquenter le chef-lieu et la capitale, à tous les indices d’après lesquels ils reconnaissent dans un homme une instruction plus variée, une plus grande aptitude politique, et la possession d’un horizon plus étendu. — Dans le village dont je parlais tout à l’heure, l’habitant qui a fait adopter la liste de l’Union parisienne n’était établi que depuis un an ; on ne l’eut pas nommé au conseil municipal. Mais il était le seul qui allât fréquemment à Paris ; lui seul avait un avis motivé et pouvait fournir des renseignements précis sur les candidats de la liste ; à cause de cela, et d’un consentement unanime, il a fait l’office d’électeur du second degré. — Je pense donc que le groupe des électeurs ainsi élus pourra différer du conseil municipal par le nom de quelques membres ; qu’on y verra en moins deux ou trois fermiers et vieux habitants, en plus deux ou trois hommes de la classe cultivée, un juge de paix, un notaire, un médecin ; dans plusieurs villages de Bretagne, le curé ; çà et là le maître d’école, souvent le propriétaire riche, qui réside plusieurs mois, ou quelque capitaine retraité ; dans les villes petites et moyennes, outre les fabricants, les commerçants et les rentiers, un banquier, un ingénieur, un président du tribunal, un publiciste estimé, bref une proportion aussi grande de probité et de bon sens, et une proportion plus grande d’information et d’intelligence. — Conduisons ces élus au chef-lieu d’arrondissement ; ils y retrouvent ceux du chef-lieu lui-même. Non seulement, tous ensemble, ils sont l’élite du district, et les plus capables de bien choisir, mais encore, n’étant que deux cents, ils peuvent raisonner par groupes, s’éclairer les uns les autres. En outre, ils font une assemblée naturelle. — Dès lors, ce n’est plus par des professions de foi affichées, chefs-d’œuvre d’emphase et de vague, que les candidats doivent s’expliquer ; ils sont tenus de comparaître en personne, de parler eux-mêmes, de quitter les lieux communs, de répondre à des interrogations précises, d’engager d’avance leur opinion sur des mesures prochaines, sur des lois imminentes. La parole est bien moins menteuse que l’écriture ; car alors on voit l’homme, on écoute son accent, on devine d’instinct s’il est hâbleur, on n’a pas de peine à savoir s’il est ignorant ou borné. Devant une pareille assemblée bien des candidats officiels de l’empire auraient balbutié ou succombé. — Mais le plus grand des avantages, c’est que voilà un meeting tout fait, une véritable réunion politique à l’anglaise ou à l’américaine, grave, modérée, ayant un but déterminé, peu disposé à souffrir les déclamations de carrefour, c’est-à-dire une école de politique sérieuse, de discussion libre, d’informations mutuelles et d’esprit public. Tout cela nous manque en France et cette lacune est encore plus grave que celle de l’instruction primaire ; car, s’il est mauvais que dans la maison paternelle l’enfant ne sache pas lire, il est pire que dans la vie publique l’adulte ne sache pas raisonner. — Grâce au suffrage à deux degrés, les électeurs élus font leur apprentissage, et certainement il n’y en aura pas un qui quitte le chef-lieu sans en rapporter une provision plus grosse d’idées et de faits. Il revient donc dans sa commune, et là, dans les conversations, en s’expliquant sur le compte des candidats entre lesquels il a choisi, il communique aux gens quelque chose de ce qu’il vient d’apprendre. — Notez qu’il est tenu de s’expliquer et même d’agir conformément à ses explications. En effet, ici la corruption, telle qu’on l’a reprochée aux électeurs de la monarchie de Juillet, n’est guère à craindre. Le nôtre n’est pas comme eux un électeur né, un mandataire par droit de fortune, irresponsable ; autour de lui se trouvent ceux qui l’ont choisi. Les villageois, les habitants des bourgs et des petites villes sont jaloux, très éveillés sur les profits de leurs voisins ; sans nul doute, si le vote de l’électeur élu lui attire quelque faveur, si le gouvernement, par l’entremise du député, lui donne, pour lui ou pour les siens, quelque place, on le saura ; tout se sait en province ; l’envie y va jusqu’à la calomnie. Il est donc forcé d’être intègre ; sinon, à l’élection suivante, on ne le chargera plus d’aller choisir le député. — Grâce à cette âpre surveillance et à cette répression infaillible, il est probable que les électeurs élus feront honnêtement leur office, et qu’en outre, dans tous les entretiens privés, dans une quantité de conférences demi-publiques, ils devront donner les raisons de leur vote, faire la biographie du candidat, raconter ses réponses, rappeler ses promesses, résumer de leur mieux la discussion. Dès lors nous pouvons, sans trop de témérité, prévoir sur toute la surface du pays une multitude de conversations et presque d’enseignements politiques. Il peut se faire que, dans le grand ennui de la vie de province, les questions ainsi présentées attirent et occupent ce nombre infini d’esprits qui parcourent le cercle vide du commérage. On aura ainsi organisé la vie politique par la hiérarchie locale, légale, naturelle et spontanée des informations et des intelligences, et l’on aura les avantages des clubs sans en avoir les inconvénient. — Songeons-y bien : le suffrage universel et direct, tel que nous l’avons, est une armée de pionniers, dans laquelle on ne trouve encore que des manœuvres et des ingénieurs en chef. Tout le corps intermédiaire manque, conducteurs, piqueurs, sergents d’escouade. Le manœuvre est trop loin de ses chefs, il ne les connaît pas, il marche en aveugle, avec ses pareils, en troupeau, lorsqu’il est poussé. Il n’agit pas de cœur et de volonté, il n’a pas de confiance. Pour qu’il ait confiance, laissons-lui désigner ses sous-officiers, son petit état-major secondaire et local. Ces sous-officiers sont à sa portée, il les montre du doigt. Une fois qu’il les aura adoptés, il les suivra, et la cohue, qui se précipite, se disperse ou s’arrête à la moindre alarme, deviendra un corps intelligent, qui marche en bon ordre vers un but qu’il se propose et qu’il atteint.
« Il suffit, dit encore Tocqueville, que la volonté populaire passe à travers une assemblée choisie, pour s’y élaborer en quelque sorte et en sortir revêtue de formes plus nobles et plus belles. Les hommes ainsi élus représentent toujours exactement la majorité de la nation qui gouverne ; mais ils ne représentent que les pensées élevées qui ont cours au milieu d’elle, a les instincts généreux qui l’animent, et non les petites passions qui souvent l’agitent, et les vices qui la déshonorent….Je ne ferai pas difficulté de l’avouer ; je vois dans le double degré électoral le seul moyen de mettre l’usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes du peuple. Ceux qui espèrent faire de ce moyen l’arme exclusive d’un parti, et ceux qui le craignent, me paraissent tomber dans une égale erreur14. »On n’a indiqué ici que l’idée générale de la réforme ; c’est qu’on n’avait point la prétention de rédiger une loi. Il est un autre principe dont on a évité de parler, pour ne point compliquer la question, celui qui propose la représentation des minorités. Le lecteur le trouvera expliqué dans un ouvrage récent, de M. Ernest Naville15. Tel que M. Naville le présente, il ne semble pas approprié à la majorité des électeurs français. Mais on pourrait l’employer en partie, et notamment pour le choix des électeurs du second degré, soit que le conseil municipal les fournisse, soit qu’on les nomme à part. Contre le suffrage universel à deux degrés, je n’ai recueilli que deux objections : 1°
« Les gazettes radicales diront au peuple qu’on lui vole son droit. »— Si elles le disent, ce sera faux ; car la loi dont il s’agit ne confère de privilège à aucune classe et n’est faite que dans l’intérêt du plus grand nombre. 2°
« Les ouvriers des grandes villes seront mécontents. »S’ils le sont, cela sera fâcheux, mais, à moins que le gouvernement ne se sente très faible, il n’importe ; car ils ne sont qu’une minorité, environ un contre neuf, et iront pas le droit d’imposer leurs préférences aux neuf autres.
Th. Ribot. L’Hérédité
« Toutes les formes de l’activité mentale sont transmissibles : instincts, facultés perceptives, imagination, aptitude aux beaux-arts, raison, aptitude aux sciences et aux études abstraites, sentiments, passions, énergie du caractère ; et les formes morbides aussi bien que les autres : folie, hallucination, idiotie. »— De là plusieurs conséquences importantes et des vues à longue portée sur l’histoire humaine ; car la persistance des aptitudes et tendances léguées y joue un rôle prépondérant. La ténacité du caractère héréditaire et transmis explique les obstacles qui empêchent telle civilisation, telle religion, tel groupe d’habitudes mentales et morales de se greffer sur une souche différente ou sauvage. De jeunes Chinois adoptés en bas âge par la Société des Missions, élevés en Europe, retournent en Chine, très résolus à propager la religion chrétienne ;
« à peine débarqués, l’esprit de leur race les ressaisit ; ils oublient leurs promesses, perdent leurs croyances chrétiennes ; on dirait qu’ils n’ont jamais quitté la Chine. »Aux Philippines, un petit noir de trois ans, enlevé dans une battue, élevé par un Américain, conduit à New-York, Paris et Londres, était devenu un gentleman, parlait le français, l’anglais, l’espagnol, ne chaussait que de fines bottes vernies. De retour à Manille, il disparut ; un naturaliste allemand le retrouva quelques années après parmi les petits noirs de la montagne. En Australie, des indigènes qu’on avait pris à la mamelle, nourris dans les écoles, instruits dans les mathématiques et les humanités, se sont enfuis à vingt ans pour aller vivre nus avec leurs anciens camarades, marauder, vagabonder et manger des lézards crus. L’instinct primitif, en vain recouvert par notre vernis, fait éruption, comme chez les petites hirondelles qui, mises en cage au sortir de, l’œuf, se brisent les ailes contre leurs barreaux quand arrive la saison du grand vol et de l’émigration. — Voilà une des plus grandes forces historiques, et elle est d’autant plus efficace que chaque peuple, par la sélection qu’il pratique sur lui-même, travaille incessamment à l’augmenter, en refusant l’existence ou le développement aux individus dont le caractère s’accorde pas avec le sien. On peut admettre que, dans une nation livrée à elle-même, les traits nationaux tendent à s’approfondir, et que, partant, le caractère national tend à s’exagérer.
« Par une suite de supplices et de persécutions, dit Galton, la nation espagnole a été vidée de libres-penseurs, à raison de 1000 personnes par an pour les trois siècles entre 1471 et 1781, une moyenne de 100 personnes ayant été exécutées, et de 900 emprisonnées chaque année durant cette période. Pendant ces trois siècles, il y a eu 32 000 personnes brûlées, 17 000 brûlées en effigie (la plupart sont mortes en prison ou ont quitté l’Espagne), et 291 000 condamnées à la prison ou à d’autres peines. Il est impossible qu’une nation résiste à une politique pareille sans qu’elle amène une grave détérioration de la race ; elle a eu pour résultat notable la formation de la race inintelligente et superstitieuse de l’Espagne moderne. »— La France porte au cœur une plaie moindre, mais analogue ; sans la Saint-Barthélemy et la révocation de l’édit de Nantes, nous aurions aujourd’hui le gouvernement parlementaire libéral et régulier. D’une façon générale, il faut poser que toute grande amputation, toute destruction ou expulsion, celle de l’aristocratie en 1793, comme celle des protestants en 1685, est funeste, non seulement parce qu’elle ôte à l’arbre une de ses branches, mais encore parce que la sève, manquant d’un de ses écoulements naturels, va s’engorger et moisir dans le reste de l’économie. La morale de ceci est qu’il faut tolérer nos adversaires, vivre avec eux, profiter de leur opposition, les regarder dans le corps social comme des organes aussi essentiels que nous-mêmes. — D’autres conséquences non moins curieuses portent une vive lumière sur le développement de l’humanité. Car l’hérédité transmet non seulement le fonds primitif, mais encore les acquisitions ultérieures l’Européen aujourd’hui
« possède vingt ou trente pouces cubes de cerveau de plus que le Papou. »On a mesuré une collection de crânes parisiens du xiie siècle et vérifié que leur capacité moyenne, comparée à celle des crânes contemporains, était à peu près comme quarante à quarante et un. Ce quarantième de capacité ajouté au vase indique le perfectionnement du contenu. Si aujourd’hui l’enfant d’un Européen naît doux et civilisé d’avance, au lieu d’être poussé par une force irrésistible à se sauver dans les bois comme le négrito des Philippines, ou à vivre, comme le gitano, en vagabond et en voleur, c’est que, par un progrès insensible, les habitudes raisonnables et sociables accumulées par les générations antérieures se sont emmagasinées dans l’organisme et sont aujourd’hui innées dans les descendants. Voilà comment
« il arrive que, de sauvages, incapables de compter le nombre de leurs doigts et qui parlent une langue où il n’y a que des noms et des verbes, sortent à la longue nos Newton et nos Shakespeare. »Ainsi chaque vie intelligente ou vertueuse ajoute un petit accroissement aux bons instincts ou aux belles facultés de l’humanité future, comme une torche qui, ayant brillé, laisse après elle une pincée de cendres pour fertiliser le champ qu’elle a d’abord éclairé et réchauffé ; c’est ce monceau de cendres qui, grossi de siècle en siècle, fournit la substance aux pensées vraies comme aux actions nobles, et, par degrés, change en une riche moisson la maigre récolte des anciens jours. — On aurait de la peine à prétendre qu’une théorie qui conduit à ces conclusions soit immorale ; on l’a prétendu cependant, ou du moins on a feint de le craindre. C’est un honneur pour la philosophie contemporaine que de n’avoir point cette crainte. M. Ribot s’est fié à la science, et la science aboutit à la morale, en ne cherchant que la vérité.
Th. Ribot, Bain, Herbert Spencer
« un phénomène cérébral ». —
« Ce monde tout entier, avec l’immensité de l’espace dans lequel le Tout est contenu et l’immensité du temps dans lequel le Tout se meut, avec la prodigieuse variété des choses qui remplissent l’espace et le temps, ce monde cesserait d’exister si les cerveaux ne pullulaient sans cesse, pareils à des champignons, pour recevoir l’univers prêt à sombrer dans le néant, et se renvoyer entre eux, comme un ballon, cette grande image identique en tout, dont ils expriment l’identité par le mot d’objet. »Voilà d’étranges et grandioses spéculations ; on y est conduit assez vite lorsqu’on admet avec Kant que le temps et l’espace n’existent pas en dehors de notre esprit, et ne sont en soi que des formes imposées à nos impressions par la courbure particulière et inexplicable du miroir intérieur que nous appelons notre intelligence. Sans doute, la plupart des lecteurs ne verront dans cette théorie que le roman d’un fou. Si elle est un roman, elle n’est pas celui d’un fou, mais d’un très grand esprit, d’un génie très compréhensif et très hardi : qu’on l’appelle hypothèse, je le veux bien ; mais la théorie contraire, celle que nous acceptons avec tout le monde, est aussi une hypothèse ; seulement elle est moins compliquée et s’adapte plus aisément aux phénomènes ; plus commode et plus simple, nous n’avons pas d’autre raison pour la préférer. Pareillement, si les savants, amateurs de science positive, reprochent aux philosophes de perdre leur temps à ces rêveries creuses, nous dirons qu’elles ne sont pas si creuses. Des géomètres récents ont construit une géométrie en supposant que le Postulatum d’Euclide est faux, et ils sont arrivés à des théorèmes non seulement nouveaux, mais utiles. D’autres imaginent et expriment par des équations un espace qui, au lieu d’avoir trois dimensions comme le nôtre, en a quatre, cinq, six, ou un plus grand nombre. D’autres composent avec des éléments analytiques des surfaces géométriquement irréalisables et contradictoires, dans lesquelles ils constatent des groupes enchaînés de propriétés inconnues. Cette excursion dans l’imaginaire rend un double service. D’abord, comme M. de Talleyrand le disait de la théologie, elle donne de la subtilité à l’esprit ; il n’y a pas d’exercice plus fortifiant ; on en sort muni de méthodes et tout préparé pour les sciences particulières. Aujourd’hui, par exemple, dans presque tous les livres d’histoire écrits en allemand, on reconnaît l’influence lointaine ou prochaine de Hegel ; c’est à son école, directement ou indirectement, que les auteurs de tant de doctes manuels ont appris à classer, à généraliser, à concevoir les époques historiques comme des moments, à chercher les causes intérieures, le développement spontané, le devenir incessant des choses. — D’autre part, il n’y a pas d’étude qui nous fasse mieux sentir nos limites et introduise plus efficacement dans nos habitudes mentales la dose modérée de scepticisine sans laquelle on court toujours risque d’être un dogmatique intempérant et intolérant, c’est-à-dire un sot ; car on y apprend très vite que ce que nous appelons une vérité indubitable est seulement une vérité très probable ; que notre idée de nous-mêmes et des autres choses n’est qu’une hypothèse vraisemblable, bien faite, utile pour guider nos prévisions, la meilleure entre toutes celles qui se sont présentées jusqu’ici, mais peut-être insuffisante et provisoire, en tout cas destinée à céder la place à une autre lorsque de nouveaux faits observés, des mesures plus exactes, des rapprochements inattendus viendront élargir et rectifier nos conceptions. De toutes ces hypothèses, la plus récente, la plus considérable, la mieux accommodée à l’ensemble des sciences contemporaines est celle de M. Herbert Spencer. On en verra les grandes lignes dans les Principes de psychologie, que nous annonçons, et dans ses Premiers Principes, traduits par M. Cazelles. A la vérité, le lecteur aura besoin de faire effort. MM. Ribot et Espinas ont traduit trop littéralement ; nombre de mois ne sont pas français et beaucoup de constructions sont à peine françaises ; on ne peut guère comprendre ce volume qu’en l’étudiant paragraphe à paragraphe et la plume à la main. M. Ribot, qui expose clairement et qui est un disciple si zélé d’Herbert Spencer, devrait bien repenser à sa façon, et dans les cadres de notre langue, la doctrine de son maître, ajouter un volume d’exposition à ses deux volumes de traduction. Alors Herbert Spencer trouverait chez nous, outre des admirateurs pour le respecter, des lecteurs pour le goûter. Quoi qu’il en soit, même sous cette forme brute, l’ouvrage est d’un grand prix. Laissons de côté dans Herbert Spencer la partie faible et arriérée, c’est-à-dire l’hypothèse scolastique d’une substance inconnaissable ; le reste est aussi neuf que fécond. Il a le rare mérite d’étendre à l’ensemble des phénomènes, à l’histoire entière de la nature et de l’esprit, les deux conceptions maîtresses qui, depuis trente ans, renouvellent les sciences positives : l’une, qui est celle de Mayer et de Joule, sur la conservation de la force ; l’autre, qui est celle de Darwin, sur la sélection naturelle. Un certain effet étant donné, par exemple l’élévation d’un kilogramme A un mètre de hauteur, si cet effet périt, si ce kilogramme tombe d’un mètre, l’effet détruit est remplacé par un second effet équivalent au premier, à tel point que, si l’on recueille exactement tout le second, on peut reproduire exactement tout le premier sans déchet ni surplus. Cette quantité d’effet, toujours la même sous ses différentes formes et à travers ses différents sièges, est la vraie substance des êtres, la portion indestructible et cachée qui dure sous tous les changements, et que le changement n’atteint pas. A présent, dans un ordre quelconque d’existence, prenez des choses homogènes, toutes semblables les unes aux autres, et supposez qu’en un point seulement, par une cause ou par une autre, une différence, aussi légère qu’on voudra, s’introduise, et qu’une des portions du tout cesse d’être absolument semblable aux autres portions. Voilà tous les principes d’Herbert Spencer. Par une série de déductions et de conjectures qui sont des applications plus hardies de la loi de Darwin, il montre très ingénieusement, avec beaucoup de vraisemblance, que cette petite différence en produira d’autres, que les différences iront s’accumulant, que l’ensemble homogène deviendra, de plus en plus hétérogène ; qu’il s’organisera, que son organisation, toujours plus compliquée, comprendra des organes de plus en plus spéciaux, que, par un progrès insensible et forcé, on verra se superposer dans le monde les étages successifs de la vie, de la sensation et de la pensée. Il est vrai qu’un pareil procédé philosophique a des inconvénients. A mesure que, par cette construction, on pose un étage sur un étage, l’édifice devient plus chancelant ; on a échafaudé hypothèse sur hypothèse ; la première était à peu près solide, la dernière ne l’est plus du tout ; il y a là trop de matériaux douteux ; la fragilité de chaque assise est accrue de celle de toutes tes autres. Aussi bien, telle est l’impression du lecteur et peut-être même celle de l’auteur ; sans doute les choses ont pu se passer ainsi, mais elles ont pu se passer autrement ; voilà une voie naturelle par laquelle la vie a pu se former, mais il y en a peut-être d’autres à côté, non moins naturelles ; la vérification décisive manque ; il faudrait le calcul ou des expériences spéciales pour la fournir ; la loi qui nous est présentée n’a rien d’analogue aux lois rigoureuses de Cuvier ou de Geoffroy-Saint-Hilaire ; elle ressemble plutôt aux cosmogonies de Buffon ou de Lamarck. Non qu’elle soit une œuvre de pure imagination déductive : l’auteur sait le détail des choses ; il est au courant des recherches les plus récentes de la science la plus scrupuleuse ; à chaque pas de sa construction, il s’y réfère, il en fait usage, il s’y accommode ; mais on voit qu’il est en quête d’une explication plutôt que d’une démonstration ; c’est pourquoi son livre ajoute peu aux sciences positives. Mais il ajoute beaucoup à l’esprit humain ; il ouvre des horizons, il suggère des aperçus, il réunit des groupes de faits séparés, il établit des ensembles. Des naturalistes et des physiologistes de profession liront avec profit la première et la cinquième partie de ce volume. Sur la structure, la genèse, les fonctions, la coordination du système nerveux, sur la liaison de l’action nerveuse et des phénomènes mentaux, il a des vues originales et compréhensives, capables de provoquer chez les savants spéciaux des recherches spéciales. Parfois même, par la seule vertu de l’analogie, il arrive à des conceptions qui, pour devenir des théories prouvées, n’ont plus besoin que de preuves. Bref, ses facultés et sa méthode sont celles du vrai philosophe, explorateur aux grandes enjambées et au long regard, qui devance les ingénieurs ordinaires pour leur indiquer la bonne route qu’il ne construit pas et qu’ils construiront16. M. Bain est un esprit d’une autre trempe, spécialiste plutôt que généralisateur, psychologue de goût et d’instinct, mais non métaphysicien, si ce n’est par occasion. De ces deux ouvrages que nous avons cités, le premier, l’Esprit et le Corps, est insuffisant ; non qu’il soit indigne de son auteur, mais il n’aurait pas dû entrer dans la collection de résumés complets et souvent profonds qui composent la Bibliothèque internationale. Une moitié est un hors-d’œuvre, une sorte de remplissage : c’est l’histoire assez superficielle des théories de l’âme. L’autre moitié n’est guère qu’une lecture de 143 pages, dans lesquelles un seul morceau17 est important ; le lecteur qui en resterait là ne mettrait pas M. Bain au rang qu’il mérite. L’autre ouvrage, au contraire, sur les Sens et l’Intelligence, est capital. M. Bain est un grand analyste, un parfait anatomiste de l’esprit, excellent pour disséquer avec précision et délicatesse tous les phénomènes mentaux, pour les suivre jusque dans leurs éléments, pour les recomposer avec exactitude et précaution, pour les classer méthodiquement selon leurs affinités naturelles. On peut ne pas accepter sa conclusion principale, douter que les procédés auxquels il ramène toutes les opérations mentales soient primitifs et essentiels, penser que l’association des idées et des émotions n’explique point tout dans notre machine intellectuelle, espérer qu’une autre division des phénomènes serait plus instructive et plus féconde en conséquences, il n’en est pas moins vrai que presque toutes ses théories particulières sont vraies, et que l’une d’elles au moins, nouvelle autant que solide, est de la plus haute importance : je veux parler de la manière dont il explique notre perception de l’étendue ; selon lut, cette perception a pour éléments primitifs nos sensations musculaires de locomotion. Le germe de la théorie était dans Brown, mais la théorie complète, avec tout le cortège des preuves, est de notre auteur ; on peut dire qu’il l’a mise hors de conteste. Voilà une découverte positive et définitive, qui est en même temps un service de premier ordre. Car, d’une part, elle coupe par la racine toute l’argumentation par laquelle les philosophies critiques, Kant et Schopenhauer, par exemple, essayent de nous persuader que l’étendue n’existe pas ; que cette idée est un simple produit de notre structure mentale ; que rien en dehors de nous ne correspond à notre idée de l’espace. Et, d’autre part, elle dissipe complètement les ténèbres que les philosophes spiritualistes, Reid et Royer-Collard, par exemple, amoncelaient à l’origine de nos connaissances, disant qu’entre la sensation et l’étendue on ne peut concevoir rien de commun, que si la première provoque en nous la perception de la seconde, c’est par un mystère impénétrable, qu’en psychologie comme ailleurs il faut admettre l’incompréhensible et finir par la foi. A notre avis, les plus grandes controverses philosophiques peuvent être terminées de la même façon et par les mêmes moyens ; la psychologie y suffit, j’entends la psychologie expérimentale, celle qui laisse de côté comme un vieux bagage inutile la question des forces, facultés, substances spirituelles et autres entités vides, et qui assure chacun de ses pas par le contrôle constant de la physiologie et de la pathologie. La science de l’esprit ne va point sans celle du système nerveux ; la science de l’esprit sain ne va point sans celle de l’esprit malade ; la Salpêtrière et l’amphithéâtre de vivisection sont des succursales indispensables au cabinet du psychologue ; ajoutez-y l’histoire des animaux et des diverses races humaines, par suite l’histoire de l’intelligence et des instincts. L’esprit n’est point une monade isolée, mais la plus haute fleur d’un grand arbre aux milliers de branches ; pour comprendre la fleur, il faut connaître l’arbre. Telle est la méthode contemporaine, la culture nouvelle appliquée au champ si longtemps stérile où l’on ne voyait pousser que des chardons scolaires ; en contemplant dans nos auteurs anglais la première récolte qu’elle donne ! on jugera quelles moissons elle peut faire lever.
« Ce pauvre enfant ! il nous croit bien en colère ! »— L’idée d’être dupe le révolta ; il se jura de réprimer une sensibilité si humiliante, et tint parole. Memneso apistein
« souviens-toi d’être en défiance », telle fut sa devise. Etre en garde contre l’expansion, l’entraînement et l’enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même, n’être dupe ni d’autrui ni de soi, agir décrire comme en la présence perpétuelle d’un spectateur indifférent et railleur, être soi-même ce spectateur, voilà le trait de plus en plus fort qui s’est gravé dans son caractère, pour laisser une empreinte dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre et de son talent19. Il a vécu en amateur : on ne peut guère vivre autrement quand on a la disposition critique ; à force de retourner la tapisserie, on finit par la voir habituellement à l’envers. En ce cas, au lieu de personnages beaux et bien posés, on contemple des bouts de ficelle ; il est difficile alors d’entrer avec abnégation et comme ouvrier dans une oeuvre commune, d’appartenir même au parti que l’on sert, même à l’école que l’on préfère, même à la science qu’on cultive, même à l’art où l’on excelle ; si parfois on descend en volontaire dans la mêlée, le plus souvent on se tient à part. Il eut de bonne heure quelque aisance, puis un emploi commode et intéressant, l’inspection des monuments historiques, puis une place au Sénat et des habitudes à la cour. Aux monuments historiques, il fut compétent, actif et utile ; au Sénat, il eut le bon goût d’être le plus souvent absent ou muet ; à la cour, il avait son indépendance et son franc-parler. Voyager, étudier, regarder, se promener à travers les hommes et les choses, telle a été son occupation ; ses attaches officielles ne le gênaient pas. D’ailleurs, un homme d’autant d’esprit se fait respecter quand même ; son ironie transperce les mieux cuirassés. — Il faut voir avec quelle désinvolture il la manie, jusqu’à la tourner contre lui-même, et faire coup double. Un jour, à Biarritz, il avait lu une de ses Nouvelles devant l’impératrice. Peu après ma lecture, je reçois la visite d’un homme de la police, se disant envoyé par la grande-duchesse.
« Qu’y a-t-il pour votre service ? — Je viens, de la part de Son Altesse Impériale, vous prier de venir ce soir chez elle avec votre roman. — Quel roman ? — Celui que vous avez lu l’autre jour à Sa Majesté. — Je répondis que j’avais l’honneur d’être le bouffon de Sa Majesté et que je ne pouvais aller travailler en ville sans sa permission, et je courus tout de suite lui raconter la chose. Je m’attendais qu’il en résulterait au moins une guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié que, non seulement on m’autorisât, mais encore qu’on me priât d’aller le soir chez la grande-duchesse, à qui on avait donné le policeman comme factotum. Cependant, pour me soulager, j’écrivis à la grande-duchesse une lettre d’assez bonne encre. »Cette lettre
« d’assez bonne encre »serait une pièce curieuse, et je suis sûr qu’on ne lui a plus envoyé le factotum. — Quant aux corps constitués, il n’est guère possible de les aborder avec plus de sérieux extérieur et moins de déférence intime. Grave, digne, posé dans sa cravate, quand il faisait une visite académique ou improvisait un discours public, ses façons étaient irréprochables ; cependant, en sourdine, la serinette d’arrière-plan jouait un air comique qui tournait en ridicule l’orateur et les auditeurs.
« Le président des antiquaires s’est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole et a dit qu’il proposait de boire à ma santé, attendu que j’étais remarquable à trois points de vue, c’est à savoir : comme sénateur, comme « homme de lettres et comme savant. Il n’y avait que la table entre nous, et j’avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum….Le lendemain, j’ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était dit que j’avais parlé très éloquemment. J’ai fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en vain. »— Candidat à l’Académie des inscriptions, et conduit chez des érudits d’aspect redoutable, il écrivait au retour :
« Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d’un blaireau ? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu’ils n’y sont entrés, car c’est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d’un académicien, et je me vois in the mind’s eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n’ai pas encore été mordu cependant ; mais j’ai fait de drôles de rencontres. »Il fut reçu et eut, à côté des autres, son terrier archéologique. Mais on devine bien qu’il n’était pas d’humeur à se confiner dans celui-ci ni dans un autre ; tous ceux qu’il habita avaient plusieurs sorties. Il y avait en lui deux personnages : l’un qui, engagé dans la société, s’y acquittait correctement de la besogne obligée et de la parade convenable ; l’autre qui se tenait à côté ou au-dessus du premier, et d’un air narquois ou résigné le regardait faire. Pareillement il y avait en lui deux personnages dans les affaires de cœur. Le premier, l’homme naturel, était bon et même tendre. Nul n’a été plus loyal, plus sûr en amitié ; quand il avait une fois donné sa main, il ne la relirait plus. On le vit bien quand il défendit M. Libri contre tes juges et contre l’opinion ; c’était l’action d’un chevalier qui, à lui seul, combat une armée. Condamné à l’amende et conduit en prison, il ne prit point des airs de martyr, et mit autant de grâce à subir sa mésaventure qu’il avait mis de bravoure à la provoquer. Il n’en dit rien, sauf dans une préface, et encore en manière d’excuse, alléguant qu’il avait dû,
« au mois de juillet précédent, passer quinze jours dans un endroit où il n’était nullement incommodé du soleil et où il jouissait « d’un profond loisir. »Rien de plus ; c’est le sourire discret et fin du galant homme. — Outre cela, serviable, obligeant ; des gens qui le priaient de s’employer pour eux s’en allaient déconcertés par sa froide mine ; un mois après, il arrivait chez eux, ayant en poche la faveur demandée. Dans sa correspondance, il lui échappe un mot frappant que tous ses amis disent très vrai :
« Il m’arrive rarement de sacrifier les autres à moi-même, et, quand cela m’arrive, j’en ai tous les remords possibles. »— A la fin de sa vie, on trouvait chez lui deux vieilles dames anglaises auxquelles il parlait peu, et dont il ne semblait pas se soucier beaucoup ; un de mes amis le vit les larmes aux yeux, parce que l’une d’elles était malade. Jamais il ne disait un mot de ses sentiments profonds ; voici une correspondance d’amour, puis d’amitié, qui a duré trente ans ; la dernière lettre est datée de son dernier jour, et l’on ne sait pas le nom de sa correspondante. Pour qui sait lire ces lettres, il y est gracieux, aimant, délicat, véritablement amoureux, et, qui le croirait ? poète parfois, ému jusqu’à devenir superstitieux, comme un Allemand lyrique. Cela est si étrange, qu’il faut citer presque tout. —
« Vous aviez été si longtemps sans m’écrire, que je commençais à être inquiet. Et puis j’étais tourmenté d’une idée saugrenue que je n’ai pas osé vous écrire. Je visitais les Arènes de Nîmes avec l’architecte du département, lorsque je vis à dix pas de moi un oiseau charmant, un peu plus gros qu’une mésange, le corps gris de lin, avec des ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement. J’interrompis l’architecte pour lui demander le nom de cet oiseau. C’est un grand chasseur, et il me dit qu’il n’en avait jamais vu de semblable. Je m’approchai, et l’oiseau ne s’envola que lorsque j’étais assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où j’allais, il semblait me suivre, car je l’ai trouvé à tous les étages de l’amphithéâtre. Il n’avait pas de compagnon, et son vol était sans bruit comme celui d’un oiseau nocturne. Le lendemain, je retournai aux Arènes et je revis encore mon oiseau. J’avais apporté du pain que je lui jetai, mais il n’y toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant, à la forme de son bec, qu’il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu’il n’existait pas dans le pays d’oiseaux de celle espèce. Enfin, à la dernière visite que j’ai faite aux Arènes, j’ai rencontré mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu’il est entré avec moi dans un corridor étroit et sombre, où lui, oiseau du jour, n’aurait jamais dû se hasarder. Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari, sous la forme d’un oiseau, le jour de son assassinat, et l’idée me vint que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que j’ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où j’ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux. »— Voilà comment, même chez un sceptique, le cœur et l’imagination travaillent ; c’est une
« bêtise »; il n’en est pas moins vrai qu’il était sur le seuil du rêve et dans le grand chemin de l’amour20. Mais, à côté de l’amoureux, subsistait le critique, et le conflit des deux personnages dans le même homme produisait des effets singuliers. En pareil cas, il vaut peut-être mieux n’y pas voir trop clair.
« Savez-vous bien, disait La Fontaine, que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce que j’ai d’encens dans mon magasin. »C’est peut-être pour cela qu’il était si aimable. — Dans les lettres de Mérimée, les duretés pleuvent avec les douceurs :
« Je vous avouerai que vous m’avez paru fort embellie au physique, mais point au moral….Vous avez toujours la taille d’une sylphide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je n’en ai jamais vu d’aussi grands à Constantinople ni à Smyrne. Maintenant, voici le revers de la médaille : vous êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous êtes devenue, par-dessus le marché, hypocrite….Vous croyez que vous avez de l’orgueil ; j’en suis bien fâché, mais vous n’avez qu’une petite vanité bien digne d’une dévote. La mode est au sermon aujourd’hui. Y allez-vous ? Il ne vous manquait plus, que cela. »— Et un peu plus tard :
« Dans tout ce que vous dites et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un sentiment réel un convenu….Au reste, je respecte les convictions, même celles qui me paraissent le plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d’idées saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de vous ôter, puisque vous y tenez et que vous n’avez rien à mettre « à la place. »— Après deux mois de tendresses, de querelles et de rendez-vous, il conclut ainsi :
« Il me semble que tous les jours vous êtes plus égoïste. Dans « nous, vous ne cherchez jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus elle me paraît triste….Nous sommes si différents, qu’à peine pouvons-nous nous « comprendre. »Il paraît qu’il avait rencontré un caractère aussi rétif et aussi indépendant que le sien,
« a lioness, though tame »
, et il l’analyse. « C’est dommage que nous ne nous voyions pas le lendemain d’une querelle ; je suis sûr que nous serions parfaitement aimables l’un pour l’autre….Assurément, mon plus grand ennemi, ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c’est votre orgueil ; tout ce qui froisse cet orgueil vous révolte ; vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits détails. N’est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise votre main ? Vous êtes heureuse « alors, m’avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation, parce que votre orgueil se plaît à une démonstration d’humilité…. »— Quatre mois plus tard, et à distance, après une brouille plus forte :
« Vous êtes une de ces chilly women of the North, vous ne vivez que par la tête….Adieu, puisque nous ne pouvons être amis qu’à distance. Vieux l’un et l’autre, nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. »Puis sur un mot affectueux, il revient. — Mais l’opposition des caractères est toujours la même ; il ne peut souffrir qu’une femme soit femme :
« Rarement je vous accuse, sinon de ce manque de franchise qui me met dans une défiance presque continuelle avec vous, obligé que je suis de chercher toujours votre idée sous un déguisement….Pourquoi, après si longtemps que nous sommes ce que nous sommes l’un pour l’autre, êtes-vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de répondre à la question la plus simple ?… Entre votre tôle et votre cœur, je ne sais jamais qui l’emporte, vous ne le savez pas vous-même, mais vous donnez toujours raison à votre tête….S’il y a un tort de votre part, c’est assurément cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu’il y a de tendresse en vous. Le premier sentiment est au second, comme un colosse à un pygmée. Et cet orgueil n’est au fond qu’une variété de l’égoïsme. »Tout cela finit par une bonne et durable amitié. — Mais n’admirez-vous pas cette manière agréable de faire sa cour ? On se rencontrait au Louvre, à Versailles, dans les bois des environs ; on s’y promenait en tête à tête, en secret, longuement, même en janvier, plusieurs fois par semaine ; il admirait
« une radieuse physionomie, de fines attaches, une blanche main, de superbes cheveux noirs », une intelligence et une instruction dignes de la sienne, les grâces d’une beauté originale, les attraits d’une culture composite, les séductions d’une toilette et d’une coquetterie savantes ; il respirait le parfum exquis d’une éducation si choisie et d’une nature si raffinée qu’elles résumaient pour lui toute une
« civilisation »; bref, il était sous le charme. Au retour, l’observateur reprenait son office ; il démêlait le sens d’une réponse, d’un geste ; il se détachait de son sentiment pour juger un caractère ; il écrivait des vérités et des épigrammes, que le lendemain on lui rendait. Tel il fut dans sa vie, et tel on le retrouve dans ses livres. Il a écrit et étudié en amateur, passant d’un sujet à un autre, selon l’occasion et sa fantaisie, sans se donner à une science, sans se mettre au service d’une idée. — Ce n’était pas faute d’application ou de compétence. Au contraire, peu d’hommes ont été plus et mieux instruits. Il possédait six langues, avec leur littérature et leur histoire, l’italien, le grec, le latin, l’anglais, l’espagnol et le russe ; je crois qu’en outre il lisait l’allemand. De temps en temps une phrase dans su correspondance, une note dans ses livres, montre à quel point il avait poussé ces études. Il parlait calo, de manière à étonner les bohémiens d’Espagne. Il entendait les divers dialectes espagnols et déchiffrait les vieilles chartes catalanes. Il savait la métrique des vers anglais. Ceux-là seuls qui ont étudié une littérature entière, dans l’imprimé et dans le manuscrit, pendant les quatre ou cinq âges successifs de la langue, du style et de l’orthographe, peuvent apprécier ce qu’il faut de facilité et d’efforts pour savoir l’espagnol comme l’auteur de Don Pèdre, et le russe comme l’auteur des Cosaques et du Faux Démétrius. Il était naturellement doué pour les langues et en avait appris jusque dans l’âge mûr : vers la fin de sa vie, il devenait philologue et s’adonnait à Cannes, aux minutieuses études qui composent la grammaire comparée. — A cette connaissance des livres il avait ajouté celle des monuments ; ses rapports prouvent qu’il était devenu spécial pour ceux de la France ; il comprenait, non seulement l’effet, mais encore la technique de l’architecture. Il avait étudié chaque vieille église sur place, avec l’aide des meilleurs architectes ; sa mémoire locale était excellente et exercée : né dans une famille de peintres, il avait manié le pinceau et faisait bien l’aquarelle ; bref, en ceci comme en tout sujet, il était allé au fond des choses ayant l’horreur des phrases spécieuses, il n’écrivait qu’après avoir touché le détail probant. On trouverait difficilement une tête d’historien dans laquelle la collection préalable, bibliothèque et musée, soit si complète. — Ajoutez-y des dons encore plus rares, ceux qui permettent de faire revivre ces débris morts, je veux dire l’expérience de la vie et l’imagination lucide. Il avait beaucoup voyagé, deux fois en Grèce et en Orient, douze ou quinze fois en Angleterre, en Espagne et ailleurs, et partout il avait observé les mœurs, non seulement de la bonne compagnie, mais de la mauvaise.
« J’ai mangé plus d’une fois à la gamelle avec des gens qu’un Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre a le respect qu’il a pour son propre œil. J’ai bu à la même outre qu’un galérien. »Il avait vécu familièrement avec des gitanos et des toréadors. Il faisait des contes le soir à une assemblée de paysans et de paysannes de l’Ardèche. Un des endroits où il se trouvait le mieux à sa place, c’était dans une venta espagnole, avec
« des muletiers et des paysannes d’Andalousie ». Il cherchait des types frustes et intacts,
« par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l’espèce humaine », et formait dans sa mémoire une galerie de caractères vivants, la plus précieuse de toutes ; car les autres, celles des livres et des édifices, sont des coquilles jadis habitées, maintenant vides, dont on ne comprend la structure qu’en se figurant, d’après les espèces survivantes, les espèces qui ont vécu. Par une divination vive, exacte et prompte, il faisait cette reconstruction mentale. On voit par la Chronique de Charles IX, par les Débuts d’un aventurier, par le Théâtre de Clara Gazul, que tel est son procédé involontaire. Ses lectures aboutissent naturellement à la demi-vision de l’artiste, à la mise en scène, au roman qui ranime le passé. Avec tant d’acquis et des facultés si belles, il eût pu prendre dans l’histoire et dans l’art une place à la fois très grande et très haute ; il n’a pris qu’une place moyenne dans l’histoire, et une place haute, mais étroite, dans l’art. C’est qu’il se défiait, et que trop de défiance est nuisible. Pour obtenir d’une étude tout ce qu’elle peut donner, il faut, je crois, se donner tout entier à elle, l’épouser, ne pas la traiter comme une maîtresse avec qui l’on s’enferme deux ou trois ans, sauf à recommencer ensuite avec une autre. Pour produire tout ce dont il est capable, il faut que l’homme, ayant conçu quelque forme d’art, quelque méthode de science, bref, quelque idée générale, la trouve si belle qu’il la préfère à tout, notamment à lui-même, et l’adore comme une déesse qu’il est trop heureux de servir. Mérimée aussi pouvait s’éprendre et adorer ; mais, au bout d’un temps, le critique en lui se réveillait, jugeait la déesse, trouvait qu’elle n’était pas assez divine. Toutes nos méthodes de science, toutes nos formes d’art, toutes nos idées générales ont quelque endroit faible ; l’insuffisant, l’incertain, le convenu, le postiche y abondent ; il n’y a que l’illusion de l’amour qui puisse les trouver parfaites, et un sceptique n’est pas longtemps amoureux. Celui-ci mettait son lorgnon, et, dans la belle statue, démêlait le manque d’aplomb, la restauration fausse et spécieuse, l’attitude de mode : il se dégoûtait et s’en allait, non sans motifs. Il les indique en passant, ces motifs ; il voit ce qu’il y a de hasardé dans notre philosophie de l’histoire, ce qu’il y a d’inutile dans notre manie d’érudition, ce qu’il y a d’exagéré dans notre goût pour le pittoresque, ce qu’il y a d’insipide dans notre peinture du réel. Que les inventeurs et les badauds acceptent le système ou le style, par amour-propre ou par niaiserie ; pour lui, il s’en défend, ou, s’il ne s’en est pas défendu, il s’en repent.
« Vers l’an de grâce 1827, j’étais romantique. Nous disions aux classiques : Point de salut sans la couleur locale. Nous entendions par couleur locale ce qu’au xviie siècle on appelait les mœurs ; mais nous étions très fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. »Depuis, ayant fabriqué des poésies illyriennes que les savants d’outre-Rhin traduisirent d’un grand sérieux, il put se vanter d’avoir fait de la couleur locale.
« Mais le procédé était si simple, si facile, que j’en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que je pardonnai à Racine d’avoir policé les sauvages héros « de Sophocle et d’Euripide. »— Vers la fin de sa vie, il évitait de parti pris toutes les théories ; à ses yeux, elles n’étaient bonnes qu’à duper des philosophes ou à nourrir des professeurs : il n’acceptait et n’échangeait que des anecdotes, de petits faits d’observation, par exemple, en philologie, la date précise où l’on cesse de rencontrer dans le vieux français les deux cas survivants de la déclinaison latine. A force de vouloir la certitude, il desséchait la science et ne gardait de la plante que le bois sans les fleurs. — On ne peut expliquer autrement la froideur de ses essais historiques. Don Pèdre, les Cosaques, le Faux Démétrius, la Guerre sociale, la Conjuration de Catilina, études solides, complètes, bien appuyées, bien exposées, mais dont les personnages ne vivent pas ; très probablement, c’est qu’il n’a pas voulu les faire vivre. Car, dans un autre écrit, les Débuts d’un aventurier, reprenant son faux Démétrius, il a fait rentrer la sève dans la plante, en sorte qu’on peut la voir tour à tour sous les deux formes : terne et roide dans l’herbier historique, fraîche et verte dans l’œuvre d’art. Évidemment, quand il préparait dans cet herbier ses Espagnols du xive siècle ou les contemporains de Sylla, il les voyait par l’œil intérieur aussi nettement que son aventurier ; du moins cela ne lui était pas plus difficile ; mais il répugnait à nous les faire voir, n’admettant dans l’histoire que les détails prouvés, se refusant à nous donner ses divinations pour des faits authentiques, critique au détriment de son œuvre, rigoureux jusqu’à se retrancher la meilleure partie de lui-même et mettre son imagination sous l’interdit. Dans ses œuvres d’art, le critique domine encore, mais presque toujours avec un office utile, pour restreindre et diriger son talent, comme une source qu’on enferme dans un tuyau pour qu’elle jaillisse plus mince et plus serrée. Il avait, de naissance, plusieurs de ces talents que nul travail n’acquiert et que son maître Stendhal ne possédait pas : le don de la mise en scène, du dialogue, du comique, l’art de poser face à face deux personnages et de les rendre visibles au lecteur par le seul échange de leurs paroles. De plus, comme Stendhal, il savait les caractères et contait bien. Il soumit ces vives facultés à une discipline sévère, et, par un effort double, entreprit de leur faire rendre le plus d’œuvre avec le moins de matière. — Dès l’abord, il avait beaucoup goûté le théâtre espagnol, qui est tout nerf et tout action ; il en reprit les procédés, pour composer sous un faux nom de petites pièces d’un sens profond et d’intention moderne. Chose unique dans l’histoire littéraire, plusieurs de ces pastiches, l’Occasion, la Périchole, valent des originaux. — Nulle part la saillie des caractères n’est si nette et si forte que dans ses comédies. Dans les Mécontents et dans les Deux Héritages, chaque personnage, suivant un mot de Goethe, ressemble à ces montres parfaites, en cristal transparent, sur lesquelles on voit en même temps l’heure exacte et tout le jeu du mécanisme intérieur. Tous les détails portent et sont chargés de sens ; c’est le propre des grands peintres de dessiner en cinq ou six coups de crayon une figure qu’on n’oublie plus. Même dans des pièces moins réussies, par exemple dans les Espagnols en Danemark, il y a des personnages, le lieutenant Charles Leblanc et sa mère l’espionne, qui resteront à demeure dans la mémoire humaine. Au fond, si un sceptique aussi déterminé avait daigné avoir une esthétique, il aurait expliqué, je crois, que, pour un connaisseur de l’homme, chaque homme se réduit à trois ou quatre traits principaux, lesquels s’expriment complètement par cinq ou six actions significatives ; le reste est dérivé ou indifférent ; c’est temps perdu que de le montrer. Les lecteurs intelligents le devineront, et il ne faut écrire que pour les lecteurs intelligents ; laisser le bavardage aux bavards, ne prendre que l’essentiel, ne le traduire aux yeux que par des actions probantes, concentrer, abréger, résumer la vie, voilà le but de l’art. — Du moins, tel est le sien, et il l’atteint mieux encore dans ses récits que dans ses comédies ; car les exigences de la mise en scène et de l’effet comique ne surviennent pas pour grossir les traits, charger la vérité, mettre sur la figure vivante un masque de théâtre. L’écrivain, ayant moins d’obligations et plus de ressources, peut dessiner plus juste et moins appuyer. La plupart de ses Nouvelles sont des chefs-d’œuvre, et il est à croire qu’elles resteront classiques. Il y a de cela plusieurs raisons. D’abord, en fait, voici trente ou quarante ans qu’elles durent, et Carmen, l’Enlèvement de la redoute, Colomba, Matteo Falcone, l’Abbé Aubain, Arsène Guillot, la Vénus d’Ille, la Partie de trictrac, Tamango, même le Vase étrusque et la Double Méprise, presque tous ces petits édifices sont aussi intacts qu’aux premiers jours. C’est qu’ils sont bâtis en pierres choisies, non en stuc et autres matériaux de mode. Point de ces descriptions qui passent au bout do cinquante ans et qui nous ennuient tant aujourd’hui dans les romans de Walter Scott ; point de ces réflexions, dissertations, explications, que nous trouvons si longues dans les romans de Fielding ; rien que des faits, et les faits sont toujours instructifs ; d’autant plus qu’il n’y met que des faits importants, intelligibles même pour des hommes d’un autre pays et d’un autre siècle ; dans Balzac et dans Dickens, qui n’ont pas cette précaution, beaucoup de détails minutieux, locaux ou techniques, tomberont comme un enduit qui s’écaille, ou ne serviront qu’aux commentaires des commentateurs. — Autre chance de durée : ces romans sont courts ; le plus long n’a qu’un demi-volume, l’un d’eux, six pages ; tous sont clairs, bien composés, rassemblés autour d’une action simple et d’un effet unique. Or il faut songer que la postérité est une sorte d’étrangère, qu’elle n’a pas la complaisance des contemporains, qu’elle ne tolère pas les ennuyeux, qu’aujourd’hui peu de personnes supportent les huit volumes de Clarisse Harlowe, bref, que l’attention humaine surchargée finit toujours par faire faillite ; il est prudent, quand, après un siècle, on lui demande encore audience, de lui parler un style bref, net et plein. En outre, il est sage de lui dire des choses intéressantes et qui l’intéressent. Des choses intéressantes : cela exclut les événements trop plats ou trop bourgeois, les caractères trop effacés et trop ordinaires. Des choses qui l’intéressent : cela veut dire des situations et des passions assez durables pour qu’après cent ans elles soient encore de circonstance. Mérimée choisit des types francs, forts, originaux, sortes de médailles d’un haut relief et d’un métal dur, avec un cadre et des événements appropriés : le premier combat d’un officier, une vendetta corse, le dernier voyage d’un négrier, une défaillance de probité, l’exécution d’un fils par son père, une tragédie intime dans un salon moderne ; presque tous ses contes sont meurtriers, comme ceux de Bandello et des nouvellistes italiens, et en outre poignants par le sang-froid du récit, par la précision du trait, par la convergence savante des détails. Bien mieux, chacun d’eux, dans sa petite taille, est un document sur la nature humaine, un document complet et de longue portée, qu’un philosophe, un moraliste peut relire tous les ans sans l’épuiser. Plusieurs dissertations sur l’instinct primitif et sauvage, des traités savants, comme celui de Schopenhauer sur la métaphysique de l’amour et de la mort, ne valent pas les cent pages de Carmen. Le cierge d’Arsène Guillot résume beaucoup de volumes sur la religion du peuple et sur les vrais sentiments des courtisanes. Je ne sais pas de plus amère prédication contre les méprises de la crédulité ou de l’imagination que la Double Méprise et le Tase étrusque. Il est probable qu’en l’an 2000 on relira la Partie de trictrac, pour savoir ce qu’il en coûte de manquer une fois à l’honneur. — Remarquez enfin que l’auteur n’intervient point pour nous faire la leçon ; il s’abstient, nous laisse conclure ; même, de parti pris, il s’efface jusqu’à paraître absent ; les lecteurs futurs auront des égards pour un maître de maison si poli, si discret, si habile à faire les honneurs de son logis. Les bonnes manières plaisent toujours, et l’on ne peut rencontrer d’hôte mieux élevé. A la porte, il salue ses visiteurs, les introduit, puis se retire, les laissant libres de tout examiner et critiquer seuls ; il n’est pas importun, il ne se fait pas lui-même le cicerone de ses trésors ; jamais on ne le prendra en flagrant délit d’amour-propre. Il cache son savoir, au lieu de le montrer ; il semble, à l’écouter, que chacun aurait pu faire son livre. L’un est une anecdote qu’un de ses amis lui a contée et qu’il à aussitôt écrite. L’autre est
« un extrait »de ses lectures à travers Brantôme et d’Aubigné. S’il a fait les Débuts d’un aventurier, c’est qu’étant au frais malgré lui, pendant quinze jours, il n’avait rien de mieux à faire. Pour écrire la Guzla, la recette est simple : se procurer une statistique de l’Illyrie, le voyage de l’abbé Fortis, apprendre cinq ou six mots de slave. — Ce parti pris de ne pas se surfaire va jusqu’à l’affectation. Il a si peur de paraître pédant qu’il fuit jusque dans l’autre extrême, le ton dégagé, le sans-façon de l’homme du monde. Peut-être un jour sera-ce là son endroit vulnérable ; on se demandera si cette ironie perpétuelle n’est pas voulue, s’il a raison de plaisanter au plus fort de la tragédie, s’il ne se montre pas insensible par crainte du ridicule, si son ton aisé n’est pas l’effet de la contrainte, si le gentleman en lui n’a pas fait tort à l’auteur, s’il aimait assez son art. Plus d’une fois, notamment dans la Vénus d’Ille, il s’en est servi pour mystifier le lecteur. Ailleurs, dans Lokis 21, une idée saugrenue, à double entente, étrange de la part d’un esprit si distingué, gît au fond du conte, comme un crapaud dans un coffret sculpté. Il paraît qu’il trouvait du plaisir à voir des doigts de femme ouvrir le coffret, et qu’un joli visage bien effaré par le dégoût le faisait rire. Presque toujours il semble qu’il ait écrit par occasion, pour s’amuser, pour s’occuper, sans subir l’empire d’une idée, sans concevoir un grand ensemble, sans se subordonner à une œuvre. En ceci comme dans le reste, il était désenchanté, et à la fin on le trouve dégoûté. Le scepticisme produit la mélancolie. — A ce sujet, sa correspondance est triste ; sa santé défaillait peu à peu ; il hivernait régulièrement à Cannes, sentant que la vie le quittait ; il se soignait, se conservait ; c’est l’unique souci qui suive l’homme jusqu’au bout. Il allait tirer de l’arc par ordonnance de médecin, et peignait, pour se distraire, des vues du pays : tous les jours on le rencontrait dans la campagne, marchant en silence, avec ses deux Anglaises : l’une portait l’arc, l’autre la boîte aux aquarelles. Il tuait ainsi le temps et prenait patience. Il allait, par bonté d’âme, nourrir un chat dans une cabane écartée, à une demi lieue de distance ; il cherchait des mouches pour un lézard qu’il nourrissait : c’étaient là ses favoris. Quand le chemin de fer lui amenait un ami, il se ranimait, et sa conversation redevenait charmante ; ses lettres l’étaient toujours ; il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’esprit le plus original et le plus exquis. Mais le bonheur lui manquait ; il voyait l’avenir en noir, à peu près tel que nous l’avons aujourd’hui ; avant de clore les yeux, il eut la douleur d’assister à l’écroulement complet, et mourut le 25 septembre 1870. — Si l’on essaye de résumer son caractère et son talent, on trouvera, je pense, que, né avec un cœur très bon, doué d’un esprit supérieur, ayant vécu en galant homme, beaucoup travaillé, et produit quelques œuvres de premier ordre, il n’a pas pourtant tiré de lui-même tout le service qu’il pouvait rendre, ni atteint tout le bonheur auquel il pouvait aspirer. Par crainte d’être dupe, il s’est défié dans la vie, dans l’amour, dans la science, dans l’art22, et il a été dupe de sa défiance. On l’est toujours de quelque chose, et peut-être vaut-il mieux s’y résigner d’avance.
« de nouveaux êtres ajoutés à l’état civil »; on ne parle pas d’elles en conversation comme de personnages que l’on a fréquentés et avec qui l’on est en commerce intime ; elles n’ont pas cette intensité d’existence qui égale ou même dépasse l’existence réelle, mais elles sont d’un autre monde, plus aérien, plus lumineux, celui du désir et du rêve ; et elles ont le degré et le genre de solidité que comporte ce monde supérieur. Là aussi, les choses ont leurs lois, leurs attaches, leurs proportions et leur harmonie ; tout s’y tient comme dans une musique. Jamais l’écrivain n’altère ou n’omet ces liaisons secrètes : chez lui, rien ne détonne ; tout est d’accord, les personnages, l’action, le paysage, le style ; au bout d’un instant et pendant toute la durée du livre, on a le plaisir d’y croire ; on est bien dans son monde, on s’y repose de l’autre. On sait gré à l’artiste de l’illusion qu’il nous donne. Ce service est inappréciable, et j’ose dire que, depuis cinquante ans, nul écrivain ne nous l’a si bien rendu. Un autre mérite soutiendra son œuvre : c’est que tous ses livres ont pour fond une idée générale, une thèse philosophique, religieuse ou morale, un problème de cœur, de conscience ou d’éducation. Sous forme de récits et de dialogues, elle traitait des questions éternelles et composait une situation ou un personnage pour en faire sortir une interrogation et une réponse sur les plus grands intérêts de la vie humaine. Souvent même son roman a pour principe un doute de haute casuistique ou une recherche de psychologie supérieure ; par ce côté de son esprit, elle prend place à côté de Rousseau, son maître, au-dessus des moralistes ordinaires, qui ont formulé leurs observations en axiomes sans savoir, comme elle, les mettre en scène et en action. Non seulement ce sont là de grands sujets, et les seuls qui soient dignes d’occuper toujours l’attention des hommes, mais encore il n’y en a pas de plus dramatiques, car le vrai drame est toujours ‘celui qui se passe au dedans de nous. Les anxiétés d’un esprit qui cherche une croyance fixe, le passage douloureux d’une foi héréditaire à une conviction personnelle, les agitations d’un cœur qui ne peut se fixer que par une affection complète, la formation d’un talent, les tentations d’un caractère, et, d’une façon générale, les tâtonnements, les erreurs, les combats et le progrès d’une âme en quête de la justice, ou de l’amour, ou de la vérité, voilà des tragédies qui recommenceront toujours, et dont chacun de nous, dans son for intérieur a été le témoin en même temps que le héros ou la victime. Elles font la substance des œuvres littéraires qui durent, et c’est ce que nous oublions trop aujourd’hui. Il faut un thème général, une sorte de lien commun moral qui serve de matière au récit. Quand ce thème philosophique rencontre un personnage capable de le porter jusqu’au bout et de l’exprimer tout entier, le roman est de premier ordre ; c’est ainsi que M. Flaubert a fait Madame Bovary, un chef-d’œuvre. Mais ordinairement on dédaigne ces abstractions, on les rejette en disant qu’elles ne peuvent conduire qu’à des tirades. Et pourtant ce sont ces abstractions, ces tirades, qui rallieront autour des œuvres de George Sand l’attention permanente et sympathique, lorsque les copies minutieuses des peintres les plus habiles auront cessé d’être comprises ou ne seront plus que des documents pour les historiens. Mais avant tout, ce qui la met hors de pair, c’est le style. Le sien est comme un large fleuve qui coule à pleins bords. Personne, depuis les classiques des deux derniers siècles, n’a eu tant d’éloquence, et cette éloquence n’est jamais déplacée, car elle est le ton propre d’un artiste qui agile des thèses et, de parti pris, donne à tous ses personnages du génie ou du talent. Nulle part on ne rencontre un pareil courant, des plaidoyers plus persuasifs, des dialogues mieux suivis, des discussions si entraînantes, des morceaux de soixante lignes prononcés d’une haleine, des crescendo de passion et de logique où le souffle oratoire et enthousiaste ne faiblit pas un seul instant. Tel est aussi le mérite de ses descriptions et de ses récits. Tout coule de source, d’une source regorgeante et profonde, sans trouble, sans heurt, sans intermittences, et roule dans un lit naturel avec la limpidité d’une grande eau vive. Rien de forcé, de voulu, d’inégal ; tout est abondant, spontané et sain. Vers le milieu de sa carrière, elle s’était affranchie d’un reste de déclamation et ne songeait plus à la phrase ; probablement, c’est à ses romans champêtres et à ses études sur le style simple qu’elle doit cette réforme. Du même coup, elle avait découvert un genre exquis et nouveau. A mon sens, sauf la distance de la prose à la poésie, ses Nouvelles rustiques sont presque égales à l’Hermann et Dorothée de Gœthe. Pour le style, il est unique, aussi grec que celui de Gœthe, avec cette différence que les vers de Gœthe semblent imités d’Homère et que le récit de George Sand semble inspiré par Xénophon. Que l’on compare les dialogues des Économiques, de la Cyropédie, et ceux de la Petite Fadette ou des Maîtres Sonneurs, et l’on verra les analogies du vocabulaire, de la syntaxe et de la logique. Dans une civilisation comme la nôtre, sous une telle surcharge d’abstractions et de théories, au milieu d’une littérature si compliquée et si composite, cette création, cette rénovation de la langue primitive est un tour de force presque sans exemple, et, dans l’œuvre immense de George Sand, aucune œuvre ne donne une idée si haute de l’originalité de son génie et de la flexibilité de son esprit.
« Déracine en toi le désir », disent les bouddhistes ; on ne parvient au calme que par le renoncement. — A bien des égards, Gleyre était un bouddhiste ; sans éclat, sans étalage, avec les dehors et les façons d’un homme ordinaire, il pratiquait une philosophie supérieure dont il ne parlait pas.
« J’ai tout rêvé, écrivait-il, même un nom glorieux »; mais, par un détachement graduel, il avait supprimé en lui la plupart des besoins, des convoitises et des ambitions qui gouvernent la vie des autres hommes. — Il était indifférent au bien-être. Quand on montait chez lui, on le trouvait dans un logement de rapin pauvre. L’atelier était une sorte de grenier plein de poussière ; sa chambre à coucher, un réduit bas et obscur. Un petit lit étroit, deux ou trois mauvaises chaises, un poêle, un vieux fauteuil, une bibliothèque en bois blanc, un coucou de la Forêt-Noire, une table à modèle, des chevalets et des porte-feuilles, quelques plâtres, des murs nus, tout cela enfumé, terne et triste d’aspect, bref, un abri pour dormir et pour travailler, avec les outils indispensables, rien de plus ; pas un meuble précieux ou curieux, pas un de ces bibelots, armes, vases, étoffes, qui, chez la plupart des artistes, font de râtelier un petit musée et, dans les moments vides, amusent l’imagination lassée. Il ne se souciait ni d’amusement, ni de luxe, ni de confortable. Sobre comme un Arabe, il mangeait très peu, juste ce qu’il faut pour vivre, presque rien le matin ; le soir, il dînait dans un restaurant de deuxième ou troisième ordre. Pendant longtemps il avait couché sous le châssis de son atelier, sur un lit de camp couvert d’un tapis, exposé à tous les courants d’air, ce qui lui avait donné des rhumatismes. A dire vrai, il ne savait ni ne voulait se soigner ; cela lui paraissait pénible, humiliant. Obligé d’aller à Luchon pour sauver sa vue, il refusa d’abord, déclarant
« qu’il se sentait avili par la nécessité de prendre tant de soins pour conserver une vie à laquelle il ne tenait pas. »Il fallut, pour le décider, l’autorité de tous ses amis et la compagnie de M. Clément, qui partit avec lui, se fit son garde-malade. — Si, pour bien dîner, nous étions obligés chaque jour de passer trois heures dans la cuisine à éplucher les légumes et à tourner les sauces, nous renoncerions au dîner ; mieux vaudrait boire de l’eau et ne manger que du pain sec. Tel était Gleyre pour tous les détails de la vie corporelle ; il n’y donnait que le moins d’attention possible ; à ses yeux, c’était là une occupation de cuisinier, un tracas de ménage, un simple embarras. Pour diminuer la corvée, il se réduisait au strict nécessaire, et, allégé par son abstinence, il pouvait suivre sa pensée qui planait ailleurs. Quelques-uns renoncent à la jouissance, mais non à la possession, et l’on voit des hommes qui, très durs pour leur personne, sont très tendres pour leur argent. C’est souvent le cas chez ceux qui, comme Gleyre, étant nés pauvres, ont longtemps pâti, produisent péniblement, et ne sont arrivés que tard à l’aisance : un louis leur représente, même dans l’âge mûr, l’effort très grand qu’ils ont dû faire pour le gagner dans leur jeunesse. Gleyre ne s’est jamais souvenu de cet effort.
« Un grand peintre ? »disait sa portière quelques jours après sa mort,
« on le dit, je n’en sais rien ; mais un brave homme, oui. C’était une procession de pauvres toute la journée dans son escalier. »—
« Je ne l’ai jamais vu, écrit M. Nanteuil, renvoyer un mendiant sans lui rien donner ; à défaut d’argent, il donnait ses habits ; sans lui, X… (le critique) serait mort six ans plus tôt à l’hôpital ; tous les soirs, il lui glissait dans la main de quoi dîner. »Personne n’a moins tenu à l’argent, soit pour le garder, soit pour l’acquérir. En 1843, encore très gêné et gagnant juste de quoi vivre, on lui offrit de conduire le principal atelier de Paris, celui que David, Cros et Delaroche avaient dirigé tour à tour ; il accepta, mais à condition de ne pas recevoir un sou.
« Je me souviens, dit-il aux élèves, du temps où j’étais bien souvent forcé de me passer de dîner pour économiser les 25 ou 30 francs que je devais donner chaque mois au massier de M. Hersent ; je ne veux pas que, par ma faute, vous connaissiez ces misères. »Pendant vingt ans il vint, deux fois par semaine, donner aux jeunes gens ses leçons gratuites. En ceci, il était guidé non seulement par la générosité de son cœur, mais encore par une délicatesse de son esprit. Dans nos sociétés modernes, chacun étant confié à soi seul et livré à la concurrence de tous, toute œuvre, même la plus noble, est, par un de ses côtés, un produit d’industrie et un objet de trafic ; à un certain point de vue, le professeur devient un entrepositaire de science, l’artiste un fabricant de statues ou de tableaux ; en cette qualité, il doit se couvrir des frais et avances que comportent l’établissement, l’entretien, l’amortissement de son entrepôt ou de sa fabrique. — Gleyre ne pouvait se résigner à ce rôle d’industriel et de commerçant. Discuter avec le charlatan, l’allécher, le faire attendre, traiter avec les marchands de tableaux, être aussi tenace et aussi habile qu’eux pour se défendre contre eux, entrer dans leurs manœuvres, répondre à leurs procédés d’usurier par des procédés de charlatan, tout cela lui répugnait. À cinquante-sept ans, ayant toujours vécu comme un stoïcien, il n’avait pas mille francs d’avance. Il fallut qu’un de ses amis se proposât à lui, devint son homme d’affaires, se fit adresser les acheteurs ; cet ami, ayant dirigé de vastes travaux d’art, était expert et autorisé dans la matière ; d’ailleurs très franc, très décidé et grand admirateur de Gleyre, il put parler haut, relever les prix. D’autres firent de même, placèrent l’argent, et Gleyre acquit ainsi, sans le vouloir, sans y penser, la petite fortune qui lui assura l’indépendance et la sécurité pour ses vieux jours. Un homme d’esprit qui a longtemps manié les hommes me disait un jour, en manière de résumé, qu’il avait trouvé les intérêts moins intraitables que les amours-propres ; nous souhaitons l’admiration encore plus que l’argent, et cela est vrai surtout des artistes. Leur principal objet sera toujours l’approbation du public, puisqu’ils ne travaillent que pour lui. Ils ont besoin d’être loués, célébrés, et, pour qu’ils soient contents, il faut que leur nom, comme leur œuvre, soit étalé au grand jour. — Au contraire, l’étalage déplaisait à Gleyre ; tout ce qui eût ressemblé à une proclamation de son mérite le choquait et l’effarouchait. Non seulement il avait refusé la croix à plusieurs reprises ; mais à quarante-trois ans, en plein succès, il prit la résolution de ne plus exposer. A ce moment, il venait de finir les Bacchantes pour le roi don François d’Assise, et l’ambassadeur d’Espagne avait, de lui-même, envoyé la toile au Salon ; Gleyre la fit retirer à l’instant, et désormais ne parut plus devant le public. La génération qui entrait alors dans le monde ne le connut que par sa Barque du Luxembourg ; plusieurs même le croyaient mort. Jusqu’à la fin, il resta dans le demi jour où, volontairement, il s’était confiné. Aux sollicitations de ses amis, il répondait que l’Exposition est une cohue où, pour être vu, il faut tirer l’œil, et qu’il vaut mieux suivre son goût que celui du public. En vain on lui représentait que, par amour de ses idées, il devait les produire, qu’un tableau de sa main serait un enseignement, que beaucoup de jeunes gens et de critiques y trouveraient un modèle, ou du moins une indication, et peut-être un encouragement à bien juger et à bien faire. Il souriait silencieusement, et, si on le poussait un peu, avouait qu’il avait tort ; son parti était pris, il avait d’autres raisons, toutes personnelles. — Non seulement il lui répugnait d’être un sujet de controverse, de fournir matière au tapage de la discussion, au tintamarre des journaux, mais encore il avait vu le néant de la gloire, la façon dont elle se fabrique, les sources troubles ou artificielles du succès, la rareté des impressions vraies, l’autorité des coteries, l’indifférence ou l’incompétence de la foule, la partialité des peintres et des critiques, la puissance du scandale ou de la routine. Et, de fait, pour un artiste réfléchi, un petit mot dit à mi-voix, par un connaisseur qui a de l’âme et des yeux, est plus agréable qu’une ovation publique. Eu prolongeant la réflexion, on parvient même à se passer de ce petit mot. A quoi bon la louange, même méritée ? Elle n’ajoute rien à l’œuvre. Faire de son mieux, voilà, l’important ; le bruit qui s’élève alentour n’est qu’un accessoire.
« Vivre dans un coin avec un livre », disait un moine du Mont-Cassin.
« Vivre dans un coin avec une toile et un pinceau », pensait Gleyre. Il y a des moines laïques dans notre société contemporaine ; j’en ai connu deux ou trois, tous hommes éminents, d’un grand esprit, d’un noble caractère ; Gleyre en était, et, comme tous les moines croyants ou sceptiques, c’était à force d’épreuves et de dégoûts, de courses et de lassitudes sur la grande mer du monde, qu’il était arrivé à la quiétude triste et définitive dans laquelle il s’était ancré comme dans un port. Si l’on cherche en lui les origines de ce sentiment, il faut considérer son caractère autant que sa vie. — Né fier, délicat et très sensible, il avait tout ce qu’il faut pour souffrir ; enclin à se reployer sur lui-même, contemplatif et penseur autant que peintre, il n’avait rien de ce qu’il faut pour oublier. Il n’était pas uniquement préoccupé des formes et des couleurs, des dehors sensibles, de l’arrangement des lignes ; dans un homme et dans un pays, il apercevait aussi le dedans, le moral des choses ; comme son compatriote Léopold Robert, il s’examinait, il se jugeait, il jugeait la vie. Bref, il philosophait sur la condition humaine : rien n’attriste davantage. Pour être à peu près heureux, il faut subir le mal, quand il vient, comme un orage, puis penser à autre chose. Ainsi faisaient les artistes de la Renaissance, parmi des calamités bien pires que les nôtres ; ils considéraient le monde comme une matière à tableaux, peignaient beaucoup, raisonnaient peu, tâchaient de ne pas être tués, et, une fois échappés au péril, n’y songeaient plus. C’est la réflexion qui, ramassant les points noirs épars çà et là dans la vie, les délaye et les étend comme une teinte grise sur tout l’horizon : de là vient la mélancolie moderne. — Dans l’enfance et la jeunesse de Gleyre, les points noirs avaient été nombreux. Orphelin à huit ans, apprenti dessinateur dans une fabrique de Lyon, il avait à grand’peine obtenu de sa famille la permission d’être peintre, et il étudiait à Paris avec des subsides rares, insuffisants, incertains. Une fois, il resta quarante-huit heures sans manger. Ensuite, en Italie, pendant quatre ans, il vécut de leçons ou de dessins, de portraits qu’il vendait à bas prix, et qui ne lui étaient pas toujours payés. Il dînait à 12 sous chez Lepri et raccommodait lui-même ses hardes.
« Pas une chemise sans un trou, écrivait-il ; en fait d’habits, je n’ai absolument que ceux que je porte, une redingote, brillante, il est vrai, mais c’est l’huile qui lui donne ce lustre. »Dans un spectacle d’ombres chinoises, ses camarades l’avaient représenté en Chodruc-Duclos ». Au milieu de sa misère, il portait le front haut, et le contraste était étrange entre sa condition et sa personne.
« A cette époque-là, écrit madame Cornu, c’était un des plus charmants jeunes hommes que j’aie rencontrés, doux et gracieux comme une femme, net, hardi, énergique comme un homme. »Très beau de plus : un jour, dans un bal costumé où il parut déguisé en Faust, il excita tant d’admiration qu’il en fut gêné et s’esquiva. De telles disparates poussent un homme d’esprit à la satire. Gleyre parlait alors de tout et de tous sans ménagement, avec une indépendance presque rude ; on le redoutait pour ses mots caustiques, et il se raillait lui-même tout le premier. Dans ses lettres, l’accent est âpre, les boutades abondent ; le futur idéaliste y peint la réalité toute crue, telle qu’elle est, à la fois lugubre et grotesque. Mais l’ironie habituelle est le signe d’une souffrance profonde, et de temps en temps le découragement l’emportait.
« Je ne vois rien au monde, écrivait-il, qui mérite un souhait ou un regret. Je méprise tous les hommes, et moi bien plus que tous. Tiens, je suis là couché ; eh bien ! s’il ne fallait qu’étendre le bras et prononcer un oui ou un non pour sauver ou créer un homme, acquérir ou perdre une brillante réputation, prolonger ou terminer mon insupportable existence, je crois, ma foi, que je ne bougerais rien plus qu’un chien de faïence. Lorsque j’ai quitté Lyon, j’étais un boute-en-train en comparaison de ce que je suis maintenant. »Quelques mois plus tard, il ajoutait :
« J’ai reconnu le néant de toutes choses, sans en avoir possédé aucune. Maintenant, sans désir, sans volonté, je me laisse emporter au gré du courant, sans me soucier trop où il me portera. »D’autres épreuves plus dures allaient l’assombrir encore. Afin de visiter l’Orient, il fit marché avec un riche Américain qui voyageait. Gleyre, défrayé de tout devait recevoir 200 francs par mois ; en échange, il promettait à son compagnon une vue ou paysage et le dessin d’un costume dans tous les endroits intéressants où ils s’arrêteraient. Par malheur, celui-ci avait compris l’affaire au point de vue industriel et considérait son dessinateur comme une sorte de machine à dessiner ; à ses yeux, tout ce que produisait la machine lui était dû ; Gleyre eut grand’peine à sauver quelques-uns de ses croquis pour lui-même. Pendant dix-huit mois, il subit cette association commerciale dans laquelle il n’était qu’un outil, et sentit la vie civilisée, telle qu’elle est, comme un engrenage de rouages d’acier, qui ne tournent qu’en se froissant les uns les autres. D’autre part, autour de lui, en Égypte, la vie sauvage étalait sa laideur et sa brutalité.
« Toujours des palmiers qui se dessinent sur de méchantes petites montagnes sillonnées de bandes noires d’un effet dur à l’œil, ou bien quelques plaines d’un sable jaune qu’un vent presque continuel chasse dans les yeux. Pour toute récréation, le salut intéressé de vilains moricauds aussi ennuyeux que leur pays… Si les moutons et les chèvres ne vont pas manger l’herbe a dans le champ du prochain, ce n’est pas qu’ils respectent la propriété d’autrui, mais ils se souviennent des coups qu’ils ont reçus. Eh bien ! la plus grande partie des Arabes n’a pas des idées plus claires du tien et du mien….Le bon Dieu s’est donné mille fois plus de peine pour enseigner aux Juifs la manière dont il veut qu’on soigne une chèvre ou un mouton, qu’il n’en a pris pour créer le ciel et la terre. »A la fin, excédé de son Américain, il reprit sa liberté, mais, chose étrange et qui indique bien l’abattement dans lequel il était tombé, il resta à Khartoum pendant un an entier, au plus fort de la solitude, de la barbarie et du soleil. Il avait une Nubienne pour maîtresse, chassait pour se nourrir, vivait à l’arabe ; surtout il se laissait aller à ces longues contemplations indistinctes où les pensées se déroulent d’un train monotone, automatiquement, comme un rêve obstiné sur lequel la volonté n’a plus de prise. — Maxime Du Camp a très bien décrit24 cet état étrange d’un cerveau cultivé qui rentre en friche ; l’Européen, actif et multiple, sombre peu à peu ; l’Oriental, passif et fixe, émerge par degrés. Au bout d’un temps, les curiosités, les désirs, les besoins mêmes de la civilisation ont disparu ; l’ancien homme est mort, et, s’il subsiste encore dans les chambres reculées de la mémoire, c’est comme une momie roide, puisqu’il ne révèle sa présence que par son importunité et par son poids. — Accroupi sur les talons, dans l’ombre étroite d’une muraille, sous le soleil presque perpendiculaire, Gleyre, immobile et muet, ne sentait pas fuir les heures ; elles fuyaient pourtant, uniformes et mornes, comme les eaux plombées du fleuve épandu entre les sables ; mais il était entré dans l’espèce de torpeur végétative et mystique qui permet à la machine humaine de supporter sans trop souffrir l’accablement des cieux torrides. — L’ophthalmie vint ; sa Nubienne l’abandonna ; à peine s’il voyait assez pour se conduire ; il passait les journées assis sur une pierre auprès du village. Les gens du pays lui apportaient un peu de riz ; il les payait en médicaments ; on le prenait pour un santon. Néanmoins, un jour vint où il se ressaisit ; comme un naufragé qui coule à pic, les bras croisés et sans espérance, tout d’un coup il rencontra le fond, et, par un rebond soudain, remonta à la surface. Il partit, regagna le Caire. — Mais, si avant qu’il fût allé dans la mort, il devait y enfoncer plus avant encore. Une seconde ophthalmie se déclara ; la dysenterie le minait ; on le porta sur le pont d’un caboteur qui partait d’Alexandrie pour Beyrouth. Il gisait là, roulé dans une couverture, comme un cadavre dans son linceul, desséché, vide de sang et de substance, les yeux clos, incapable de faire un mouvement ou de prononcer une parole ; cependant il entendait encore : des matelots approchaient, écartaient l’étoile qui couvrait sa tôle et disaient :
« Il sent déjà ; faut-il le jeter à la mer ? »Plus intelligent ou plus humain, son singe Adam venait, de temps en temps, lui soulever les paupières et lui lécher les yeux, comme pour attester qu’il vivait encore. On crut le singe ; Gleyre ne fut pas jeté à la mer. Le changement d’air arrêta la dyssenterie ; arrivé à Beyrouth, il se traîna hors du navire. Mais l’ophthalmie durait toujours ; il était sans argent, et vendait ses habits pièce à pièce ; pendant vingt-cinq jours, il ne vécut que de pain ; pendant deux mois, il fut pris d’une mauvaise fièvre, Recueilli et sauvé par les lazaristes d’Antora, mais perdus de douleurs au point de ne pouvoir marcher », presque aveugle, si épuisé et amaigri qu’on le croyait incapable de faire la traversée, ayant eu le mal de mer tous les jours pendant les cinquante-deux jours du voyage, ressaisi huit fois par de longs accès de sa fièvre persistante, il débarqua au lazaret de Livourne
« dans un état mille fois pire que celui de l’Enfant prodigue, usé, dit-il lui-même, au physique et au moral. »C’est à cette époque, je crois, qu’on peut faire remonter la résignation mélancolique dont son âme et sa physionomie étaient comme voilées. Quand on a vu la mort si longtemps et de si près, on n’attache plus tant d’importance à la vie ; on arrive à la prendre pour ce qu’elle est, à la considérer, selon le mot des philosophes indiens, comme une fragile écume, comme une bulle brillante qui tournoie à la surface d’un tumultueux courant. La bulle reflète un instant la lumière et les objets, mais ce n’est qu’un instant ; qu’elle surnage une minute de plus ou de moins, peu importe ; cela ne fait rien au courant, ni même à l’innombrable flottille des autres bulles. Seulement, éphémères comme elles sont et perpétuellement heurtées par le flot, elles devraient bien ne pas s’entre-choquer comme elles le font ni contribuer à se briser les unes les autres. Il avait trente-deux ans, il rentrait dans la bataille de la vie, et la lutte qu’on engage contre les hommes lui semblait pire que la lutte qu’on soutient contre la nature : car, dans celle-ci, on combat contre des forces brutes et l’on ne s’attend point à être ménagé ; on s’attend à être ménagé dans l’autre, et l’on souffre d’autant plus lorsqu’on découvre que la guerre s’y fait à toutes armes, sans souci de la justice et de l’humanité. — Gleyre s’en retira lorsqu’il eut fait cette découverte : un accident lui avait montré le fond de l’homme. Encore inconnu et toujours très pauvre, il fut chargé par le duc de Luynes de décorer l’escalier d’honneur du château de Dampierre. Des cinq ou six figures allégoriques, grandes comme nature, qu’il peignit sur la voûte et sur les parois, il reste plusieurs dessins et deux cartons, dont un surtout, la Religion, est d’une rare beauté : peu de figures idéales sont plus nobles, plus saines, d’une gravité plus simple et plus grandiose ; la solidité de la structure et la sérénité de l’expression sont parfaites ; véritablement on voit une déesse ; tout de suite, à son aspect, on monte dans l’azur. Le peintre idéaliste avait trouvé sa voie ; c’était son premier coup d’éclat ; l’admiration était grande autour de lui. Placées en un tel endroit, chez un patron si renommé de tous les arts, sur le passage qui conduisait à la galerie préparée pour M. Ingres, de pareilles peintures ouvraient à son auteur les portes de la célébrité toutes grandes. M. Ingres arriva, et, montant l’escalier, regarda l’œuvre de Gleyre ; puis, tout d’un coup, avec un brusque mouvement de déplaisir, se couvrant les yeux de ses deux mains, il passa outre sans rien dire. Quelque temps après, M. Duban, l’architecte, reçut l’ordre de faire effacer les peintures ; il fit des représentations. Le duc répondit qu’il avait construit la galerie tout exprès pour M. Ingres, et que M. Ingres refusait de la décorer si les peintures de l’escalier étaient conservées ; cela était fâcheux, mais on était pris dans un engrenage ; il fallait subir ce retranchement, ou renoncer à l’entreprise ; d’ailleurs, les peintures étaient à lui, puisqu’il les avait payées ; il avait droit d’en faire ce que bon lui semblait. En conséquence, elles furent détruites. — Gleyre ne parlait jamais de cette aventure ; pas un mot amer, pas un signe de rancune ; au contraire, il n’avait que des louanges pour le talent de M. Ingres. En tout cas, sa fierté eut dédaigné la petite vengeance des paroles, et sa prière aux dieux eut été celle des Spartiates :
« Donnez-nous le courage de supporter l’injustice ». Mais le coup avait pénétré, et la plaie demeurait inguérissable : pendant un an, il fut presque incapable de travailler, et l’on devine ses méditations silencieuses. Quoi ! le plus généreux protecteur des artistes, un homme de cœur et d’esprit, un connaisseur, un grand seigneur indépendant ! Quoi ! le plus illustre peintre de la France, au faite de la gloire et des honneurs, un fils posthume de Raphaël, le chef de l’école idéaliste ! Et tous les deux d’accord pour écraser un commençant à sa première œuvre, pour supprimer une œuvre conçue et exécutée selon leur esprit, de laquelle dépend sa réputation et sa fortune, l’un, l’homme de génie, ne voulant pas souffrir un jeune talent sous son ombre, l’autre, le Mécène délicat, se croyant quitte avec de l’argent ! Décidément, on ne peut pas se fier A l’homme. Mieux vaut s’écarter du grand chemin, laisser passer la foule des coureurs qui se coudoient et se renversent, se faire une petite place. A part, s’y confiner, supporter, s’abstenir, ne vouloir pour public que soi-même et quelques amis sûrs. — Avant quarante ans, il était entré dans le renoncement final. Son premier succès public, qui est de la même date, ne l’en détourna point ; au contraire, pour ceux qui le connaissaient, son tableau était un adieu ; la Barque qu’il exposait au salon de 1843 était le convoi funèbre de ses illusions perdues. A défaut de la vie, l’art leur offrait asile ; avec des formes et des couleurs, il voulut leur donner un corps. Il les peignit ; c’est le seul être et la seule substance qu’elles puissent avoir, puisqu’elles ne sont que des rêves. L’entreprise était grande, et, pour lui particulièrement, la tâche n’était point aisée. Comme son caractère, son talent sa composait de délicatesse et de réflexion. Il n’avait pas cette conception abondante et prompte qui, par un large jet, déverse soudainement sur la toile un peuple de figures. Comme une source très haute et très pure, sa pensée coulait goutte à goutte, et il lui fallait attendre longtemps pour que le vase dans lequel il recueillait la belle et bonne eau fût enfin rempli. — D’autre part, il n’avait point une de ces préférences passionnées qui sont le produit du tempérament, qui, dans le vaste champ de la nature et de l’art, dirigent et limitent le regard de l’artiste, qui ressemblent à un parti pris, qui font de son imagination une sorte de monte duquel ne sort qu’une seule famille de types, une seule race do corps, un seul genre d’effets. La plupart des artistes très féconds et très puissants ont possédé ce moule : la nature l’avait préparé en eux ; ils l’avaient eux-mêmes dégagé par degrés ; cela fait, ils ne tâtonnaient plus. Désormais, certaines proportions du corps humain, telle forme de poitrine, de hanches, de col et de tête, tel emmanchement de membres et de muscles, telle consistance de la pulpe charnue, telle texture et tel ton de l’épiderme leur plaisaient par-dessus tout ; à leurs yeux, c’était là l’homme véritable, le plus beau qu’on pût voir ou imaginer ; ils n’étaient pas tentés de chercher ailleurs. Ils n’avaient plus qu’à ramasser le métal environnant et à le couler dans leur creuset : des figures distinctes, mais parentes, en sortaient sans peine ni disparates. — Chez Gleyre, il n’y avait pas de moule préalable ; à chaque grande œuvre, il était obligé de s’en construire un nouveau, approprié à l’œuvre nouvelle. Point de parenté étroite entre ses figures ; il n’a pas créé de type humain qu’on reconnaisse d’abord et qui lui soit propre. Ce trait est capital, et les conséquences qu’il entraîne se font sentir, en bien et en mal, dans toutes les parties de son talent. De là, d’abord la variété de son style, ses réussites dans les genres les plus opposés, son aptitude à peindre l’expression morale comme la perfection physique, une scène d’histoire moderne comme une légende de mythologie antique, l’Exécution du major Davel et Minerve jouant de la flûte. Bien mieux, à diverses reprises, dans plusieurs domaines de l’art qui semblaient devoir lui être fermés, il est monté jusqu’aux sommets. Il aimait les sujets calmes, et l’on a de lui un Cavalier arabe poursuivi qui, par la hardiesse, l’élan, la furie du mouvement, fait penser à Delacroix. Il aimait le plein jour, les horizons sereins et lumineux, et l’on a de lui des paysages nocturnes, des ciels brouillés, Penthée, le Bon Samaritain, les Deux Centaures, dont l’énergie dramatique, grandiose et douloureuse rappelle la manière de Decamps. Il n’était pas coloriste ; il voyait dans les objets la ligne et non la tache ; il semblait croire, surtout à la fin de sa vie, que la couleur est un vêtement surajouté, un simple complément des choses visibles, et l’on a de lui plusieurs esquisses peintes, entre autres une Jeune Fille couchée près d’une source, où la clarté molle vient se poser comme une caresse sur un jeune corps onduleux et alangui, où la lumière et l’ombre se fondent vaguement rime dans l’autre, où » depuis les reflets de l’eau cristalline jusqu’au chatoiement lointain des terrains ensoleillés, toute la gamme claire des tons fins se développe avec une délicieuse harmonie. Homme de goût par excellence, sensible à toute beauté en tout objet, il n’était point tiré tout d’un côté par un instinct dominateur et créateur. Il y suppléait par la finesse de ses perceptions, par la persévérance de sa méditation ; mais, ce qu’il y gagnait en étendue, il le perdait en facilité et en force. — De bonne heure, il avait conçu dans toute sa profondeur la difficulté de l’art. Il faut que la figure peinte ou dessinée soit d’une espèce supérieure à la nôtre ; mais il faut aussi qu’en la regardant on arrive vite à la croire vivante. Comment faire pour concilier ces deux extrêmes, la beauté et la vérité ? Pendant quatre ans, à Rome, il avait regardé et rêvé, disant
« que les maîtres anciens ont tout pris et qu’après « eux il n’y a plus rien à faire. »Il peignait des portraits, des tableaux de genre qui ne lui plaisaient pas ; s’il produisait, c’était à contre-cœur et pour vivre. Son talent n’était pas fait ; il oscillait entre plusieurs manières ; surtout il raisonnait.
« Ô fatale irrésolution, fléau de ma vie, ne m’abandonneras-tu jamais ?… J’ai passé les vingt meilleures années de ma vie dans de vaines rêveries, à chercher la pierre philosophale, au lieu de barbouiller, de gâcher des toiles, de me rompre au métier. »En ceci, il exagère ; quand il partit pour l’Orient, il avait déjà la parfaite habileté de main : mais il n’en est pas moins vrai qu’il attendit jusqu’à trente-quatre et même jusqu’à trente-sept ans avant de trouver sa voie. Deux routes différentes s’ouvraient devant lui ; ses aptitudes le tiraient d’un côté, et son goût le menait d’un autre. Naturellement, il voyait juste ; ses aquarelles ses dessins d’Orient rendent les choses telles qu’elles sont, sans y ajouter, sans les transformer, sobrement, exactement, avec la conscience et la fidélité d’un procès-verbal ; rien d’autre ni de plus, sauf dans deux ou trois études de négrillons. Et pourtant, il imaginait au-delà ; il avait vu la Grèce, il devinait la nudité idéale, la beauté poétique. Elle n’est pas dans l’étrangeté des costumes exotiques et voyants, dans les figures bestiales ou dégradées des races inférieures ou abâtardies. Elle n’est pas non plus dans nos corps mal venus de plébéiens surmenés. Comment faire pour extraire un héros, une déesse, une Vierge, un Christ, de ce modèle déshabillé qui, pour cent sous par heure, prend des attitudes, et, d’un air emphatique ou imbécile, pose nu sur une table ? Car c’est de lui qu’il faut extraire l’Ève ou l’Adam primitif, l’Hercule ou la Pallas divine. Si on le copie de trop près, on lui laisse ses irrégularités, son menton anguleux, son coude pointu, son ventre flasque, sa chair amollie par l’habitude du vêtement, ses formes gâtées par le régime sédentaire ; telle est l’une des premières œuvres de Gleyre : la Diane au bain. Si on le copie de trop loin, la figure n’a plus ces traits personnels, ces petits accents de vérité vraie qui nous font tout de suite illusion et nous donnent envie de lui adresser la parole ; si parfaites que soient les Bacchantes de Gleyre, elles ne sont point vivantes, au moins dans le tableau ; et c’est peut-être parce qu’elles sont trop parfaites qu’elles ne sont point assez vivantes ; on sent que les modèles d’où elles sont tirées sont des statues et des bas reliefs antiques. Jusqu’à quel degré doit-on transformer le modèle vivant, et comment le refondre sans détruire son être intime ? — Chez la plupart des grands maîtres, grâce au moule dont on a parlé, l’opération s’exécute vite ; ils n’hésitent pas ; à travers l’individu réel, ils démêlent tout de suite le type supérieur dont il n’est qu’une épreuve manquée : avec une adresse instinctive, leur main nettoie l’épreuve et restaure le type ; c’est bien l’individu qu’ils transportent sur leur toile, mais l’individu épuré et transfiguré. Nulle part ce talent ne se montre mieux que dans leurs portraits, et voilà sans doute pourquoi les portraits de Gleyre ne sont pas du premier ordre. Faute d’un moule préalable et applicable à tous les sujets, il était conduit pour chaque sujet nouveau à des recherches nouvelles. Non seulement il remaniait et recommençait sans cesse, mais encore, seul dans son atelier, immobile devant sa toile, il méditait et combinait, pendant des heures entières, parfois toute une journée, sans tracer un seul trait. En certains cas, si longue qu’ait été la poursuite, il n’a point atteint son objet. La figure n’est pas à la fois idéale et vivante. Dans le poète de la Barque, dans l’Hercule accroupi, dans l’Ulysse debout, elle n’est qu’une réminiscence de l’antique. Ailleurs, dans les glaneuses de Booz, dans Daphnis et Chloé, les formes grasses ou grêles du modèle ont été trop littéralement suivies. Quelquefois deux portions du même personnage ne sont pas d’accord, par exemple dans la Sapho, la tête et la chute des reins, dans la jeune fille du Bain, la tête et le torse comparés au bas du corps ; il y a des plis déplaisants dans le bas-ventre ; probablement par scrupule, l’artiste n’a pas osé rectifier les défauts de son modèle ; il a laissé des disparates. Le moule idéal que, pour cette fois, il s’était bâti s’est trouvé trop court ; au lieu d’une figure entière, il n’en est sorti qu’une demi-figure, — En revanche, à plusieurs reprises et notamment dans ses principales œuvres, la coulée a été parfaite ; tous ses dessins sont supérieurs ; il y en a beaucoup, entre autres la Bacchante renversée, qui feraient honneur aux plus grands maîtres de la Renaissance ; il n’y a pas de modelé plus souple, plus moelleux et plus fondu ; on y sent du premier coup ce qui manque souvent dans ses peintures, la consistance, le frémissement et la palpitation de la chair. Dans ses tableaux, Omphale et le petit Amour, Pallas jouant de la flûte, la Charmeuse, Phryné, la Vierge aux deux enfants, les Romains passant sous le joug, l’Enfant prodigue et son père sont des figures accomplies. Dans l’Enfant prodigue, non seulement le type et la physionomie sont d’une profondeur extraordinaire, mais encore le modelé est étonnant ; ce corps serait digne de fournir une académie aux écoles ; les statuaires florentins qui ont précédé Michel-Ange n’ont rien fait de plus juste, de plus réel et de plus saisissant. — En d’autres parties de l’art, ses réussites sont encore plus nombreuses, parce que pour y atteindre, il suffit d’avoir de l’âme, de la réflexion et du goût. Personne n’a trouvé de plus belles, de plus fines et de plus fortes expressions morales : il suffit de citer celles des Romains et des Barbares dans le Triomphe de Divicon, celles du major Davel et des deux ministres protestants qui raccompagnent au supplice, celles du père et de la mère de l’Enfant prodigue, celle d’Omphale. — Tous ses intérieurs ou paysages antiques sont exquis ; jamais, avec des procédés si simples, on n’a donné une si exacte idée de la nature et de la vie grecques. Le portique sous lequel Omphale est assise, la source dans laquelle Pallas se mire, les troncs d’arbres entre lesquels la Charmeuse lance les sons de sa flûte, une biche qui boit, un chevreau qui se retourne, un platane, un lézard, un oiseau, le moindre détail a la précision, la sobriété et l’élégance attiques. — Pour l’art attique par excellence, je veux dire la disposition et l’arrangement, il est sans rival ; à cet égard, M. Ingres reste bien loin derrière lui. On ne trouvera nulle part des ordonnances plus parfaites que la Barque, Penthée, Pallas jouant de la flûte, le Major Davel, les Bacchantes, le Triomphe de Divicon. Les Bacchantes orneraient le plus beau vase antique. Le triomphe de Divicon est encore supérieur : une foule et un pêle-mêle, hommes, femmes, enfants, Romains, barbares, quarante personnages pressés avec tes altitudes, les mouvements, les physionomies de la victoire insolente et de la défaite haineuse, des trophées, des chars, des idoles, tous les détails agencés, pondérés, équilibrés, tous les groupes, tous les gestes concourant d’eux-mêmes et sans effort à un effet unique, et, pour centre, un grand chêne nu vaste branchage, l’ancêtre végétal de la tribu, sorte de Dieu indigète qui étend sur ses enfants victorieux, sur le tumulte humain, l’ombre paisible de ses vertes feuilles ; l’art de la composition n’a jamais été porté plus loin. Il aurait souri et eût secoué la tête si on lui eût parlé ainsi ; je n’aurais osé le faire ; il était au-dessus de la louange et ne souhaitait plus que l’amitié. A l’époque où je l’ai connu, il avait atteint, non seulement le calme, mais encore la sérénité. Il travaillait, il vivait dans un petit cercle de personnes dont il était aimé et respecté ; à ses yeux, il n’y avait point d’autre bien solide ; peut-être est-ce le seul qui vaille la peine d’un effort. Il lisait beaucoup, et des livres sérieux, outre huit ou dix journaux tous les matins ; en matière politique, il avait des convictions rigides et croyait que certaines formes de gouvernement sont des panacées ; c’était là sa seule faiblesse ; un jour viendra sans doute où, en politique aussi bien qu’en physiologie, un bon esprit à moins d’études spéciales, craindra de se prononcer sur les points controversés ; la science des sociétés humaines est pour le moins aussi compliquée que celle des corps vivants. Mais sa tolérance à l’endroit de toutes les opinions sincères était complète, et jamais il ne se permettait un mot ni un son de voix qui pût blesser un contradicteur ; on se sentait reposé après avoir causé avec lui. — Dans les dernières années, sa nièce vint se loger auprès de lui et lui donna les soins d’une fille. Sa vieillesse coulait ainsi, pacifique et unie, comme un fleuve qui s’aplanit avant de se perdre dans la mer ténébreuse et sans rivages. Il y entra sans s’en apercevoir ; tes douleurs inutiles dans lesquelles l’homme se débat avant de se dissoudre, l’angoisse finale, les avilissements de la maladie lui furent épargnés. La destinée était devenue clémente, et, après une vie très dure, lui donna la plus douce mort. Le 5 mai 1874, à l’Exposition des Alsaciens-Lorrains, comme il regardait un tableau, l’anévrisme qu’il avait au cœur se rompit, il tomba tout d’un coup, sans faire un mouvement, sans pousser un cri. Quand je vins chercher le corps, je ne trouvai sur son visage aucune trace de souffrance ou d’anxiété ; sa physionomie était celle d’un homme endormi, et le dernier rêve qu’il avait fait était le plus pur, le plus charmant de tous ceux dans lesquels il s’était complu. Sur son chevalet, on voyait une grande esquisse à laquelle il avait travaillé le matin même, celle du premier couple humain ; c’était bien là un rêve divin de félicité, de beauté, d’innocence : l’homme et la femme nus et parfaits, au printemps, au lever du jour, parmi les animaux familiers, dans un paradis verdoyant, encadré de montagnes.
le 15 janvier 1880.
« cousiné »avec une famille historique. Ce souvenir dura dans M. de Loménie, non pas étalé ou même visible, mais enfoui, intime, et d’autant plus efficace. Il y a là un trait de caractère, et je ne crains pas de le marquer. Dans une âme vulgaire, un pareil sentiment n’eût fait que multiplier les prétentions et enfler la vanité ; chez M. de Loménie, il a trempé la volonté et affiné la conscience. Un cœur noble se dit que noblesse oblige : par suite il s’interdit beaucoup de complaisances qu’un autre se croirait permises, et il se commande beaucoup d’efforts dont un autre se croirait dispensé. Entre la qualité et la condition de la famille, le contraste était grand. Rien de moins seigneurial que la vie d’un gentilhomme campagnard au commencement de notre siècle, surtout dans les provinces reculées, et le Limousin était alors une des provinces les plus arriérées de la France. M. de Loménie nous a décrit, en témoin oculaire25, ces bourgades qui n’étaient guère que de grands villages : des rues tortueuses, étroites, pavées de petits cailloux pointus, entrecoupées de cloaques ; sur la voie publique, des enfants déguenillés, pieds nus dans la boue argileuse, des porcs indisciplinés qui cherchent leur pâture ; toute la malpropreté et toute la monotonie des habitudes rurales ; nulle réunion, sauf le jour du marché ; ce jour-là, les paysans étalant avec orgueil leurs deux objets de luxe, une paire de souliers et un vaste parapluie de cotonnade bleue ; sur la place, quatre ou cinq oisifs qui vaguent d’un pas lent, des avocats en sabots et en casquette, un vieux journal à la main ; de loin en loin, pour toute diversion, un passage de troupes, apparition grandiose qui appelle sur le pas des portes les hommes en grands chapeaux et les femmes en bonnets plats. Quelques-uns de ces bourgs, anciens chefs-lieux de bailliage, avaient été de petites capitales rustiques, et conservaient une aristocratie locale. A Saint-Yrieix, où naquit M. de Loménie, au bout de la longue rue presque unique, les vieilles familles s’étaient groupées sur une éminence, autour d’un quinconce d’arbres : selon un mot significatif, ils étaient les gens du haut. Mais leurs maisons, pour être plus antiques, n’étaient guère plus ornées ni plus commodes. — Nous avons tous connu, dans notre enfance, des intérieurs semblables ; il y a soixante ans, dans la petite noblesse, comme dans la bourgeoisie moyenne, les besoins étaient bornés et la vie sobre. On ne s’inquiétait ni d’élégance ni de confortable ; on était dur aux intempéries, on n’avait point de curiosités ; on ne songeait pas à voyager ; le corps, moins délicat, ne redoutait pas le malaise ; l’esprit, moins exigeant, n’éprouvait pas l’ennui. Une famille entière vivait avec cent louis par an, quelquefois avec cinquante. On se contentait d’une servante unique, payée trois francs par mois, en sabots, qui ne parlait que patois, mais qui épousait les intérêts de ses maîtres et restait sous leur toit jusqu’à sa mort. Il y avait un salon, dont les fauteuils avaient été rajeunis au moyen d’une vieille robe de noces ; mais il ne s’ouvrait qu’aux jours d’apparat, et la pièce la plus habitée était la cuisine. C’est là que l’on mangeait, qu’on se tenait à l’ordinaire, et que tous les soirs, sans s’apercevoir de la fumée, la dame, avec sa servante, fabriquait ou entretenait tout le linge de la maison, à la lumière d’une seule chandelle que faisait vaciller le vent de la porte. — Si simple que fût cette vie, le père de M. de Loménie la trouvait encore trop apprêtée et trop mondaine : il avait gardé les instincts militaires et ruraux de sa race.
« La noblesse campagnarde d’autrefois, dit le marquis de Mirabeau, dormait sur de vieux fauteuils ou grabats, montait à cheval, allait à la chasse de grand matin, se rassemblait à la Saint-Hubert et ne se quittait qu’après l’octave de la Saint-Martin….Elle menait une vie gaie et dure, volontairement, coûtait peu de chose à l’État et lui produisait plus par sa résidence et son fumier que nous ne lui valons aujourd’hui par notre goût, nos recherches et nos vapeurs. »Tel était le vieux gentilhomme, énergique, indépendant, porté par toutes les habitudes de son corps et de son cœur vers les exercices, les rudesses et la liberté des canifs et des champs. Volontaire en 1792, il avait été soldat pendant dix ans, puis, quittant le service, pendant douze autres années il avait lui-même exploité sa métairie. A présent, transplanté dans la ville par son mariage, il y était désœuvré, il s’y trouvait à l’étroit et captif, il devenait taciturne et sombre, et ne reprenait un peu de gaieté qu’à cheval, avec son fils, en pleine campagne et au grand air.
« Non, mère, dit-il, donnez-moi mes habits, il faut que je m’en aille. »— Les études faites et les grades obtenus, il restait à trouver une carrière. Nous disons alors aux jeunes gens que le monde est tout grand ouvert devant eux ; la vérité est qu’ils doivent se l’ouvrir, de leurs propres mains, avec effort. C’est le moment critique : on est tenu de choisir une voie et pour toute la vie ; mais comment choisir entre tant de voies, quand on n’en a essayé aucune ? Ordinairement on prend au hasard ou l’on se laisse pousser. Seule la vocation vraie est un guide sûr ; encore a-t-elle besoin de temps pour se connaître et de tâtonnements pour se diriger. — M. de Loménie passa quatre ou cinq années, d’abord chez son père, puis à Orléans chez son oncle, puis à Paris, où il fit son droit. On aurait voulu qu’il revint avocat pour exercer dans sa petite ville ; mais il avait connu par expérience les mœurs insipides ou tracassières de la province, et cette routine, demi contentieuse, demi végétative, lui faisait horreur. Avant tout, il aimait l’indépendance et l’étude, et, dans sa chambre garnie de la rue Saint-Jacques, il jouissait pleinement de ces deux biens.
« Paris, écrivait-il26, est un séjour délicieux pour toute âme qui pense, pour toute âme qui comprend que boire, manger et dormir, ne sont pas le seul but pour lequel la Providence nous a placés sur la terre….Son grand charme est dans cette facilité d’isolement, dans ce calme, ce recueillement qu’on peut y trouver au milieu du tumulte….Une visite tous les quinze jours est plus que suffisante pour entretenir les relations….Il m’arrive quelquefois de rester toute la journée sans adresser la parole à un être humain, sauf quelque bonjour ou bonsoir échangé en passant, avec un camarade aussi affairé que moi. »— Il faisait de vastes lectures, il achevait d’apprendre l’anglais et l’allemand, il traduisait l’Histoire du droit de succession de Gans, il insérait dans un journal son premier article sur Gœthe, il apercevait l’envers et le dessous de la vie littéraire, il découvrait combien il est difficile d’être à la fois homme de lettres et indépendant. A aucun prix, il ne voulait écrire par ordre et dans un sens donné : les complaisances répugnaient à sa fierté. A aucun prix, il ne voulait se mettre en scène et attrouper la foule autour de son nom ; l’éclat bruyant répugnait à sa réserve. Ayant entrepris la Galerie des contemporains illustres, il décida que l’œuvre serait toute à lui et qu’elle serait anonyme. La première livraison parut en 1840 ; il était son propre éditeur, et, avec une exagération un peu ironique, il signait : Un homme de rien. L’entreprise était périlleuse : à vingt-quatre ans, inconnu, sans amis, sans fortune, avec quelques centaines de francs pour avances, composer et publier à ses frais dix volumes, cent huit biographies, décrire clairement et juger pertinemment des œuvres et des actions de toute espèce, vies de militaires, de diplomates et de ministres, de sculpteurs, de peintres et de musiciens, de chimistes, de physiciens et de naturalistes, de poètes et de philosophes, d’utopistes et de conquérants, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Russie, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Grèce et jusqu’en Orient, exposer l’état des affaires, de l’art et de la science, en chaque pays et à chaque époque, afin d’expliquer les actes du politique, les créations de l’artiste et les découvertes du savant : pour s’imposer et porter cc fardeau, il fallait, avec la témérité qui ne messied pas à la jeunesse, une énergie et une persévérance dont peu de jeunes gens et même d’hommes faits sont capables.
« On n’a pas idée d’une vie comme la mienne, écrivait M. de Loménie à sa mère. Votre fils ne quitte pas son éternelle robe de chambre et ses éternelles pantoufles. Imaginez un homme qui passe sa journée à lire plusieurs livres pour en composer d’autres, et qui fait ce métier, assis sur son fauteuil, la poitrine penchée sur son bureau, depuis le 1er janvier jusqu’au 31 décembre. Voilà ma vie ; je ne quitte pas mon cabinet une fois en quinze jours. Heureusement j’ai un petit jardin, grand comme la main, dans lequel je me promène ; sans cela, je me dessécherais ainsi qu’une momie….Je n’entre plus dans un salon sans être assailli de reproches : Que devenez-vous ? que faites-vous donc ? on ne vous voit plus ? — Et je ne puis faire croire aux gens du monde que ma vie se passe ainsi tout entière, de mon lit à mon bureau, de mon bureau à mon lit. »Il n’avait pas trop de tout ce temps pour écrire comme il l’entendait.
« Vous connaissez, disait-il27, ma manière de travailler, vous m’avez vu passer des jours entiers sur une page dont je n’étais pas content. Eh bien, je suis toujours le même, et, tandis que je m’évertue à chercher le mieux, le temps s’écoule, la nécessité presse, et il faut toujours que je finisse par publier des choses dont je ne suis pas satisfait….Vous le dites bien : à quoi me sert-il de travailler comme un mercenaire pour joindre péniblement les deux bouts à la fin de l’année ? En ce temps-ci on ne peut guère vivre de sa plume qu’à condition de produire beaucoup, vite et facilement….Je le sais : il faudrait écrire à l’heure, à la toise, sans s’inquiéter de servir au public la vérité ou le mensonge, comme je vois faire à tant d’autres qui tiennent plus à l’argent de la foule qu’à l’estime des honnêtes gens. Quant à moi, je ne puis agir ainsi ; c’est en vain que la nécessité me talonne et que je pense aux mille besoins que je voudrais satisfaire, pour vous encore plus que pour moi. Ma plume se refuse absolument à marcher plus vite, ma conscience me force à raturer sans cesse, et mon esprit s’épuise à la recherche d’un mieux qu’il n’atteint jamais. »Une autre difficulté était l’embarras d’écrire sur des personnages vivants, tous considérables, tous accoutumés aux hommages, chacun d’eux entouré de son parti, de sa coterie, de ses amis, encore plus exigeants et plus intolérants que lui. — Aujourd’hui, dans la démocratie, le talent nuit parfois au caractère comme jadis le rang dans la monarchie, et l’état de grand homme est aussi difficile à tenir que celui de grand seigneur. Bien souvent, en devenant très célèbre, un homme devient presque incapable d’écouter la vérité. Il s’est enfermé dans sa gloire, comme une idole dans son sanctuaire ; autour de lui, son petit groupe intime, ses adorateurs quotidiens donnent le ton aux visiteurs ; on ne l’aborde plus que le front baissé, avec des phrases convenues ; toute parole sincère lui semble une inconvenance, et si, par hasard, il daigne la bien prendre, ses admirateurs, troublés dans leur culte, ne manqueront pas de s’en offenser. — Comment faire pour ne pas offenser tant de gens susceptibles ? Comment faire pour marcher droit à travers tant d’amours-propres ombrageux, de passions irritables et d’intérêts froissés ? — Sur ces charbons ardents M. de Loménie marcha avec autant de sécurité que sur des cendres éteintes. Au plus fort des haines sociales et des combats politiques, il écrivit sur M. de Chateaubriand et sur M. de la Fayette, sur M. de Lamennais et sur le Père Lacordaire, sur MM. Garnier-Pagès et Carrel, sur MM. Molé, Thiers et Guizot, comme sur lord Palmerston et sir Robert Peel, avec une liberté complète, sans aucun souci de choquer ni de plaire, mais avec cette mesure, cette décence de ton, celle urbanité qui sont les compagnes naturelles de l’étude attentive, du bon sens et de la bonne foi. — Cependant il résistait aux sollicitations des partis, il refusait de s’enrôler sous un drapeau, il ne se laissait lier par aucune attache, il se confinait obstinément dans son travail, dans sa solitude et dans sa pauvreté.
« Il ne tiendrait qu’à moi, disait-il28, d’être plus riche, je n’aurais qu’à faire de ma plume métier et marchandise, elle est maintenant assez goûtée du public… mais le métier de satlimbanque n’est pas mon métier. Mes goûts sont simples, et je ne sens les inconvénients de la pauvreté que lorsqu’il faut me priver du plaisir de donner, qui est pour moi le plus grand de tous. »— Afin de mieux garder son franc parler, il avait pris le parti, non seulement de ne rien demander, mais encore de n’accepter rien. En 1846, écrivant la biographie de M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique, il n’avait pas ménagé les critiques ; les piqûres de tout genre, politiques et littéraires, y abondaient. M. de Salvandy, en galant homme et en homme de cœur, voulut bien ne pas les sentir ; au contraire, il vit dans M. de Loménie un talent et un caractère, l’année suivante, il lui fit demander ce qu’il désirait, ajoutant que
« l’Université était prête à le recevoir les bras ouverts ».
« Je répondis, raconte M. de Loménie, que je ne voulais rien, mais que, puisque le ministre était si obligeant pour moi, je le priais de donner de l’avancement à un de mes anciens professeurs qui a vingt ans de services. Là-dessus, il m’a écrit une lettre des plus gracieuses pour me dire qu’il espérait que je lui fournirais une occasion de m’être agréable personnellement. »— Entre un ministre et un écrivain, une pareille correspondance est rare, surtout lorsque, comme celle-ci, par la volonté de l’écrivain, elle n’aboutit pas.
« Je présume bien, disait encore M. de Loménie à sa mère, que vous allez me blâmer ; mais que voulez-vous ? Le peu de talent que j’ai tient à ma parfaite indépendance, et, le jour où je ne pourrais plus dire la vérité à tout le monde, je perdrais « la moitié de ma valeur. »Dans cette longue galerie, tous les portraits ne sont point de mérite égal. Plusieurs, notamment ceux des militaires et des savants, ne sont que des réductions, et M. de Loménie lui-même en avertit ses lecteurs ; pour les sujets spéciaux, il allait puiser dans les auteurs spéciaux : il abrégeait, arrangeait, adaptait à l’intelligence et à l’attention du lecteur les monographies techniques. — D’autres portraits, ceux des peintres, sculpteurs et musiciens, sont plutôt des esquisses ; l’auteur ne prétend point être critique d’art ; il est allé à l’Opéra et au Conservatoire, aux Expositions et au Musée, il se souvient de ses impressions, il parle d’art en homme du monde ; c’est peut-être la meilleure façon d’en parler aux gens du monde. — Au contraire, dans les vies des lettrés et surtout dans les vies des politiques, son opinion est à la fois personnelle et mûrie. On peut citer en exemple son portrait de La Fayette ; nous n’en avons pas de meilleur et il n’y en avait pas de plus difficile à faire, car le personnage était devenu légendaire ; nulle part on ne l’a jugé avec moins de préventions et avec plus de droiture, avec une si exacte appréciation des circonstances, avec une impartialité si soutenue, avec un discernement si sûr ; aujourd’hui encore, l’article serait lu avec profit et par tout le monde. Quantité de grands morceaux, entre autres l’étude sur Fourier et Saint-Simon, sont aussi solides ; on s’instruit toujours avec un auteur qui a pris la peine de réfléchir et de s’informer. — D’ailleurs avec celui-ci l’on s’instruit agréablement. A travers les discussions et les exposés d’affaires, court une veine d’ironie mesurée et parfois gaie. Il a de la verve, la verve de la jeunesse ; la plupart de ses débuts sont heureux ; dès la première page, au moyen d’une anecdote, il met son personnage en scène. Souvent il l’a vu, et le décrit tel qu’il l’a vu dans son intérieur, avec son costume, son geste, sa physionomie. Pour les amateurs d’histoire vraie, ces sortes de croquis ont un grand prix ; car ils saisissent au vol une minute fugitive d’une vie illustre, ce qui permet à l’imagination de reconstituer le reste. Avec M. de Loménie, on a le plaisir de visiter George Sand chez elle au fond de la Chaussée-d’Antin et Augustin Thierry chez lui dans sa retraite de Montmorency, d’observer la démarche de M. de Chateaubriand dans la rue et l’attitude de M. Thiers à la tribune, de suivre un de ces monologues
« sans point ni virgule »par lesquels M. de Humboldt,
« avec un sang-froid imperturbable, la tôle penchée, les yeux en terre », prenait à lui seul la conversation pendant deux heures d’horloge et déversait le trop-plein de son puits sans fond. — Grâce à ces mérites divers,
« l’homme de rien »devenait un écrivain considéré ; l’ouvrage, avant d’être achevé, se réimprimait à plusieurs reprises, et le public répétait tout haut le nom qu’on essayait en vain de lui cacher.
« cette lettre que j’écris, dit le correspondant, coûte au moins 100 francs, y compris le papier, la plume, l’encre et l’huile de la lampe ». — Dans ce vaste ensemble, les citations font corps avec le récit, les petits faits s’encadrent bien dans les réflexions générales ; les grandes masses de l’œuvre se relient et s’équilibrent. A cet égard, la biographie de Beaumarchais, la seule que l’auteur ait pu achever, me semble son chef-d’œuvre. L’ordonnance en est irréprochable et il n’y a rien de plus varié. Affaires d’argent, de galanterie, de cœur et de famille, voyages en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, intrigues et duels, procès et pamphlets, tableaux de la vie privée et de la vie publique, exposés politiques, examens critiques » curiosités littéraires, on y trouve de tout, et sans longueur ni lacunes. Incessamment Beaumarchais y prend la parole ; on l’entend, on le voit avec tout son cortège, père, sœur, fille, amis, ennemis, contemporains de toute qualité et de tout emploi. Désormais, quiconque voudra le connaître devra recourir à M. de Loménie ; aux célèbres Mémoires, au Mariage de Figaro, son livre reste attaché comme un commentaire indispensable. Je dirais presque que ce commentaire est définitif ; et certainement l’auteur n’aurait rien laissé à faire aux autres critiques, si, par discrétion, gravité, retenue, il n’avait pas atténué quelques traits de son personnage. Il a laissé un peu dans l’ombre le faiseur et le charlatan, le gamin et le polisson. Là-dessus, un grand connaisseur de la créature humaine, Sainte-Beuve, a dit avec sa perspicacité ordinaire :
« Chez Beaumarchais, il y aura toujours un cabinet secret où le public n’entrera pas. Au fond, il a pour dieu Plutus et un autre dieu, ce dernier tenant « une grande place jusqu’à son dernier jour. »— Ce n’est point ici l’endroit pour étaler de pareilles tares. Notons seulement qu’avec beaucoup de talent, d’esprit, de courage et de bonté, chez cet homme si adroit et si brillant, si actif, si libéral et si gai, il y eut toujours trop de Chérubin et trop de Figaro.
« pendant les trois ou quatre années qui suivirent, il ne passa pas, dit son frère, huit jours de l’année hors de la prison, et, sitôt qu’il voyait le jour, courait se perdre d’eau-de-vie et, de là, tomber sur le corps de tout ce qu’il trouvait sur son chemin, jusqu’à ce qu’on l’abattit et le portât en prison. Mais avec cela il avait de l’honneur à l’excès, et ses chefs, gens expérimentés, promettaient toujours à ma mère qu’il serait un jour excellent. Cependant personne ne pouvait l’arrêter, et il s’arrêta tout à coup de lui-même. »La raison lui était venue, et plus forte que le tempérament ; il s’était donné une consigne, et désormais n’en dévia plus jusqu’au dernier jour, à travers les plus grands sacrifices d’argent, d’ambition et de cœur, toujours dévoué et toujours inflexible, ne trouvant à cela
« d’autre mérite que celui qu’il avait eu bien des fois en faisant son quart ou en montant sa garde. »De la Guadeloupe, où il était gouverneur, il écrivait à son frère le marquis :
« la menace de manquer ma fortune est la plus petite qu’on puisse me faire. Je dois à Dieu et à mon nom d’être le plus honnête homme que je pourrai. Je dois à l’Etat mes sueurs, ma peine, mon sang, ma vie, pourvu qu’on ne me vexe pas dans mon honneur. J’ai trente-sept ans, dont j’ai servi vingt-cinq, et j’ai au moins vingt campagnes. Je pense avoir acquitté, autant que cela m’a été permis, ma dette envers l’État. Félicite-moi, cher frère, de ce qu’en butte ici à un amas de fripons, ils n’osent m’accuser que d’avoir une mine trop froide ; je ne me refondrai pas pour eux. Quant au reproche d’être tranchant, je ne m’en effraye pas : les hommes tranchants sont à l’État comme le couteau courbe est au membre gangrené….Compte que l’homme en place dans un pays comme celui-ci a fait bien du mal quand il ne sait par se vaincre sur l’indulgence, et en évite furieusement par une apparente sévérité. A l’égard de la cour, je ne lui mâche pas ses vérités, je lui dis même ses propres fautes. Il m’importe peu de faire fortune, il m’importe peu d’être caressé, mais il m’importe beaucoup d’avoir dit vrai, d’avoir rempli ma tâche, d’avoir dévoilé l’iniquité, d’avoir combattu le vice, étant en place….On ne peut dire que j’ai des maîtresses qui me mènent : ma maison est connue une église ; on n’y voit entrer que des gens qui demandent et des officiers : je ne donne jamais audience aux femmes qu’en un lieu où, de la rue, les passants peuvent me voir sans m’entendre….Les pauvres savent que justice leur sera rendue sans acception de personnes, que ma porte leur est ouverte à toute heure, … que pas un de mes gens ne serait assez osé pour empêcher le plus petit et le plus pauvre nègre de venir me conter ses raisons….On sait aussi que je ne veux pas de présents ni de bien mal acquis, que je suis un vrai Melchisédech, qui ne boit, ni ne joue, ni ne représente… et qui juge plus de procès qu’une sénéchaussée. Les affaires m’excèdent, j’en ai déjà été malade une fois, et je ne sais si je ne le serai pas encore. — Cependant il m’arrive de temps en temps quelque petite consolation ; j’ai eu hier celle de sauver la vie à un homme, j’ai été assez heureux pour que ce misérable, condamné tout d’une voix à la mort, fût sauvé sur mon plaidoyer. Dieu me fit l’insigne faveur de remarquer une erreur dans les jours et les dates, erreur dont personne ne s’était aperçu. Si tu avais été juge, tu sentirais cette satisfaction qui peut-être ne te paraîtra pas grand’chose et qui est un des plus sensibles plaisirs que j’aie connus. »— Avec cette façon de prendre la vie, on est bien à l’aise à l’endroit des ministres, des commis et des maîtresses ; on n’a pas besoin de leur faveur, on dédaigne de leur complaire. Je sais manger des fèves, écrit-il encore, mais jamais
« adorer le vice et l’encenser. »Par-dessus les devoirs ordinaires, il s’en imposait d’autres plus étroits. La famille féodale, si l’on remonte à l’institution primitive, est une compagnie militaire où les grades sont distribués d’avance, où le cadet doit à l’aîné l’obéissance d’un bon lieutenant, où l’aîné doit au cadet la protection d’un bon capitaine, où le cadet et l’aîné subordonnent chacun son intérêt propre à l’intérêt de la maison. C’est ainsi que les deux frères avaient compris leur office, et il est touchant de voir la façon dont le bailli remplit le sien.
« Je me suis fait d’enfance, dit-il, à la douce idée que tu devais avoir tout ce qu’il ne me faut pas absolument pour vivre, parce que tu es le chef de la race, parce que tu es chargé de tout et qu’il est de mon devoir de contribuer et non de m’approprier….Je ne suis rien par moi-même, tu es le chef de la famille, tu as une postérité, tu es existant, je ne tiens qu’à toi et par toi et les tiens : en un mot, je ne suis pour moi-même que la chemise, tu es la peau. »— Ses intérêts privés ou publics, son bien, son revenu, son avancement, son mariage, son engagement religieux, il remet tout à la direction et à la discrétion de son frère. Il renonce à une femme digne de lui et il refuse d’être grand-maître de Malte, je ne dis pas sur un mot, mais sur un silence. Spectacle étrange que celui de ce vieil homme de guerre, haut de six pieds, tout blanc, d’aspect aussi majestueux que redoutable, avec son esprit si perçant, si judicieux et si frondeur, qui ne se fait pas illusion, qui voit les fautes de son frère, qui les répare, qui paye ses dettes, qui le nourrit et jusqu’au bout continue à prendre ses ordres, sans se départir un instant de sa déférence innée et de sa soumission de cœur ! — Résignation et renoncement, voilà sa réponse finale à l’énigme du monde. Jean-Antoine, qui a jugé sur les fleurs de lis, qui a gouverné, obéi, commandé, fait la guerre par terre et par mer, été chef d’un sénat, membre d’un autre, … Jean-Antoine a rêvé les deux tiers du songe de la vie ; excepté la messe qu’il n’a pas dite encore, il a fait de tout, et vu, comme feu Salomon, que tout est vanité
« et tourment d’esprit. »— Tout est vanité, même la continuation de cette famille pour laquelle il a tant fait. Notre race a eu son temps ; elle finit, et qu’importe ?… Qu’est-ce que perdre un nom, et qu’est-ce qu’un nom à présent ? Vois, pour te guérir du tien, l’ignoble équilibre établi, en attendant la culbute générale et prochaine et l’éruption du volcan qui nous soulagera de trente couches d’alluvions pétrifiées ; il s’est établi, cet équilibre, et il doit être maintenu en Europe par les écritoires qui ont à leurs ordres la poudre à canon, l’imprimerie, l’irréligion et partant la sédition. Non, les nations ne reviendront plus à des mœurs fortes….Je te demande si dès lors la noblesse a un beau rôle à jouer, s’il est gracieux d’avoir des enfants pour les voir bafouer, s’ils sont bons sujets, et réduits à ne rien être, sinon valets de cour….C’est bien la peine de continuer une race pour cela, ou pour se
« trouver dans une révolution que la dissolution entière « de tous les ressorts amènera nécessairement ! »— Parfois la haute vertu donne de vives lumières ; dernier survivant de l’ancien ordre féodal, c’est parce qu’il en représentait l’excellence qu’il en prévoyait l’écroulement. Vous avez remarqué, Messieurs, son style aussi original que son caractère ; celui du marquis de Mirabeau est pareil, encore plus familier, plus coloré, plus tranchant, plus osé, en dehors de la règle et de toute règle,
« un style, dit-il lui-même, fait en écailles d’huîtres, si surchargé de différentes couches d’idées qu’il aurait besoin d’une ponctuation faite exprès pour le débrouiller, en supposant qu’il en vaille la peine…, moitié figures et métaphores, farci de proverbes, de marotismes et de mots forgés, sorte de jargon rustique », inégal, âpre, dru, plein de sève, qui, comme un fourré de fleurs et de broussailles, sort tout d’un coup
« d’un « cœur chaud, riche et germinant »: partout des éclairs et des éclats d’imagination, des saillies et des trouvailles de génie, la vue directe des choses si répugnantes qu’elles soient, le sursaut imprévu de l’impression vraie, une brusquerie et un cynisme grandioses qui lèvent impétueusement tous les voiles ; avec cela de la gaieté, de la bonhomie, une verve gaillarde et salée qui n’ôte rien à la dignité foncière, un badinage d’humoriste et de grand seigneur ; par-dessus tout, l’intrépidité d’un esprit à qui sa pensée est personnelle, en qui la pensée crée la parole, qui invente sa forme littéraire comme sa conduite civile, qui,
« cuirassé de ses cicatrices », marche seul, de tout son poids, à travers son siècle, et pour qui les cris, les réclamations, les admonestations qu’il soulève sur son passage sont, dit-il encore,
« comme des leçons de serinette à un éléphant ». Le contraste est frappant, si l’on observe autour de lui l’empire établi des convenances, la diction correcte et régulière, les images rares et banales, les tours, les transitions et les constructions qui semblent sortir du même moule, le vernis uniforme d’élégance obligatoire et apprise. Un pareil esprit appartient à un autre monde et à un autre âge ; A travers Saint-Simon, il rejoint Montaigne. En effet, les deux frères sont du xvie siècle. — Préservée par l’isolement provincial et par la vie militaire, la race est demeurée intacte ; le rouleau de la centralisation et des bienséances n’a pas passé sur elle pour l’aplanir ; elle a gardé toute la richesse originale, toutes les énergies primitives de la nature humaine et française. On voit ici des contemporains de Montluc, de Coligny, d’Aubigné, de Sully, de Henri IV, des hommes grands, droits, forts, fiers, braves, qui se tiennent debout, envers et contre tous, dans toute l’ampleur de leur taille, avec toute la franchise de leur physionomie et de leurs gestes. L’espèce a été détruite par Richelieu et Louis XIV ; à ce prix, le grand ministre et le grand toi ont fait leur œuvre, et l’on peut louer l’œuvre ; mais il faut savoir ce qu’elle nous a coûté.
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« un philosophe à pique »et le conduit de l’ignorance à la présomption, de l’enthousiasme au crime, en lui persuadant qu’il sauve la patrie et qu’il régénère l’humanité. Enfin, voilà de l’histoire vivante, l’histoire des passions effectives et des volontés qui ont agi ; on les touche, on les tient, on démêle leur qualité, on saisit leur origine, on suit leur développement, on saisit leur œuvre ; on quitte le Moniteur, la séquelle des journaux et le fatras des pamphlets, les harangues de tribune et de club, les kilomètres de bavardage abstrait, les phrases qui ne sont que des phrases et dupent l’orateur aussi bien que l’auditoire, le raisonnement verbal qui dissimule le vide de la cervelle, et ne sert qu’à exalter les haines ou à masquer les appétits ; on aperçoit la Révolution, non plus à travers les illusions de la distance, dans les mirages de la légende, sous le tintamarre du drame, mais face à face, en elle-même, telle qu’elle a été, je veux dire telle qu’elle était dans le cœur et dans la tête de ceux qui l’ont faite. Son procédé est la méthode déductive qui, écartant l’observation, dédaignant l’expérience et l’histoire, construit la société d’après un axiome préconçu. Son point de départ est un contrat social chimérique, conclu d’avance entre des individus fictifs, si mutilés par l’abstraction qu’ils sont à peine des reliquats de l’homme, et que, pour les transformer en unités égales, on a fait d’eux de simples zéros. Son objet et son œuvre sont le socialisme égalitaire et antichrétien, c’est-à-dire l’omnipotence de l’État, le sacrifice entier de l’individu, l’ingérence de l’autorité publique dans toutes les provinces de la vie privée, le droit et le devoir pour la communauté et pour ses représentants de régir despotiquement le travail et les échanges, de fixer les salaires, d’entreprendre et de diriger l’éducation, de niveler les conditions et les fortunes, d’abolir les religions révélées, de proscrire les cultes établis, de gouverner les consciences, de refondre la famille, de régler les mœurs domestiques, d’imposer les croyances, les rites, les manières et les sentiments requis par l’institution nouvelle, bref, d’établir une sorte de couvent agricole et militaire, un couvent de Spartiates patriotes, enthousiastes, rudes, sobres, ramenés à la nature par la contrainte et selon la formule de Jean-Jacques Rousseau. — Effectivement, tout cela est dans les écrits de Rousseau. Depuis 1789 jusqu’au Consulat, ses maximes ont composé le catéchisme en vogue ; plusieurs d’entre elles ont survécu et influé sur l’organisation de l’an VIII ; on retrouve leurs traces dans certains traits essentiels de la législation impériale, notamment dans les plébiscites du Consulat et de l’Empire. Dès le commencement de la Révolution, elles sont érigées en axiomes ; sauf Malouet et le petit groupe qui siège autour de lui, tous les constituants en sont imbus ; politique déductive, contrat social, Droits de l’homme, souveraineté du peuple, ce sont là leurs idées maîtresses ; on les admet au sens de Rousseau, on les professe, on les proclame ; seulement, faute d’imagination et de logique, on n’en démêle pas les conséquences extrêmes ; ou, par bon sens, prudence, honnêteté, on en limite les applications. Mais, à mesure que la société se dissout, les conséquences anarchiques et despotiques sortent du principe, comme une plante vénéneuse sort do son germe ; l’utopie destructive prend pied dans les esprits précipités, raides et faux, sans conscience ni scrupules, avides de pouvoir, de licence et d’argent, assez aveugles ou assez sophistes pour confondre l’intérêt public avec leur intérêt privé, assez bornés ou assez échauffés pour croire que leur formule spéculative contient la vérité pratique, assez brutaux ou assez furieux pour tuer à tort et à travers, pour prendre le pouvoir par l’insurrection et les massacres, pour maintenir leur règne par la dictature et la terreur ; voilà les jacobins ; telle est leur conquête et telle est leur dictature. On peut considérer les principes de Rousseau comme une espèce de virus antisocial ; médiocrement dangereux dans un esprit sensé, instruit par la pratique et capable de prévoyance, ce virus produit des ravages monstrueux dans les imaginations naïves, chimériques ou affolées, dans les amours-propres déréglés et souffrants, dans les consciences véreuses et ouvertes à la tentation ; car il y développe les plus pernicieux instincts, et il y justifie les pires actes : l’usurpation, l’arbitraire effréné, le vol, le meurtre et le brigandage en grand, pratiqués sous le prétexte du salut public. — Après Thermidor, il semble que la France ait vomi le poison ; mais il en reste une forte dose : on retrouve les principes et les procédés de la Terreur dans les décrets de Vendémiaire, dans le coup d’État et les proscriptions de Fructidor, dans les lois de 1799 sur l’emprunt forcé et sur les otages, dans la prolongation do la persécution religieuse ; plus précisément encore, si l’on veut voir l’extrait concentré, la dernière goutte épurée du jacobinisme, on n’a qu’à lire les papiers, le plan d’exécution et le programme social de Babeuf. A présent, nous comprenons pourquoi les jugements de Mallet sont si durs. Non seulement il était perspicace, il voyait les faits à travers les mots et la pratique sous la théorie ; mais encore, par principes, réflexion et caractère, il était libéral ; libéralisme signifie respect d’autrui. Que chaque particulier soit respecté par l’État et par les autres particuliers ; que l’individu, comme la communauté, ait son domaine, domaine limité, assuré, fixé par la loi et la coutume : dans cette enceinte inviolable qui comprend sa personne, sa propriété, sa conscience, ses croyances et ses opinions, son for intérieur, sa vie privée et ses offices domestiques, quiconque pénètre est un intrus ; si l’État existe, c’est pour empêcher les intrusions ; tant qu’il les empêche, il est le premier des bienfaiteurs ; quand il les commet, il est le dernier des malfaiteurs. — Une pareille conception convient à une âme fière et probe ; effectivement, ce que Mallet du Pan enseignait, il le pratiquait. Sans fortune, ayant une famille à nourrir, vivant de sa plume, il n’a jamais subordonné à aucun de ses intérêts aucune de ses opinions. En toute occasion, il pensait par lui-même : nulle sollicitation, promesse ou menace, n’avait prise sur son indépendance. Avant 1780, parfois le ministre et les bureaux supprimaient ou mutilaient ses articles ; mais ils n’obtenaient de lui ni une complaisance, ni une réticence, et, faute d’être agréable, il demeurait pauvre parmi tant d’écrivains à gages qui se disputaient les pensions payées par son propre journal. Après 1780, il était en butte aux fureurs des clubs et de la rue :
« Trois décrets de prise de corps, cent quinze dénonciations, quatre assauts civiques dans sa propre maison, la confiscation de toutes ses propriétés en France », voilà sa part dans la dévolution ; il a passé quarante mois
« sans être assuré, en se couchant, de se réveiller libre ou vivant le lendemain ». Réfugié en Suisse, il est chassé de son pays par la brutale invasion de 1798 ; un décret spécial le retranche nominativement de sa patrie conquise et francisée de force par le Directoire.
« J’ai tout perdu avec la Suisse, dit-il en arrivant en Angleterre, patrie, parents, amis ; il ne « m’en reste que des souvenirs déchirants », des souvenirs d’oppression, de rapine, de rapt, de meurtre et d’incendie.
« La Suisse, comme Athènes après l’invasion d’Alaric, n’est plus, selon le mot d’un rhéteur byzantin, que la peau vide et sanglante d’une Victime offerte en sacrifice. »Dans son dernier asile, il fondé et rédige le Mercure britannique, il poursuit son œuvre et meurt à la tâche, épuisé à cinquante ans, laissant les siens sans ressources, mais avec la conscience d’avoir vécu en honnête homme, sachant qu’il a fait son devoir, puisqu’il a combattu en volontaire, bravement, sans relâche et jusqu’au bout, contre les attentats des jacobins, contre les illusions des émigrés, pour la civilisation et pour la justice. Dire la vérité hautement et librement, voilà le premier besoin d’une âme sérieuse et sincère.
« Sans l’hospitalité du peuple anglais, écrivait-il, j’éprouverais encore le tourment du silence ; jamais trop de reconnaissance ne payera le bienfait de cet affranchissement. »A ce profond soupir, on sent la force et la chaleur d’une conviction méditée qui ne peut pas se taire.
« Que de fois, dit son fils, je l’ai vu, pendant qu’il écrivait, bouleversé, agité, se lever tout à coup et se promener à grands pas dans la chambre, jusqu’à ce qu’il fût parvenu à maîtriser les puissantes émotions soulevées dans son âme ! »Un pareil homme n’a ni le temps ni l’envie de polir des phrases ; il n’écrit que pour se soulager et se décharger. C’est pourquoi ses articles ne sont pas des pièces littéraires ; il n’a rien de l’écrivain que l’éloquence ; son style est rude, heurté, parfois incorrect ; il ne faut pas lui demander la tenue irréprochable de Rivarol, la hauteur aristocratique et dédaigneuse de Joseph de Maistre. Il ne songe pas à lui-même, à la gloire, au grand art, aux grandes manières, au bon ton ; il ne pense qu’à son œuvre, à la vérité, au bien public, aux idées qu’il défend ; il n’est qu’un loyal ouvrier, artisan de persuasion et de preuve. Mais au préalable il s’est persuadé lui-même et par tant de preuves si fortes que son esprit et son cœur sont pleins et débordent. Cela fait une grosse source bouillonnante, du jet le plus puissant et le plus continu, un courant intarissable de logique et de passion qui coule droit, à pleins bords ; on est entraîné, on ne s’arrête pas à remarquer les flaques d’écume, les éclaboussures et les excès de la parole militante ; on entend une voix mâle, tendue et passionnée, un accent grave et vibrant, la douleur d’un grand esprit révolté par le spectacle de la sottise et de la folie, l’indignation d’un cœur généreux outragé par le triomphe de la brutalité, du mensonge et du crime. Sans le vouloir et par cela seul qu’il écrit de verve, il a souvent des mots poignants, des saillies ou des arrêts brusques, des cris contenus, des raccourcis de pensée et d’expression, des images d’un éclat et d’une justesse extraordinaires, parfois de larges résumés, des files d’arguments enfermées dans une période gigantesque, une irruption de preuves serrées, ordonnées et lancées comme une colonne d’assaut, une ampleur oratoire que Mirabeau n’a point égalée et que Burke n’a point surpassée. Il est agréable de retrouver une telle œuvre ; le préjugé, la mode et l’ingratitude humaine ont pu l’ensevelir dans la poussière des bibliothèques ou dans les ténèbres des archives ; on l’a oubliée ou méconnue pendant un siècle ; tous les historiens célèbres de la Révolution semblent l’avoir ignorée, Carlyle comme M. Thiers, M. de Lamartine, M. Louis Blanc, M. Michelet. On l’exhume aujourd’hui ; elle sort de terre, aussi forte, aussi saine, aussi vive qu’au premier jour.
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« ce n’était pas une âme à la française ; il ne savait pas oublier ses chagrins : quand il avait une épine à son chevet, il était obligé de l’user, à force d’y piquer ses membres palpitants. »— La plus longue et la plus acérée de ces épines, c’est-à-dire le souci du pain quotidien, il lavait rencontrée au commencement de sa jeunesse, et, lentement, douloureusement, il avait dû en user toute la pointe. A dix-neuf ans, ruiné par la Révolution de Février 1848, il s’était trouvé chef de famille, obligé de gagner sa vie et la vie des siens, seul, sans patronage, aide ou protection, et, ce qui est pis, sans apprentissage. Il avait passé moins d’un an à l’atelier, il n’avait pas achevé sa seconde année de rhétorique ; pour manier sa plume et son crayon, il n’avait qu’une main novice. Il lui fallut, pendant des années, apprendre et produire tout à la fois, produire tous les jours, avec quel sentiment critique de son insuffisance, avec quel mécontentement et quel dégoût de soi-même, avec quel effort, ses amis s’en souviennent ; il en perdit le sommeil ; je l’ai vu s’évanouir de chagrin et d’épuisement. — Plus tard, maître d’un journal, ayant pris sa place dans le monde, il regrettait toujours ces années de production hâtive ; il ne se consolait pas de sa précocité forcée ; il se disait que les études lui avaient manqué ; il souffrait d’être au service de la mode. — Aussi bien, ses facultés n’avaient pas trouvé leur emploi ; il y avait en lui un fonds riche et original, une succession incessante d’impressions vives et fines, une aptitude rare pour les idées générales et les vues d’ensemble, bref les dons naturels de l’observateur, du psychologue et du critique. Il aspirait au moment où, délivré des affaires et du métier, il pourrait donner carrière à son talent, ne plus écrire que pour se faire plaisir, écrire des œuvres d’imagination ou d’histoire, et il en avait plusieurs sur le chantier, toutes de longue haleine, d’exécution difficile. Jamais il n’y a renoncé, même invalide et demi-détruit, suffoquant, cloué sur son fauteuil par une maladie qu’il savait mortelle ; jusqu’à la fin, il prenait des notes, classait des estampes, esquissait des plans ; jusqu’au bout, cette âme vivace est restée vivante, et non pas seulement par la passion littéraire. La sève, en lui, remontait toujours, et dans toutes les branches ; la végétation intérieure du désir, de l’espérance et de l’illusion était continue ; les intempéries du monde et les inclémences de la vie avaient beau la flétrir ou l’écraser, elles ne parvenaient pas à l’amortir. Jamais il t’a connu cette résignation totale ou partielle qui est le fruit ordinaire de l’expérience, et qui conduit, sinon au bonheur, du moins à l’apaisement. — De là sa tristesse ; de là les disparates qui s’assemblaient et se heurtaient en lui ; de là le contraste permanent et apparent de son personnage officiel et de son être intime. Au théâtre, au Dois, dans les endroits publics, ce qu’on voyait au premier coup d’œil, c’était l’homme de son journal, des dehors irréprochables, des habits coupés à la dernière mode, une barbe et des cheveux arrangés avec un soin savant, une figure régulière, la scrupuleuse correction des détails et de l’ensemble ; au second regard, on remarquait la physionomie sérieuse et même sombre, le teint pâli, le front pensif, les yeux ardents, profondément enfoncés dans l’orbite battu, le regard intense ou distrait, l’air d’attention concentrée ou de parfaite absence. Nous lui disions quelquefois :
« Allons, monsieur le directeur de la Vie Parisienne, vous qu’on appelle le Marcelin des salons, déridez-vous ; n’ayez pas l’air d’un entrepreneur de pompes funèbres ». Il souriait vaguement, répondait à peine, avec effort, comme un homme occupé que l’on dérange : il semblait revenir de très loin. Sauf des accès de verve qui, chaque année, devenaient plus rares, il aimait à se taire, à vivre seul et en solitaire, non seulement dans son cabinet, mais en public et au milieu de la foule ; c’est qu’il avait, à un haut degré, la faculté singulière qui, par-delà le monde environnant, bruissant, incommode, ouvre à l’esprit un autre monde. Cette faculté est l’imagination reconstructive. Un jour, sur le boulevard, le sculpteur Pradier disait à un de nos amis :
« Suivons cette jeune fille qui marche là, devant nous, avec ses parents. La malléole interne et l’assiette du pied sont bien ; l’articulation du genou est encore mieux : la rotule n’est pas proéminente. Encore une vingtaine de pas, et je pourrai voir la façon dont la tête du fémur tourne dans l’os des hanches. »De fait, au bout des vingt pas, il avait vu toute l’ossature ; là-dessus, rentré dans son atelier, il ébauchait sa svelte et légère Atalante, une fillette de quinze ans, qui, courbée sur un genou, noue ses sandales avant de courir. Ayant beaucoup étudié le corps humain, il en sentait toutes les connexions ; par suite, sur un fragment délicatement perçu et profondément compris, il recomposait le squelette et la figure. Il en est des mœurs sociales comme du corps humain : toutes leurs parties se tiennent ; par une série de liaisons, on peut conclure de l’une aux autres, et, d’après un morceau, reconstituer l’ensemble. Dans ce domaine, Marcelin devinait et voyait, comme le sculpteur, à force d’expérience et de tact inné ; aussi promptement et aussi sûrement que le sculpteur il reconstruisait, non des formes idéales, mais des mœurs historiques ; il les savait et les expliquait, avec une abondance et une précision surprenantes, aux diverses époques, sous Louis-Philippe et la Restauration, au temps de l’Empire, au temps de la République, sous Louis XVI, dans la première moitié du xviiie siècle, sous Louis XIV, sous Louis XIII, au temps des Valois en France, à la fin du xvie siècle en Flandre et en Hollande, au commencement du xvie siècle en Italie. Au moyen d’un portrait, même médiocre, avec des estampes telles quelles de l’époque, il se transportait dans l’époque ; il en parlait comme s’il y eût vécu ; il s’en représentait les types, surtout l’homme du monde et la femme du monde, le cavalier et la dame, leur costume, leur toilette, leurs façons, leur physionomie ; il voyait, par les yeux de l’esprit, tous leurs dehors visibles, l’habillement d’apparat et le déshabillé, l’ameublement, l’habitation et les jardins, le salon et la place publique, une cérémonie, un bal, une visite, la raideur ou la désinvolture de l’attitude, les diverses façons successives de monter à cheval, de porter ou parer un coup d’épée, de saluer, de s’aborder et de sourire, de danser, d’être galant, de baiser la joue ou la main. Il avait ainsi ses entrées familières dans cinq ou six mondes aussi complets que le nôtre. Involontairement et tous les jours, il y entrait ; il s’y promenait à discrétion, comme un voyageur bien accueilli, comme un spectateur qui n’a pas de frais à faire. Il y était chez lui et à son aise, plus à l’aise que chez nous. Quand un homme a cette faculté, il est tenté d’en user, quelquefois d’en abuser. On peut dire que celui-ci a vécu parmi ses estampes : à la fin, il en avait trois cent mille. — Non qu’il fût collectionneur ou amateur des pièces rares : il ne s’est jamais appliqué à compléter des séries, et, avec les belles gravures, il en achetait de médiocres, et même de mauvaises, les sachant telles, caricatures, lithographies de modes, frontispices et vignettes, à une seule condition, c’est qu’elles fussent significatives et suggestives ; elles devaient toujours illustrer quelque détail des mœurs, lui faire toucher plus à vif les gens d’autrefois, un prince, un courtisan, une grisette ou un soldat. Au fond, la même préoccupation le suivait dans son travail positif et dans son métier quotidien ; l’observateur libre, le curieux désintéressé, subsistait sous le directeur de la Vie Parisienne. Les choses vivantes lui étaient un spectacle comme les choses mortes : le présent lui apparaissait sous la même figure que le passé, c’est-à-dire comme une estampe finale et fraîchement tirée, au bout d’une suite d’autres estampes plus ou moins vieilles et jaunies. La dernière représentation de l’Africaine à l’Opéra, le défilé des équipages hier ou bois de Boulogne, telle soirée dans un salon contemporain, telle revue des troupes à Satory ou au Champ de Mars, venait s’ajouter, comme une variante ou un supplément, aux scènes correspondantes qu’il avait vues chez Eugène Lami et Tony Johannot, chez Moreau et Saint-Aubin, chez Perelle et Sébastien Leclerc, chez Callot et Abraham Bosse. — Rentré chez lui et penché sur ses cartons, il trouvait qu’entre la chose réelle et la chose dessinée la différence est petite ; au bout de quelques heures, cette différence s’évanouissait, les personnages de ses estampes lui faisaient illusion ; il avait envie de leur parler, et parfois même il leur parlait. Avec un peu de sympathie, d’habitude et d’insistance, on arrive vite à cet état. — Aussi bien, le passé n’est pas moins réel que le présent ; même, à quelques égards, il l’est davantage. Car, d’abord, il est achevé, et le présent ne l’est pas. Par exemple, le xviiie siècle en France est une œuvre complète, dont tous les traits sont arrêtés ; au contraire, le xixe siècle en France n’est qu’une œuvre ébauchée, à laquelle chaque nouvelle année ajoute un trait, en sorte que, d’année en année, l’expression totale change, s’altère et s’approfondit. Or une figure en cours d’exécution est toujours moins intelligible qu’une figure terminée. — D’ailleurs, cette physionomie définitive du passé, nous la voyons plus clairement dans les chefs-d’œuvre de ses artistes que si elle nous apparaissait directement, face à face. En effet, étant artistes et d’espèce supérieure, ces maîtres ont extrait de leur époque les caractères essentiels, les types dominateurs, le personnage régnant : il était effacé, demi-esquissé dans la nature, obscurci ou éteint par l’insuffisance ou la contrariété des circonstances ; ils l’en ont retiré, ils l’en ont dégagé ; restauré, amplifié et mis en pleine lumière. A parler exactement, tant que l’artiste n’est pas venu, l’œuvre des sept jours n’est point finie ; elle a besoin de retouches, et c’est lui qui les donne ; le huitième jour lui appartient. Certainement, les modèles de Franz Hals ou de Rembrandt ne valaient pas leurs portraits ; regardez le Bourgmestre Six ou les Syndics : aucun administrateur hollandais en 1650 n’a eu cette intensité d’expression et de vie ; s’il l’avait eue, les gens se seraient attroupés autour de lui dans la rue. — Par contre, au sortir du Musée, surtout sous un ciel gris, les passants semblent des croquis débiles, des figures manquées et mal venues sur papier sale, des épreuves d’essai ou de rebut. Seule l’œuvre d’art est réussie ; contemplons en elle l’existence accomplie et pleine, qui ne se rencontre point ailleurs.
« C’est un vilain cadeau que la vie ; quand on l’a fait à quelqu’un, on doit l’en dédommager, en l’aimant trop et ainsi font les parents en France. L’inconvénient est que l’enfant, devenu homme, se trouve exigeant en fait de bonheur ; partant il souffre davantage. Aujourd’hui, tels que nous voilà, il nous reste un remède : c’est d’amoindrir ch nous le rôle des sensations et d’augmenter celui des images. Nos sensations ne dépendent pas de nous, mais du monde extérieur ; nous les subissons telles qu’il nous les donne, et il nous les donne presque toujours douloureuses ou désagréables. Il faut donc les diminuer, les amortir ; on y parvient en s’imposant un train de vie uniforme, monotone, machinal, en faisant tous les jours les mêmes choses aux mêmes heures. Au contraire, nos images sont à notre disposition ; nous n’avons qu’à les aviver et à les arranger ; cela fait, nous voyons intérieurement les paysages, les figures et les événements qui nous conviennent. Le cerveau est un meilleur instrument que les yeux ; il suffit de l’exercer : au bout de deux ou trois ans, il peut percevoir, avec une lucidité parfaite, le spectacle qu’il s’est choisi, la scène qu’il préfère, n’importe laquelle, historique ou légendaire. Voilà notre opium. »— Tout opium est malsain ; il est prudent de n’en prendre qu’à petites doses et de loin en loin. Depuis Werther et René, nous en avons trop bu, de plusieurs sortes, et nous en buvons chaque jour davantage ; par suite, la maladie du siècle s’est aggravée, et, en littérature, en musique, en peinture, en politique, quantité de symptômes prouvent que le dérangement de la raison, de l’imagination, de la sensibilité et des nerfs va croissant. Entre toutes les drogues qui nous procurent à volonté l’absence factice et l’oubli, l’histoire est, je crois, la moins dangereuse ; car elle nous montre des hommes comme nous, souvent parmi des misères pires : ils ont supporté leur condition ; supportons la nôtre. — Par cette réflexion finale, le narcotique devient un fortifiant, et le poison, bien digéré, fournit son antidote. Marcelin y trouvait les jouissances du songe ; il aurait pu en rapporter la résignation du réveil. Je l’avais connu dès le collège ; plus tard, quand je revins à Paris, il me fit connaître Franz Woepke, qui logeait dans la même maison que lui, et bientôt nous fûmes liés tous les trois, cette fois encore par l’histoire : elle est le centre commun où toutes les voies aboutissent. Nous y arrivions par des chemins bien différents. — Woepke était orientaliste et mathématicien ; il étudiait dans les textes originaux, en sanscrit, en grec, en arabe, en persan, le progrès des connaissances mathématiques depuis les origines jusqu’à la Renaissance. Je suivais alors des cours de physiologie et de zoologie, et j’avais regardé assez longuement plusieurs philosophies, quelques littératures. Marcelin connaissait les œuvres d’art des quatre derniers siècles, et aussi les Mémoires, depuis Froissart et Commines. — Nous échangions nos idées et chacun s’enquérait auprès des deux autres. Des trois, c’est Woepke qui voyait les choses du point de vue le plus haut et le plus éclairé, avec le moins de nuages et par plus grandes masses : l’état des mathématiques est probablement le meilleur indice pour mesurer l’avancement des sciences et de la civilisation à travers les âges. — Aucun des trois ne voyait les choses de si près et si pleinement que Marcelin : seuls les arts du dessin nous remettent sous les yeux l’homme total, des corps vivants, leur milieu physique et leurs habitudes physiques, leur geste, leur physionomie et leur regard. Il m’enseignait à les comprendre ; je lui dois d’avoir connu le Cabinet des Estampes. — En véritable historien, ce qu’il cherchait d’instinct, à travers les figures peintes ou gravées, citaient les différences de l’homme aux différentes époques. Balzac dit quelque part que chaque profession ou condition sociale est un climat qui produit ses espèces et variétés distinctes ; on peut en dire autant de chaque période historique. Comparé au Français contemporain de la classe supérieure, inférieure ou moyenne, le Français de la classe correspondante en 1780, à plus forte raison en 1680, à plus forte raison encore en 1580, est un animal d’une autre espèce, avec d’autres besoins, appétits et répugnances, avec d’autres Sensations, images et idées, avec sa conception particulière du bonheur et de l’honneur, avec ses émotions propres et son attitude propre en face du plaisir, du danger et de la mort. Tout cela, Marcelin le saisissait à l’instant, du premier regard ; la finesse et la justesse de ses divinations étaient supérieures ; partant, sans système ou but préconçu, il démêlait, dans chaque époque, les sentiments forts, persistants et prépondérants qui, pendant beaucoup d’années, commandent beaucoup d’actions et beaucoup d’hommes, et qui sont les forces intérieures dont la convergence ou la divergence maintient ou démolit la société humaine. J’écrivais alors sur le xvie siècle ; quand par hasard j’arrivais à quelque idée générale, je la lui disais, et je n’en étais sûr que s’il l’acceptait. Les vingt-cinq volumes de la Vie Parisienne ne contiennent que la moindre partie de sa pensée : en cela, son lot est celui de la plupart des hommes ; très peu d’esprits parviennent à se développer selon leur nature et tout entiers ; ordinairement le métier ou la spécialité nous compriment, nous déjettent et finissent par nous estropier ; il faut une chance bien rare pour que les circonstances que nous rencontrons soient d’accord avec les facultés que nous avons. — Mais, dans ces vingt-cinq volumes, la part qu’on lui fait est trop petite ; en dehors de ses articles, il a collaboré aux articles de presque tous ses rédacteurs, et jamais collaboration ne fût si dirigeante, si inventive, plus efficace. Souvent, il donnait à l’auteur le titre et le sujet ; parfois, il lui fournissait l’esquisse complète. Quand on lui apportait une historiette ou une scène, il se la faisait raconter, tout au long, au préalable ; ses interruptions forçaient l’auteur à élaguer les longueurs ; ses questions forçaient l’auteur à combler les lacunes. Il lui suggérait des additions, il lui imposait des coupures, il lui indiquait des remaniements ; il l’obligeait à mettre dans tout dialogue ou récit, un commencement, un milieu et une fin, des oppositions et des proportions, une liaison et un progrès. Il lui enseignait l’art de faire et de suivre un plan. — Beaucoup de talents se sont ainsi formés sous sa main. Il allait chercher des gens du monde, un diplomate, un officier, un peintre, un maître des requêtes, des membres du Jockey-Club, des femmes, qui savaient causer et n’avaient jamais songé à écrire ; il leur prouvait que l’un n’est pas plus difficile que l’autre, à condition d’écrire comme on cause, comme on cause au cercle entre hommes, comme on cause dans un salon devant des femmes du monde ou du demi-monde, c’est-à-dire vivement, librement, parfois trop librement, sans prétentions d’auteur, sans autre objet que d’amuser, pendant un quart d’heure, des gens prompts à s’ennuyer, à bâiller et à s’en aller. — En ce cas, le conteur s’amuse autant que la galerie ; il n’a pas d’efforts à faire, il n’est pas empêtré d’esthétique, il ne fabrique pas un total de lignes comptées et payées ; il improvise. — La Vie Parisienne, surtout dans les premières années, fut une causerie de ce genre : les causeurs étaient en verve, et ne songeaient qu’à se faire plaisir à eux-mêmes et d’autant plus qu’ils causaient sous le masque : pendant longtemps aucun d’eux ne sut les noms des autres ; à cet égard, Marcelin était d’une discrétion scrupuleuse. — Depuis, les noms se sont ébruités ; le public a connu chaque auteur, au moins par son pseudonyme : Gustave Droz, Quatrelles, Richard O’Mon-Roy, Ludovic Halévy, Ange-Bénigne, Gyp, d’autres encore, toute une pousse littéraire qui a pour correspondante, en peinture, la série des petits maîtres français du xviiie siècle, Moreau, les Saint-Aubin, Lancret, Pater, Lawreince et Beaudouin. Personne autant que Marcelin n’a contribué à faire éclore cette jolie floraison ; probablement, elle servira comme l’autre, lorsque, plus tard, on voudra se figurer l’époque où elle s’est épanouie. Aux jours de tristesse morne, quand nous voulions ramener sur ses lèvres un demi-sourire, nous lui disions que, lui aussi, il était une source, et que, son journal fournirait, au xxe siècle, des documents pour l’histoire des mœurs. Son frère a rassemblé et va publier en un volume plusieurs de ses essais qui portent bien sa marque. C’est tout ce qui reste de lui, avec son image empreinte dans la mémoire de quatre ou cinq amis, qui ne dureront guère. Woepke, qui méritait le mieux de vivre, a disparu le premier. Nous marchons derrière eux, à petite distance, dans le sentier qui s’est dérobé sous leurs pas. Il s’effondre sous les nôtres ; chaque jour nous enfonçons davantage, et cette terre qui les recouvre nous monte déjà jusqu’aux genoux.
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« C’est ainsi que je vois la nature : on ne peut pas me contester ma sensation. »Et là-dessus, il s’enfonce plus avant dans ses défauts, dans l’exagération ou l’omission, jusqu’à désapprendre ou à refuser d’apprendre des règles fondées sur la science positive et sur les mathématiques, jusqu’à ignorer et nier la perspective, l’anatomie, le modelé les différences de la lumière dans la peinture et dans la nature, les deux gammes de valeurs hors du tableau et dans le tableau, la transposition indispensable par laquelle la première trouve son équivalent dans la seconde, l’art de composer, l’importance des proportions, la correspondance des masses et la convergence des effets. — À la fin, chez les maîtres eux-mêmes, chez Théodore Rousseau et Corot, l’équilibre mental et nerveux n’était plus intact ; chez leurs successeurs, surtout après l’ébranlement de 1870 et de 1871, il s’est faussé, puis renversé, et toujours du même côté, du côté de la sensation absorbante, physique et personnelle, chez les uns inculte et brute, chez les autres surexcitée et pervertie, de plus en plus bas chez quelques-uns, jusqu’à l’étalage et à l’affichage voulu de soi-même, jusqu’à l’ostentation effrontée des préférences ignobles, des préoccupations vicieuses, des lèpres et des souillures intimes, que le sens commun le plus vulgaire ordonne de cacher. Expérience faite, le chemin que nous avons suivi depuis 1830 descendait vite et par une pente raide ; nous y trébuchons aujourd’hui, et cela est vrai pour la peinture que l’on fait avec des mots, encore plus que pour la peinture que l’on fait avec le pinceau. — Cela nous conduit à regarder l’autre voie que nous n’avons pas suivie, et qui s’ouvrait aussi devant nous en 1830.
« des yeux d’acier ». — Pour les rétines très tendres et sensibles à l’excès, la couleur n’est pas une tache simple, mais un ensemble compliqué, un accord riche et plein qui comprend quantité de consonances et de dissonances subtiles, une vibration totale et finale dans laquelle entrent, comme composantes, plusieurs vibrations partielles, chacune avec ses harmoniques et ses alentours, avec des intermittences momentanées, avec le remplacement fugitif d’un ton par le ton complémentaire ; la tache est en mouvement ; il s’y fait des flageolements, des stries33 ; elle-même est un frémissement continu, une palpitation cadencée, une jouissance nerveuse, avec des exaltations, des acuités, des intensités pénétrantes, tout cela en un seul bloc, tout cela physiquement perçu en un quart de seconde, pendant la durée inappréciable, presque instantanée, d’un coup d’œil. Grâce à cette sensation, les objets se couvrent d’un vêtement magnifique, d’une robe opulente, ou le lustre et le grain de l’étoffe, les plis nuancés par l’approfondissement de l’ombre et par les saillies de la clarté, sont pour les yeux une fête et une volupté ; l’artiste est tenté de ne pas chercher au-delà, de ne voir que la robe, d’oublier ou subordonner le reste ; son plaisir est trop vif ; il est à la merci de sa sensation, — M. Berlin n’y était pas ; il avait l’œil du dessinateur, cette pupille inflexible qui ne cligne point, cette rétine solide et vivace que les secousses de la lumière ne peuvent ni émousser, ni affoler, ce regard ferme et sûr qui, sous l’enveloppe passagère, saisit les grandeurs, les formes, les masses, la substance permanente, et ne considère la couleur que comme un complément ou un surcroît du dessin. Aussi bien, le dessin lui suffisait ; avec des crayons, il rendait toute sa pensée ; même il n’avait pas besoin de l’extrême rendu. Plusieurs de ses grands dessins, Une Forêt à Castel-Fusano, les Colosses de Memnon en Egypte, sont poussés jusqu’au modelé complet ; mais les autres, quel que soit leur degré d’avancement, depuis le simple croquis ou la silhouette jusqu’au relief final et plein, sont, tout de suite et du premier coup, des œuvres achevées, définitives ; en particulier, ses croquis d’après nature, faits sur place avec du fusain, de la pierre d’Italie et des rehauts de blanc, sont ses chefs-d’œuvre. Je viens d’en voir des centaines dans ses cartons ; les quinze ou vingt spécimens que le public peut regarder à la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts ne laissent pas soupçonner l’ampleur, la fécondité, la hauteur de sa conception, le point de vue supérieur d’où il a contemplé la nature, la portée de son regard, sa faculté d’embrasser et de circonscrire des ensembles, son intelligence des trois grands personnages, le ciel, la montagne et la mer, qui occupent éternellement la scène de l’être et, par-dessus le chœur subordonné des créatures moindres, dialoguent entre eux, presque seuls. Si l’on photographiait et publiait une centaine de ces esquisses, on rendrait aux jeunes peintres un service signalé. Point de morceau à effet ; aucun détail qui, par sa particularité trop forte, tire à soi, usurpe l’attention. En pays lointain et dans un autre climat, l’artiste ne s’est pas beaucoup intéressé à la flore spéciale ; il ne s’attarde pas à reproduire la raquette épineuse du cactus, ni le poignard dentelé de l’aloès, ni même la différence qui sépare les feuillages de deux arbres comme l’olivier et le châtaignier, l’un grêle et pâle, l’autre dense, riche, fort, presque dur et métallique. Ce qui l’intéresse dans l’arbre, ce n’est pas la feuille, qui est caduque et parlant secondaire, c’est la charpente végétale, toute la charpente continue et agencée depuis la base jusqu’au dôme, d’abord la souche demi-souterraine, avec ses pieds noueux qui affleurent, puis le tronc rigide, penché ou tordu, enfin la courbure et l’épanouissement total des branches, bref la robuste membrure qui porte et nourrit le reste. Pareillement, il n’insiste pas sur la saison, l’heure, le moment, l’accident ; il omet exprès de nous dire si nous sommes en avril, en juillet ou en septembre, s’il est cinq heures du matin, midi ou six heures du soir, si l’orage menace ou si le ciel vient d’être lavé par une pluie ; il n’est pas touché par la singularité ou la rareté d’un aspect, par la rouille et les lichens d’une pierre, par un coup de soleil oblique sur les buissons bas d’une futaie. Son envergure est bien plus vaste ; dans le ciel, la mer et les terrains, il ne s’attache qu’aux, traits permanents, indéfiniment les mêmes avant nous et après nous ; ses paysages ne sont pas de petits coins curieux de l’édifice naturel, mais cet édifice lui-même, son profil général et son architecture, sa façade et ses flancs, plusieurs lieues de pays en abrégé et en résumé, une vallée entière, trois ou quatre plans de montagnes, toute une ville avec ses bâtisses rassemblées et échelonnées sur un promontoire de roches, toute une côte surplombante en enfilade sur la plaine unie de là mer, et partout le plein jour, le ciel du midi, la grande rondeur concave qui enveloppe et groupe toutes les inégalités de la terre sous la magnificence et l’uniformité de sa coupole. Dans ces lignes qu’il trace, rien de convenu ni d’appris ; aucune recette d’école comme chez ses devanciers ; lui aussi, il s’est affranchi de la tradition, il s’est remis en face de la nature, il se garde bien de réformer les formes pour un prétendu plaisir des yeux. Ses paysages ne sont pas, comme ceux de Perelle34, des montagnes quelconques, la mer en général. C’est un site réel qu’il copie, tel site et de tel point de vue. Seulement, il a choisi son point de vue ; ses camarades d’étude disent qu’il le trouvait à l’instant, que c’était le meilleur, le seul bon ; en deçà ou au-delà, à gauche, à droite, aucune place, épreuve faite, ne fournissait un si beau motif. Une fois assis, sans efforts ni hâte, sans tâtonnements ni repentirs, sa main obéissait à son œil, et son œil à son esprit. Il simplifiait ; rien d’autre, ni de plus ; tout son procédé est là. Pas un trait du modèle n’est altéré, arrangé ; pas un trait de la copie n’est inventé, ajouté ; mais, parmi les traits du modèle, la copie ne répète que les principaux ; ses omissions sont un surcroît de fidélité ; elles nous dévoilent le grandiose qui, dans le modèle demeurait obscur, indistinct ; nous saisissons, non les superficies, mais les profondeurs de la vérité ; c’est elle, et, du premier regard, nous la reconnaissons. Voilà bien les sites que nous avons vus, Sorrente, Amalfi, Capri, l’interminable escalier taillé dans la montagne, les longues allées qui montent entre leurs deux soutènements de larges dalles, les oliviers et les chênes verts, leurs troncs tortueux ou trapus, leurs souches bosselées, leurs racines accrochées et enfoncées dans les fissures de la pierre, les terrasses et les bâtisses étagées, la haute paroi de la côte à pic, sorte de bordure ouvragée qui tourne, enserrant la mer luisante. Et voici Subiaco, Terni, Tivoli, San Germano, l’Apennin, ses découpures sur le ciel clair, tantôt son échine saillante, une longue chaîne intacte de vertèbres minérales, tantôt des vertèbres désarticulées, fracassées, écroulées, en tas dans une fondrière ou éparses sur une pente. De telles formes sont uniques ; on ne les imagine pas, on n’a pas pu les fabriquer ; elles sont trop originales, trop cohérentes : elles tiennent trop étroitement à la géologie intime, à l’histoire authentique de la planète, à l’histoire positive de l’humanité ; de même, les autres formes, en Sicile, sur le Bosphore, en Grèce, en Egypte, l’Acropole d’Athènes et la Tribune aux Harangues, le Temple de Phigalie, les Murs de Constantinople, l’île de Philae, Carnac, Esneh, la solitude peuplée par des colonnades effrondrées, par des assises disloquées d’énormes blocs quadrangulaires ; plus loin, sur une berge du Nil, la morne barre horizontale, la masse accablante, la monotonie formidable d’un liane de montagne perpendiculaire et nu comme un mur. C’est le paysage classique, dit-on ; en effet, les anciens, Lucrèce, Sophocle, Eschyle, peignaient ainsi les choses naturelles, en quelques traits et d’une façon plus sommaire encore ; ils disaient aussi ce que véritablement elles sont, comment elles sont vivantes, éternelles et divines ; ils disaient cela en quatre mots, par un mythe transparent, avec un nom et une épithète ; leur paysage était fini quand ils avaient nommé Déméter, la terre maternelle et nourricière ; Poseidôn, le stérile Océan, le Dieu colérique, indompté, qui, dans ses bras d’azur, étreint les îles et la côte ; Zeus35 enfin, le ciel sublime,
« cette blancheur ardente », ce suprême éther,
« père tout-puissant »et roi universel, dont la gloire emplit l’air.
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