Chapitre III.
Combinaison des deux éléments.
De l’acquis scientifique que l’on a vu, élaboré par l’esprit que l’on vient de
décrire, naquit une doctrine qui parut une révélation et qui, à ce titre, prétendit au
gouvernement des choses humaines. Aux approches de 1789, il est admis qu’on vit « dans
le siècle des lumières », dans « l’âge de la raison », qu’auparavant le genre humain
était dans l’enfance, qu’aujourd’hui il est devenu « majeur ». Enfin la vérité s’est
manifestée et, pour la première fois, on va voir son règne sur la terre. Son droit est
suprême, puisqu’elle est la vérité. Elle doit commander à tous, car, par nature, elle
est universelle. Par ces deux croyances, la philosophie du dix-huitième siècle
ressemble à une religion, au puritanisme du dix-septième, au mahométisme du septième.
Même élan de foi, d’espérance et d’enthousiasme, même esprit de propagande et de
domination, même raideur et même intolérance, même ambition de refondre l’homme et de
modeler toute la vie humaine d’après un type préconçu. La doctrine nouvelle aura aussi
ses docteurs, ses dogmes, son catéchisme populaire, ses fanatiques, ses inquisiteurs
et ses martyrs. Elle parlera aussi haut que les précédentes, en souveraine légitime à
qui la dictature appartient de naissance, et contre laquelle toute révolte est un
crime ou une folie. Mais elle diffère des précédentes en ce qu’elle s’impose au nom de
la raison, au lieu de s’imposer au nom de Dieu.
En effet, l’autorité était nouvelle. Jusqu’alors, dans le gouvernement des actions et
des opinions humaines, la raison n’avait eu qu’une part subordonnée et petite. Le
ressort et la direction venaient d’ailleurs ; la croyance et l’obéissance étaient des
héritages ; un homme était chrétien et sujet parce qu’il était né chrétien et sujet
Autour de la philosophie naissante et de la raison qui entreprend son grand examen,
il y a des lois observées, un pouvoir reconnu, une religion régnante ; dans cet
édifice, toutes les pierres se tiennent, et chaque étage s’appuie sur le précédent.
Mais quel est le ciment commun, et où se trouve le fondement premier Toutes ces
règles civiles auxquelles sont assujettis les mariages, les testaments, les
successions, les contrats, les propriétés et les personnes, règles bizarres et parfois
contradictoires, qui les autorise ? D’abord la coutume immémoriale, différente selon
la province, selon le titre de la terre, selon la qualité et la condition de
l’individu ; ensuite la volonté du roi qui a fait écrire et qui a sanctionné la
coutume Cette volonté elle-même, cette souveraineté du prince, ce premier des
pouvoirs publics, qui l’autorise ? D’abord une possession de huit siècles, un droit
héréditaire semblable à celui par lequel chacun jouit de son domaine et de son champ,
une propriété fixée dans une famille et transmise d’aîné en aîné, depuis le premier
fondateur de l’État jusqu’à son dernier successeur vivant ; ensuite la religion qui
ordonne aux hommes de se soumettre aux pouvoirs établis Cette religion enfin, qui
l’autorise ? D’abord une tradition de dix-huit siècles, la série immense des
témoignages antérieurs et concordants, la croyance continue des soixante générations
précédentes ; ensuite, à l’origine, la présence et les instructions du Christ, puis,
au-delà, dès l’origine du monde, le commandement et la parole de Dieu. — Ainsi, dans
tout l’ordre social et moral, le passé justifie le présent ; l’antiquité sert de
titre, et si, au-dessous de toutes ces assises consolidées par l’âge, on cherche dans
les profondeurs souterraines le dernier roc primordial, on le trouve dans la volonté
divine. — Pendant tout le dix-septième siècle, cette théorie subsiste encore au fond
de toutes les âmes sous forme d’habitude fixe et de respect inné ; on ne la soumet pas
à l’examen. On est devant elle comme devant le cœur vivant de l’organisme humain ; au
moment d’y porter la main, on recule ; on sent vaguement que, si l’on y touchait,
peut-être il cesserait de battre. Les plus indépendants, Descartes en tête, « seraient
bien marris » d’être confondus avec ces spéculatifs chimériques qui, au lieu de suivre
la grande route frayée par l’usage, se lancent à l’aveugle, en ligne droite, « à
travers les montagnes et les précipices ». Non seulement, quand ils livrent leurs
croyances au doute méthodique, ils exceptent et mettent à part, comme en un
sanctuaire, « les vérités de la foi384 » ; mais encore le dogme qu’ils pensent avoir écarté demeure en leur
esprit, efficace et latent, pour les conduire à leur insu, et faire de leur
philosophie une préparation ou une confirmation du christianisme385. — En somme, au dix-septième siècle, ce qui fournit
les idées mères, c’est la foi, c’est la pratique, c’est l’établissement religieux et
politique. Qu’elle l’avoue ou qu’elle l’ignore, la raison n’est qu’un subalterne, un
orateur, un metteur en œuvre, que la religion et la monarchie font travailler à leur
service. Sauf La Fontaine qui, je crois, est unique en cela comme dans le reste, les
plus grands et les plus indépendants, Pascal, Descartes, Bossuet, La Bruyère,
empruntent au régime établi leur conception première de la nature, de l’homme, de la
société, du droit, du gouvernement386. Tant que
la raison se réduit à cet office, son œuvre est celle d’un conseiller d’État, d’un
prédicateur que ses supérieurs envoient en tournée et en mission dans
le département de la philosophie et de la littérature. Bien loin de détruire, elle
consolide ; en effet, jusqu’à la Régence, son principal emploi, consiste à faire de
bons chrétiens et de fidèles sujets.
Mais voici que les rôles s’intervertissent ; du premier rang, la tradition descend au
second, et du second rang, la raison monte au premier. — D’un côté la religion et la
monarchie, par leurs excès et leurs méfaits sous Louis XIV, par leur relâchement et
leur insuffisance sous Louis XV, démolissent pièce à pièce le fond de vénération
héréditaire et d’obéissance filiale qui leur servait de base et qui les soutenait dans
une région supérieure, au-dessus de toute contestation et de tout examen ; c’est
pourquoi, insensiblement, l’autorité de la tradition décroît et disparaît. De l’autre
côté la science, par ses découvertes grandioses et multipliées, construit pièce à
pièce le fond de confiance et de déférence universelles qui, de l’état de curiosité
intéressante, l’élève au rang de pouvoir public ; ainsi, par degrés, l’autorité de la
raison grandit et prend toute la place. — Il arrive un moment où, la seconde autorité
ayant dépossédé la première, les idées mères que la tradition se réservait tombent
sous les prises de la raison. L’examen pénètre dans le sanctuaire interdit. Au lieu de
s’incliner, on vérifie, et la religion, l’État, la loi, la coutume, bref, tous les
organes de la vie morale et de la vie pratique, vont être soumis à l’analyse pour être
conservés, redressés ou remplacés, selon ce que la nouvelle doctrine aura
prescrit.
Rien de mieux, si la doctrine eût été complète, et si la raison, instruite par
l’histoire, devenue critique, eût été en état de comprendre la rivale qu’elle
remplaçait. Car alors, au lieu de voir en elle une usurpatrice qu’il fallait expulser,
elle eût reconnu en elle une sœur aînée à qui l’on doit laisser sa part. Le préjugé
héréditaire est une sorte de raison qui s’ignore. Il a ses titres aussi bien que la
raison elle-même ; mais il ne sait pas les retrouver ; à la place des bons, il en
allègue d’apocryphes. Ses archives sont enterrées ; il faut pour les dégager des
recherches dont il n’est pas capable ; elles subsistent pourtant, et aujourd’hui
l’histoire les remet en lumière Quand on le considère de près, on trouve que, comme
la science, il a pour source une longue accumulation d’expériences : les hommes, après
une multitude de tâtonnements et d’essais, ont fini par éprouver que telle façon de
vivre ou de penser était la seule accommodée à leur situation, la plus praticable de
toutes, la plus bienfaisante, et le régime ou dogme qui aujourd’hui nous semble une
convention arbitraire a d’abord été un expédient avéré de salut public. Souvent même
il l’est encore ; à tout le moins, dans ses grands traits, il est indispensable, et
l’on peut dire avec certitude que, si dans une société les principaux préjugés
disparaissaient tout d’un coup, l’homme, privé du legs précieux que lui a transmis la
sagesse des siècles, retomberait subitement à l’état sauvage et redeviendrait ce qu’il
fut d’abord, je veux dire un loup inquiet, affamé, vagabond et poursuivi. Il fut un
temps où cet héritage manquait ; aujourd’hui encore il y a des peuplades où il manque
entièrement387. Ne pas manger de chair humaine, ne pas tuer les vieillards
inutiles ou incommodes, ne pas exposer, vendre ou tuer les enfants dont on n’a que
faire, être le seul mari d’une seule femme, avoir horreur de l’inceste et des mœurs
contre nature, être le propriétaire unique et reconnu d’un champ distinct, écouter les
voix supérieures de la pudeur, de l’humanité, de l’honneur, de la conscience, toutes
ces pratiques, jadis inconnues et lentement établies, composent la civilisation des
âmes. Parce que nous les acceptons de confiance, elles n’en sont pas moins saintes, et
elles n’en deviennent que plus saintes lorsque, soumises à l’examen et suivies à
travers l’histoire, elles se révèlent à nous comme la force secrète qui, d’un troupeau
de brutes, a fait une société d’hommes En général, plus un usage est universel et
ancien, plus il est fondé sur des motifs profonds, motifs de physiologie, d’hygiène,
de prévoyance sociale. Tantôt, comme dans la séparation des castes, il fallait
conserver pure une race héroïque ou pensante, en prévenant les mélanges par lesquels
un sang inférieur lui eût apporté la débilité mentale et les instincts bas388. Tantôt, comme dans l’interdiction des
spiritueux ou des viandes, il fallait s’accommoder au climat qui prescrivait un régime
végétal ou au tempérament de la race pour qui les boissons fortes étaient
funestes389. Tantôt, comme dans l’institution du droit d’aînesse, il
fallait former et désigner d’avance le commandant militaire auquel obéirait la bande,
ou le chef civil qui conserverait le domaine, conduirait l’exploitation et
soutiendrait la famille390 S’il y a des raisons valables pour légitimer la coutume, il y en
a de supérieures pour consacrer la religion. Considérez-la, non pas en général et
d’après une notion vague, mais sur le vif, à sa naissance, dans les textes, en prenant
pour exemple une de celles qui maintenant règnent sur le monde, christianisme,
brahmanisme, loi de Mahomet ou de Bouddha. À certains moments critiques de l’histoire,
des hommes, sortant de leur petite vie étroite et routinière, ont saisi par une vue
d’ensemble l’univers infini ; la face auguste de la nature éternelle s’est dévoilée
tout d’un coup ; dans leur émotion sublime, il leur a semblé qu’ils apercevaient son
principe ; du moins ils en ont aperçu quelques traits. Et, par une rencontre
admirable, ces traits étaient justement les seuls que leur siècle, leur race, un
groupe de races, un fragment de l’humanité fût en état de comprendre. Leur point de
vue était le seul auquel les multitudes échelonnées au-dessous d’eux pouvaient se
mettre. Pour des millions d’hommes, pour des centaines de générations, il n’y avait
accès que par leur voie aux choses divines. Ils ont prononcé la parole unique,
héroïque ou tendre, enthousiaste ou assoupissante, la seule qu’autour d’eux et après
eux le cœur et l’esprit voulussent entendre, la seule qui fût adaptée à des besoins
profonds, à des aspirations accumulées, à des facultés héréditaires, à toute une
structure mentale et morale, là-bas à celle de l’Indou ou du Mongol, ici à celle du
Sémite ou de l’Européen, dans notre Europe à celle du Germain, du Latin ou du Slave ;
en sorte que ses contradictions, au lieu de la condamner, la justifient, puisque sa
diversité produit son adaptation, et que son adaptation produit ses bienfaits Cette
parole n’est pas une formule nue. Un sentiment si grandiose, une divination si
compréhensive et si pénétrante, une pensée par laquelle l’homme embrassant l’immensité
et la profondeur des choses, dépasse de si loin les bornes ordinaires de sa condition
mortelle, ressemble à une illumination ; elle se change aisément en vision, elle n’est
jamais loin de l’extase, elle ne peut s’exprimer que par des symboles, elle évoque les
figures divines391. La religion
est de sa nature un poème métaphysique accompagné de croyance. C’est à ce titre
qu’elle est efficace et populaire ; car, sauf pour une élite imperceptible, une pure
idée n’est qu’un mot vide, et la vérité, pour devenir sensible, est obligée de revêtir
un corps. Il lui faut un culte, une légende, des cérémonies, afin de parler au peuple,
aux femmes, aux enfants, aux simples, à tout homme engagé dans la vie pratique, à
l’esprit humain lui-même dont les idées, involontairement, se traduisent en images.
Grâce à cette forme palpable, elle peut jeter son poids énorme dans la conscience,
contrebalancer l’égoïsme naturel, enrayer l’impulsion folle des passions brutales,
emporter la volonté vers l’abnégation et le dévouement, arracher l’homme à lui-même
pour le mettre tout entier au service de la vérité ou au service d’autrui, faire des
ascètes et des martyrs, des sœurs de charité et des missionnaires. Ainsi, dans toute
société, la religion est un organe à la fois précieux et naturel. D’une part, les
hommes ont besoin d’elle pour penser l’infini et pour bien vivre ; si elle manquait
tout d’un coup, il y aurait dans leur âme un grand vide douloureux et ils se feraient
plus de mal les uns aux autres. D’autre part, on essayerait en vain de l’arracher ;
les mains qui se porteraient sur elle n’atteindraient que son enveloppe ; elle
repousserait après une opération sanglante ; son germe est trop profond pour qu’on
puisse l’extirper. — Si enfin, après la religion et la coutume, nous envisageons
l’État, c’est-à-dire le pouvoir armé qui a la force physique en même temps que
l’autorité morale, nous lui trouvons une source presque aussi noble. En Europe du
moins, de la Russie au Portugal, et de la Norvège aux Deux-Siciles, il est par origine
et par essence un établissement militaire où l’héroïsme s’est fait le champion du
droit. Çà et là, dans le chaos des races mélangées et des sociétés croulantes, un
homme s’est rencontré qui, par son ascendant, a rallié autour de lui une bande de
fidèles, chassé les étrangers, dompté les brigands, rétabli la sécurité, restauré
l’agriculture, fondé la patrie et transmis comme une propriété à ses descendants son
emploi de justicier héréditaire et de général-né. Par cette délégation permanente, un
grand office public est soustrait aux compétitions, fixé dans une famille, séquestré
en des mains sûres ; désormais la nation possède un centre vivant, et chaque droit
trouve un protecteur visible. Si le prince se renferme dans ses attributions, s’il est
retenu sur la pente de l’arbitraire, s’il ne verse pas dans l’égoïsme, il fournit au
pays l’un des meilleurs gouvernements que l’on ait vus dans le monde, non seulement le
plus stable, le plus capable de suite, le plus propre à maintenir ensemble vingt ou
trente millions d’hommes, mais encore l’un des plus beaux, puisque le dévouement y
ennoblit le commandement et l’obéissance, et que, par un prolongement de la tradition
militaire, la fidélité et l’honneur rattachent de grade en grade le chef à son devoir
et le soldat à son chef. — Tels sont les titres très valables du préjugé héréditaire ;
on voit qu’il est, comme l’instinct, une forme aveugle de la raison. Et ce qui achève
de le légitimer, c’est que, pour devenir efficace, la raison elle-même doit lui
emprunter sa forme. Une doctrine ne devient active qu’en devenant aveugle. Pour entrer
dans la pratique, pour prendre le gouvernement des âmes, pour se transformer en un
ressort d’action, il faut qu’elle se dépose dans les esprits à l’état de croyance
faite, d’habitude prise, d’inclination établie, de tradition domestique, et que, des
hauteurs agitées de l’intelligence, elle descende et s’incruste dans les bas-fonds
immobiles de la volonté ; alors seulement elle fait partie du caractère et devient une
force sociale. Mais, du même coup, elle a cessé d’être critique et clairvoyante ; elle
ne tolère plus les contradictions ou le doute, elle n’admet plus les restrictions ni
les nuances ; elle ne sait plus ou elle apprécie mal ses preuves. Nous croyons
aujourd’hui au progrès indéfini à peu près comme on croyait jadis à la chute
originelle ; nous recevons encore d’en haut nos opinions toutes faites, et l’Académie
des sciences tient à beaucoup d’égards la place des anciens conciles. Toujours, sauf
chez quelques savants spéciaux, la croyance et l’obéissance seront irréfléchies, et la
raison s’indignerait à tort de ce que le préjugé conduit les choses humaines, puisque,
pour les conduire, elle doit elle-même devenir un préjugé.
Par malheur, au dix-huitième siècle, la raison était classique, et les aptitudes
aussi bien que les documents lui manquaient pour comprendre la tradition. — D’abord on
ignorait l’histoire ; l’érudition rebutait parce qu’elle est ennuyeuse et lourde ; on
dédaignait les doctes compilations, les grands recueils de textes, le lent travail de
la critique. Voltaire raillait les Bénédictins. Pour faire passer son Esprit des lois, Montesquieu faisait de l’esprit sur les lois. Raynal, afin de
donner la vogue à son histoire du commerce dans les Indes, avait le soin d’y coudre
les déclamations de Diderot. L’abbé Barthélemy devait étaler l’uniformité de son
vernis littéraire sur la vérité des mœurs grecques. La science était tenue d’être
épigrammatique ou oratoire ; le détail technique ou cru aurait déplu à un public de
gens du monde ; le beau style omettait ou faussait les petits faits significatifs qui
donnent aux caractères anciens leur tour propre et leur relief original. — Quand même
on aurait osé les noter, on n’en aurait pas démêlé le sens et la portée. L’imagination
sympathique était absente ; on ne savait pas sortir de soi-même, se transporter en des
points de vue distants, se figurer les états étranges et violents de l’esprit humain,
les moments décisifs et féconds pendant lesquels il enfante une créature viable, une
religion destinée à l’empire, un État qui doit durer. L’homme n’imagine rien qu’avec
son expérience, et dans quelle portion de leur expérience les gens de ce monde
auraient-ils trouvé des matériaux pour imaginer les convulsions de l’accouchement ?
Comment des esprits aussi policés et aussi aimables auraient-ils pu épouser les
sentiments d’un apôtre, d’un moine, d’un fondateur barbare ou féodal, les voir dans le
milieu qui les explique et les justifie, se représenter la foule environnante, d’abord
des âmes désolées, hantées par le rêve mystique, puis des cerveaux bruts et violents,
livrés à l’instinct et aux images, qui pensaient par demi-visions, et qui pour volonté
avaient des impulsions irrésistibles ? La raison raisonnante ne concevait pas de
pareilles figures ; pour les faire rentrer dans son cadre rectiligne, il fallait les
réduire et les refaire ; le Macbeth de Shakespeare devenait celui de Ducis, et le
Mahomet du Coran, celui de Voltaire. Par suite, faute de voir les âmes, on
méconnaissait les institutions ; on ne soupçonnait pas que la vérité n’avait pu
s’exprimer que par la légende, que la justice n’avait pu s’établir que par la force,
que la religion avait dû revêtir la forme sacerdotale, que l’État avait dû prendre la
forme militaire, et que l’édifice gothique avait, aussi bien qu’un autre, son
architecture, ses proportions, son équilibre, sa solidité, son utilité et même sa
beauté. — Par suite encore, faute de comprendre le passé, on ne comprenait pas le
présent. On n’avait aucune idée juste du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois provincial
ou même du petit noble de campagne ; on ne les apercevait que de loin, demi-effacés,
tout transformés par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental. « Deux
ou trois mille392 » gens du monde et lettrés faisaient le cercle des honnêtes gens et ne
sortaient pas de leur cercle. Si parfois, de leur château et en voyage, ils avaient
entrevu le peuple, c’était en passant, à peu près comme leurs chevaux de poste ou les
bestiaux de leurs fermes, avec compassion sans doute, mais sans deviner ses pensées
troubles et ses instincts obscurs. On n’imaginait pas la structure de son esprit
encore primitif, la rareté et la ténacité de ses idées, l’étroitesse de sa vie
routinière, machinale, livrée au travail manuel, absorbée par le souci du pain
quotidien, confinée dans les limites de l’horizon visible, son attachement au saint
local, aux rites, au prêtre, ses rancunes profondes, sa défiance invétérée, sa
crédulité fondée sur l’imagination, son incapacité de concevoir le droit abstrait et
les événements publics, le sourd travail par lequel les nouvelles politiques se
transformaient dans sa tête en contes de revenant ou de nourrice, ses affolements
contagieux pareils à ceux des moutons, ses fureurs aveugles pareilles à celle d’un
taureau, et tous ces traits de caractère que la Révolution allait mettre au jour.
Vingt millions d’hommes et davantage avaient à peine dépassé l’état mental du moyen
âge c’est pourquoi, dans ses grandes lignes, l’édifice social qu’ils pouvaient habiter
devait être du moyen âge. Il fallait assainir celui-ci, le nettoyer, y percer des
fenêtres, y abattre des clôtures, mais en garder les fondements, le gros œuvre et la
distribution générale ; sans quoi, après l’avoir démoli et avoir campé dix ans en
plein air, à la façon des sauvages, ses hôtes devaient être forcés de le rebâtir
presque sur le même plan. Dans les âmes incultes qui ne sont point arrivées jusqu’à la
réflexion, la croyance ne s’attache qu’au symbole corporel et l’obéissance ne se
produit que par la contrainte physique ; il n’y a de religion que par le curé et
d’État que par le gendarme Un seul écrivain, Montesquieu, le mieux instruit, le plus
sagace et le plus équilibré de tous les esprits du siècle, démêlait ces vérités, parce
qu’il était à la fois érudit, observateur, historien et jurisconsulte. Mais il parlait
comme un oracle, par sentences et en énigmes ; il courait, comme sur des charbons
ardents, toutes les fois qu’il touchait aux choses de son pays et de son temps. C’est
pourquoi il demeurait respecté, mais isolé, et sa célébrité n’était point une
influence La raison classique refusait393 d’aller si loin pour étudier si péniblement l’homme ancien et l’homme actuel.
Elle trouvait plus court et plus commode de suivre sa pente originelle, de fermer les
yeux sur l’homme réel, de rentrer dans son magasin de notions courantes, d’en tirer la
notion de l’homme en général, et de bâtir là-dessus dans les espaces Par cet
aveuglement naturel et définitif, elle cesse de voir les racines antiques et vivantes
des institutions contemporaines ; ne les voyant plus, elle nie qu’il y en ait. Pour
elle, le préjugé héréditaire devient un préjugé pur ; la tradition n’a plus de titres,
et sa royauté n’est qu’une usurpation. Voilà désormais la raison armée en guerre
contre sa devancière, pour lui arracher le gouvernement des âmes et pour substituer au
règne du mensonge le règne de la vérité.
Dans cette grande expédition, il y a deux étapes. Par bon sens ou par timidité, les
uns s’arrêtent à mi-chemin. Par passion ou par logique, les autres vont jusqu’au bout
Une première campagne enlève à l’ennemi ses défenses extérieures et ses forteresses
de frontière ; c’est Voltaire qui conduit l’armée philosophique. Pour combattre le
préjugé héréditaire, on lui en oppose d’autres dont l’empire est aussi étendu et dont
l’autorité n’est pas moins reconnue. Montesquieu regarde la France par les yeux d’un
Persan, et Voltaire, revenant d’Angleterre, décrit les Anglais, espèce inconnue. En
face du dogme et du culte régnants, on développe, avec une ironie ouverte ou déguisée,
ceux des diverses sectes chrétiennes, anglicans, quakers, presbytériens, sociniens,
ceux des peuples anciens ou lointains, Grecs, Romains, Égyptiens, Mahométans, Guèbres,
adorateurs de Brahma, Chinois, simples idolâtres. En regard de la loi positive et de
la pratique établie, on expose, avec des intentions visibles, les autres constitutions
et les autres mœurs, despotisme, monarchie limitée, république, ici l’Église soumise à
l’État, là-bas l’Église détachée de l’État, en tel pays des castes, dans tel autre la
polygamie, et, de contrée à contrée, de siècle à siècle, la diversité, la
contradiction, l’antagonisme de coutumes fondamentales qui, chacune chez elle, sont
toutes également consacrées par la tradition et forment toutes légitimement le droit
public. Dès ce moment, le charme est rompu. Les antiques institutions perdent leur
prestige divin ; elles ne sont plus que des œuvres humaines, fruits du lieu et du
moment, nées d’une convenance et d’une convention. Le scepticisme entre par toutes les
brèches. À l’endroit du christianisme, il se change tout de suite en hostilité pure,
en polémique prolongée et acharnée ; car, à titre de religion d’État, celui-ci occupe
la place, censure la libre pensée, fait brûler les écrits, exile, emprisonne, ou
inquiète les auteurs, et se trouve partout l’adversaire naturel et officiel. En outre,
à titre de religion ascétique, il condamne, non seulement les mœurs gaies et relâchées
que la nouvelle philosophie tolère, mais encore les penchants naturels qu’elle
autorise et les promesses de bonheur terrestre qu’elle fait briller à tous les
regards. Ainsi contre lui le cœur et l’esprit sont d’accord Les textes dans la main,
Voltaire le poursuit d’un bout à l’autre de son histoire, depuis les premiers récits
bibliques jusqu’aux dernières bulles, avec une animosité et une verve implacables, en
critique, en historien, en géographe, en logicien, en moraliste, contrôlant les
sources, opposant les témoignages, enfonçant le ridicule, comme un pic, dans tous
endroits faibles où l’instinct révolté heurte sa prison mystique, et dans tous les
endroits douteux où des placages ultérieurs ont défiguré l’édifice primitif Mais il
en respecte la première assise, et en cela les plus grands écrivains du siècle feront
comme lui. Sous les religions positives qui sont fausses, il y a la religion naturelle
qui est vraie. Elle est le texte authentique et simple dont les autres sont les
traductions altérées et amplifiées. Otez les surcharges ultérieures et divergentes ;
il reste l’original, et cet commun, par lequel toutes les copies concordent,
est le déisme Même opération sur les lois civiles et politiques. En France, où tant
d’institutions survivent à leur utilité, où les privilèges ne sont plus justifiés par
les services, où les droits se sont changés en abus, quelle architecture incohérente
que celle de la vieille maison gothique ! Comme elle est mal faite pour un peuple
moderne ! À quoi bon, dans un État uni et unique, tous ces compartiments féodaux qui
séparent les ordres, les corporations, les provinces ? Un archevêque suzerain d’une
demi-province, un chapitre propriétaire de douze mille serfs, un abbé de salon bien
renté sur un monastère qu’il n’a jamais vu, un seigneur largement pensionné pour
figurer dans les antichambres, un magistrat qui achète le droit de rendre la justice,
un colonel qui sort du collège pour venir commander son régiment héréditaire, un
négociant de Paris qui, ayant loué pour un an une maison de Franche-Comté, aliène par
cela seul la propriété de ses biens et de sa personne, quels paradoxes vivants ! Et,
dans toute l’Europe, il y en a de pareils. Ce qu’on peut dire de mieux en faveur
« d’une nation policée394 », c’est que ses lois, coutumes et pratiques se composent « pour moitié
d’abus, et pour « moitié d’usages tolérables » Mais sous ces législations positives
qui toutes se contredisent entre elles et dont chacune se contredit elle-même, il est
une loi naturelle sous-entendue dans les codes, appliquée dans les mœurs, écrite dans
les cœurs. « Montrez-moi un pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon
travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, de calomnier, d’assassiner,
d’empoisonner, d’être ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère
quand ils vous présentent à manger. » — « Ce qui est juste ou injuste paraît tel à
l’univers entier », et, dans la pire société, toujours la force se met à quelques
égards au service du droit, de même que, dans la pire religion, toujours le dogme
proclame en quelque façon un architecte suprême Ainsi les religions et
les sociétés, dissoutes par l’examen, laissent apercevoir au fond du creuset, les unes
un résidu de vérité, les autres un résidu de justice, reliquat petit, mais précieux,
sorte de lingot d’or que la tradition conserve, que la raison épure, et qui, peu à
peu, dégagé de ses alliages, élaboré, employé à tous les usages, doit fournir seul
toute la substance de la religion et tous les fils de la société.
Ici commence la seconde expédition philosophique. Elle se compose de deux armées : la
première est celle des Encyclopédistes, les uns sceptiques comme d’Alembert, les
autres à demi panthéistes comme Diderot et Lamarck, d’autres francs athées et
matérialistes secs comme d’Holbach, La Mettrie, Helvétius, plus tard Condorcet,
Lalande et Volney, tous divers et indépendants les uns des autres, mais tous unanimes
en ceci, que la tradition est l’ennemi. Tel est l’effet des hostilités prolongées : en
durant, la guerre s’exaspère ; on veut tout prendre, pousser l’adversaire à bout, le
chasser de tous ses postes. On refuse d’admettre que la raison et la tradition
puissent ensemble et d’accord défendre la même citadelle ; dès que l’une entre, il
faut que l’autre sorte ; désormais un préjugé s’est établi contre le préjugé À la
vérité, Voltaire « le patriarche » ne veut pas se départir de son Dieu rémunérateur et
vengeur395 ; tolérons en lui ce reste de superstition en
souvenir de ses grands services ; mais considérons en hommes le fantôme qu’il regarde
avec des yeux d’enfant. Nous le recevons dans notre esprit par la foi, et la foi est
toujours suspecte. Il a été forgé par l’ignorance, par la crainte, par l’imagination,
toutes puissances trompeuses. Il n’était d’abord que le fétiche d’un sauvage ;
vainement nous l’avons épuré et agrandi, il se sent toujours de ses origines ; son
histoire est celle d’un songe héréditaire qui, né dans le cerveau affolé et brut,
s’est prolongé de générations en générations, et dure encore dans le cerveau cultivé
et sain. Voltaire veut que ce rêve soit vrai, parce qu’autrement il ne peut expliquer
le bel arrangement du monde et qu’une horloge suppose un horloger ; il faudrait
d’abord prouver que le monde est une horloge et chercher si l’arrangement, tel quel,
incomplet, qu’on y observe ne s’explique pas mieux par une supposition plus simple et
plus conforme à l’expérience, celle d’une matière éternelle en qui le mouvement est
éternel. Des particules mobiles et mouvantes dont les diverses sortes ont divers états
d’équilibre, voilà les minéraux, la substance inanimée, marbre, chaux, air, eau,
charbon396. J’en fais de l’humus, « j’y sème des pois, des fèves, des choux » ; les
plantes se nourrissent de l’humus « et je me nourris des plantes ». À chacun de mes
repas, en moi, par moi, une matière inanimée devient vivante ; « j’en fais de la
chair, je l’animalise, je la rends sensible ». Il y avait en elle une sensibilité
latente, incomplète, qui s’achève et devient manifeste. L’organisation est la cause,
la vie et la sensation sont les effets ; je n’ai pas besoin d’une monade spirituelle
pour expliquer les effets puisque je tiens la cause. « Voyez cet œuf, c’est avec cela
qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre.
Qu’est-ce que cet œuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit. Et
après que le germe y est introduit, qu’est-ce encore ? Une masse insensible, un fluide
inerte. » Ajoutez-y de la chaleur, tenez le tout dans un four, laissez l’opération se
faire : vous aurez un poulet, c’est-à-dire « de la sensibilité, de la vie, de la
mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée ». Ce que vous appelez l’âme,
c’est le centre nerveux auquel aboutissent tous les filets sensibles. Les vibrations
qu’ils lui transmettent font ses sensations ; une sensation réveillée ou renaissante
est un souvenir ; des sensations, des souvenirs et des signes, font toutes nos idées.
Ainsi, ce n’est pas une intelligence qui arrange la matière, c’est la matière qui en
s’arrangeant produit les intelligences. Mettons donc l’intelligence où elle est, dans
le corps organisé ; n’allons pas la détacher de son support, pour la jucher dans le
ciel, sur un trône imaginaire. Car cet hôte disproportionné, une fois introduit dans
notre esprit, finit par déconcerter le jeu naturel de nos sentiments, et, comme un
parasite monstrueux, tire à soi toute notre substance397.
Le premier intérêt de l’homme sain est de s’en délivrer, d’écarter toute superstition,
toute « crainte de puissances invisibles398 » Alors seulement il peut
fonder une morale, démêler « la loi naturelle ». Puisque le ciel est vide, nous
n’avons plus besoin de la chercher dans un commandement d’en-haut. Regardons en bas
sur la terre ; considérons l’homme lui-même, tel qu’il est aux yeux du naturaliste,
c’est-à-dire le corps organisé, l’animal sensible, avec ses besoins, ses appétits et
ses instincts. Non seulement ils sont indestructibles, mais encore ils sont légitimes.
Ouvrons la prison où le préjugé les enferme ; donnons-leur l’espace et l’air libre ;
qu’ils se déploient dans toute leur force, et tout sera bien. Selon Diderot399, le
mariage perpétuel est un abus ; c’est « la tyrannie de l’homme qui a converti en
propriété la possession de la femme ». La pudeur, comme le vêtement, est une invention
et une convention400, il n’y a
de bonheur et de mœurs que dans les pays où la loi autorise l’instinct, à Otaïti par
exemple, où le mariage dure un mois, souvent un jour, parfois un quart d’heure, où
l’on se prend et l’on se quitte à volonté, où, par hospitalité, le soir, on offre ses
filles et sa femme à son hôte, où le fils épouse la mère par politesse, où l’union des
sexes est une fête religieuse que l’on célèbre en public Et le logicien poussant à
bout les conséquences finit par cinq ou six pages « capables de faire dresser les
cheveux401 », avouant lui-même que sa doctrine
« n’est pas bonne à prêcher aux enfants ni aux grandes personnes » À tout le moins,
chez Diderot, ces paradoxes ont des correctifs. Quand il peint les mœurs modernes,
c’est en moraliste. Non seulement il connaît toutes les cordes du clavier humain, mais
il les classe chacune à son rang. Il aime les sons beaux et purs, il est plein
d’enthousiasme pour les harmonies nobles, il a autant de cœur que de génie402. Bien mieux, quand il s’agit de démêler les
impulsions primitives, il garde, à côté de l’amour-propre, une place indépendante et
supérieure pour la pitié, la sympathie, la bienveillance, « la bienfaisance », pour
toutes les affections généreuses du cœur qui se donne et se dévoue sans calcul ni
retour sur soi Mais auprès de lui, en voici d’autres, froids et bornés, qui, selon la
méthode mathématique des idéologues403, construisent
la morale à la façon de Hobbes. Il ne leur faut qu’un seul mobile, le plus simple et
le plus palpable, tout grossier, presque mécanique, tout physiologique, l’inclination
naturelle qui porte l’animal à fuir la douleur et à chercher le plaisir. « La douleur
et le plaisir, dit Helvétius, sont les seuls ressorts de l’univers moral, et le
sentiment de l’amour de soi est la seule base sur laquelle on puisse jeter les
fondements d’une morale utile… Quel autre motif que l’intérêt personnel pourrait
déterminer un homme à des actions généreuses ? Il lui est aussi impossible d’aimer le
bien pour le bien que d’aimer le mal pour le mal404. » — « Les principes de la loi
naturelle405, disent les
disciples, se réduisent à un principe fondamental et unique, la conservation de
soi-même. » « Se conserver, obtenir le bonheur », voilà l’instinct, le droit et le
devoir. « Ô vous406, dit la nature, qui, par l’impulsion que
je vous donne, tendez vers le bonheur à chaque instant de votre durée, ne résistez pas
à ma loi souveraine, travaillez à votre félicité, jouissez sans crainte, soyez
heureux. » Mais, pour être heureux, contribuez au bonheur des autres ; si vous voulez
qu’ils vous soient utiles, soyez-leur utile ; votre intérêt bien entendu vous commande
de les servir. « Depuis la naissance jusqu’à la mort, tout homme a besoin des
hommes. » — « Vivez donc pour eux, afin qu’ils vivent pour vous. » — « Soyez bons,
parce que la bonté enchaîne tous les cœurs ; soyez doux, parce que la douceur attire
l’affection ; soyez modestes, parce que l’orgueil révolte des êtres remplis
d’eux-mêmes… Soyez citoyens, parce que la patrie est nécessaire à votre sûreté et à
votre bien-être. Défendez votre pays, parce que c’est lui qui vous rend heureux et
renferme vos biens. » Ainsi la vertu n’est que l’égoïsme muni d’une longue-vue ;
l’homme n’a d’autre raison pour bien faire que la crainte de se faire mal, et, quand
il se dévoue, c’est à son intérêt. On va vite et loin sur cette pente. Sitôt que pour
chacun l’unique règle est d’être heureux, chacun veut l’être à l’instant, à sa guise ;
le troupeau des appétits lâchés se rue en avant et renverse d’abord les barrières.
D’autant plus qu’on lui a prouvé que toute barrière est nuisible, inventée par des
pâtres rusés et malfaisants pour mieux traire et tondre le troupeau. « L’état de
société est un état de guerre du souverain contre tous, et de chacun des membres
contre les autres407… Nous ne voyons sur la face du globe que des
souverains injustes, incapables, amollis par le luxe, corrompus par la flatterie,
dépravés par la licence et l’impunité, dépourvus de talents, de mœurs et de vertus…
L’homme est méchant, non parce qu’il est méchant, mais parce qu’on la rendu tel. » —
« Voulez-vous408 savoir
l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici : Il existait un homme
naturel, on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel, et il s’est élevé
dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie… Si vous vous proposez d’être
son tyran…, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature,
faites-lui des entraves de toute espèce, embarrassez ses mouvements de mille
obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effrayent… Le voulez-vous heureux et
libre, ne vous mêlez pas de ses affaires… Et demeurez à jamais convaincu que ce n’est
pas pour vous, mais pour eux que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré
comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et
religieuses ; examinez-les profondément, et je me trompe fort, ou vous verrez l’espèce
humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se permettait de
lui imposer… Méfiez-vous de celui qui veut mettre l’ordre ; ordonner, c’est toujours
se rendre maître des autres en les gênant. » Plus de gêne ; les passions sont bonnes,
et, si le troupeau veut enfin manger à pleine bouche, son premier soin sera de fouler
sous ses sabots les animaux mitrés et couronnés qui le parquent pour l’exploiter409.
Retour à la nature, c’est-à-dire abolition de la société : tel est le cri de guerre
de tout le bataillon encyclopédique. Voici que d’un autre côté le même cri s’élève ;
c’est le bataillon de Rousseau et des socialistes qui, à son tour, vient donner
l’assaut au régime établi. La sape que celui-ci pratique au pied des murailles semble
plus bornée, mais n’en est que plus efficace, et la machine de destruction qu’il
emploie est aussi une idée neuve de la nature humaine. Cette idée, Rousseau l’a tirée
tout entière du spectacle de son propre cœur410 : homme étrange, original et supérieur, mais qui, dès l’enfance,
portait en soi un germe de folie et qui à la fin devint fou tout à fait ; esprit
admirable et mal équilibré, en qui les sensations, les émotions et les images étaient
trop fortes : à la fois aveugle et perspicace, véritable poète et poète malade, qui,
au lieu des choses, voyait ses rêves, vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar
qu’il s’était forgé ; incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses
résolutions pour des actes, ses velléités pour des résolutions et le rôle qu’il se
donnait pour le caractère qu’il croyait avoir ; en tout disproportionné au train
courant du monde, s’aheurtant, se blessant, se salissant à toutes les bornes du
chemin ; ayant commis des , des vilenies et des crimes, et néanmoins
gardant jusqu’au bout la sensibilité délicate et profonde, l’humanité,
l’attendrissement, le don des larmes, la faculté d’aimer, la passion de la justice, le
sentiment religieux, l’enthousiasme, comme autant de racines vivaces où fermente
toujours la sève généreuse pendant que la tige et les rameaux avortent, se déforment
ou se flétrissent sous l’inclémence de l’air. Comment expliquer un tel contraste ?
Comment Rousseau l’explique-t-il lui-même ? Un critique, un psychologue ne verrait là
qu’un cas singulier, l’effet d’une structure mentale et discordante,
analogue à celle d’Hamlet, de Chatterton, de René, de Werther, propre à la poésie,
impropre à la vie. Rousseau généralise : préoccupé de soi jusqu’à la manie et ne
voyant dans le monde que lui-même, il imagine l’homme d’après lui-même et « le décrit
tel qu’il se sent ». À cela d’ailleurs l’amour-propre trouve son compte ; on est bien
aise d’être le type de l’homme ; la statue qu’on se dresse en prend plus
d’importance ; on se relève à ses propres yeux quand, en se confessant, on croit
confesser le genre humain. Rousseau convoque les générations par la trompette du
jugement dernier et s’y présente hardiment aux yeux des hommes et du souverain juge :
« Qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là411 ! » Toutes les souillures qu’il a contractées lui viennent du dehors ; c’est
aux circonstances qu’il faut attribuer ses bassesses et ses vices : « Si j’étais tombé
dans les mains d’un meilleur maître…, j’aurais été bon chrétien, bon père de famille,
bon ami, bon ouvrier, bon homme en toutes choses. » Ainsi la société seule a tous les
torts Pareillement, dans l’homme en général, la nature est bonne. « Ses premiers
mouvements sont toujours droits… Le principe fondamental de toute morale, sur lequel
j’ai raisonné dans mes écrits, est que l’homme est un être naturellement
bon, aimant la justice et l’ordre… L’Émile en particulier
n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme, destiné à montrer comment le
vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors et
l’altèrent insensiblement… La nature a fait l’homme heureux et bon, la société le
déprave et le fait misérable412. » Dépouillez-le, par la pensée, de ses habitudes
factices, de ses besoins surajoutés, de ses préjugés faux ; écartez les systèmes,
rentrez dans votre propre cœur, écoutez le sentiment intime, laissez-vous guider par
la lumière de l’instinct et de la conscience ; et vous retrouverez cet Adam primitif,
semblable à une statue de marbre incorruptible qui, tombée dans un marais, a disparu
depuis longtemps sous une croûte de moisissures et de vase, mais qui, délivrée de sa
gaine fangeuse, peut remonter sur son piédestal avec toute la perfection de sa forme
et toute la pureté de sa blancheur.
Autour de cette idée centrale se reforme la doctrine spiritualiste Un être si noble
ne peut pas être un simple assemblage d’organes ; il y a en lui quelque chose de plus
que la matière ; les impressions qu’il reçoit par les sens ne le constituent pas tout
entier. « Je ne suis pas seulement un être sensitif et passif413, mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en
dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser. » Bien mieux, ce
principe pensant est, en l’homme du moins, d’espèce supérieure. « Qu’on me montre un
autre animal sur la terre qui sache faire du feu et qui sache admirer le soleil.
Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ; je puis sentir ce
qu’est ordre, beauté, vertu ; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le
gouverne ; je puis aimer le bien, le faire, et je me comparerais aux bêtes ! » L’homme
est libre, capable de choisir entre deux actions, partant créateur de ses actes ; il
est donc une cause originale et première, « une substance immatérielle », distincte du
corps, une âme que le corps gêne et qui peut survivre au corps Cette âme immortelle
engagée dans la chair a pour voix la conscience. « Conscience ! instinct divin,
immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent
et libre, juge infaillible du bien et du mal qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est
toi qui fais l’excellence de sa nature. » — À côté de l’amour-propre, par lequel nous
subordonnons le tout à nous-mêmes, il y a l’amour de l’ordre, par lequel nous nous
subordonnons au tout. À côté de l’égoïsme, par lequel l’homme cherche son bonheur même
aux dépens des autres, il y a la sympathie, par laquelle il cherche le bonheur des
autres même aux dépens du sien. La jouissance personnelle ne lui suffit pas ; il lui
faut encore la paix de la conscience et les effusions du cœur Voilà l’homme tel que
Dieu l’a fait et l’a voulu ; il n’y a point de défaut dans sa structure. Les pièces
inférieures y servent comme les supérieures ; toutes sont nécessaires, proportionnées,
en place, non seulement le cœur, la conscience, la raison et les facultés par
lesquelles nous surpassons les brutes, mais encore les inclinations qui nous sont
communes avec l’animal, l’instinct de conservation et de défense, le besoin de
mouvement physique, l’appétit du sexe, et le reste des impulsions primitives, telles
qu’on les constate dans l’enfant, dans le sauvage, dans l’homme inculte414. Aucune d’elles, prise en soi, n’est vicieuse ou nuisible. Aucune d’elles
n’est trop forte, même l’amour de soi. Aucune n’entre en jeu hors de saison. Si nous
n’intervenions pas, si nous ne leur imposions pas de contrainte, si nous laissions
toutes ces sources vives couler sur leur pente, si nous ne les emprisonnions pas dans
nos conduits artificiels et sales, nous ne les verrions jamais écumer ni se ternir.
Nous nous étonnons de leurs souillures et de leurs ravages ; nous oublions qu’à leur
origine elles étaient inoffensives et pures. La faute est à nous, aux compartiments
sociaux, aux canaux encroûtés et rigides par lesquels nous les dévions, nous les
contournons, nous les faisons croupir ou bondir. « Ce sont vos gouvernements mêmes qui
font les maux auxquels vous prétendez remédier par eux… Sceptres de fer ! lois
insensées ! c’est à vous que nous reprochons de n’avoir pu remplir nos devoirs sur la
terre ! » Otez ces digues, œuvres de la tyrannie et de la routine ; la nature délivrée
reprendra tout de suite son allure droite et saine, et, sans effort, l’homme se
trouvera, non seulement heureux, mais vertueux415.
Sur ce principe, l’attaque commence : il n’y en a pas qui pénètre plus avant ni qui
soit conduite avec une plus âpre hostilité. Jusqu’ici on ne présentait les
institutions régnantes que comme gênantes et déraisonnables ; à présent on les accuse
d’être en outre injustes et corruptrices. Il n’y avait de soulevés que la raison et
les appétits ; on révolte encore la conscience et l’orgueil. Avec Voltaire et
Montesquieu, tout ce que je pouvais espérer, c’étaient des maux un peu moindres. Avec
Diderot et d’Holbach, je ne distinguais à l’horizon qu’un Eldorado brillant ou une
Cythère commode. Avec Rousseau, je vois à portée de ma main un Eden où du premier coup
je retrouverai ma noblesse inséparable de mon bonheur. J’y ai droit ; la nature et la
Providence m’y appellent ; il est mon héritage. Seule une institution arbitraire m’en
écarte et fait mes vices en même temps que mon malheur. Avec quelle colère et de quel
élan vais-je me jeter contre la vieille barrière On s’en aperçoit au ton véhément,
au style amer, à l’éloquence sombre de la doctrine nouvelle. Il ne s’agit plus de
plaisanter, de polissonner ; le sérieux est continu ; on s’indigne, et la voix
puissante qui s’élève perce au-delà des salons jusqu’à la foule souffrante et
grossière, à qui nul ne s’est encore adressé, dont les ressentiments sourds
rencontrent pour la première fois un interprète, et dont les instincts destructeurs
vont bientôt s’ébranler à l’appel de son héraut. — Rousseau est du peuple et il n’est
pas du monde. Dans un salon il se trouve gêné416 ; il ne sait pas causer, être
aimable ; il n’a de jolis mots qu’après coup, sur l’escalier ; il se tait d’un air
maussade ou dit des balourdises, et ne se sauve de la maladresse que par des boutades
de rustre ou des sentences de cuistre. L’élégance lui déplaît, le luxe l’incommode, la
politesse lui semble un mensonge, la conversation un bavardage, le bon ton une
grimace, la gaieté une convention, l’esprit une parade, la science un charlatanisme,
la philosophie une affectation, les mœurs une pourriture. Tout y est factice, faux et
malsain417, depuis le fard,
la toilette et la beauté des femmes jusqu’à l’air des appartements et aux ragoûts des
tables, le sentiment comme le plaisir, la littérature comme la musique, le
gouvernement comme la religion. Cette civilisation qui s’applaudit de son éclat n’est
qu’un trémoussement de singes surexcités et serviles qui s’imitent les uns les autres
et se gâtent les uns les autres pour arriver par le raffinement au malaise et à
l’ennui. Ainsi, par elle-même, la culture humaine est mauvaise, et les fruits qu’elle
fait naître ne sont que des excroissances ou des poisons. — À quoi bon les sciences ?
Incertaines, inutiles, elles ne sont qu’une pâture pour les disputeurs et les
oisifs418. « Qui voudrait passer sa vie en de
stériles contemplations, si chacun, ne consultant que les devoirs de l’homme et les
besoins de la nature, n’avait de temps que pour la patrie, pour les malheureux et pour
ses amis. » — À quoi bon les beaux-arts ? Ils ne sont qu’une flatterie publique des
passions régnantes. « Plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est
funeste », et le théâtre, même chez Molière, est une école de mauvaises mœurs,
« puisqu’il excite les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des
honnêtes gens ». La tragédie, qu’on dit morale, dépense en effusions fausses le peu de
vertu qui nous reste encore. « Quand un homme est allé admirer de belles actions dans
des fables, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce
qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il
fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a pas de rôle à jouer, il n’est pas
comédien. » — Sciences, beaux-arts, arts de luxe, philosophie, littérature, tout cela
n’est bon qu’à efféminer et dissiper l’âme ; tout cela n’est fait que pour le petit
troupeau d’insectes brillants ou bruyants qui bourdonnent au sommet de la société et
sucent toute la substance publique En fait de sciences, une seule est nécessaire,
celle de nos devoirs, et, sans tant de subtilité ou d’études, le sentiment intime
suffit pour nous l’enseigner. — En fait d’arts, il n’y a de tolérables que ceux qui,
fournissant à nos premiers besoins, nous donnent du pain pour nous nourrir, un toit
pour nous abriter, un vêtement pour nous couvrir, des armes pour nous défendre En
fait de vie, il n’en est qu’une saine, celle que l’on mène aux champs, sans apprêt,
sans éclat, en famille, dans les occupations de la culture, sur les provisions que
fournit la terre, parmi des voisins qu’on traite en égaux et des serviteurs qu’on
traite en amis En fait de classes, il n’y en a qu’une respectable, celle des hommes
qui travaillent, surtout celle des hommes qui travaillent de leurs mains, artisans,
laboureurs, les seuls qui soient véritablement utiles, les seuls qui, rapprochés par
leur condition de l’état naturel, gardent, sous une enveloppe rude, la chaleur, la
bonté et la droiture des instincts primitifs Appelez donc de leur vrai nom cette
élégance, ce luxe, cette urbanité, cette délicatesse littéraire, ce dévergondage
philosophique que le préjugé admire comme la fleur de la vie humaine ; ils n’en sont
que la moisissure. Pareillement estimez à son juste prix l’essaim qui s’en nourrit, je
veux dire l’aristocratie désœuvrée, tout le beau monde, les privilégiés qui commandent
et représentent, les oisifs de salon qui causent, jouissent et se croient l’élite de
l’humanité ; ils n’en sont que les parasites. Parasites et moisissure, l’un attire
l’autre, et l’arbre ne se portera bien que lorsque nous l’aurons débarrassé de tous
les deux.
Si la civilisation est mauvaise, la société est pire419. Car elle ne
s’établit qu’en détruisant l’égalité primitive, et ses deux institutions principales,
la propriété et le gouvernement, sont des usurpations. « Le premier420
qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi, et
trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société
civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût
point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant le fossé,
eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si
vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ! » — La
première propriété fut un vol par lequel l’individu dérobait à la communauté une
partie de la chose publique. Rien ne justifiait son attentat, ni son industrie, ni sa
peine, ni la valeur qu’il a pu ajouter au sol. « Il avait beau dire : C’est moi qui ai
bâti ce mur, j’ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a donné les alignements,
pouvait-on lui répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé d’un travail que
nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu’une multitude de vos frères périt ou
souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il vous fallait un consentement
exprès et unanime du genre humain pour vous approprier, sur la subsistance commune,
tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? » — On reconnaît, à travers la théorie,
l’accent personnel, la rancune du plébéien pauvre, aigri, qui entrant dans le monde, a
trouvé les places prises et n’a pas su se faire la sienne, qui marque dans ses
confessions le jour à partir duquel il a cessé de sentir la faim, qui, faute de mieux,
vit en concubinage avec une servante et met ses cinq enfants à l’hôpital, tour à tour
valet, commis, bohême, précepteur, copiste, toujours aux aguets et aux expédients pour
maintenir son indépendance, révolté par le contraste de la condition qu’il subit et de
l’âme qu’il se sent, n’échappant à l’envie que par le dénigrement, et gardant au fond
de son cœur une amertume ancienne « contre les riches et les heureux du monde, comme
s’ils l’eussent été à ses dépens et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le
sien421 » Non seulement la propriété est injuste par son origine, mais encore,
par une seconde injustice, elle attire à soi la puissance, et sa malfaisance grandit
comme un chancre sous la partialité de la loi. « Tous les avantages de la société422 ne sont-ils pas pour les
puissants et pour les riches ? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par
eux seuls ? Et l’autorité publique n’est-elle pas toute en leur faveur ? Qu’un homme
de considération vole ses créanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est-il pas sûr
de l’impunité ? Les coups de bâton qu’il distribue, les violences qu’il commet, les
meurtres et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires
qu’on assoupit et dont au bout de six mois il n’est plus question Que ce même homme
soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu’il
soupçonne Passe-t-il dans un lieu dangereux, voilà les escortes en campagne.
— L’essieu de sa chaise vient-il à se rompre, tout vole à son secours. — Fait-on du
bruit à sa porte, il dit un mot et tout se tait. — La foule l’incommode-t-elle, il
fait un signe et tout se range. — Un charretier se trouve-t-il sur son passage, ses
gens sont prêts à l’assommer, et cinquante honnêtes piétons seraient plutôt écrasés
qu’un faquin retardé dans son équipage. — Tous ces égards ne lui coûtent pas un sol ;
ils sont le droit de l’homme riche, et non le prix de la richesse. — Que le tableau du
pauvre est différent ! Plus l’humanité lui doit, plus la société lui refuse. Toutes
les portes lui sont fermées même quand il a le droit de les faire ouvrir, et, s’il
obtient quelquefois justice, c’est avec plus de peine qu’un autre obtiendrait grâce.
S’il y a des corvées à faire, une milice à lever, c’est à lui qu’on donne la
préférence. Il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le
crédit de se faire exempter. Au moindre accident qui lui arrive, chacun s’éloigne de
lui. Que sa pauvre charrette renverse, je le tiens heureux s’il évite en passant les
avanies des gens lestes d’un jeune duc. En un mot, toute assistance gratuite le fuit
au besoin, précisément parce qu’il n’a pas de quoi la payer. Mais je le tiens pour un
homme perdu, s’il a le malheur d’avoir l’âme honnête, une fille aimable et un puissant
voisin. — Résumons en quatre mots le pacte social des deux états : Vous
avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre : faisons donc un accord
entre nous ; je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que
vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prends de vous
commander. »
Ceci nous montre l’esprit, le but et l’effet de la société politique. — À l’origine,
selon Rousseau, elle fut un contrat inique qui, conclu entre le riche adroit et le
faible dupé, « donna de nouvelles entraves au faible, de nouvelles forces au riche »,
et, sous le nom de propriété légitime, consacra l’usurpation du sol Aujourd’hui elle
est un contrat plus inique, « grâce auquel un enfant commande à un vieillard, un
imbécile conduit des hommes sages, une poignée de gens regorge de superfluités, tandis
que la multitude affamée manque du nécessaire ». Il est dans la nature de l’égalité de
s’accroître ; c’est pourquoi l’autorité des uns a grandi en même temps que la
dépendance des autres, tant qu’enfin, les deux conditions étant arrivées à l’extrême,
la sujétion héréditaire et perpétuelle du peuple a semblé de droit divin comme le
despotisme héréditaire et perpétuel du roi. — Voilà l’état présent, et, s’il change,
c’est en pis. « Car423 toute l’occupation
des rois ou de ceux qu’ils chargent de leurs fonctions se rapporte à deux seuls
objets, étendre leur domination au dehors, et la rendre plus absolue au dedans. »
Quand ils allèguent un autre but, c’est prétexte. « Les mots bien public,
bonheur des sujets, gloire de la nation, si lourdement employés dans les édits
publics, n’annoncent jamais que des ordres funestes, et le peuple gémit d’avance,
quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels. » — Mais, arrivé à ce terme
fatal, « le contrat du gouvernement est dissous ; le despote n’est maître qu’aussi
longtemps qu’il est le plus fort, et, sitôt qu’on peut l’expulser, il n’a point à
réclamer contre la violence ». Car il n’y a de droit que par consentement, et il n’y a
ni consentement ni droit d’esclave à maître. « Soit d’un homme à un homme, soit d’un
homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : Je fais
avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai
tant qu’il me plaira et que tu observeras tant qu’il me plaira. » — Que des
fous signent ce traité ; puisqu’ils sont fous, ils sont hors d’état de contracter, et
leur signature n’est pas valable. Que des vaincus à terre et l’épée sur la gorge
acceptent ces conditions ; puisqu’ils sont contraints, leur promesse est nulle. Que
des vaincus ou des fous aient, il y a mille ans, engagé le consentement de toutes les
générations suivantes : si l’on contracte pour un mineur, on ne contracte pas pour un
adulte, et, quand l’enfant est parvenu à l’âge de raison, il n’appartient plus qu’à
lui-même. À la fin nous voici adultes, et nous n’avons qu’à faire acte de raison pour
rabattre à leur valeur les prétentions de cette autorité qui se dit légitime. Elle a
la puissance, rien de plus. Mais « un pistolet aux mains d’un brigand est aussi une
puissance » ; direz-vous qu’en conscience je suis obligé de lui donner ma bourse Je
n’obéis que par force, et je lui reprendrai ma bourse sitôt que je pourrai lui prendre
son pistolet.
Arrêtons-nous ici ; ce n’est pas la peine de suivre les enfants perdus du parti,
Naigeon et Sylvain Maréchal, Mably et Morelly, les fanatiques qui érigent l’athéisme
en dogme obligatoire et en devoir supérieur, les socialistes qui, pour supprimer
l’égoïsme, proposent la communauté des biens et fondent une république où tout homme
qui voudra rétablir « la détestable propriété » sera déclaré ennemi de l’humanité,
traité « en fou furieux » et pour la vie renfermé dans un cachot. Il suffit d’avoir
suivi les corps d’armée et les grands sièges. — Avec des engins différents et des
tactiques contraires, les diverses attaques ont abouti au même effet. Toutes les
institutions ont été sapées par la base. La philosophie régnante a retiré toute
autorité à la coutume, à la religion et à l’État. Il est admis, non seulement qu’en
elle-même la tradition est fausse, mais encore que par ses œuvres elle est
malfaisante, que sur l’erreur elle bâtit l’injustice et que par l’aveuglement elle
conduit l’homme à l’oppression. Désormais la voilà proscrite. « Écrasons l’infâme » et
ses fauteurs. Elle est le mal dans l’espèce humaine, et, quand le mal sera supprimé,
il ne restera plus que du bien. « Il arrivera donc ce moment424 où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne
reconnaissant pour maîtres que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les
prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans
l’histoire et sur les théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs
victimes et leurs dupes, pour s’entretenir par l’horreur de leurs excès dans une utile
vigilance, pour savoir reconnaître et étouffer sous le poids de la raison les premiers
germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître. » — Le
millénium va s’ouvrir, et c’est encore la raison qui doit le construire. Ainsi nous
devrons tout à son autorité salutaire, la fondation de l’ordre nouveau comme la
destruction de l’ordre ancien.
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