(1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre III. L’écrivain »

Chapitre III.
L’écrivain

I

Il est amusant de voir combien l’esprit gaulois chez La Fontaine a eu de peine à se dégager du courant public qui l’emmenait ailleurs. Le goût régnant portait les gens du côté du bel esprit, de l’éloquence, des règles classiques, de l’imitation latine ; il y cède vingt fois, mais toujours il revient à lui-même. Dans ce pays artificiel et correct, il n’est pas à son aise ; il y va parce qu’on l’y mène, parce qu’il est convenable d’y aller ; mais il y est gêné et n’y profite point.

C’est pour cela sans doute qu’il écrivit si tard. Il se cherchait, et, faute de chercher où il fallait, il ne se trouvait pas. Il essayait d’arranger l’Eunuque de Térence, et flottait assez maladroitement entre deux genres, sans atteindre la fidélité d’une traduction ni l’intérêt d’une imitation. Ensuite il se guinda de tout son effort pour composer une bonne fiction mythologique à l’éloge de Vaux ; il expliquait sa fiction dans une préface, tout au long, avec des précautions qui auraient fait honneur aux pédagogues Bossu et Rapin. Pendant trois ans il travailla et retravailla cette malheureuse fiction qui est un plaidoyer entre les déesses du jardinage, de la peinture, de l’architecture et de la poésie, et n’en tira pas grand-chose. Plus tard, quand il imite la Psyché d’Apulée, il n’atteint qu’un style faux, à demi naïf et à demi fade. Sa gaieté et sa galanterie percent à travers le masque antique, mais timidement, sans oser se montrer, avec toutes sortes d’incertitudes et de disparates. Son roman est une pastorale de courtisans modernes habillés à la grecque, occupés à disserter longuement, à rire froidement et à sourire mignardement, Psyché était trop déesse pour être à sa place entre les mains de La Fontaine ; il n’ose être familier avec elle ; quant à être grave et respectueux, c’est ce qu’on ne lui demandera jamais. Son Adonis n’est guère moins terne ; il ne faut pas le lire quand on a contemplé la sensualité ardente, la couleur tourmentée et magnifique qui éclatent dans celui de Shakspeare. La Fontaine n’est que gracieux, galant ; il fléchit sous le poids des personnages divins ; ses passions sont trop douces. Le génie enflammé de la Renaissance, la nudité, la sérénité héroïque de l’antiquité grecque, sont hors de sa portée et de ses prises. Pour son poëme de saint Malc, c’est un éloge de chasteté ascétique ; on devine qu’il n’y a pas réussi. Il l’avait fait de commande, comme ses autres pièces religieuses ; il ne pouvait guère être pieux que sur une invitation étrangère. En général, quand il entre dans les grands vers, il y est comme dans l’habit d’autrui. Cet habit-là ne va pas à sa taille. De temps en temps, surtout dans les épîtres, dans les élégies, deux ou trois vers naturels se détachent ; c’est un geste vrai qui s’est montré en dépit des broderies roides et des longues manches. Mais les hémistiches distincts, les rimes régulières, le ton soutenu, la friperie mythologique ou galante, Vénus et l’Amour, les pleurs et les ardeurs, reprennent bientôt leur empire. La poésie s’en va sous les conventions et les convenances. Ces maudits alexandrins ont toujours fait dans notre langue l’office de justaucorps. Sitôt qu’on les endossait, on devenait roide ; l’étiquette vous prenait ; vous vous retranchiez tous les mouvements prompts et abandonnés ; vous deveniez digne ; vous ne parliez plus la langue ordinaire ; vous vous réduisiez à un certain nombre de mots et de tours approuvés ; les autres étaient écartés comme familiers et roturiers ; vous deveniez un personnage de représentation ou d’antichambre, à la longue un mannequin. Tous vos gestes étaient réglés, compassés. Il fallait ici une césure, là une épithète, plus loin un rejet. Personne ne ressemble plus à Claudien que Delille. Encore aujourd’hui nous souffrons de cette discipline ; le vers naturel nous manque ; celui d’Alfred de Musset16 est un tapageur ; celui de Victor Hugo un épileptique. Ils ont déchiré ou bariolé le vieil habit classique avec une verve d’écoliers ou une rancune de réformateurs ; mais leur mode débraillée est aussi arbitraire que la mode correcte. Ils ont pris simplement le contre-pied de l’ancienne, et notre poésie, entre les oripeaux et les guenilles, attend encore le vêtement qui lui convient. La Fontaine en a essayé plusieurs avant de trouver celui dont il avait besoin. Il en approchait pourtant en maniant le vieux français, en lisant Rabelais, Marot, la reine de Navarre. Il essayait des dizains, des ballades, des rondeaux, des virelais ; il revenait à la source gauloise, au style naïf, au petit vers leste et campagnard, qui aime les mots francs, qui dit en courant toutes les choses vraies. C’est ainsi qu’à la fin il rencontra les fables et les contes.

« M. de La Fontaine, dit l’abbé Poujet, son confesseur, ne pouvait s’imaginer que le livre de ses _Contes_ fût un ouvrage si pernicieux. Il protestait que ce livre n’avait jamais fait sur lui, en l’écrivant, de mauvaises impressions, et il ne comprenait pas qu’il pût être si fort nuisible aux personnes qui le lisaient. » Je le crois ; il l’avait fait trop naturellement pour y voir du mal. On ne trouve pas de crime en des idées qui reviennent si fréquemment et d’elles-mêmes. Il était si loin de la règle qu’il ne l’apercevait plus. C’est ici que le franc naturel gaulois éclate. Au-dessus de lui résonne la grave mélodie du style noble et des grands vers. Les prédicateurs, les philosophes, les poëtes se forment en choeur pour chanter la beauté imposante des moeurs réglées, et la littérature est un motet solennel accompagné par l’orgue ecclésiastique. Bossuet le mène, et les spectateurs contemplent avec respect l’auguste étalage des robes violettes, des chapeaux à plumes et des jupes lamées qui s’ordonnent en belles rangées sous les yeux du roi. Dans un coin est un bonhomme qui bâille ou rit. Ce sermon l’ennuie ; il n’aime pas les cérémonies, trouve les alignements trop droits et l’orgue trop ronflant. Il pose sur son prie-Dieu le saint Augustin qu’on lui a mis dans la main, tire furtivement un Rabelais de sa poche, fait signe à ses voisins Chaulieu et le grand prieur, et chuchote tout bas avec eux quelque drôlerie. Il court risque d’être « averti », et réprimandé tout haut ; il le sera ; en attendant, il s’amuse lestement comme un écolier qui fait une escapade. Vous pouvez croire qu’en semblable occasion un conteur ne fait pas de longues phrases et ne cherche pas les mots d’apparat. Celui-ci prend justement le contre-pied du ton officiel. Par ennui de la régularité imposée, il quitte l’air de cour, se fait vulgaire, emploie les mots des paysans, des ouvriers, les tours osés, vieillis, la conversation triviale qui rabaisse les belles choses jusqu’au niveau des mains sales. Il amène des commères, des paysans qui troquent, des tonneliers avec leur langage risqué et leurs instincts de bas étage. Ses récits ressemblent à des magots de Téniers parmi les perruques de Versailles. On voit enfin par lui les franches repues, les façons grivoises et goguenardes du bon peuple de France. Et remarquez que, dans ces contes, seigneurs et vilains sont du même acabit, aussi gouailleurs et aussi égrillards les uns que les autres. Ce qui par-dessus tout leur déplaît et déplaît à La Fontaine, c’est la règle. Il semble ne la regarder que comme une convention et une parade. C’est pain bénit que de s’en moquer. A son avis, la nature va au plaisir, ainsi que l’eau à la rivière ; elle y va (ce n’est pas moi qui parle), quelles que soient les digues, religion ou mariage. Ceux qui les bâtissent sont les premiers à ne pas les respecter. Ils les établissent pour autrui, non pour eux-mêmes. Songez, pour excuser cette morale gauloise, que le Gaulois n’a jamais fait sa règle et qu’il l’a toujours subie ; ecclésiastique ou civile, elle lui vient d’ailleurs et d’en haut. Il n’est point l’auteur de sa foi ni de sa loi ; l’Eglise et l’Etat ne sont pour lui que des gendarmes. Ils le mènent et il se laisse faire. Tout au plus, en de certains moments insupportables, il ramasse des pierres pour leur casser la tête. Mais d’habitude il se range sous leur baguette, en se dédommageant par un brocard. Il ne leur accorde guère qu’une obéissance extérieure et machinale ; à toute occasion il s’échappe en escapades ; son plus grand plaisir est de remarquer qu’il n’est pas leur dupe, et de le faire remarquer à son voisin.

II

Le ton change dans les fables, et le vers aussi. La Fontaine n’essaye pas d’y fronder la morale, mais d’en établir une. Il s’agit de peindre toute la vie humaine, et non plus seulement les parties défendues de la vie humaine. Aussi ces fables sont notre épopée ; nous n’en avons point d’autre. Je n’ai pas besoin d’ôter ce nom à l’insipide Henriade, ni au postiche sentimental que M. de Chateaubriand a intitulé les Martyrs. Nous n’avons réussi en ce genre qu’à fabriquer de jolies machines en carton vernissé, bonnes à garder sous verre à titre de curiosités historiques. Rabelais seul avait « la tête épique », et serait le poëte national par l’espèce des idées et la grandeur des conceptions, si la folie de l’imagination, l’énormité de l’ordure et la bizarrerie de la langue ne l’avaient réduit à un auditoire d’ivrognes ou d’érudits. C’est La Fontaine qui est notre Homère. Car d’abord il est universel comme Homère : hommes, dieux, animaux, paysages, la nature éternelle et la société du temps, tout est dans son petit livre. Les paysans s’y trouvent, et à côté d’eux les rois, les villageoises auprès des grandes dames, chacun dans sa condition, avec ses sentiments et son langage, sans qu’aucun des détails de la vie humaine, trivial ou sublime, en soit écarté pour réduire le récit à quelque ton uniforme ou soutenu. Et néanmoins ce récit est idéal comme celui d’Homère. Les personnages y sont généraux ; dans les circonstances particulières et personnelles, on aperçoit les diverses conditions et les passions maîtresses de la vie humaine, le roi, le noble, le pauvre, l’ambitieux, l’amoureux, l’avare, promenés à travers les grands événements, la mort, la captivité, la ruine ; nulle part on ne tombe dans la platitude du roman réaliste et bourgeois. Mais aussi nulle part on n’est resserré dans les convenances de la littérature noble ; le ton est naturel ainsi que dans Homère. Tout le monde l’entend ; ce sont nos mots de tous les jours, même nos mots de ménage et de gargote, comme aussi nos mots de salon et de cour. Nos enfants l’apprennent par coeur, comme jadis ceux d’Athènes récitaient Homère ; ils n’entendent pas tout, ni jusqu’au fond, non plus que ceux d’Athènes, mais ils saisissent l’ensemble et surtout l’intérêt ; ce sont de petits contes d’enfants, comme l’Iliade et l’Odyssée, qui sont de grands contes de nourrice. Et cette épopée de La Fontaine est gauloise. Elle est hachée menu, en cent petits actes distincts, gaie et moqueuse, toujours légère et faite pour des esprits fins, comme les gens de ce pays-ci. Vingt vers leur font comprendre votre leçon et cent vers les empêcheraient de la comprendre. Il n’ont pas besoin de longs détails et les longs détails les fatigueraient. Un petit mot de son éclair fuyant leur dévoile tout un tableau ou tout un caractère ; une clarté prolongée et forte émousserait leur regard. Ils sont agiles, mais prompts à se rebuter, et veulent arriver au but en trois pas. La fable, par sa brièveté, se proportionne à leur attention si alerte et si vite lassée. Encore faut-il qu’elle ne persévère point d’un bout à l’autre dans le même style, mais qu’elle change, qu’elle ondule, par toutes sortes de tours sinueux, de la joie à la tristesse, du sérieux à la plaisanterie. La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, « toujours divers, toujours nouveau », long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes de rimes, redoublées, entrecroisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson. Son rythme est aussi varié que notre allure. Non plus que nous, il ne soutient pas longtemps le même sentiment. « Diversité, c’est sa devise. »

J’ajoute : Diversité avec agrément. Rien de si fin que cet agrément. Toutes les grâces de ce style sont « légères. » Il s’est comparé lui-même « à l’abeille, au papillon » qui va de fleur en fleur, et ne se pose qu’un instant au bord des roses poétiques. Tous les sentiments chez lui sont tour à tour effleurés, puis quittés ; un air de tristesse, un éclair de malice, un mouvement d’abandon, un élan d’éloquence, vingt expressions passent en un instant sur cet aimable visage. Un sourire imperceptible les relie. Les étrangers ne l’aperçoivent pas, tant il est fin.17

Il se moque sans qu’on s’en doute, au passage, sans insister ni appuyer. Il n’éclate pas, il ne dit qu’à demi les choses. Souvent il prend une mine sérieuse, continue le discours d’un ton convaincu, semble approuver son personnage ; tout d’un coup, au dernier vers, une chute révèle l’ironie. Il se commente subitement, en se reprenant, et, à ce qui semble, par pure bonhomie, pour nous éviter une méprise ; c’est pour nous jouer un tour et nous dire une méchanceté.18 S’il lâche un mot suspect et d’apparence un peu libertine19, il le corrige aussitôt avec un empressement affecté ; il fait le bon apôtre pour mieux persifler les bons apôtres.

Ces jolies hypocrisies sont toujours transparentes. Il s’en amuse comme d’un déguisement ; la fable elle-même n’est pas autre chose. C’est railler les gens que de leur mettre sur le dos une peau de bête, d’autant mieux qu’on frappe sur ce dos en ayant l’air de frapper sur le dos d’autrui. La Fontaine semble un simple, occupé du loup, du renard, capable tout au plus de rêver parmi les prés et les basses-cours, et d’en badiner devant les grandes personnes, avec quelque profit pour les enfants. Et tout d’un coup on découvre sous cette apparence innocente un satirique, un philosophe, un connaisseur de l’homme ; en sorte que de tous ses héros c’est lui qui est le plus amusant et le mieux masqué. Ce déguisement est exquis. Il ôte à la vérité sa tristesse, au badinage sa frivolité. On se divertit et on pense. On y est à la fois dans les mondes ou plutôt sur la limite des deux mondes ; et l’on cueille à la fois tous leurs fruits et toutes leurs fleurs. Un vers vous porte dans la campagne, sous la ramée verte ; un autre vous ramène dans les salons, au beau milieu d’une cérémonie royale. Vous entrevoyez le museau fin d’un renard, et un instant après la physionomie avisée d’un courtisan. Aucune de ces deux vues ne nuit à l’autre : elles se suivent sans s’effacer. L’agilité du charmant esprit qui va et vient de l’une à l’autre les unit sans les brouiller. Si vous voulez fixer cette peinture fuyante, vous la grossissez. Quand Grandville, pour illustrer La Fontaine, a mis sous nos yeux les bêtes en habits d’hommes, il a tout gâté ; il n’a fait qu’entasser un carnaval vulgaire, propre à faire rire des provinciaux et des épiciers. Le dessin, de sa lourde empreinte matérielle, perpétue et enfonce dans les yeux ce qui doit glisser devant l’imagination comme emporté par un éclair. La Fontaine n’a pas de visions complètes et durables : il n’est pas oppressé d’images absorbantes ; il entrevoit, il quitte, il vole, il revient, il est un moment en vingt lieux et en vingt sentiments ; pendant que vous achevez une de ses esquisses, il a fait le tour du monde et il est prêt à recommencer.

III

Ce ton indique la morale. Il est difficile à un homme si gai d’être un vrai précepteur de moeurs. La sévérité n’est pas sa disposition ordinaire, il ne fera pas de l’indignation son accent habituel. Tâchez de n’être point sot, de connaître la vie, de n’être point dupe d’autrui ni de vous-même, voilà, je crois, l’abrégé de ses conseils. Il ne nous propose point de règle bien stricte, ni de but bien haut. Il nous donne le spectacle du monde réel, sans souhaiter ni louer un monde meilleur. Il montre les faibles opprimés sans leur laisser espoir de secours ni de vengeance. Il reconnaît que Jupiter à « mis deux tables au monde ; que l’adroit, le fort, le vigilant sont assis à la première, et que les petits mangent leurs restes à la seconde. » Bien pis, le plus souvent les petits servent de festin aux autres. Au reste peu importe « qui vous mange, homme ou loup ; toute panse lui paraît une à cet égard. » Il est résigné, sait ce que vaut le roi lion, quelles sont les vertus des courtisans mangeurs de gens », mais croit que les choses iront toujours de même, et qu’il faut s’y accommoder. Telle qu’elle est, la vie est « passable ». « Mieux vaut souffrir que mourir, c’est la devise des hommes. » Cette morale-là est bien gauloise ; nous plions sous l’énorme machine administrative qui nous façonne ; nous nous souvenons qu’en vain on l’a cassée, que toujours elle s’est raccommodée, et ne s’est trouvée que plus pesante ; bien plus, nous sentons que si elle se détraquait, nous ne pourrions vivre. Nous ne savons pas nous associer, comme les gens d’Outre-Manche, poursuivre un but avec conduite, patiemment, légalement, par calcul et conscience. Nous ne savons marcher qu’au signal d’autrui sous un chef, et dans les compartiments du grand établissement latin qui, par l’Eglise, l’Etat, le droit, la langue, la foi, les lettres, nous enrégimente et nous mène depuis dix-huit cents ans. Nous reconnaissons « que notre ennemi c’est notre maître » ; nous nous moquons de lui, et, l’amour-propre ainsi satisfait, nous nous laissons docilement conduire. Nous acceptons « les faits accomplis », nous finissons même par admirer le succès et rire des gens battus, surtout quand le bâton a été promené sur leurs reins avec adresse. La Fontaine, le plus souvent, s’égaye de leur mésaventure. Son chien fait des raisonnements fort exacts ; « mais, n’étant qu’un simple chien », on trouve, qu’ils ne valent rien, « et l’on sangle le pauvre drille. » Notre Champenois souffre très bien que les moutons soient mangés par les loups et que les sots soient dupés par les fripons ; son renard a le beau rôle. Jean-Jacques disait fort justement qu’il prend souvent pour héros les bêtes de proie, et qu’en faisant rire aux dépens du volé, il fait admirer le voleur.

Aussi ses maximes n’ont-elles rien d’héroïque. Ses plus généreuses sont d’obéir, d’accepter le mal pour soi comme pour autrui, parce qu’il est dans la condition humaine. Il n’eût jamais été un Alceste ; je ne sais même s’il eût été un Philinte. Il conseille assez crûment la flatterie, et la tête basse. Le cerf met au rang des dieux la reine qui avait jadis « étranglé sa femme et son fils » et la célèbre en poëte officiel. La Fontaine approuve la perfidie, et, quand le tour est profitable ou bien joué, il oublie que c’est un guet-apens. Il représente un sage qui, poursuivi par un fou, le flatte de belles paroles menteuses, et tout doucereusement « le fait échiner et assommer » ; il trouve l’invention bonne et nous conseille de la pratiquer. Enfin, chose admirable ! il loue la trahison politique : « Le sage dit, selon les gens : Vive le roi ! Vive la Ligue ! » Cette morale est celle du pauvre, de l’opprimé, en un mot, du sujet. Nous n’avons plus le mot, mais nous avons encore la chose : « Ne pas sourire respectueusement au seul nom de M. le préfet, disait Beyle, passe aux yeux des paysans de la Franche-Comté pour une imprudence signalée, et l’imprudence dans le pauvre est promptement punie par le manque de pain. » L’état des choses n’a guère changé, et les maximes qui en naissent n’ont pas changé davantage. Sauf une petite élite, les Français en sont restés à la morale de La Fontaine. « Amusons-nous », c’est là, ce semble, son grand précepte, et aussi le nôtre. Il ne faut pas entasser, trop prévoir ni pourvoir, mais jouir. « Hâte-toi, mon ami, tu n’as pas tant à vivre. Jouis », et dès aujourd’hui même. N’attends pas à demain, la mort peut te prendre en route. Ce conseil-là vient si bien du coeur, que La Fontaine, l’homme insouciant, indifférent, s’indigne sérieusement contre le convoiteux et l’avare. Il prêche le plaisir avec autant de zèle que d’autres la vertu. Il veut qu’on suive « ses leçons », qu’on mette à profit cette vie éphémère. Il loue Epicure, il parle de la mort en païen, il voudrait, comme Lucrèce, « qu’on sortît de la vie ainsi que d’un banquet, remerciant son hôte. » Il ne semble pas songer qu’il y ait quelque chose au-delà de la vie et du plaisir. Il demande seulement que ce plaisir soit fin, mêlé de philosophie et de tendresses. Il aime les jardins, mais parmi eux il voudrait encore « quelque doux et discret ami. » Il loue la paresse et le somme ; « ajoutez-y quelque petite dose d’amour honnête, et puis le voilà fort. » Ajoutez aussi les curiosités et le vagabondage de l’esprit, le discours promené au hasard sur tous les sujets, depuis la bagatelle jusqu’aux affaires d’Etat et au système du monde20, vous aurez la vie qu’il nous propose en exemple. Il ne voit dans les règles des docteurs sévères que des « discours un peu tristes », dans Arnauld et Nicole que des « gens d’esprit, bons disputeurs. » Etranges sentiments dans un siècle chrétien ! J’ose dire que ce sont ceux de sa race, et qu’ils apparaissent dans les moeurs régnantes comme dans les écrits populaires, depuis les fabliaux jusqu’à Rabelais et Montaigne, depuis La Fontaine et Molière jusqu’à Voltaire et Béranger. Nous ne tirons pas de nous-mêmes la règle de nos moeurs, comme font les peuples germaniques. Nous n’avons pas leur réflexion, leur tristesse ; nous ne savons pas, comme eux, nous imposer une consigne et resserrer nos inclinations entre des limites tracées par nous-mêmes ; nous ne sommes point, comme eux, profondément chrétiens ; notre instinct n’est point moral ; nous n’avons, au lieu de conscience, que l’honneur et la bonté ; nous ne prenons point la vie comme un emploi sérieux, assombri par les alarmes d’un avenir immense, mais comme un divertissement dont il faut jouir sans arrière-pensée et en compagnie. C’est en touchant ces instincts populaires que La Fontaine est devenu populaire. C’est un Gaulois qui parle à des Gaulois. Avec Rabelais, Voltaire et Molière, il est notre miroir le plus fidèle. Platon, à ce qu’on rapporte, ayant appris que le grand roi voulait connaître les Athéniens, fut d’avis qu’on lui envoyât les comédies d’Aristophane ; si le grand roi voulait nous connaître, ce sont les livres de La Fontaine qu’il faudrait lui porter.

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