Introduction.
« L’historien pourrait se placer au sein de l’âme humaine, pendant un temps donné, une
série de siècles, ou chez un peuple déterminé. Il pourrait étudier, décrire, raconter
tous les événements, toutes les transformations, toutes les révolutions qui se seraient
accomplies dans l’intérieur de l’homme ; et quand il serait arrivé au bout, il aurait
une histoire de la civilisation chez le peuple et dans le temps qu’il aurait
choisi. »
L’histoire s’est transformée depuis cent ans en Allemagne, depuis soixante ans en France
et cela par l’étude des littératures.
On a découvert qu’une œuvre littéraire n’est pas un simple jeu d’imagination, le caprice
isolé d’une tête chaude, mais une copie des mœurs environnantes et le signe d’un état
d’esprit. On en a conclu qu’on pouvait, d’après les monuments littéraires, retrouver la
façon dont les hommes avaient senti et pensé il y a plusieurs siècles. On l’a essayé et on
a réussi.
On a réfléchi sur ces façons de sentir et de penser, et on
a jugé que c’étaient là des faits de premier ordre. On a vu qu’elles tenaient aux plus
grands événements ; qu’elles les expliquaient, qu’elles étaient expliquées par eux, que
désormais il fallait leur donner une place, et l’une des plus hautes places, dans
l’histoire. On la leur a donnée, et depuis ce temps on voit tout changer en histoire :
l’objet, la méthode, les instruments, la conception des lois et des causes. C’est ce
changement, tel qu’il se fait et doit se faire, qu’on va tâcher d’exposer ici :
Lorsque vous tournez les grandes pages roides d’un in-folio, les feuilles jaunies d’un
manuscrit, bref un poëme, un code, un symbole de foi, quelle est votre première
remarque ? C’est qu’il ne s’est point fait tout seul. Il n’est qu’un moule pareil à une
coquille fossile, une empreinte, pareille à l’une de ces formes déposées dans la pierre
par un animal qui a vécu et qui a péri. Sous la coquille, il y avait un animal, et sous
le document il y avait un homme. Pourquoi étudiez-vous la coquille, sinon pour vous
figurer l’animal ? De la même façon vous n’étudiez le document qu’afin de connaître
l’homme ; la coquille et le document sont des débris morts, et ne valent que comme
indices de
l’être entier et vivant. C’est jusqu’à cet être
qu’il faut arriver ; c’est lui qu’il faut tâcher de reconstruire. On se trompe lorsqu’on
étudie le document comme s’il était seul. C’est traiter les choses en simple érudit, et
tomber dans une illusion de bibliothèque. Au fond il n’y a ni mythologie, ni langues,
mais seulement des hommes qui arrangent des mots et des images d’après les besoins de
leurs organes et la forme originelle de leur esprit. Un dogme n’est rien par lui-même ;
voyez les gens qui l’ont fait, tel portrait du seizième siècle, la roide et énergique
figure d’un archevêque ou d’un martyr anglais. Rien n’existe que par l’individu ; c’est
l’individu lui-même qu’il faut connaître. Quand on a établi la filiation des dogmes, ou
la classification des poëmes, ou le progrès des constitutions, ou la transformation des
idiomes, on n’a fait que déblayer le terrain ; la véritable histoire s’élève seulement
quand l’historien commence à démêler, à travers la distance des temps, l’homme vivant,
agissant, doué de passions, muni d’habitudes, avec sa voix et sa physionomie, avec ses
gestes et ses habits, distinct et complet comme celui que tout à l’heure nous avons
quitté dans la rue. Tâchons donc de supprimer, autant que possible, ce grand intervalle
de temps qui nous empêche d’observer l’homme avec nos yeux, avec les yeux
de notre tête. Qu’y a-t-il sous les jolis feuillets satinés d’un poëme moderne ?
Un poëte moderne, un homme comme Alfred de Musset, Hugo, Lamartine ou Heine, ayant fait
ses classes et voyagé, avec un habit noir et des gants,
bien vu des dames et faisant le soir cinquante saluts et une vingtaine de bons mots dans
le monde, lisant les journaux le matin, ordinairement logé dans un second étage, point
trop gai parce qu’il a des nerfs, surtout parce que, dans cette épaisse démocratie où
nous étouffons, le discrédit des dignités officielles a exagéré ses prétentions en
rehaussant son importance, et que la finesse de ses sensations habituelles lui donne
quelque envie de se croire Dieu. Voilà ce que nous apercevons sous des méditations ou des sonnets modernes. — De même sous une
tragédie du dix-septième siècle, il y a un poëte, un poëte comme Racine, par exemple,
élégant, mesuré, courtisan, beau diseur, avec une perruque majestueuse et des souliers à
rubans, monarchique et chrétien de cœur, « ayant reçu de Dieu la grâce de ne rougir en
aucune compagnie, ni du roi, ni de l’Évangile » ; habile à amuser le prince, à lui
traduire en beau français « le gaulois d’Amyot », fort respectueux envers les grands, et
sachant toujours, auprès d’eux, « se tenir à sa place », empressé et réservé à Marly
comme à Versailles, au milieu des agréments réguliers d’une nature policée et
décorative, parmi les révérences, les grâces, les manéges et les finesses des seigneurs
brodés qui sont levés matin pour mériter une survivance, et des dames charmantes qui
comptent sur leurs doigts les généalogies afin d’obtenir un tabouret. Là-dessus,
consultez Saint-Simon et
les estampes de Pérelle, comme
tout à l’heure vous avez consulté Balzac et les aquarelles d’Eugène Lami. —
Pareillement, quand nous lisons une tragédie grecque, notre premier soin doit être de
nous figurer des Grecs, c’est-à-dire des hommes qui vivent à demi nus, dans des gymnases
ou sur des places publiques, sous un ciel éclatant, en face des plus fins et des plus
nobles paysages, occupés à se faire un corps agile et fort, à converser, à discuter, à
voter, à exécuter des pirateries patriotiques, du reste oisifs et sobres, ayant pour
ameublement trois cruches dans leur maison, et pour provisions deux anchois dans une
jarre d’huile, servis par des esclaves qui leur laissent le loisir de cultiver leur
esprit et d’exercer leurs membres, sans autre souci que le désir d’avoir la plus belle
ville, les plus belles processions, les plus belles idées et les plus beaux hommes.
Là-dessus une statue comme le Méléagre ou le Thésée du Parthénon, ou bien encore la vue
de cette Méditerranée lustrée et bleue comme une tunique de soie et de laquelle sortent
les îles comme des corps de marbre, avec cela vingt phrases choisies dans Platon et
Aristophane vous instruiront beaucoup plus que la multitude des dissertations et des
. — Pareillement encore, pour entendre un Pourana indien, commencez par
vous figurer le père de famille qui, « ayant vu un fils sur les genoux de son fils », se
retire selon la loi, dans la solitude, avec une hache et un vase, sous un bananier au
bord d’un ruisseau, cesse
de parler, multiplie ses
jeûnes, se tient nu entre quatre feux, et sous le cinquième feu, c’est-à-dire le
terrible soleil dévorateur et rénovateur incessant de toutes les choses vivantes ; qui,
tour à tour, et pendant des semaines entières, maintient son imagination fixée sur le
pied de Brahma, puis sur le genou, puis sur la cuisse, puis sur le nombril, et ainsi de
suite jusqu’à ce que, sous l’effort de cette méditation intense, les hallucinations
paraissent, jusqu’à ce que toutes les formes de l’être, brouillées et transformées l’une
dans l’autre, oscillent à travers cette tête emportée par le vertige, jusqu’à ce que
l’homme immobile, reprenant sa respiration, les yeux fixes, voie l’univers s’évanouir
comme une fumée au-dessus de l’Être universel et vide, dans lequel il aspire à s’abîmer.
À cet égard, un voyage dans l’Inde serait le meilleur enseignement ; faute de mieux, les
récits des voyageurs, des livres de géographie, de botanique et d’ethnologie tiendront
la place. En tout cas, la recherche doit être la même. Une langue, une législation, un
catéchisme n’est jamais qu’une chose abstraite ; la chose complète, c’est l’homme
agissant, l’homme corporel et visible, qui mange, qui marche, qui se bat, qui
travaille ; laissez là la théorie des constitutions et de leur mécanisme, des religions
et de leur système, et tâchez de voir les hommes à leur atelier, dans leurs bureaux,
dans leurs champs, avec leur ciel, leur sol, leurs maisons, leurs habits, leurs
cultures, leurs repas, comme vous le
faites, lorsque,
débarquant en Angleterre ou en Italie, vous regardez les visages et les gestes, les
trottoirs et les tavernes, le citadin qui se promène et l’ouvrier qui boit. Notre grand
souci doit être de suppléer, autant que possible, à l’observation présente, personnelle,
directe et sensible, que nous ne pouvons plus pratiquer : car elle est la seule voie qui
fasse connaître l’homme ; rendons-nous le passé présent ; pour juger une chose, il faut
qu’elle soit présente ; il n’y a pas d’expérience des objets absents. Sans doute, cette
reconstruction est toujours incomplète ; elle ne peut donner lieu qu’à des jugements
incomplets ; mais il faut s’y résigner ; mieux vaut une connaissance mutilée qu’une
connaissance nulle ou fausse, et il n’y a d’autre moyen pour connaître à peu près les
actions d’autrefois, que de voir à peu près les hommes
d’autrefois.
Ceci est le premier pas en histoire ; on l’a fait en Europe à la renaissance de
l’imagination, à la fin du siècle dernier, avec Lessing, Walter Scott ; un peu plus tard
en France avec Chateaubriand, Augustin Thierry, M. Michelet et tant d’autres. Voici
maintenant le second pas :
Quand vous observez avec vos yeux l’homme visible, qu’y cherchez-vous ? L’homme
invisible. Ces paroles
qui arrivent à votre oreille, ces
gestes, ces airs de tête, ces vêtements, ces actions et ces œuvres sensibles de tout
genre, ne sont pour vous que des expressions ; quelque chose s’y exprime, une âme. Il y
a un homme intérieur caché sous l’homme extérieur, et le second ne fait que manifester
le premier. Vous regardez sa maison, ses meubles et son costume ; c’est pour y chercher
les traces de ses habitudes et de ses goûts, le degré de son élégance ou de sa
rusticité, de sa prodigalité ou de son économie, de sa sottise ou de sa finesse. Vous
écoutez sa conversation, et vous notez ses inflexions de voix, ses changements
d’attitudes ; c’est pour juger de sa verve, de son abandon et de sa gaieté, ou de son
énergie et de sa roideur. Vous considérez ses écrits, ses œuvres d’art, ses entreprises
d’argent ou de politique ; c’est pour mesurer la portée et les limites de son
intelligence, de son invention et de son sang-froid, pour découvrir quel est l’ordre,
l’espèce et la puissance habituelle de ses idées, de quelle façon il pense et se résout.
Tous ces dehors ne sont que des avenues qui se réunissent en un centre, et vous ne vous
y engagez que pour arriver à ce centre ; là est l’homme véritable, j’entends le groupe
de facultés et de sentiments que produit le reste. Voilà un nouveau monde, monde infini,
car chaque action visible traîne derrière soi une suite infinie de raisonnements,
d’émotions, de sensations anciennes ou récentes, qui ont contribué à la soulever jusqu’à
la
lumière, et qui, semblables à de longues roches
profondément enfoncées dans le sol, atteignent en elle leur extrémité et leur
affleurement. C’est ce monde souterrain qui est le second objet, l’objet propre de
l’historien. Quand son éducation critique est suffisante, il est capable de démêler sous
chaque ornement d’une architecture, sous chaque trait d’un tableau, sous chaque phrase
d’un écrit, le sentiment particulier d’où l’ornement, le trait, la phrase sont sortis ;
il assiste au drame intérieur qui s’est accompli dans l’artiste ou dans l’écrivain ; le
choix des mots, la brièveté ou la longueur des périodes, l’espèce des métaphores,
l’accent du vers, l’ordre du raisonnement, tout lui est un indice ; tandis que ses yeux
lisent un texte, son âme et son esprit suivent le déroulement continu et la série
changeante des émotions et des conceptions dont ce texte est issu ; il en fait la psychologie. Si vous voulez observer cette opération, regardez le
promoteur et le modèle de toute la grande culture contemporaine, Gœthe, qui, avant
d’écrire son Iphigénie, emploie des journées à dessiner les plus
parfaites statues, et qui, enfin, les yeux remplis par les nobles formes du paysage
antique, et l’esprit pénétré des beautés harmonieuses de la vie antique, parvient à
reproduire si exactement en lui-même les habitudes et les penchants de l’imagination
grecque, qu’il donne une sœur presque jumelle à l’Antigone de Sophocle et aux déesses de
Phidias. Cette divination
précise et prouvée des
sentiments évanouis a, de nos jours, renouvelé l’histoire ; on l’ignorait presque
entièrement au siècle dernier ; on se représentait les hommes de toute race et de tout
siècle comme à peu près semblables, le Grec, le barbare, l’Indou, l’homme de la
Renaissance et l’homme du dix-huitième siècle comme coulés dans le même moule, et cela
d’après une certaine conception abstraite, qui servait pour tout le genre humain. On
connaissait l’homme, on ne connaissait pas les hommes ; on n’avait pas pénétré dans
l’âme ; on n’avait pas vu la diversité infinie et la complexité merveilleuse des âmes ;
on ne savait pas que la structure morale d’un peuple et d’un âge est aussi particulière
et aussi distincte que la structure physique d’une famille de plantes ou d’un ordre
d’animaux. Aujourd’hui, l’histoire comme la zoologie a trouvé son anatomie, et quelle
que soit la branche historique à laquelle on s’attache, philologie, linguistique ou
mythologie, c’est par cette voie qu’on travaille à lui faire produire de nouveaux
fruits. Entre tant d’écrivains qui, depuis Herder, Ottfried Muller et Gœthe, ont
continué et rectifié incessamment ce grand effort, que le lecteur considère seulement
deux historiens et deux œuvres, l’une le sur Cromwell de
Carlyle, l’autre le Port-Royal de Sainte-Beuve ; il verra avec quelle
justesse, quelle sûreté, quelle profondeur, on peut découvrir une âme sous ses actions
et sous ses œuvres ; comment, sous le vieux général, au lieu
d’un ambitieux vulgairement hypocrite, on retrouve un homme
travaillé par les rêveries troubles d’une imagination mélancolique, mais positif
d’instinct et de facultés, anglais jusqu’au fond, étrange et incompréhensible pour
quiconque n’a pas étudié le climat et la race ; comment avec une centaine de lettres
éparses et une vingtaine de discours mutilés, on peut le suivre depuis sa ferme et ses
attelages jusqu’à sa tente de général et à son trône de protecteur, dans sa
transformation et dans son développement, dans les inquiétudes de sa conscience et dans
ses résolutions d’homme d’État, tellement que le mécanisme de sa pensée et de ses
actions devient visible, et que la tragédie intime, perpétuellement renouvelée et
changeante, qui a labouré cette grande âme ténébreuse, passe, comme celles de
Shakspeare, dans l’âme des assistants. Il verra comment, sous des querelles de couvent
et des résistances de nonnes, on peut retrouver une grande province de psychologie
humaine, comment cinquante caractères enfouis sous l’uniformité d’une narration décente,
reparaissent au jour chacun avec sa saillie propre et ses diversités innombrables ;
comment, sous des dissertations théologiques et des sermons monotones, on démêle les
palpitations de cœurs toujours vivants, les accès et les affaissements de la vie
religieuse, les retours imprévus et le pêle-mêle ondoyant de la nature, les
infiltrations du monde environnant, les conquêtes intermittentes
de la grâce, avec une telle variété de nuances, que la plus
abondante description et le style le plus flexible parviennent à peine à recueillir la
moisson inépuisable que la critique a fait germer dans ce champ abandonné. Il en est de
même ailleurs. L’Allemagne, avec son génie, si pliant, si large, si prompt aux
métamorphoses, si propre à reproduire les plus lointains et les plus bizarres états de
la pensée humaine ; l’Angleterre avec son esprit si exact, si propre à serrer de près
les questions morales, à les préciser par les chiffres, les poids, les mesures, la
géographie, la statistique, à force de textes et de bon sens ; la France enfin avec sa
culture parisienne, avec ses habitudes de salon, avec son analyse incessante des
caractères et des œuvres, avec son ironie si prompte à marquer les faiblesses, avec sa
finesse si exercée à démêler les nuances ; tous ont labouré le même domaine, et l’on
commence à comprendre qu’il n’y a pas de région de l’histoire où il ne faille cultiver
cette couche profonde, si l’on veut voir des récoltes utiles se lever entre les
sillons.
Tel est le second pas ; nous sommes en train de l’achever. Il est l’œuvre propre de la
critique contemporaine. Personne ne l’a fait aussi juste et aussi grand que
Sainte-Beuve ; à cet égard, nous sommes tous ses élèves ; sa méthode renouvelle
aujourd’hui dans les livres et jusque dans les journaux toute la critique littéraire,
philosophique et religieuse. C’est d’elle qu’il faut partir pour commencer l’évolution
ultérieure.
J’ai essayé plusieurs fois d’indiquer cette
évolution ; à mon avis, il y a là une voie nouvelle ouverte à l’histoire, et je vais
tâcher de la décrire plus en détail.
Quand, dans un homme, vous avez observé et noté un, deux, trois, puis une multitude de
sentiments, cela vous suffit-il, et votre connaissance vous semble-t-elle complète ?
Est-ce une psychologie qu’un cahier de remarques ? Ce n’est pas une psychologie, et, ici
comme ailleurs, la recherche des causes doit venir après la collection des faits. Que
les faits soient physiques ou moraux, il n’importe, ils ont toujours des causes ; il y
en a pour l’ambition, pour le courage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour
le mouvement musculaire, pour la chaleur animale. Le vice et la vertu sont des produits
comme le vitriol et le sucre, et toute donnée complexe naît par la rencontre d’autres
données plus simples dont elle dépend. Cherchons donc les données simples pour les
qualités morales, comme on les cherche pour les qualités physiques, et considérons le
premier fait venu ; par exemple une musique religieuse, celle d’un temple protestant. Il
y a une cause intérieure qui a tourné l’esprit des fidèles vers ces graves et monotones
mélodies, une cause plus large que son effet, je veux dire l’idée générale
du vrai culte extérieur que l’homme doit à Dieu ; c’est
elle qui a modelé l’architecture du temple, abattu les statues, écarté les tableaux,
détruit les ornements, écourté les cérémonies, enfermé les assistants dans de hauts
bancs qui leur bouchent la vue, et gouverné les mille détails des décorations, des
postures et de tous les dehors. Elle-même provient d’une autre cause plus générale,
l’idée de la conduite humaine tout entière, intérieure et extérieure, prières, actions,
dispositions de tout genre auxquelles l’homme est tenu vis-à-vis de Dieu ; c’est
celle-ci qui a intronisé la doctrine et la grâce, amoindri le clergé, transformé les
sacrements, supprimé les pratiques, et changé la religion disciplinaire en religion
morale. Cette seconde idée, à son tour, dépend d’une troisième plus générale encore,
celle de la perfection morale, telle qu’elle se rencontre dans le Dieu parfait, juge
impeccable, rigoureux surveillant des âmes, devant qui toute âme est pécheresse, digne
de supplice, incapable de vertu et de salut, sinon par la crise de conscience qu’il
provoque et la rénovation du cœur qu’il produit. Voilà la conception maîtresse, qui
consiste à ériger le devoir en roi absolu de la vie humaine, et à prosterner tous les
modèles idéaux au pied du modèle moral. On touche ici le fond de l’homme ; car pour
expliquer cette conception, il faut considérer la race elle-même, c’est-à-dire le
Germain et l’homme du Nord, sa structure de caractère et d’esprit, ses façons les plus
générales
de penser et de sentir, cette lenteur et
cette froideur de la sensation qui l’empêchent de tomber violemment et facilement sous
l’empire du plaisir sensible, cette rudesse du goût, cette irrégularité et ces
soubresauts de la conception, qui arrêtent en lui la naissance des belles ordonnances et
des formes harmonieuses, ce dédain des apparences, ce besoin du vrai, cette attache aux
idées abstraites et nues, qui développe en lui la conscience au détriment du reste. Là
s’arrête la recherche ; on est tombé sur quelque disposition primitive, sur quelque
trait propre à toutes les sensations, à toutes les conceptions d’un siècle ou d’une
race, sur quelque particularité inséparable de toutes les démarches de son esprit et de
son cœur. Ce sont là les grandes causes, car ce sont les causes universelles et
permanentes, présentes à chaque moment et en chaque cas, partout et toujours agissantes,
indestructibles et à la fin infailliblement dominantes, puisque les accidents qui se
jettent au travers d’elles, étant limités et partiels, finissent par céder à la sourde
et incessante répétition de leur effort ; en sorte que la structure générale des choses
et les grands traits des événements sont leur œuvre, et que les religions, les
philosophies, les poésies, les industries, les formes de société et de famille, ne sont,
en définitive, que des empreintes enfoncées par leur sceau.
Il y a donc un système dans les sentiments et dans les idées humaines, et ce système a
pour moteur premier certains traits généraux, certains caractères d’esprit et de cœur
communs aux hommes d’une race, d’un siècle ou d’un pays. De même qu’en minéralogie les
cristaux, si divers qu’ils soient, dérivent de quelques formes corporelles simples, de
même, en histoire, les civilisations, si diverses qu’elles soient, dérivent de quelques
formes spirituelles simples. Les uns s’expliquent par un élément géométrique primitif,
comme les autres par un élément psychologique primitif. Pour saisir l’ensemble des
espèces minéralogiques, il faut considérer d’avance un solide régulier en général, ses
faces et ses angles, et dans cet abrégé apercevoir les innombrables transformations dont
il est capable. Pareillement, si vous voulez saisir l’ensemble des variétés historiques,
considérez d’avance une âme humaine en général, avec ses deux ou trois facultés
fondamentales, et dans cet abrégé vous apercevrez les principales formes qu’elle peut
présenter. Après tout, cette sorte de tableau idéal, le géométrique comme le
psychologique, n’est guère complexe, et on voit assez vite les limites du cadre où les
civilisations, comme les cristaux, sont forcées de se renfermer.
Qu’y a-t-il, au point de départ, dans l’homme ? Des images, ou représentations des objets, c’est-à-dire ce qui flotte intérieurement
devant lui, subsiste quelque temps, s’efface, et revient, lorsqu’il a contemplé tel
arbre, tel animal, bref, une chose sensible. Ceci est la matière du reste, et le
développement de cette matière est double, spéculatif ou pratique, selon que ces
représentations aboutissent à une conception générale ou à une résolution active. Voilà tout l’homme en raccourci ; et c’est dans
cette enceinte bornée que les diversités humaines se rencontrent, tantôt au sein de la
matière primordiale, tantôt dans le double développement primordial. Si petites qu’elles
soient dans les éléments, elles sont énormes dans la masse, et la moindre altération
dans les facteurs amène des altérations gigantesques dans les produits. Selon que la
représentation est nette et comme découpée à l’emporte-pièce, ou bien confuse et mal
délimitée, selon qu’elle concentre en soi un grand ou un petit nombre de caractères de
l’objet, selon qu’elle est violente et accompagnée d’impulsions ou tranquille et
entourée de calme, toutes les opérations et tout le train courant de la machine humaine
sont transformés. — Pareillement encore, selon que le développement ultérieur de la
représentation varie, tout le développement humain varie. Si la conception générale à
laquelle elle aboutit est une simple notation sèche, à la façon chinoise, la langue
devient une sorte d’algèbre, la religion et la poésie s’atténuent, la philosophie se
réduit à une sorte de bon sens moral et pratique, la
science à un recueil de recettes, de classifications, de mnémotechnies utilitaires,
l’esprit tout entier prend un tour positiviste. Si, au contraire, la conception générale
à laquelle la représentation aboutit est une création poétique et figurative, un symbole
vivant, comme chez les races aryennes, la langue devient une sorte d’épopée nuancée et
colorée où chaque mot est un personnage, la poésie et la religion prennent une ampleur
magnifique et inépuisable, la métaphysique se développe largement et subtilement, sans
souci des applications positives ; l’esprit tout entier, à travers les déviations et les
défaillances inévitables de son effort, s’éprend du beau et du sublime et conçoit un
modèle idéal capable, par sa noblesse et son harmonie, de rallier autour de soi les
tendresses et les enthousiasmes du genre humain. Si maintenant la conception générale à
laquelle la représentation aboutit est poétique, mais non ménagée, si l’homme y atteint,
non par une gradation continue, mais par une intuition brusque, si l’opération
originelle n’est pas le développement régulier, mais l’explosion violente, alors, comme
chez les races sémitiques, la métaphysique manque, la religion ne conçoit que le Dieu
roi, dévorateur et solitaire, la science ne peut se former, l’esprit se trouve trop
roide et trop entier pour reproduire l’ordonnance délicate de la nature, la poésie ne
sait enfanter qu’une suite d’exclamations véhémentes
et
grandioses, la langue ne peut exprimer l’enchevêtrement du raisonnement et de
l’éloquence, l’homme se réduit à l’enthousiasme lyrique, à la passion irréfrénable, à
l’action fanatique et bornée. C’est dans cet intervalle entre la représentation
particulière et la conception universelle que se trouvent les germes des plus grandes
différences humaines. Quelques races, par exemple les classiques, passent de la première
à la seconde par une échelle graduée d’idées régulièrement classées et de plus en plus
générales ; d’autres, par exemple les germaniques, opèrent la même traversée par bonds,
sans uniformité, après des tâtonnements prolongés et vagues. Quelques-uns, comme les
Romains et les Anglais, s’arrêtent aux premiers échelons ; d’autres, comme les Indous et
les Allemands, montent jusqu’aux derniers. — Si maintenant, après avoir considéré le
passage de la représentation à l’idée, on regardait le passage de la représentation à la
résolution, on y trouverait des différences élémentaires de la même importance et du
même ordre, selon que l’impression est vive, comme dans les climats du midi, ou terne,
comme dans les climats du nord, selon qu’elle aboutit à l’action dès le premier instant,
comme chez les barbares, ou tardivement, comme chez les peuples civilisés, selon qu’elle
est capable ou non d’accroissement, d’inégalité, de persistance et d’attaches. Tout le
système des passions humaines, toutes les chances de la paix et de la sécurité
publiques, toutes les sources du travail et de l’action
dérivent de là. Il en est ainsi des autres différences primordiales ; leurs suites
embrassent une civilisation entière, et on peut les comparer à ces formules d’algèbre
qui, dans leur étroite enceinte, contiennent d’avance toute la courbe dont elles sont la
loi. Non que cette loi s’accomplisse toujours jusqu’au bout ; parfois des perturbations
se rencontrent ; mais, quand il en est ainsi, ce n’est pas que la loi soit fausse, c’est
qu’elle n’a pas seule agi. Des éléments nouveaux sont venus se mêler aux éléments
anciens ; de grandes forces étrangères sont venues contrarier les forces primitives. La
race a émigré, comme l’ancien peuple aryen, et le changement de climat a altéré chez
elle toute l’économie de l’intelligence et toute l’organisation de la société. Le peuple
a été conquis, comme la nation saxonne, et la nouvelle structure politique lui a imposé
des habitudes, des capacités et des inclinations qu’il n’avait pas. La nation s’est
installée à demeure au milieu de vaincus exploités et menaçants, comme les anciens
Spartiates, et l’obligation de vivre à la façon d’une bande campée a tordu violemment
dans un sens unique toute la constitution morale et sociale. En tout cas, le mécanisme
de l’histoire humaine est pareil. Toujours on rencontre pour ressort primitif quelque
disposition très-générale de l’esprit et de l’âme, soit innée et attachée naturellement
à la race, soit acquise et produite par quelque circonstance
appliquée sur la race. Ces grands ressorts donnés font peu à peu
leur effet, j’entends qu’au bout de quelques siècles ils mettent la nation dans un état
nouveau, religieux, littéraire, social, économique ; condition nouvelle qui, combinée
avec leur effort renouvelé, produit une autre condition, tantôt bonne, tantôt mauvaise,
tantôt lentement, tantôt vite, et ainsi de suite ; en sorte que l’on peut considérer le
mouvement total de chaque civilisation distincte comme l’effet d’une force permanente
qui, à chaque instant, varie son œuvre en modifiant les circonstances où elle agit.
Trois sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire, la race, le milieu et le moment. Ce qu’on appelle la race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l’homme
apporte avec lui à la lumière, et qui ordinairement sont jointes à des différences
marquées dans le tempérament et dans la structure du corps. Elles varient selon les
peuples. Il y a naturellement des variétés d’hommes, comme des variétés de taureaux et
de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes
capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et
aux inventions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus particulièrement
à certaines œuvres et approvisionnées plus richement de
certains instincts, comme on voit des races de chiens mieux douées, les unes pour la
course, les autres pour le combat, les autres pour la chasse, les autres enfin pour la
garde des maisons ou des troupeaux. Il y a là une force distincte, si distincte qu’à
travers les énormes déviations que les deux autres moteurs lui impriment, on la
reconnaît encore, et qu’une race, comme l’ancien peuple aryen, éparse depuis le Gange
jusqu’aux Hébrides, établie sous tous les climats, échelonnée à tous les degrés de la
civilisation, transformée par trente siècles de révolutions, manifeste pourtant dans ses
langues, dans ses religions, dans ses littératures et dans ses philosophies, la
communauté de sang et d’esprit qui relie encore aujourd’hui tous ses rejetons. Si
différents qu’ils soient, leur parenté n’est pas détruite ; la sauvagerie, la culture et
la greffe, les différences de ciel et de sol, les accidents heureux ou malheureux ont eu
beau travailler ; les grands traits de la forme originelle ont subsisté, et l’on
retrouve les deux ou trois linéaments principaux de l’empreinte primitive sous les
empreintes secondaires que le temps a posées par-dessus. Rien d’étonnant dans cette
ténacité . Quoique l’immensité de la distance ne nous laisse entrevoir
qu’à demi et sous un jour douteux l’origine des espèces1,
les événements de
l’histoire éclairent assez les événements antérieurs à l’histoire, pour expliquer la
solidité presque inébranlable des caractères primordiaux. Au moment où nous les
rencontrons, quinze, vingt, trente siècles avant notre ère, chez un Aryen, un Égyptien,
un Chinois, ils représentent l’œuvre d’un nombre de siècles beaucoup plus grand,
peut-être l’œuvre de plusieurs myriades de siècles. Car dès qu’un animal vit, il faut
qu’il s’accommode à son milieu ; il respire autrement, il se renouvelle autrement, il
est ébranlé autrement, selon que l’air, les aliments, la température sont autres. Un
climat et une situation différente amènent chez lui des besoins différents, par suite un
système d’actions différentes, par suite encore un système d’habitudes différentes, par
suite enfin un système d’aptitudes et d’instincts différents. L’homme, forcé de se
mettre en équilibre avec les circonstances, contracte un tempérament et un caractère qui
leur correspond, et son caractère comme son tempérament sont des acquisitions d’autant
plus stables, que l’impression extérieure s’est enfoncée en lui par des répétitions plus
nombreuses et s’est transmise à sa progéniture par une plus ancienne hérédité. En sorte
qu’à chaque moment on peut considérer le caractère d’un peuple comme le résumé de toutes
ses actions et de toutes ses sensations précédentes, c’est-à-dire comme une quantité et
comme un poids, non pas infini2,
puisque toute chose dans la
nature est bornée, mais disproportionné au reste et presque impossible à soulever,
puisque chaque minute d’un passé presque infini a contribué à l’alourdir, et que, pour
emporter la balance, il faudrait accumuler dans l’autre plateau un nombre d’actions et
de sensations encore plus grand. Telle est la première et la plus riche source de ces
facultés maîtresses d’où dérivent les événements historiques ; et l’on voit d’abord que
si elle est puissante, c’est qu’elle n’est pas une simple source, mais une sorte de lac
et comme un profond réservoir où les autres sources, pendant une multitude de siècles,
sont venues entasser leurs propres eaux.
Le milieu.
Lorsqu’on a ainsi constaté la structure intérieure d’une race, il faut considérer le
milieu dans lequel elle vit. Car l’homme n’est pas seul dans le
monde ; la nature l’enveloppe et les autres hommes l’entourent ; sur le pli primitif et
permanent viennent s’étaler les plis accidentels et secondaires, et les circonstances
physiques ou sociales dérangent ou complètent le naturel qui leur est livré. Tantôt le
climat a fait son effet. Quoique nous ne puissions suivre qu’obscurément l’histoire des
peuples aryens depuis leur patrie commune jusqu’à leurs patries définitives, nous
pouvons affirmer cependant que la profonde différence qui se montre entre les races
germaniques d’une part et les races helléniques et latines de l’autre, provient en
grande partie de la différence des contrées où elles
se sont établies, les unes dans les pays froids et humides, au fond d’âpres forêts
marécageuses ou sur les bords d’un océan sauvage, enfermées dans les sensations
mélancoliques ou violentes, inclinées vers l’ivrognerie et la grosse nourriture,
tournées vers la vie militante et carnassière ; les autres au contraire au milieu des
plus beaux paysages, au bord d’une mer éclatante et riante, invitées à la navigation et
au commerce, exemptes des besoins grossiers de l’estomac, dirigées dès l’abord vers les
habitudes sociales, vers l’organisation politique, vers les sentiments et les facultés
qui développent l’art de parler, le talent de jouir, l’invention des sciences, des
lettres et des arts. — Tantôt les circonstances politiques ont travaillé, comme dans
les deux civilisations italiennes : la première tournée tout entière vers l’action, la
conquête, le gouvernement et la législation, par la situation primitive d’une cité de
refuge, d’un emporium de frontière, et d’une aristocratie armée qui,
important et enrégimentant sous elle les étrangers et les vaincus, mettait debout deux
corps hostiles l’un en face de l’autre, et ne trouvait de débouché à ses embarras
intérieurs et à ses instincts rapaces que dans la guerre systématique ; la seconde
exclue de l’unité et de la grande ambition politique par la permanence de sa forme
municipale, par la situation cosmopolite de son pape et par l’intervention militaire des
nations voisines, reportée tout entière, sur la pente de son magnifique
et harmonieux génie, vers le culte de la volupté et
de la beauté. — Tantôt enfin les conditions sociales ont imprimé leur marque, comme il
y a dix-huit siècles par le christianisme, et vingt-cinq siècles par le bouddhisme,
lorsque autour de la Méditerranée comme dans l’Hindoustan, les suites extrêmes de la
conquête et de l’organisation aryenne amenèrent l’oppression intolérable, l’écrasement
de l’individu, le désespoir complet, la malédiction jetée sur le monde, avec le
développement de la métaphysique et du rêve, et que l’homme dans ce cachot de misères,
sentant son cœur se fondre, conçut l’abnégation, la charité, l’amour tendre, la douceur,
l’humilité, la fraternité humaine, là-bas dans l’idée du néant universel, ici sous la
paternité de Dieu. — Que l’on regarde autour de soi les instincts régulateurs et les
facultés implantées dans une race, bref le tour d’esprit d’après lequel aujourd’hui elle
pense et elle agit ; on y découvrira le plus souvent l’œuvre de quelqu’une de ces
situations prolongées, de ces circonstances enveloppantes, de ces persistantes et
gigantesques pressions exercées sur un amas d’hommes qui, un à un, et tous ensemble, de
génération en génération, n’ont pas cessé d’être ployés et façonnés par leur effort : en
Espagne, une croisade de huit siècles contre les Musulmans, prolongée encore au-delà et
jusqu’à l’épuisement de la nation par l’expulsion des Maures, par la spoliation des
juifs, par l’établissement de l’inquisition, par les guerres catholiques ;
en Angleterre, un établissement politique de huit
siècles qui maintient l’homme debout et respectueux, dans l’indépendance et
l’obéissance, et l’accoutume à lutter en corps sous l’autorité de la loi ; en France,
une organisation latine qui, imposée d’abord à des barbares dociles, puis brisée dans la
démolition universelle, se reforme d’elle-même sous la conspiration latente de
l’instinct national, se développe sous des rois héréditaires, et finit par une sorte de
république égalitaire, centralisée, administrative, sous des dynasties exposées à des
révolutions. Ce sont là les plus efficaces entre les causes observables qui modèlent
l’homme primitif ; elles sont aux nations ce que l’éducation, la profession, la
condition, le séjour sont aux individus, et elles semblent tout comprendre, puisqu’elles
comprennent toutes les puissances extérieures qui façonnent la matière humaine, et par
lesquelles le dehors agit sur le dedans.
Le moment. Comment l’histoire est un problème de mécanique psychologique. Dans
quelles limites on peut prévoir.
Il y a pourtant un troisième ordre de causes ; car avec les forces du dedans et du
dehors, il y a l’œuvre qu’elles ont déjà faite ensemble, et cette œuvre elle-même
contribue à produire celle qui suit ; outre l’impulsion permanente et le milieu donné,
il y a la vitesse acquise. Quand le caractère national et les circonstances
environnantes opèrent, ils n’opèrent point sur une table rase, mais une table où des
empreintes sont déjà marquées. Selon qu’on prend la table à un moment
ou à un autre, l’empreinte est différente ; et
cela
suffit pour que l’effet total soit différent. Considérez, par exemple, deux moments
d’une littérature ou d’un art, la tragédie française sous Corneille et sous Voltaire, le
théâtre grec sous Eschyle et sous Euripide, la poésie latine sous Lucrèce et sous
Claudien, la peinture italienne sous Vinci et sous le Guide. Certainement, à chacun de
ces deux points extrêmes, la conception générale n’a pas changé ; c’est toujours le même
type humain qu’il s’agit de représenter ou de peindre ; le moule du vers, la structure
du drame, l’espèce des corps ont persisté. Mais entre autres différences, il y a
celle-ci, qu’un des artistes est le précurseur, et que l’autre est le successeur, que le
premier n’a pas de modèle, et que le second a un modèle, que le premier voit les choses
face à face, et que le second voit les choses par l’intermédiaire du premier, que
plusieurs grandes parties de l’art se sont perfectionnées, que la simplicité et la
grandeur de l’impression ont diminué, que l’agrément et le raffinement de la forme se
sont accrus, bref que la première œuvre a déterminé la seconde. Il en est ici d’un
peuple, comme d’une plante : la même séve sous la même température et sur le même sol
produit, aux divers degrés de son élaboration successive, des formations différentes,
bourgeons, fleurs, fruits, semences, en telle façon que la suivante a toujours pour
condition la précédente, et naît de sa mort. Que si vous regardez maintenant non plus un
court moment comme
tout à l’heure, mais quelqu’un de
ces larges développements qui embrassent un ou plusieurs siècles, comme le moyen âge ou
notre dernière époque classique, la conclusion sera pareille. Une certaine conception
dominatrice y a régné ; les hommes, pendant deux cents ans, cinq cents ans, se sont
représenté un certain modèle idéal de l’homme, au moyen âge, le chevalier et le moine,
dans notre âge classique, l’homme de cour et le beau parleur ; cette idée créatrice et
universelle s’est manifestée dans tout le champ de l’action et de la pensée, et, après
avoir couvert le monde de ses œuvres involontairement systématiques, elle s’est
alanguie, puis elle est morte, et voici qu’une nouvelle idée se lève, destinée à une
domination égale et à des créations aussi multipliées. Posez ici que la seconde dépend
en partie de la première, et que c’est la première qui, combinant son effet avec ceux du
génie national et des circonstances enveloppantes, va imposer aux choses naissantes leur
tour et leur direction. C’est d’après cette loi que se forment les grands courants
historiques, j’entends par là les longs règnes d’une forme d’esprit ou d’une idée
maîtresse, comme cette période de créations spontanées qu’on appelle la Renaissance, ou
cette période de classifications oratoires qu’on appelle l’âge classique, ou cette série
de synthèses mystiques qu’on appelle l’époque alexandrine et chrétienne, ou cette série
de floraisons mythologiques, qui se rencontre aux origines de la Germanie
de l’Inde et de la Grèce. Il n’y a ici comme partout
qu’un problème de mécanique : l’effet total est un composé déterminé tout entier par la
grandeur et la direction des forces qui le produisent. La seule différence qui sépare
ces problèmes moraux des problèmes physiques, c’est que les directions et les grandeurs
ne se laissent pas évaluer ni préciser dans les premiers comme dans les seconds. Si un
besoin, une faculté est une quantité capable de degrés ainsi qu’une pression ou un
poids, cette quantité n’est pas mesurable comme celle d’une pression ou d’un poids. Nous
ne pouvons la fixer dans une formule exacte ou approximative ; nous ne pouvons avoir et
donner, à propos d’elle, qu’une impression littéraire ; nous sommes réduits à noter et
citer les faits saillants par lesquels elle se manifeste, et qui indiquent, à peu près,
grossièrement, vers quelle hauteur de l’échelle il faut la ranger. Mais quoique les
moyens de notation ne soient pas les mêmes dans les sciences morales que dans les
sciences physiques, néanmoins, comme dans les deux la matière est la même, et se compose
également de forces, de directions et de grandeurs, on peut dire que dans les unes et
dans les autres l’effet final se produit d’après la même règle. Il est grand ou petit
selon que les forces fondamentales sont grandes ou petites, et tirent plus ou moins
exactement dans le même sens, selon que les effets distincts de la race, du milieu et du
moment se combinent pour s’ajouter l’un à l’autre
ou pour s’annuler l’un par l’autre. C’est ainsi que s’expliquent les longues
impuissances et les éclatantes réussites qui apparaissent irrégulièrement et sans raison
apparente dans la vie d’un peuple ; elles ont pour causes des concordances ou des
contrariétés intérieures. Il y eut une de ces concordances lorsque, au dix-septième
siècle, le caractère sociable et l’esprit de conversation innés en France rencontrèrent
les habitudes de salon et le moment de l’analyse oratoire, lorsqu’au dix-neuvième
siècle, le flexible et profond génie d’Allemagne rencontra l’âge des synthèses
philosophiques et de la critique cosmopolite. Il y eut une de ces contrariétés,
lorsqu’au dix-septième siècle, le rude et solitaire génie anglais essaya maladroitement
de s’approprier l’urbanité nouvelle, lorsqu’au seizième siècle le lucide et prosaïque
esprit français essaya inutilement d’enfanter une poésie vivante. C’est cette
concordance secrète des forces créatrices qui a produit la politesse achevée et la noble
littérature régulière sous Louis XIV et Bossuet, la métaphysique grandiose et la large
sympathie critique sous Hegel et Gœthe. C’est cette contrariété secrète des forces
créatrices qui a produit la littérature incomplète, la comédie scandaleuse, le théâtre
avorté sous Dryden et Wycherley, les mauvaises importations grecques, les tâtonnements,
les fabrications, les petites beautés partielles sous Ronsard et la Pléiade. Nous
pouvons affirmer avec certitude que les créations inconnues vers lesquelles le
courant des siècles nous entraîne, seront suscitées
et réglées tout entières par les trois forces primordiales ; que si ces forces pouvaient
être mesurées et chiffrées, on en déduirait comme d’une formule les propriétés de la
civilisation future, et que si, malgré la grossièreté visible de nos notations et
l’inexactitude foncière de nos mesures, nous voulons aujourd’hui nous former quelque
idée de nos destinées générales, c’est sur l’examen de ces forces qu’il faut fonder nos
prévisions. Car nous parcourons en les énumérant le cercle complet des puissances
agissantes, et lorsque nous avons considéré la race, le milieu, le moment, c’est-à-dire
le ressort du dedans, la pression du dehors et l’impulsion déjà acquise, nous avons
épuisé non-seulement toutes les causes réelles, mais encore toutes les causes possibles
du mouvement.
Il reste à chercher de quelle façon ces causes appliquées sur une nation ou sur un
siècle y distribuent leurs effets. Comme une source sortie d’un lieu élevé épanche ses
nappes selon les hauteurs et d’étage en étage jusqu’à ce qu’enfin elle soit arrivée à la
plus basse assise du sol, ainsi la disposition d’esprit ou d’âme introduite dans un
peuple par la race, le moment ou le milieu se répand avec des proportions
différentes et par des descentes régulières sur les
divers ordres de faits qui composent sa civilisation3. Si l’on dresse la carte géographique d’un
pays, à partir de l’endroit du partage des eaux, on voit au-dessous du point commun les
versants se diviser en cinq ou six bassins principaux, puis chacun de ceux-ci en
plusieurs bassins secondaires, et ainsi de suite jusqu’à ce que la contrée tout entière
avec ses milliers d’accidents soit comprise dans les ramifications de ce réseau.
Pareillement, si l’on dresse la carte psychologique des événements et des sentiments
d’une civilisation humaine, on trouve d’abord cinq ou six provinces bien tranchées, la
religion, l’art, la philosophie, l’état, la famille, les industries ; puis, dans chacune
de ces provinces, des départements naturels, puis enfin dans chacun de ces départements
des territoires plus petits, jusqu’à ce qu’on arrive à ces détails innombrables de la
vie que nous observons tous les jours en nous et autour de nous. Si maintenant l’on
examine et si l’on compare entre eux ces divers groupes de faits, on trouvera d’abord
qu’ils sont composés de parties, et que tous ont des parties communes. Prenons d’abord
les trois principales œuvres de l’intelligence humaine,
la religion, l’art, la philosophie. Qu’est-ce qu’une philosophie
sinon une conception de la nature et de ses causes primordiales, sous forme
d’abstractions et de formules ? Qu’y a-t-il au fond d’une religion et d’un art sinon une
conception de cette même nature et de ces mêmes causes primordiales, sous forme de
symboles plus ou moins arrêtés et de personnages plus ou moins précis, avec cette
différence que dans le premier cas on croit qu’ils existent, et dans le second qu’ils
n’existent pas ? Que le lecteur considère quelques-unes de ces grandes créations de
l’esprit dans l’Inde, en Scandinavie, en Perse, à Rome, en Grèce, et il verra que
partout l’art est une sorte de philosophie devenue sensible, la religion une sorte de
poëme tenu pour vrai, la philosophie une sorte d’art et de religion, desséchée et
réduite aux idées pures. Il y a donc au centre de chacun de ces trois groupes un élément
commun, la conception du monde et de son principe, et s’ils diffèrent entre eux, c’est
que chacun combine avec l’élément commun, un élément distinct : ici la puissance
d’abstraire, là la faculté de personnifier et de croire, là enfin le talent de
personnifier sans croire. Prenons maintenant les deux principales œuvres de
l’association humaine, la famille et l’État. Qu’est-ce qui fait l’État sinon le
sentiment d’obéissance par lequel une multitude d’hommes se rassemble sous l’autorité
d’un chef ? Et qu’est-ce qui fait la famille sinon le sentiment d’obéissance par lequel
une femme et
des enfants agissent sous la
direction d’un père et d’un mari ? La famille est un État naturel, primitif et
restreint, comme l’État est une famille artificielle, ultérieure et étendue ; et sous
les différences qu’introduisent le nombre, l’origine et la condition des membres, on
démêle, dans la petite société comme dans la grande, une même disposition d’esprit
fondamentale qui les rapproche et les unit. À présent supposez que cet élément commun
reçoive du milieu, du moment ou de la race des caractères propres, il est clair que tous les groupes où il entre seront modifiés à proportion. Si le
sentiment d’obéissance n’est que de la crainte4, vous rencontrerez comme dans la plupart des États
orientaux la brutalité du despotisme, la prodigalité des supplices, l’exploitation du
sujet, la servilité des mœurs, l’incertitude de la propriété, l’appauvrissement de la
production, l’esclavage de la femme et les habitudes du harem. Si le sentiment
d’obéissance a pour racine l’instinct de la discipline, la sociabilité et l’honneur,
vous trouverez comme en France la parfaite organisation militaire, la belle hiérarchie
administrative, le manque d’esprit public avec les saccades du patriotisme, la prompte
docilité du sujet avec les impatiences du révolutionnaire, les courbettes du courtisan
avec les résistances du galant homme, l’agrément délicat de la conversation et du
monde avec les tracasseries du foyer et de la
famille, l’égalité des époux et l’imperfection du mariage sous la contrainte nécessaire
de la loi. Si enfin le sentiment d’obéissance a pour racine l’instinct de subordination
et l’idée du devoir, vous apercevrez comme dans les nations germaniques la sécurité et
le bonheur du ménage, la solide assiette de la vie domestique, le développement tardif
et incomplet de la vie mondaine, la déférence innée pour les dignités établies, la
superstition du passé, le maintien des inégalités sociales, le respect naturel et
habituel de la loi. Pareillement dans une race, selon que l’aptitude aux idées générales
sera différente, la religion, l’art et la philosophie seront différents. Si l’homme est
naturellement propre aux plus larges conceptions universelles, en même temps qu’enclin à
les troubler par la délicatesse nerveuse de son organisation surexcitée, on verra, comme
dans l’Inde, une abondance étonnante de gigantesques créations religieuses, une
floraison splendide d’épopées démesurées et transparentes, un enchevêtrement étrange de
philosophies subtiles et imaginatives, toutes si bien liées entre elles et tellement
pénétrées d’une séve commune, qu’à leur ampleur, à leur couleur à leur désordre, on les
reconnaîtra à l’instant comme les productions du même climat et du même esprit. Si, au
contraire, l’homme naturellement sain et équilibré limite volontiers l’étendue de ses
conceptions pour en mieux préciser la forme, on verra,
comme en Grèce, une théologie d’artistes et de conteurs, des dieux
distincts promptement séparés des choses et transformés presque dès l’abord en personnes
solides, le sentiment de l’unité universelle presque effacé et à peine conservé dans la
notion vague du Destin, une philosophie plutôt fine et serrée que grandiose et
systématique, bornée dans la haute métaphysique5, mais incomparable dans la logique, la
sophistique et la morale, une poésie et des arts supérieurs pour leur clarté, leur
naturel, leur mesure, leur vérité et leur beauté à tout ce que l’on a jamais vu. Si
enfin l’homme réduit à des conceptions étroites et privé de toute finesse spéculative,
se trouve en même temps absorbé et roidi tout entier par les préoccupations pratiques,
on verra, comme à Rome, des dieux rudimentaires, simples noms vides, bons pour noter les
plus minces détails de l’agriculture, de la génération et du ménage, véritables
étiquettes de mariage et de ferme, partant une mythologie, une philosophie et une poésie
nulles ou empruntées. Ici, comme partout, s’applique la loi des dépendances
mutuelles
6. Une civilisation fait
corps, et ses parties se tiennent à
la façon des parties
d’un corps organique. De même que dans un animal les instincts, les dents, les membres,
la charpente osseuse, l’appareil musculaire, sont liés entre eux, de telle façon qu’une
variation de l’un d’entre eux détermine dans chacun des autres une variation
correspondante, et qu’un naturaliste habile peut sur quelques fragments reconstruire par
le raisonnement le corps presque tout entier ; de même dans une civilisation la
religion, la philosophie, la forme de famille, la littérature, les arts composent un
système où tout changement local entraîne un changement général, en sorte qu’un
historien expérimenté qui en étudie quelque portion restreinte aperçoit d’avance et
prédit à demi les caractères du reste. Rien de vague dans cette dépendance. Ce qui la
règle dans un corps vivant, c’est d’abord sa tendance à manifester un certain type
primordial, ensuite la nécessité où il est de posséder des organes qui puissent fournir
à ses besoins et de se trouver d’accord avec lui-même afin de vivre. Ce qui la règle
dans une civilisation, c’est la présence dans chaque grande création humaine d’un
élément producteur également présent dans les autres créations environnantes, j’entends
par là quelque faculté, aptitude, disposition efficace et notable qui, ayant un
caractère propre, l’introduit avec elle dans toutes les opérations auxquelles elle
participe, et selon ses variations fait varier toutes les œuvres auxquelles elle
concourt.
Arrivés là nous pouvons entrevoir les principaux traits des transformations humaines,
et commencer à chercher les lois générales qui régissent non plus des événements, mais
des classes d’événements, non plus telle religion ou telle littérature, mais le groupe
des littératures ou des religions. Si par exemple on admettait qu’une religion est un
poëme métaphysique accompagné de croyance ; si on remarquait en outre qu’il y a certains
moments, certaines races et certains milieux, où la croyance, la faculté poétique et la
faculté métaphysique se déploient ensemble avec une vigueur inusitée ; si on considérait
que le christianisme et le bouddhisme sont éclos à des époques de synthèses grandioses
et parmi des misères semblables à l’oppression qui souleva les exaltés des Cévennes ; si
d’autre part on reconnaissait que les religions primitives sont nées à l’éveil de la
raison humaine, pendant la plus riche floraison de l’imagination humaine, au temps de la
plus belle naïveté et de la plus grande crédulité ; si on considérait encore que le
mahométisme apparut avec l’avènement de la prose poétique et la conception de l’unité
nationale, chez un peuple dépourvu de science, au moment d’un soudain développement de
l’esprit ; on pourrait conclure qu’une
religion naît,
décline, se reforme et se transforme selon que les circonstances fortifient et
assemblent avec plus ou moins de justesse et d’énergie ses trois instincts générateurs,
et l’on comprendrait pourquoi elle est endémique dans l’Inde, parmi des cervelles
imaginatives, philosophiques, exaltées par excellence ; pourquoi elle s’épanouit si
étrangement et si grandement au moyen âge, dans une société oppressive, parmi des
langues et des littératures neuves ; pourquoi elle se releva au seizième siècle avec un
caractère nouveau et un enthousiasme héroïque, au moment de la renaissance universelle,
et à l’éveil des races germaniques ; pourquoi elle pullule en sectes bizarres dans la
grossière démocratie américaine, et sous le despotisme bureaucratique de la Russie ;
pourquoi enfin elle se trouve aujourd’hui répandue en Europe avec des proportions et des
particularités si différentes selon les différences des races et des civilisations. Il
en est ainsi pour chaque espèce de production humaine, pour la littérature, la musique,
les arts du dessin, la philosophie, les sciences, l’État, l’industrie, et le reste.
Chacune d’elles a pour cause directe une disposition morale, ou un concours de
dispositions morales ; cette cause donnée, elle apparaît ; cette cause retirée, elle
disparaît ; la faiblesse ou l’intensité de cette cause mesure sa propre intensité ou sa
propre faiblesse. Elle lui est liée comme un phénomène physique à sa condition, comme la
rosée au refroidissement de la
température
ambiante, comme la dilatation à la chaleur. Il y a ici des couples dans le monde moral,
comme il y en a dans le monde physique, aussi rigoureusement enchaînés, et aussi
universellement répandus dans l’un que dans l’autre. Tout ce qui dans un de ces couples
produit, altère, ou supprime le premier terme, produit, altère ou supprime le second par
contre-coup. Tout ce qui refroidit la température ambiante, fait déposer la rosée. Tout
ce qui développe la crédulité en même temps que les vues poétiques d’ensemble engendre
la religion. C’est ainsi que les choses sont arrivées ; c’est ainsi qu’elles arriveront
encore. Sitôt que nous savons quelle est la condition suffisante et nécessaire d’une de
ces vastes apparitions, notre esprit a prise aussi bien sur l’avenir que sur le passé.
Nous pouvons dire avec assurance dans quelles circonstances elle devra renaître, prévoir
sans témérité plusieurs parties de son histoire prochaine et esquisser avec précaution
quelques traits de son développement ultérieur.
Aujourd’hui l’histoire en est là, ou plutôt elle est tout près de là, sur le seuil de
cette recherche. La question posée en ce moment est celle-ci : Étant donné une
littérature, une philosophie, une société, un art, telle classe d’arts, quel est l’état
moral
qui la produit ? et quelles sont les conditions
de race, de moment et de milieu les plus propres à produire cet état moral ? Il y a un
état moral distinct pour chacune de ces formations et pour chacune de leurs branches ;
il y en a un, pour l’art en général, et pour chaque sorte d’art, pour l’architecture,
pour la peinture, pour la sculpture, pour la musique, pour la poésie ; chacune a son
germe spécial dans le large champ de la psychologie humaine ; chacune a sa loi, et c’est
en vertu de cette loi qu’on la voit se lever au hasard, à ce qu’il semble, et toute
seule parmi les avortements de ses voisines, comme la peinture en Flandre et en Hollande
au dix-septième siècle, comme la poésie en Angleterre au seizième siècle, comme la
musique en Allemagne au dix-huitième siècle. À ce moment et dans ces pays, les
conditions se sont trouvées remplies pour un art, et non pour les autres, et, une
branche seule a bourgeonné dans la stérilité générale. Ce sont ces règles de la
végétation humaine que l’histoire à présent doit chercher ; c’est cette psychologie
spéciale de chaque formation spéciale qu’il faut faire ; c’est le tableau complet de ces
conditions propres qu’il faut aujourd’hui travailler à composer. Rien de plus délicat et
rien de plus difficile ; Montesquieu l’a entrepris, mais de son temps l’histoire était
trop nouvelle, pour qu’il pût réussir ; on ne soupçonnait même point encore la voie
qu’il fallait prendre, et c’est à peine si aujourd’hui nous commençons à
l’entrevoir. De même qu’au fond l’astronomie est un problème de
mécanique et la physiologie un problème de chimie, de même l’histoire au fond est un problème de psychologie. Il y a un système particulier d’impressions et
d’opérations intérieures qui fait l’artiste, le croyant, le musicien, le peintre, le
nomade, l’homme en société ; pour chacun d’eux, la filiation, l’intensité, les
dépendances des idées et des émotions sont différentes ; chacun d’eux a son histoire
morale et sa structure propre, avec quelque disposition maîtresse et quelque trait
dominateur. Pour expliquer chacun d’eux, il faudrait écrire un chapitre d’analyse
intime, et c’est à peine si aujourd’hui ce travail est ébauché. Un seul homme, Stendhal,
par une tournure d’esprit et d’éducation singulière, l’a entrepris, et encore
aujourd’hui la plupart des lecteurs trouvent ses livres paradoxaux et obscurs ; son
talent et ses idées étaient prématurés ; on n’a pas compris ses admirables divinations,
ses mots profonds jetés en passant, la justesse étonnante de ses notations et de sa
logique ; on n’a pas vu que sous des apparences de causeur et d’homme du monde, il
expliquait les plus compliqués des mécanismes internes, qu’il mettait le doigt sur les
grands ressorts, qu’il importait dans l’histoire du cœur les procédés scientifiques,
l’art de chiffrer, de décomposer et de déduire, que le premier il marquait les causes
fondamentales, j’entends les nationalités, les climats et les tempéraments ; bref, qu’il
traitait des sentiments
comme on doit en traiter,
c’est-à-dire en naturaliste et en physicien, en faisant des classifications et en pesant
des forces. À cause de tout cela, on l’a jugé sec et excentrique, et il est demeuré
isolé, écrivant des romans, des voyages, des notes, pour lesquels il souhaitait et
obtenait vingt lecteurs. Et cependant, c’est dans ses livres qu’on trouvera encore
aujourd’hui les essais les plus propres à frayer la route que j’ai tâché de décrire. Nul
n’a mieux enseigné à ouvrir les yeux et à regarder, à regarder d’abord les hommes
environnants et la vie présente, puis les documents anciens et authentiques, à lire
par-delà le blanc et le noir des pages, à voir sous la vieille impression, sous le
griffonnage d’un texte, le sentiment précis, le mouvement d’idées, l’état d’esprit dans
lequel on l’écrivait. C’est dans ses écrits, chez Sainte-Beuve, chez les critiques
allemands que le lecteur verra tout le parti qu’on peut tirer d’un document littéraire ;
quand ce document est riche et qu’on sait l’interpréter, on y trouve la psychologie
d’une âme, souvent celle d’un siècle, et parfois celle d’une race. À cet égard un grand
poëme, un beau roman, les confessions d’un homme supérieur sont plus instructifs qu’un
monceau d’historiens et d’histoires ; je donnerais cinquante volumes de chartes et cent
volumes de pièces diplomatiques pour les mémoires de Cellini, pour les lettres de saint
Paul, pour les propos de table de Luther ou les comédies d’Aristophane. En cela consiste
l’importance
des œuvres littéraires ; elles sont
instructives, parce qu’elles sont belles ; leur utilité croît avec leur perfection ; et
si elles fournissent des documents, c’est qu’elles sont des monuments. Plus un livre
rend les sentiments visibles, plus il est littéraire ; car l’office propre de la
littérature, est de noter les sentiments. Plus un livre note des sentiments importants,
plus il est placé haut dans la littérature ; car, c’est en représentant la façon d’être
de toute une nation et de tout un siècle qu’un écrivain rallie autour de lui les
sympathies de tout un siècle et de toute une nation. C’est pourquoi, parmi les documents
qui nous remettent devant les yeux les sentiments des générations précédentes, une
littérature, et notamment une grande littérature est incomparablement le meilleur. Elle
ressemble à ces appareils admirables, d’une sensibilité , au moyen
desquels les physiciens démêlent et mesurent les changements les plus intimes et les
plus délicats d’un corps. Les constitutions, les religions n’en approchent pas ; des
articles de code et de catéchisme ne peignent jamais l’esprit qu’en gros, et sans
finesse ; s’il y a des documents dans lesquels la politique et le dogme soient vivants,
ce sont les discours éloquents de chaire et de tribune, les mémoires, les confessions
intimes, et tout cela appartient à la littérature ; en sorte qu’outre elle-même, elle a
tout le bon d’autrui. C’est donc principalement par l’étude des littératures que l’on
pourra faire l’histoire
morale et marcher vers la
connaissance des lois psychologiques, d’où dépendent les événements. J’entreprends ici
d’écrire l’histoire d’une littérature et d’y chercher la psychologie d’un peuple ; si
j’ai choisi celle-ci, ce n’est pas sans motif. Il fallait trouver un peuple qui eût une
grande littérature complète, et cela est rare ; il y a peu de nations qui aient, pendant
toute leur vie, vraiment pensé et vraiment écrit. Parmi les anciens, la littérature
latine est nulle au commencement, puis empruntée et imitée. Parmi les modernes, la
littérature allemande est presque vide pendant deux siècles7 ; la littérature italienne et la littérature espagnole
finissent au milieu du dix-septième siècle. Seules, la Grèce ancienne, la France et
l’Angleterre modernes, offrent une série complète de grands monuments expressifs. J’ai
choisi l’Angleterre, parce qu’étant vivante encore et soumise à l’observation directe,
elle peut être mieux étudiée qu’une civilisation détruite dont nous n’avons plus que les
lambeaux, et parce qu’étant différente, elle présente mieux que la France des caractères
tranchés aux yeux d’un Français. D’ailleurs, il y a cela de particulier dans cette
civilisation, qu’outre son développement spontané, elle offre une déviation forcée,
qu’elle a subi la dernière et la plus efficace de toutes les conquêtes, et que les trois
données d’où elle est sortie, la race, le climat, l’invasion
normande, peuvent être observées dans les monuments avec une
précision parfaite ; si bien, qu’on étudie dans cette histoire les deux plus puissants
moteurs des transformations humaines, je veux dire la nature et la contrainte, et qu’on
peut les étudier sans incertitude ni lacune, dans une suite de monuments authentiques et
entiers. J’ai tâché de définir ces ressorts primitifs, d’en montrer les effets graduels,
d’expliquer comment ils ont fini par soulever jusqu’à la lumière les grandes œuvres
politiques, religieuses, littéraires, et de développer le mécanisme intérieur par lequel
le Saxon barbare est devenu l’Anglais que nous voyons aujourd’hui.
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