Chapitre II.
Les Normands.
Il y avait déjà un siècle et demi que sur le continent, dans l’affaissement et la
dissolution universelle, une nouvelle société s’était faite et de nouveaux hommes
avaient surgi. Contre les Normands et les brigands, les braves à la fin avaient fait
ferme. Ils avaient planté leurs pieds dans le sol, et le chaos mouvant des choses
croulantes s’était fixé par l’effort de leurs grands cœurs et de leurs bras. À
l’embouchure des fleuves, aux défilés des montagnes, sur la lisière des marches
dévastées, à tous les passages périlleux, ils avaient bâti leurs forts, chacun le
sien, chacun sur sa terre, chacun avec sa bande de fidèles, et ils avaient vécu à la
façon d’une armée disséminée mais en éveil, campés et ligués dans leurs châteaux, les
armes en main, et en face de l’ennemi. Sous cette discipline un peuple redoutable
s’était formé, cœurs
farouches dans des corps
athlétiques77, incapables
de contrainte, affamés d’actions violentes, nés pour la guerre permanente, parce
qu’ils s’étaient trempés dans la guerre permanente, héros et brigands qui, pour sortir
de leur solitude, se lançaient dans les entreprises, et s’en allaient en Sicile, en
Portugal, en Espagne, en Livonie, en Palestine, en Angleterre, conquérir des terres ou
gagner le paradis.
Le 27 septembre 1066, à l’embouchure de la Somme, on pouvait voir un grand
spectacle : quatre cents navires à grande voilure, plus de mille bateaux de transport,
et soixante mille hommes qui s’embarquaient. Le soleil se levait magnifiquement après
de longues pluies ; les trompettes sonnaient, les cris de cette multitude armée
montaient jusqu’au ciel ; à perte de vue, sur la plage, dans la rivière largement
étalée, sur la mer qui s’ouvre au-delà spacieuse et
luisante, les mâts et les voiles se dressaient comme une forêt, et la flotte énorme
s’ébranlait sous le vent du sud78. Le peuple qu’elle portait se disait originaire de Norvége, et
on eût pu le croire parent de ces Saxons qu’il allait combattre ; mais il avait avec
lui une multitude d’aventuriers accourus par toutes les routes, de près et de loin, du
Nord et du Midi, du Maine et de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, de
l’Île-de-France et de la Flandre, de l’Aquitaine et de la Bourgogne79, et lui-même, en somme, était Français.
Comment se fait-il qu’ayant gardé son nom il eût changé de nature, et quelle série de
rénovations avait fait d’un peuple germanique un peuple latin ? C’est que ce peuple,
lorsqu’il vint en Neustrie, n’était ni un corps de nation, ni une race pure. Ce
n’était qu’une bande, et à ce titre, épousant les femmes du pays, il faisait entrer
dans ses enfants la séve étrangère. C’était une bande scandinave, mais grossie par
tous les coquins courageux et par tous les malheureux désespérés
qui vaguaient dans le pays conquis80, et à ce titre il recevait dans sa propre
substance la séve étrangère. D’ailleurs, si la troupe errante s’était trouvée
mélangée, la troupe établie l’avait été davantage ; et la paix, par ses infiltrations,
autant que la guerre par ses recrues, était venue altérer l’intégrité du sang
primitif. Quand Rollon, ayant divisé la terre au cordeau entre ses hommes, eut pendu
les voleurs et ceux qui leur donnaient assistance, des gens de tous les pays
accoururent. La sécurité, la bonne et « roide » justice étaient si rares qu’elles
suffisaient pour repeupler un pays81. Il appela les étrangers,
disent les vieux auteurs, « et fit un seul peuple de tant de gens de natures
diverses. » Ce ramassis de barbares, de réfugiés, de brigands, de colons émigrés,
parla si promptement roman ou français, que le second duc voulant faire apprendre à
son fils la langue danoise, fut obligé de l’envoyer à Bayeux où elle était encore en
usage. Les grosses masses finissent toujours par faire le sang, et le plus souvent
l’esprit et la langue. C’est pourquoi ceux-ci, transformés, se dégourdirent vite : la
race fabriquée se trouva d’esprit alerte, bien plus avisée que les Saxons, ses voisins
d’outre-Manche, toute semblable à ses voisines de Picardie, de Champagne et
d’Île-de-France. « Les Saxons82, dit un vieil auteur, buvaient à l’envi, et
consumaient jour et nuit leurs revenus en festins, tandis qu’ils se contentaient
d’habitations misérables : tout au contraire des Français et des Normands qui
faisaient peu de dépense dans leurs belles et vastes maisons, étant d’ailleurs
délicats dans leur nourriture et soigneux dans leurs habits, jusqu’à la recherche. »
Les uns, encore alourdis par le flegme germanique, étaient des ivrognes gloutons que
secouait par accès l’enthousiasme poétique ; les autres, allégés par leur
transplantation et leur mélange, sentaient déjà se développer en eux les besoins de
l’esprit. « Vous auriez pu voir, chez eux, des églises s’élever dans chaque village,
et des monastères dans les cités, construits dans un style inconnu auparavant », en
Normandie d’abord et tout à l’heure en Angleterre83. Le goût leur était venu tout de
suite, c’est-à-dire l’envie de plaire aux yeux, et d’exprimer une pensée par des
formes, une pensée neuve : l’arche circulaire s’appuyait sur une colonne simple ou sur
un faisceau de colonnettes : les moulures élégantes s’arrondissaient autour des
fenêtres ; la rosace s’ouvrait simple encore et semblable à la rose des buissons, et
le style normand se déployait original et mesuré entre le style gothique dont il
annonçait la richesse, et le style roman dont il rappelait la solidité.
Avec le goût, aussi naturellement et aussi vite, la
curiosité leur était venue. Les peuples sont comme les enfants ; chez les uns la
langue se délie aisément, et ils comprennent d’abord ; chez les autres la langue se
délie péniblement, et ils comprennent tard. Ceux-ci avaient fait lestement leur
éducation, à la française. Les premiers en France, ils avaient débrouillé le français,
le fixant, l’écrivant, si bien, qu’aujourd’hui nous entendons encore leurs codes et
leurs poëmes. En un siècle et demi, ils s’étaient cultivés au point de trouver les
Saxons « illettrés et grossiers84. » Ce fut là leur prétexte pour les chasser des
abbayes et de toutes les bonnes places ecclésiastiques. Et, en vérité, ce prétexte
était aussi une raison, car ils haïssaient d’instinct la lourdeur stupide. Entre la
conquête et la mort du roi Jean, ils établirent cinq cent cinquante-sept écoles en
Angleterre. Henri Beauclerc, fils du conquérant, fut instruit dans les sciences ;
Henri II et ses trois fils l’étaient aussi ; l’aîné, Richard Cœur de Lion, fut poëte.
Lanfranc, premier archevêque normand de Cantorbéry, logicien subtil, discuta
habilement sur la présence réelle ; saint Anselme, son successeur, le premier penseur
du siècle, crut découvrir une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, et tenta de
rendre la religion philosophique en faisant de la raison le chemin de la foi ;
certainement l’idée était grande, surtout au douzième siècle, et on ne pouvait aller
plus vite en besogne.
Sans doute cette science est la
scolastique, et ces terribles in-folio tuent plus d’esprits qu’ils n’en nourrissent ;
mais on commence comme on peut, et le syllogisme, même latin, même théologique, est
encore un exercice d’intelligence et une preuve d’esprit. Parmi ces abbés du continent
qui s’installent en Angleterre, tel établit une bibliothèque ; un autre, fondateur
d’une école, fait représenter à ses écoliers « le jeu de sainte Catherine » ; un
autre écrit en latin poli des épigrammes « aiguisées comme celles de Martial. » Ce
sont là les plaisirs d’une race intelligente, avide d’idées, d’esprit dispos et
flexible, dont la pensée nette n’est point offusquée comme celle des têtes saxonnes
par les hallucinations de l’ivresse et par les fumées de l’estomac vorace et rempli.
Ils aiment les entretiens, les récits d’aventures. À côté de leurs chroniqueurs
latins, Henri de Huntington, Guillaume de Malmesbury, hommes réfléchis déjà, et qui
savent non-seulement conter, mais juger parfois, ils ont des chroniques rimées, en
langue vulgaire, celle de Geoffroy Gaimar, de Benoît de Sainte-Maure, de Robert Wace.
Et croyez que leurs faiseurs de vers ne seront pas stériles de paroles et ne les
feront pas chômer de détails. Ils sont causeurs, conteurs, diseurs par excellence,
agiles de langue et jamais à court. Chanteurs, point du tout ; ils parlent, c’est là
leur fort, dans leurs poëmes comme dans leurs chroniques. Ils ont écrit les premiers
la chanson de Roland ; par-dessus celle-là, ils en accumulent une multitude sur
Charlemagne et ses pairs, sur Arthur et Merlin, sur les Grecs et les
Romains, sur le roi Horn, sur Guy de Warwick, sur tout prince et
tout peuple. Leurs trouvères, comme leurs chevaliers, prennent des deux mains chez les
Gallois, chez les Francs, chez les Latins, et se lancent en Orient, en Occident, dans
le large champ des aventures. Ils parlent à la curiosité comme les Saxons parlaient à
l’enthousiasme, et détrempent dans leurs longues narrations claires et coulantes les
vives couleurs des traditions germaines et bretonnes : des batailles, des surprises,
des combats singuliers, des ambassades, des discours, des processions, des cérémonies,
des chasses, une variété d’événements amusants, voilà ce que demande leur imagination
agile et voyageuse. Au début, dans la chanson de Roland, elle se contient encore ;
elle marche à grands pas, mais elle ne fait que marcher. Bientôt les ailes lui
viennent : les incidents se multiplient ; les géants et les monstres foisonnent ; la
vraisemblance disparaît, la chanson du jongleur s’allonge en poëme sous la main du
trouvère ; il parlerait, comme le vieux Nestor, cinq années ou même six années
entières, sans se lasser ni s’arrêter. Quarante mille vers, ce n’est point trop pour
contenter leur bavardage : esprit facile, abondant, curieux, conteur, tel est le génie
de la race ; les Gaulois, leurs pères, arrêtaient les voyageurs sur les routes pour
leur faire conter des nouvelles, et se piquaient comme eux « de bien se battre et de
facilement parler. »
Avec les poëmes de chevalerie, ils ont la chevalerie ; d’abord, il est vrai, parce
qu’ils sont robustes, et
qu’un homme fort aime à se
prouver sa force en assommant ses voisins ; mais aussi par désir de renommée et par
point d’honneur. Par ce seul mot, l’honneur, tout l’esprit de la guerre est changé.
Les poëtes saxons la peignaient comme une fureur meurtrière, comme une folie aveugle
qui ébranlait la chair et le sang et réveillait les instincts de la bête de proie ;
les poëtes normands la décrivent comme un tournoi. La nouvelle passion qu’ils y font
entrer, c’est la vanité et la galanterie ; Guy de Warwick désarçonne tous les
chevaliers de l’Europe pour mériter la main de la sévère et dédaigneuse Félice. Le
tournoi lui-même n’est qu’une cérémonie, un peu brutale, à la vérité, puisqu’il s’agit
de casser des bras et des jambes, mais brillante et française ; faire parade d’adresse
et de courage, étaler la magnificence de ses habits et de ses armes, être applaudi et
plaire aux dames, de tels sentiments indiquent des hommes plus sociables, plus soumis
à l’opinion, moins concentrés dans la passion personnelle, exempts de l’inspiration
lyrique et de l’exaltation sauvage, doués d’un autre génie, puisqu’ils sont enclins à
d’autres plaisirs.
Ce sont là les hommes qui, en ce moment, débarquaient en Angleterre pour y importer
de nouvelles mœurs et y importer un nouvel esprit, Français de fond, d’esprit et de
langue, quoique avec des traits propres et provinciaux ; entre tous, les plus
positifs, attentifs au gain, calculateurs, ayant les nerfs et l’élan de nos soldats,
mais avec des ruses et des précautions de procureurs ; coureurs héroïques d’aventures
profitables ; ayant voyagé en Sicile, à Naples, et
prêts à voyager à Constantinople, à Antioche, mais pour prendre le pays ou rapporter
de l’argent ; politiques déliés, habitués, en Sicile, à louer leur valeur au plus
offrant, et capables, au plus fort de la croisade, de faire des affaires, à l’exemple
de leur Bohémond qui, devant Antioche, spéculait sur la disette de ses alliés
chrétiens et ne leur ouvrait la ville qu’à condition de la garder pour lui ;
conquérants méthodiques et persévérants, experts dans l’administration et féconds en
paperasses, comme ce Guillaume qui avait su organiser une telle expédition et une
telle armée, qui en tenait le rôle écrit, et qui allait cadastrer sur son Domesdaybook
toute l’Angleterre : seize jours après le débarquement on vit à Hastings, par des
effets sensibles, le contraste des deux nations.
Les Saxons « toute la nuit mangèrent et burent. Vous les eussiez vus moult se
démener, et saillir, et chanter », avec les éclats d’une grosse joie bruyante85. Au matin, ils serrèrent
derrière leurs palissades les masses compactes de leur lourde infanterie ; et, la
hache pendue au col, ils attendirent l’assaut. Les Normands, hommes avisés,
calculèrent les chances du paradis et de l’enfer et voulurent mettre Dieu dans leurs
intérêts. Robert Wace, leur historien et leur compatriote, n’est pas plus troublé par
l’inspiration poétique qu’ils ne le sont par l’inspiration guerrière ; et, la veille
de la bataille, il a l’esprit aussi prosaïque et
aussi
lucide qu’eux86.
Cet esprit parut aussi dans la bataille. Ils étaient, pour la plupart, archers et
cavaliers, bons manœuvriers, adroits et agiles. Taillefer le jongleur, qui demanda
l’honneur de frapper le premier coup, allait chantant, en vrai volontaire français, et
faisant des tours d’adresse87. Arrivé devant les Anglais,
il jeta trois fois sa lance, puis son épée en l’air, les
recevant toujours par la poignée ; et les pesants fantassins d’Harold, qui ne savaient
que pourfendre les armures à coups de hache, « s’émerveillèrent, l’un disant à l’autre
que c’était enchantement. » Pour Guillaume, entre vingt actions prudentes ou matoises,
il fit deux bons calculs qui, dans ce grand embarras, le tirèrent d’affaire. Il
ordonna à ses archers de tirer en l’air ; ses flèches blessèrent beaucoup de Saxons au
visage, et crevèrent l’œil d’Harold. Après cela, il feignit de fuir ; les Saxons,
ivres de joie et de colère, quittèrent leurs retranchements, et se livrèrent aux
lances de ses cavaliers. Pendant le reste de la guerre, ils ne surent que se lever par
petites bandes, combattre furieusement et se faire massacrer. La race forte, fougueuse
et brutale se jette sur l’ennemi à la façon d’un taureau sauvage ; les habiles
chasseurs de Normandie la blessent avec dextérité, l’abattent et lui mettent le
joug.
Qu’est-ce donc que cette race française qui, par les armes et les lettres, fait, dans
le monde une entrée si éclatante, et va dominer si visiblement qu’en Orient,
par exemple, on donnera son nom de Francs à tous les
peuples de l’Occident ? En quoi consiste cet esprit nouveau, inventeur précoce,
ouvrier de toute la civilisation du moyen âge ? Il y a dans chaque esprit une action
élémentaire qui, incessamment répétée, compose sa trame et lui donne son tour : à la
ville ou dans les champs, cultivé ou inculte, enfant ou vieillard, il passe sa vie et
emploie sa force à concevoir un événement ou un objet ; c’est là sa
démarche originelle et perpétuelle, et il a beau changer de terrain, revenir, avancer,
allonger et varier sa course, tout son mouvement n’est jamais qu’une suite de ces pas
joints bout à bout ; en sorte que la moindre altération dans la grandeur, la
promptitude ou la sûreté de l’enjambée primitive transforme et régit toute la course,
comme dans un arbre la structure du premier bourgeon dispose tout le feuillage et
gouverne toute la végétation88. Quand le Français conçoit un événement ou un objet, il le
conçoit vite et distinctement ; nul trouble intérieur, nulle
fermentation préalable d’idées confuses et violentes qui, à la fin concentrées et
élaborées, fassent éruption par un cri. Les mouvements de son intelligence sont
adroits et prompts comme ceux de ses membres ; du premier coup, et sans effort, il met
la main sur son idée. Mais il ne met la main que sur elle ; il a laissé de côté tous
les profonds prolongements enchevêtrés par
lesquels
elle plonge et se ramifie dans ses voisines ; il ne s’embarrasse pas d’eux, il n’y
songe pas ; il détache, cueille, effleure, et puis c’est tout. Il est privé, ou, si
vous l’aimez mieux, il est exempt de ces soudaines demi-visions, qui, secouant
l’homme, lui ouvrent en un instant les grandes profondeurs et les lointaines
perspectives. C’est l’ébranlement intérieur qui suscite les images ; n’étant point
ébranlé, il n’imagine pas. Il n’est ému qu’à fleur de peau ; la grande sympathie lui
manque ; il ne sent pas l’objet tel qu’il est, complexe et d’ensemble, mais par
portions, avec une connaissance discursive et superficielle. C’est pourquoi nulle race
en Europe n’est moins poétique. Regardez leurs épopées qui naissent, on n’en a jamais
vu de plus prosaïques. Ce n’est pas le nombre qui manque : la chanson de Roland, Garin
le Loherain, Ogier le Danois, Berthe aux grands pieds, il y en a une bibliothèque ;
bien plus, alors les mœurs sont héroïques et les âmes sont neuves ; ils ont de
l’invention, ils content des événements grandioses ; et malgré tout cela, leurs récits
sont aussi ternes que ceux des bavards chroniqueurs normands. Sans doute, quand Homère
conte, il est clair autant qu’eux et développe comme eux ; mais à chaque instant les
magnifiques noms de l’Aurore aux doigts rosés, de l’Air au large sein, de la Terre
divine et nourrice, de l’Océan qui ébranle la terre, viennent étaler leur floraison
empourprée au milieu des discours et des batailles, et les grandes comparaisons
surabondantes qui suspendent le récit annoncent un peuple plus
enclin à jouir de la beauté qu’à courir droit au fait. Des faits
ici, toujours des faits, il n’y a rien autre chose ; le Français veut savoir si le
héros tuera le traître, si l’amant épousera la demoiselle ; ne le retardez pas dans la
poésie ni les peintures. Il marche agilement vers l’issue, sans s’attarder aux rêves
du cœur, ou devant les richesses du paysage. Nulle splendeur, nulle couleur dans son
récit : son style est tout à fait nu, jamais de figures ; on peut lire dix mille vers
de ces vieux poëmes sans en rencontrer une. Voulez-vous ouvrir le plus ancien, le plus
original, le plus éloquent, à l’endroit le plus émouvant, la chanson de Roland au
moment où Roland meurt ? Le conteur est ému, et pourtant son langage reste le même,
uni, sans accent, tant ils sont pourvus du génie de la prose et dépourvus du génie de
la poésie ! Il donne un abrégé de motifs, le sommaire des événements, la suite des
raisons affligeantes, la suite des raisons consolantes89.
Rien de plus. Ces hommes
voient la chose ou l’action en
elle-même, et s’en tiennent à cette vue. Leur idée demeure exacte, nette et simple, et
n’éveille pas une image voisine pour se confondre avec elle, se colorer et se
transformer. Elle reste sèche ; ils conçoivent une à une les parties de l’objet sans
jamais les rassembler, comme les Saxons, en une brusque demi-vision passionnée et
lumineuse. Rien de plus opposé à leur génie que les vrais chants et les profondes
hymnes, telles que les moines anglais en chantent encore sous les voûtes basses de
leurs églises. Ils seraient déroutés par les saccades et l’obscurité de ce langage.
Ils ne sont pas capables de tels accès d’enthousiasme et de tels excès d’émotions. Ils
ne crient jamais, ils parlent ou plutôt ils causent, et jusque dans les moments où
l’âme bouleversée devrait, à force de trouble, cesser de penser et de sentir. Ainsi,
dans un mystère, Amis, qui est lépreux, demande tranquillement à son ami Amille de
tuer ses deux fils
pour le guérir de la lèpre, et
Amille répond plus tranquillement encore90. Si jamais ils essayent de chanter,
fût-ce dans le ciel, sur l’invitation de Dieu « un rondel haut et clair », ils
produiront91 de petits raisonnements rimés aussi ternes que la plus
terne des conversations. Poussez cette littérature à bout, regardez-la comme celle des
Scaldes, au moment de la décadence, lorsque ses vices exagérés comme ceux des Scaldes
manifestent avec un grossissement marqué le genre d’esprit qui la produit. Les Scaldes
tombaient dans le galimatias ; elle se perd dans le bavardage et la platitude. Le
Saxon ne maîtrisait point son besoin d’exaltation ; le Français ne contient pas la
volubilité de sa langue. Il est trop long et trop clair, de même que le Saxon est trop
obscur et trop court. L’un s’agitait et s’emportait avec excès ; l’autre explique et
développe sans mesure. Dès le douzième siècle, les chansons de Geste délayées
débordent en
rapsodies et en psalmodies de trente à
quarante mille vers. La théologie y entre ; la poésie devient une litanie
interminable, intolérable, où les idées expliquées, développées et répétées à
l’infini, sans un élan d’émotion ni un accent d’invention, coulent comme une eau
claire et fade, et bercent de leurs rimes monotones le lecteur édifié et endormi.
Déplorable abondance des idées distinctes et faciles ; on l’a retrouvée au
dix-septième siècle, dans le cailletage littéraire qui s’échangeait au-dessous des
grands hommes ; c’est le défaut et le talent de la race. Avec cet art involontaire
d’apercevoir et d’isoler du premier coup et nettement chaque partie de chaque objet,
on peut parler, même à vide et toujours.
Voilà la démarche primitive ; comment se continue-t-elle dans la suivante ? Ici
apparaît un trait nouveau de l’esprit français, le plus précieux de tous. Il faut,
pour qu’il comprenne, que la seconde idée soit contiguë à la
première, sinon il est dérouté et s’arrête ; il ne sait pas bondir
irrégulièrement ; il ne va que pas à pas, par un chemin droit ; l’ordre lui est inné ;
sans étude et de prime abord, il désarticule et décompose l’objet ou l’événement tout
compliqué, tout embrouillé, quel qu’il soit, et pose une à une les pièces à la suite
des autres, en file, suivant leurs liaisons naturelles. Il a beau être barbare encore,
son intelligence est une raison qui se déploie en s’ignorant. Rien de plus clair que
le style de ses vieux contes et de ses premiers poëmes ; ou ne s’aperçoit pas qu’on
suit le conteur, tant sa démarche est aisée, tant le
chemin qu’il ouvre est uni, tant il se laisse glisser doucement et insensiblement
d’une idée dans l’idée voisine ; c’est pour cela qu’il conte si bien. Les
chroniqueurs, Villehardouin, Joinville, Froissart, inventeurs de la prose, ont une
aisance et une clarté dont nul n’approche et, par-dessus tout, un agrément, une grâce
qu’ils ne cherchent point. La grâce est ici chose nationale, et vient de cette
délicatesse native qui a horreur des disparates : point de chocs violents, leur
instinct y répugne ; ils les évitent dans les œuvres de goût comme dans les œuvres de
raisonnement ; ils veulent que les sentiments comme les idées se lient et ne se
choquent pas. Ils portent92
partout cet esprit mesuré, fin par excellence. Ils se gardent bien, en un sujet
triste, de pousser l’émotion jusqu’au bout ; ils évitent les grands mots.
Souvenez-vous comme Joinville conte, en six lignes, la fin de son pauvre prêtre malade
qui voulut achever de célébrer sa messe, et « oncques puis ne chanta et mourut. »
Ouvrez un mystère, celui de Théophile, celui de la reine de Hongrie : quand on veut la
brûler avec son enfant, elle dit deux petits vers sur « cette douce rosée qui est un
si pur innocent » ; rien de plus. Prenez un fabliau, même dramatique ; lorsque le
chevalier pénitent, qui s’est imposé de remplir un baril de ses larmes, meurt auprès
de l’ermite, il ne lui demande qu’un don suprême :
Peut-on exprimer un sentiment plus touchant d’une
façon plus sobre ? Il faut dire de leur poésie ce qu’on dit de certains tableaux :
Cela est fait avec rien. Y a-t-il au monde quelque chose de plus délicatement gracieux
que les vers de Guillaume de Lorris ? L’allégorie enveloppe les idées pour leur ôter
leur trop grand jour ; des figures idéales, à demi transparentes, flottent autour de
l’amant, lumineuses quoique dans un nuage, et le mènent parmi toutes les douceurs des
sentiments nuancés jusqu’à la rose dont « la suavité replenist toute la plaine. »
Cette délicatesse va si loin que dans Thibaut de Champagne, dans Charles d’Orléans,
elle tourne à la mignardise, à la fadeur. Chez eux toutes les impressions
s’atténuent : le parfum est si faible que souvent on ne le sent plus ; à genoux devant
leur dame, ils chuchotent des mièvreries et des gentillesses ; ils aiment avec
politesse et esprit ; ils arrangent ingénieusement en bouquet « les paroles peintes »,
toutes les fleurs « du langage frais et joli » ; ils savent noter au passage les
sentiments fugitifs, la mélancolie molle, la rêverie incertaine ; ils sont aussi
élégants, aussi beaux diseurs, aussi charmants que les plus aimables abbés du
dix-huitième siècle : tant cette légèreté de main est propre à la race, et prompte à
paraître sous les armures et parmi les massacres du moyen âge, aussi bien que parmi
les révérences et les douillettes musquées de la dernière cour ! — Vous la trouverez
dans leur coloris comme dans leurs sentiments. Ils ne sont point frappés par la
magnificence de la nature, ils n’en
voient guère que
les jolis aspects ; ils peignent la beauté d’une femme d’un seul trait qui n’est
qu’aimable en disant « qu’elle est plus gracieuse que la rose en mai. » Ils ne
ressentent pas ce trouble terrible, ce ravissement, ce soudain accablement de cœur que
montrent les poésies voisines ; ils disent discrètement « qu’elle se mit à sourire, ce
qui moult lui avenait. » Ils ajoutent, quand ils sont en humeur descriptive :
« qu’elle eut douce haleine et savourée », et le corps aussi blanc « comme est la
neige sur la branche quand il a fraîchement neigé. » Ils s’en tiennent là ; la beauté
leur plaît, mais ne les transporte pas. Ils goûtent les émotions agréables, ils ne
sont pas propres aux sensations violentes. Le profond rajeunissement des êtres, l’air
tiède du printemps qui renouvelle et ébranle toutes les vies, ne leur suggère qu’un
couplet gracieux ; ils remarquent en passant que « déjà est passé l’hiver, que
l’aubépine fleurit, et que la rose s’épanouit » ; puis ils vont à leurs affaires.
Légère gaieté prompte à passer, comme celle que fait naître un de nos paysages
d’avril ; un instant le conteur a regardé la fumée des ruisseaux qui monte autour des
saules, la riante vapeur qui emprisonne la clarté du matin ; puis, quand il a
chantonné un refrain, il revient à son conte. Il veut s’amuser, c’est là son fort.
Dans la vie, comme dans la littérature, c’est l’agrément qu’il recherche, non la
volupté ou l’émotion. Il est égrillard et non voluptueux, friand et non gourmand. Il
prend l’amour comme un passe-temps, non
comme une
ivresse. C’est un joli fruit qu’il cueille, goûte et laisse. Encore faut-il noter que
le meilleur du fruit, à ses yeux, c’est d’être un fruit défendu. Il se dit qu’il dupe
un mari, « qu’il trompe une cruelle et croit gagner des pardons à cela93. » Il veut
rire, c’est là son état préféré, le but et l’emploi de sa vie ; surtout il veut rire
aux dépens d’autrui. Le petit vers de ses fabliaux gambade et sautille comme un
écolier en liberté, à travers toutes les choses respectées ou respectables, daubant
sur l’Église, les femmes, les grands, les moines. Gabeurs, gausseurs, nos pères ont en
abondance le mot et la chose, et la chose leur est si naturelle que, sans culture et
parmi des mœurs brutales, ils sont aussi fins dans la raillerie que les plus déliés.
Ils effleurent les ridicules, ils se moquent sans éclat, et comme innocemment ; leur
style est si uni, qu’au premier aspect on s’y méprend, on n’y voit pas de malice. On
les croit naïfs, ils ont l’air de n’y point toucher ; un mot glissé montre seul le
sourire imperceptible : c’est l’âne, par exemple, qu’on appelle l’archiprêtre, à cause
de son air sérieux et de sa soutane feutrée, et qui gravement se met à « orguenner. »
Au bout de l’histoire, le fin sentiment du comique vous a pénétré sans que vous
sachiez comment il est entré chez vous. Ils n’appellent pas les choses par leur nom,
surtout en matière d’amour ; ils vous les laissent deviner : ils vous jugent aussi
éveillé et avisé qu’eux-mêmes94. Sachez bien qu’on a
pu choisir chez eux, embellir parfois, épurer peut-être,
mais que leurs premiers traits sont incomparables. Quand le renard s’approche du
corbeau pour lui voler son fromage, il débute en papelard, pieusement et avec
précaution, en suivant les généalogies ; il lui nomme « son bon père, don Rohart qui
si bien chantait » ; il loue sa voix qui est « si claire et si épurge. » Au mieux du
monde chantissiez, si vous vous gardissiez des noix. » Renard est un Scapin, un
artiste en inventions, non pas un simple gourmand ; il aime la fourberie pour
elle-même ; il jouit de sa supériorité, il prolonge la moquerie. Quand Tibert le Chat,
par son conseil, s’est pendu à la corde de la cloche en voulant sonner, il développe
l’ironie, il la goûte et la savoure : il a l’air de s’impatienter contre le pauvre sot
qu’il a pris au lacs, l’appelle orgueilleux, se plaint de ce que l’autre ne lui répond
pas, de ce qu’il veut monter aux nues, et aller retrouver les saints. Et d’un bout à
l’autre, cette longue épopée est pareille ; la raillerie n’y cesse pas, et ne cesse
pas d’être agréable. Renard a tant d’esprit qu’on lui pardonne tout. Le besoin de rire
est le trait national, si particulier que les étrangers n’y entendent mot et s’en
scandalisent. Ce plaisir ne ressemble en rien à la joie physique qui est méprisable
parce qu’elle est grossière ; au contraire, il aiguise l’intelligence, et fait
découvrir mainte idée fine pu scabreuse ; les fabliaux sont remplis de vérités sur
l’homme et encore plus sur la femme, sur les basses
conditions et encore plus sur les hautes ; c’est une manière de philosopher à la
dérobée et hardiment, en dépit des conventions et contre les puissances. Ce goût n’a
rien de commun non plus avec la franche satire, qui est laide parce qu’elle est
cruelle ; au contraire, il provoque la bonne humeur ; on voit vite que le railleur
n’est point méchant, qu’il ne veut point blesser ; s’il pique, c’est comme une abeille
sans venin ; un instant après il n’y pense plus ; au besoin il se prendra lui-même
pour objet de plaisanterie ; tout son désir est d’entretenir en lui-même et en nous un
pétillement d’idées agréables. Est-ce que vous ne voyez point ici et d’avance l’abrégé
de toute la littérature française, l’impuissance de la grande poésie, la perfection
subite et durable de la prose, l’excellence de tous les genres qui touchent à la
conversation ou à l’éloquence ; le règne et la tyrannie du goût et de la méthode ;
l’art et la théorie du développement et de l’arrangement ; le don d’être mesuré,
clair, amusant et piquant ? Comment les idées s’ordonnent, voilà ce que nous avons
enseigné à l’Europe ; quelles sont les idées agréables, voilà ce que nous avons montré
à l’Europe : et voilà ce que nos Français du onzième siècle vont pendant cinq cents
ans, à coups de lance, puis à coups de bâton, puis à coups de férule, enseigner et
montrer à leurs Saxons.
Considérez donc ce Français, Normand, Angevin ou Manceau, qui dans sa cotte de maille
bien fermée, avec son épée et sa lance, est venu chercher fortune en Angleterre. Il a
pris le manoir de quelque Saxon tué, et s’y est établi avec ses soldais et ses
camarades, leur donnant des terres, des maisons, des péages, à charge de combattre
sous lui et pour lui, comme hommes d’armes, comme maréchaux, comme porte-bannières ;
c’est une ligue en vue du danger. En effet, ils sont en pays ennemi et conquis, et il
faut bien qu’ils se soutiennent. Chacun s’est hâté de se bâtir une place de refuge, un
château ou forteresse95, bien barricadée, en solides pierres, avec des fenêtres étroites,
munie de créneaux, garnie de soldats, percée de meurtrières. Puis ils sont allés à
Salisbury, au nombre de soixante mille, tous possesseurs de terres, ayant au moins de
quoi entretenir un cheval ou une armure complète ; là, mettant leur main dans celle de
Guillaume ; ils lui ont promis foi et assistance, et l’édit du roi a déclaré « qu’ils
doivent être tous unis et conjurés comme des frères d’armes » pour se prêter défense
et secours. Ils sont une colonie armée et campée à demeure, comme les Spartiates parmi
les Ilotes, et font des lois en conséquence. Quand un
Français est trouvé mort dans un canton, les habitants doivent livrer le meurtrier,
sinon ils payent quarante-sept marcs d’amende ; si le mort est Anglais, c’est aux gens
du lieu d’en faire la preuve par le serment de quatre proches parents du mort. Qu’ils
se gardent de tuer un cerf, un sanglier ou une biche : pour un délit de chasse, ils
auront les yeux crevés. De tous leurs biens, ils n’ont rien conservé qu’à « titre
d’aumône », ou à condition de tribut, ou sous serment d’hommage. Tel Saxon libre et
propriétaire est devenu « serf de corps sur la glèbe de son propre champ96. » Telle Saxonne noble et riche sent peser sur ses épaules la main
d’un valet normand devenu par force son mari ou son amant. Il y a des bourgeois saxons
de deux sous, d’un sou, selon la somme qu’ils rapportent à leur maître ; on les vend,
on les engage, on les exploite de compte à demi, comme d’un bœuf ou d’un âne. Un abbé
normand fait déterrer ses prédécesseurs saxons et jeter leurs ossements hors des
portes. Un autre a des hommes d’armes qui, à coups d’épée, mettent à la raison ses
moines récalcitrants. Imaginez, si vous pouvez, l’orgueil de ces nouveaux seigneurs,
orgueil de vainqueurs, orgueil d’étrangers, orgueil de maîtres, nourri par les
habitudes de l’action violente, et par la sauvagerie, l’ignorance et l’emportement de
la vie féodale. « Tout ce qu’ils voulaient, disent les
vieux chroniqueurs, ils se le croyaient permis. Ils versaient le sang au hasard,
arrachaient le morceau de pain de la bouche des malheureux et prenaient tout l’argent,
les biens, la terre97. » Par exemple,
« tous les gens du pays bas avaient grand soin de paraître humbles devant Ives
Taillebois, et de ne lui adresser la parole qu’un genou en terre ; mais quoiqu’ils
s’empressassent de lui rendre tous les honneurs possibles et de payer tout ce qu’ils
lui devaient et au-delà, en redevances et en services, il les vexait, les tourmentait,
les torturait, les emprisonnait, lançait ses chiens à la poursuite du bétail…, cassait
les jambes et l’échine des bêtes de somme…, et faisait assaillir leurs serviteurs sur
les routes à coups de bâton ou d’épée. » Ce n’était pas à de pareils malheureux98 que les Normands pouvaient ou
voulaient emprunter quelque idée ou quelque coutume ; ils les méprisaient comme
« brutaux et stupides. » Ils étaient parmi eux, comme les Espagnols au seizième siècle
parmi leurs sujets d’Amérique, supérieurs par la force, supérieurs par la culture,
plus instruits dans les lettres, plus experts dans les arts de luxe. Ils gardèrent
leurs mœurs et leur langue. Toute l’Angleterre apparente, la cour du roi, les châteaux
des nobles, les
palais des évêques, les maisons des
riches, fut française, et les peuples scandinaves, dont soixante ans auparavant les
rois saxons se faisaient chanter les poëmes, crurent que la nation avait oublié sa
langue, et la traitèrent dans leurs lois comme si elle n’était plus leur sœur.
C’est donc une littérature française qui en ce moment s’établit au-delà de la
Manche99, et les conquérants font effort pour
qu’elle soit bien française, bien purgée de tout alliage saxon. Ils y tiennent si fort
que les nobles de Henri II envoient leurs fils en France pour les préserver des
barbarismes. Pendant deux cents ans « les enfants à l’école, dit Hygden100, contre l’usage et
l’habitude de toute nation, furent obligés de quitter leur langue propre, de traduire
en français leurs leçons latines et de faire leurs exercices en français. » Les
statuts des universités obligeaient les étudiants à ne converser qu’en français ou en
latin. « Les enfants des gentilshommes apprenaient à parler français du moment où on
les berçait dans leur berceau ; et les campagnards s’étudiaient avec beaucoup de zèle
à parler français pour se donner l’air de gentilshommes. » À plus forte raison la
poésie est-elle française. Le Normand a amené avec lui son ménestrel ; il y a un
jongleur Taillefer qui chante la chanson de Roland à la bataille d’Hastings ; il y a
une jongleuse, Adeline, qui reçoit une terre dans le partage qui suit
la conquête. Le Normand, qui raille les rois saxons, qui déterre
les saints saxons et les jette hors des portes de l’église, n’aime que les idées et
les vers français. C’est en vers français que Robert Wace lui rédige l’histoire
légendaire de cette Angleterre qu’il vient de conquérir et l’histoire positive de
cette Normandie où il a pied encore. Entrez dans une de ces abbayes, où viennent
chanter les ménestrels, « où les clercs, après dîner et souper, lisent les poëmes, les
chroniques des royaumes, les merveilles du monde101 », vous ne trouverez que vers latins ou
français, prose française ou latine. Que devient l’anglais ? Obscur, méprisé, on ne
l’entend plus que dans la bouche des francklins dégradés, des outlaws de la forêt, des porchers, des paysans, de la basse classe. On
ne l’écrit plus ou on ne l’écrit guère ; insensiblement, on voit dans la chronique
saxonne le vieil idiome s’altérer, puis s’éteindre ; cette chronique s’arrête un
siècle après la conquête102. Les gens qui ont assez de loisir et de sécurité pour lire ou
écrire, sont Français ; c’est pour eux que l’on invente et que l’on compose ; la
littérature s’accommode toujours au goût de ceux qui peuvent la goûter et la payer.
Même les Anglais103 se travaillent pour écrire en français ; par
exemple, Robert Grosthead, dans son
poëme allégorique
sur le Christ ; Peter Langtoft, dans sa Chronique d’Angleterre et dans sa Vie de
Thomas Becket ; Hue de Rotheland dans son poëme d’Ipomedon ; Jean Hoveden et bien
d’autres. Plusieurs écrivent la première moitié du vers en anglais, et la seconde en
français : étrange marque de l’ascendant qui les façonne et les opprime. Encore au
quinzième siècle104 plusieurs de ces pauvres
gens s’emploient à cette besogne ; le français est le langage de la cour, c’est de
cette langue qu’est venue toute poésie, toute élégance ; on n’est qu’un pataud tant
qu’on est inhabile à la manier. Ils s’y attachent comme nos vieux érudits aux vers
latins ; ils se francisent comme ceux-ci se latinisaient, de force, et avec une sorte
de crainte, sachant bien qu’ils ne sont que des écoliers et des provinciaux. Un de
leurs meilleurs poëtes, Gower, sur la fin de ses œuvres françaises, s’excuse
humblement de n’avoir point « de Français la faconde. — Pardonnez-moi, dit-il, que de
ce je forsvoie ; je suis Anglais. »
Après tout cependant, ni la race, ni la langue n’ont péri. Il faut bien que le
Normand apprenne l’anglais pour commander à ses tenanciers ; sa femme, la Saxonne, le
lui parle, et ses fils le reçoivent des lèvres de leur nourrice ; la contagion est
bien forte, puisqu’il est obligé de les envoyer en France pour les préserver du jargon
qui, sur son domaine, menace de les envahir et de les gâter. De génération en
génération,
la contagion gagne ; on la respire dans
l’air, à la chasse avec les forestiers, dans les champs avec les fermiers, sur les
navires avec les matelots ; car ce ne sont pas ces gens grossiers, tout enfoncés dans
la vie corporelle, qui peuvent apprendre un langage étranger ; par le simple poids de
leur lourdeur, ils imposent leur idiome, au moins pour ce qui est des mots vivants.
Que les termes savants, la langue du droit, les expressions abstraites et
philosophiques, bref tous les mots qui tiennent à la réflexion et à la culture, soient
français, rien ne s’y oppose, et c’est ce qui arrive ; ces sortes d’idées et cette
sorte de langue restent au-dessus du gros public, qui, ne pouvant les toucher, ne peut
les changer ; cela fait du français, du français colonial sans doute, avarié, prononcé
les dents serrées, avec une contorsion de gosier « à la mode non de Paris, mais de
Stradford-at-Bow » ; néanmoins c’est encore du français. Au contraire, pour ce qui
est des actions usuelles et des objets sensibles, c’est le peuple, c’est le Saxon qui
les dénomme ; ces noms vivants sont trop enfoncés et enracinés dans son expérience
pour qu’il s’en déprenne, et toute la substance de la langue vient ainsi de lui. Voilà
donc le Normand qui, lentement et par force, parle et entend l’anglais, un anglais
déformé, francisé, mais pourtant anglais de séve et de souche ; il y a mis du temps,
deux cents ans : c’est sous Henri III seulement que la nouvelle langue s’achève en
même temps que la nouvelle constitution, et de la même façon, par alliance et
mélange ; les bourgeois viennent siéger dans le parlement
avec les nobles, en même temps que les mots saxons viennent
s’asseoir dans la langue côte à côte avec les mots français.
Ainsi se forme l’anglais moderne, par compromis et obligation de s’entendre. Mais on
devine bien que ces nobles, tout en parlant le patois naissant, ont gardé leur cœur
plein des idées et des goûte français ; c’est la France qui demeure la patrie de leur
esprit, et la littérature qui commence n’est qu’une traduction. Traducteurs, copistes,
imitateurs, il n’y a pas autre chose. L’Angleterre est une province lointaine qui est
à la France ce que les États-Unis, il y a trente ans, étaient à l’Europe ; elle
exporte des laines et importe des idées. Ouvrez les Voyages de sir John
Mandeville105, le plus ancien prosateur, le
Villehardouin du pays ; son livre n’est que la traduction d’une traduction106 :
« Vous saurez,
dit-il, que j’ai mis ce livre de latin en français, et l’ai mis derechef de français en anglais, afin que chaque homme de ma nation puisse l’entendre. » Il écrit
d’abord en latin, c’est la langue des clercs ; puis en français, c’est la langue du
beau monde ; enfin il se ravise et découvre que les barons, ses compatriotes, à force
de gouverner des rustres saxons, ont cessé de leur parler normand, et que le reste de
la nation ne l’a jamais su ; il transcrit son manuscrit en anglais, et, par surcroît,
prend soin de l’éclaircir, sentant qu’il parle à des esprits moins ouverts. « Il
advint une fois, disait-il en français107, que Mahomet
allait dans une chapelle où il y avait un saint ermite. Il entra en la chapelle où il
y avait une petite huisserie et basse, et était bien petite la chapelle ; et alors
devint la porte si grande qu’il semblait que ce fût la porte d’un palais. » Il
s’arrête, se reprend, veut mieux s’expliquer pour les auditeurs d’outre-Manche, et dit
en anglais : « Et quand Mahomet entra dans la chapelle, laquelle était chose petite et
basse, et n’avait qu’une porte petite et basse, alors l’entrée commença à devenir si
grande, si large et si haute, que c’était comme si c’eût été l’entrée d’un grand
monastère ou la porte d’un palais108. » Vous voyez qu’il
amplifie, et
se croit tenu d’assener et d’enfoncer trois ou quatre fois de suite la même idée pour
la faire entrer dans un cerveau anglais ; sa pensée s’est allongée, alourdie, et gâtée
au passage. Ainsi que toute copie, la nouvelle littérature est médiocre, et répète sa
voisine, avec des mérites moindres et des défauts plus grands.
Voyons donc ce que notre baron normand va se faire traduire : d’abord les
chroniques109
de Geoffroy Gaimar, de Robert Wace, qui sont l’histoire fabuleuse d’Angleterre
continuée jusqu’au temps présent, plate rapsodie rimée, rendue en anglais par une
rapsodie non moins plate. Le premier Anglais qui s’y essaye est un prêtre d’Ernely,
Layamon110, encore empêtré
dans le vieil idiome, qui tantôt parvient à rimer, tantôt n’y réussit pas, tout
barbare et enfant, incapable de développer une idée suivie, et qui balbutie de petites
phrases heurtées ou inachevées, à la façon des anciens Saxons ; après lui un moine,
Robert de Gloucester111, et un chanoine, Robert de Brunne112, tous deux aussi insipides et aussi clairs que leurs modèles
français ; en cela ils se sont francisés et ont pris le trait marquant de la race,
c’est-à-dire l’habitude et le talent de raconter aisément, de voir les objets
émouvants sans émotion profonde, d’écrire de la poésie prosaïque,
de discourir et développer, de croire que des phrases terminées
par des sons semblables sont de vrais vers. Nos honnêtes versificateurs anglais
d’outre-Manche, comme leurs précepteurs de Normandie et de l’Île-de-France, garnissent
de rimes des dissertations et des histoires qu’ils appellent poëmes. À cette époque,
en effet, sur le continent, toute l’encyclopédie des écoles descend ainsi dans la rue,
et Jean de Meung, dans son poëme de la Rose, est le plus ennuyeux
des docteurs. Pareillement ici Robert de Brunne traduit en vers le Manuel des péchés
de l’évêque Grosthead ; Adam Davie113 versifie des histoires tirées de l’Écriture ; Hampole114 compose l’Aiguillon de conscience. Les
titres seuls font bâiller ; que sera-ce du texte ! « Nous sommes faits pour obéir à la
volonté de Dieu — et pour accomplir ses saints commandements. — Car de tous ses
ouvrages grands ou petits, — l’homme est la principale créature. — Tout ce qu’il a
fait a été fait pour l’homme, comme vous le verrez prochainement115. » C’est là un poëme, vous ne vous en doutiez guère ;
appelez-le sermon, c’est son vrai nom ; il continue, bien divisé, bien allongé,
limpide, et vide ; la
littérature qui l’entoure et
lui ressemble témoigne de son origine par son bavardage et sa netteté.
Elle en témoigne aussi par d’autres traits plus agréables. Il y a çà et là des
escapades plus ou moins gauches vers le domaine de l’esprit ; par exemple, une ballade
pourvue de calembours contre Richard, roi des Romains, qui fut pris à la bataille de
Lewes. Ailleurs la grâce ne manque pas, la douceur non plus. Personne n’a parlé si
vite et si bien aux dames que les Français du continent, et ils n’ont point tout à
fait oublié ce talent en s’établissant en Angleterre. On s’en aperçoit vite à la façon
dont ils célèbrent la Madone ; rien de plus différent du sentiment saxon, tout
biblique, que l’adoration chevaleresque de la Dame souveraine, de la Vierge charmante
et sainte qui fut le véritable dieu du moyen âge. Elle respire dans cet hymne
aimable116 : « Bénie sois-tu, Dame, — pleine de délices célestes, —
suave fleur du paradis, — mère de douceur. — Bénie sois-tu, Dame, — si brillante et
si belle ; — tout mon espoir est en toi — le jour et la nuit117. » Il n’y a qu’un
pas, un pas bien
petit et bien facile à faire, entre
ce culte tendre de la Vierge et les sentiments des cours d’amour ; les rimeurs anglais
le font, et quand ils veulent louer les dames terrestres, ils prennent, ici comme tout
à l’heure, nos idées et même nos formes de vers. L’un compare sa maîtresse à toutes
sortes de pierres précieuses et de fleurs. D’autres chantent de vraies chansons
amoureuses, parfois sensuelles : « Entre mars et avril118 — quand les branches commencent à bourgeonner — et que
les petits oiseaux ont envie — de chanter leurs chansons, — je vis dans l’attente
d’amour — pour la plus gracieuse de toutes les choses. — Elle peut m’apporter des
délices ; — je suis à son commandement. — Un heureux lot que j’ai eu là ! — Je crois
qu’il m’est venu du ciel. — Mon amour a quitté toutes les autres femmes — et s’est
posé sur Alison. » — « Avec ton amour, dit un autre, ma douce bien-aimée, tu ferais
mon bonheur, — un doux baiser de ta bouche serait ma guérison119. » N’est-ce point là la vive et chaude imagination
du Midi ? Ils parlent du printemps et de l’amour, « du
temps beau et joli » comme des trouvères, même comme des troubadours. La sale
chaumière enfumée, le noir château féodal, où tous, sauf le maître, couchent pêle-mêle
sur la paille dans la grande salle de pierre, la pluie froide, la terre fangeuse
rendent délicieux le retour du soleil et de l’air tiède. « L’été est venu. — Chante
haut, coucou ! — L’herbe croît, la prairie est en fleurs — et le bois pousse. —
Chante, coucou. — la brebis bêle après l’agneau, — la vache mugit après le veau. —
Le taureau tressaille, — le chevreuil va s’abriter (dans la fougère). — Chante
joyeusement, coucou, — coucou, coucou ! — Tu chantes bien, coucou. — Ne cesse pas
maintenant de chanter120. » Voilà des peintures
riantes, comme en fait en ce moment Guillaume de Lorris, même plus riches et plus
vivantes, peut-être parce que le poëte a trouvé ici pour soutien le sentiment de la
campagne qui, en ce pays, est profond et national. D’autres, plus imitateurs, essayent
des gaietés comme celles de Rutebeuf et des fabliaux, des malices naïves121 et même des polissonneries satiriques. Bien entendu, il s’agit
ici de dauber sur les moines. En tout pays français ou qui imite la France, le plus
visible emploi des couvents est de fournir matière aux contes égrillards et salés. Il
s’agit de la vie qu’on mène à l’abbaye de Cocagne, « belle abbaye pleine de moines
blancs et gris. » « Les murs sont tout en pâtés — de chair, de poissons, — de riches
viandes — les plus agréables qu’homme puisse manger ; — les tuiles sont des gâteaux de
fleur de farine, — les créneaux sont des pouddings gras. — Quoique le paradis soit
gai et gracieux, — Cocagne est un plus beau pays122. » C’est ici le triomphe de la gueule et de
la mangeaille. Ajoutez qu’un couvent de « jeunes
nonnes » est auprès, que lorsque les jours d’été sont chauds, elles prennent une
barque et descendent la rivière « pour apprendre une oraison », qu’on pouvait
détailler au moyen âge, mais sur laquelle il faut glisser vite aujourd’hui.
Mais ce que le baron se fait le plus volontiers traduire, ce sont les poëmes de
chevalerie, car ils lui peignent en beau sa propre vie. Comme il étale de la
magnificence, et qu’il a importé le luxe et les jouissances de France, il veut que son
trouvère les lui remette sous les yeux. La vie à ce moment, en dehors de la guerre et
même pendant la guerre, est une grande parade, une sorte de fête éclatante et
tumultueuse. Quand Henri II voyage123, il emmène avec lui une multitude de
cavaliers, de fantassins, des chariots à bagages, des tentes, des chevaux de charge,
des comédiens, des courtisanes, des prévôts de courtisanes, des cuisiniers, des
confiseurs, des mimes, des danseurs, des barbiers, des entremetteurs, des parasites ;
au matin, lorsqu’on s’ébranle, tout cela crie, chante, se bouscule et fait tapage et
cohue
« comme si l’enfer était déchaîné. » William
Longchamps, même en temps de paix, ne voyageait qu’avec une escorte de mille chevaux.
Lorsque l’archevêque Becket vint en France, il fit son entrée dans la ville avec deux
cents chevaliers, quantité de barons et de nobles, et une armée de serviteurs, tous
richement armés et équipés ; lui-même s’était muni de vingt-quatre costumes ; deux
cent cinquante enfants marchaient d’abord, chantant des chansons nationales ; puis les
chiens, puis les chariots, puis douze chevaux de charge, montés chacun par un singe et
un homme ; puis les écuyers avec les écus et les chevaux de guerre ; puis d’autres
écuyers, les fauconniers, les officiers de la maison, les chevaliers, les prêtres ;
enfin, l’archevêque lui-même avec ses amis particuliers. Figurez-vous ces processions,
et aussi ces régalades ; car les Normands, depuis la conquête124, « ont pris des Saxons l’habitude de boire et manger
avec excès » ; aux noces de Richard de Cornouailles on servit trente mille plats.
Vous pouvez ajouter qu’ils sont restés galants et pratiquent de point en point le
grand précepte des cours amoureuses ; sachez bien qu’au moyen âge le sixième sens
n’est pas resté plus oisif que les autres. Notez enfin que les tournois abondent,
c’est une sorte d’opéra qu’ils se donnent à eux-mêmes. Ainsi va leur vie tout
aventureuse et décorative, promenée en plein air et au soleil, parmi les cavalcades et
les armes ; ils représentent et se réjouissent de représenter. Par exemple,
le roi d’Écosse étant venu à Londres avec cent
chevaliers125, tous, mettant pied à
terre, abandonnèrent au peuple leurs chevaux avec les superbes caparaçons, et aussitôt
cinq seigneurs anglais qui étaient là suivirent par émulation leur exemple. Au milieu
de la guerre, ils se divertissaient ; Édouard III126, dans une de ses expéditions contre le roi de France,
emmena avec lui trente fauconniers, et fit la campagne, chassant et combattant tour à
tour127. Une autre fois, dit
Froissart, les chevaliers qui se joignirent à l’armée portaient un emplâtre sur un de
leurs yeux, ayant fait vœu de ne point le quitter jusqu’à ce qu’ils eussent fait des
exploits dignes de leurs maîtresses. Par dévergondage d’esprit, ils pratiquent la
poésie ; par légèreté d’imagination, ils jouent avec la vie : Édouard III fait bâtir à
Windsor une salle et une table ronde, et dans un de ses tournois, à Londres, comme
dans un conte de fées, soixante dames, assises sur des palefrois, conduisent chacun un
chevalier avec une chaîne d’or. N’est-ce point là le triomphe des galantes et frivoles
façons françaises ? Sa femme Philippa servait de modèle aux artistes pour leurs
madones ; elle paraissait sur les champs de bataille, écoutait Froissart qui
la fournissait de moralités, d’amours, et « de beaux
dires » ; à la fois déesse, héroïne et lettrée, et tout cela agréablement, n’est-ce
point là la vraie souveraine de la chevalerie polie ? C’est à ce moment, comme aussi
en France sous Louis d’Orléans et les ducs de Bourgogne, que s’épanouit la plus
élégante fleur de cette civilisation romanesque, dépourvue de bon sens, livrée à la
passion, tournée vers le plaisir, immorale et brillante, et qui, comme ses voisines
d’Italie et de Provence, faute de sérieux, ne put durer.
Toutes ces merveilles, les conteurs en font l’étalage dans leurs récits. Voyez cette
peinture du vaisseau qui amène en Angleterre la mère du roi Richard : « Le gouvernail
était d’or pur ; — le mât était d’ivoire ; — les cordes de vraie soie, — aussi
blanches que le lait, — la voile était en velours. — Ce noble vaisseau était, en
dehors, tout tendu de draperies d’or… — Il y avait dans ce vaisseau — des chevaliers
et des dames de grande puissance ; — et dedans était une dame — brillante comme le
soleil à travers le verre128. » En
pareils sujets ils ne tarissent jamais. Quand le roi
de Hongrie veut consoler sa fille affligée, il lui propose de la mener à la chasse
dans un chariot couvert de velours rouge, « avec des draperies d’or fin au-dessus de
sa tête, avec des étoffes de damas blanc et azur, diaprées de lis nouveaux. — Les
pommeaux seront en or, les chaînes en émail. — Elle aura d’agiles genêts d’Espagne,
caparaçonnés de velours éclatant qui descendra jusqu’à terre. — Il y aura de
l’hypocras, du vin doux, des vins de Grèce, du muscat, du vin clair, du vin du
coucher, des pâtés de venaison, et les meilleurs oiseaux à manger qu’on puisse
prendre. » Quand elle aura chassé avec le lévrier et le faucon, et qu’elle sera de
retour au logis, « elle aura fêtes, danses, chansons, des enfants, grands et petits,
qui chanteront comme font les rossignols ; puis à son concert du soir, des voix graves
et des voix de fausset, soixante chasubles de damas brillant, pleines de perles, avec
des chœurs, et le son des orgues. — Puis elle ira s’asseoir à souper, dans un bosquet
vert, sous des tapisseries brodées de saphirs. Cent chevaliers bien comptés joueront
aux boules pour l’amuser dans les allées fraîches. Puis une barque viendra la prendre,
pleine de trompettes et de clairons, avec vingt-quatre rames, pour la promener sur la
rivière. Puis elle demandera le vin aromatisé du soir, avec des dattes et des
friandises. Quarante torches la ramèneront dans sa chambre ; ses draps seront en toile
de Rennes, son oreiller sera brodé de rubis. Quand elle sera couchée dans son lit
moelleux, on suspendra dans sa chambre
une cage d’or
où brûleront des aromates, et si elle ne peut dormir, toute la nuit les ménestrels
veilleront pour elle129. » J’en ai passé, il y en a
trop ; l’idée disparaît comme une page de missel sous les enluminures. C’est parmi ces
fantaisies et ces splendeurs que
les poëtes se
complaisent et s’égarent, et le tissu, comme les broderies de leur toile, porte la
marque de ce goût pour le décor. Ils la composent d’aventures, c’est-à-dire
d’événements et surprenants. Tantôt c’est la vie du prince Horn qui,
jeté tout jeune sur un vaisseau, est poussé sur la côte d’Angleterre,
et, devenu chevalier, va reconquérir le royaume de son père.
Tantôt c’est l’histoire de sir Guy qui délivre les chevaliers enchantés, pourfend le
géant Colbrand, va défier et tuer le sultan jusque dans sa tente. Je n’ai pas à conter
ces poëmes, ils ne sont point anglais, ils ne sont que traduits ; mais, ici comme en
France, ils pullulent, ils emplissent l’imagination de ce jeune monde, et ils vont
aller s’exagérant jusqu’au moment où, tombés jusqu’aux plus bas fonds de la fadeur et
de l’invraisemblance, ils sont enterrés pour toujours par Cervantès. Que diriez-vous
d’une société qui, pour toute littérature, aurait l’opéra et ses fantasmagories ?
C’est pourtant une littérature de ce genre qui nourrit les esprits au moyen âge. Ce
n’est point la vérité qu’ils demandent, mais le divertissement, le divertissement
violent et vide, avec des éblouissements et des secousses. Ce sont bientôt des voyages
impossibles, des défis qu’ils veulent voir, un tapage de combats, un
entassement de magnificences, un imbroglio de hasards ; de l’histoire intérieure, nul
souci : ils ne s’intéressent pas aux événements du cœur, c’est le dehors qui les
attache ; ils demeurent comme des enfants les yeux fixés sur un défilé d’images
coloriées et grossies et, faute de pensée, ne sentent pas qu’ils n’ont rien
appris.
Au-dessous de ce songe chimérique, qu’y a-t-il ? Les brutales et méchantes passions
humaines, déchaînées d’abord par la rage religieuse, puis livrées à elles-mêmes, et,
sous un appareil de courtoisie extérieure, aussi mauvaises qu’auparavant. Voyez le roi
populaire, Richard Cœur de Lion, et comptez ses boucheries et ses meurtres : « Le roi
Richard, dit le poëme, est le meilleur roi qu’on trouve en aucun geste130. » Je le veux bien, mais s’il a le
cœur d’un lion, il en a aussi l’estomac. Un jour, sortant de maladie, sous les murs de
Saint-Jean-d’Acre, il veut à toute force manger du porc. Point de porc. On tue un
jeune Sarrasin frais et tendre, on le cuit, on le sale, le roi le mange et le trouve
très-bon ; après quoi il veut voir la tête de son cochon. Le cuisinier la lui apporte
en tremblant. Il se met à rire, et dit que l’armée n’a plus rien à craindre de la
famine, qu’elle a des provisions sous la main. Il prend la ville, et aussitôt les
ambassadeurs de Saladin viennent lui demander grâce pour les prisonniers. Richard fait
décapiter trente des plus nobles, ordonne à son cuisinier de faire bouillir les têtes,
et d’en servir une à chaque ambassadeur, avec un écriteau portant le nom et la
famille du mort. Cependant, en leur présence, il mange
la sienne de bon appétit, et leur dit de raconter à Saladin de quelle façon les
chrétiens font la guerre, et s’il est vrai qu’ils aient peur de lui. Puis il fait
conduire les soixante mille prisonniers dans une plaine. « Là, ils entendirent les
anges du ciel — qui disaient : Seigneurs, tuez, tuez. — N’en épargnez pas ;
coupez-leur la tête. — Le roi Richard entendit la voix des anges, et remercia Dieu et
sa sainte croix131. » Là-dessus, on les décapite
tous ; quand il prend une ville, c’est sa coutume de faire tout égorger, enfants et
femmes. Telle était la dévotion du moyen âge, non pas seulement dans les romans, comme
ici, mais dans l’histoire : à la prise de Jérusalem, toute la population, soixante-dix
mille personnes, fut massacrée.
Ainsi percent, jusque dans les récits chevaleresques, les instincts farouches et
débridés de la brute sanguinaire. À côté d’eux, les récits authentiques la montrent à
l’œuvre. C’est Henri II qui, irrité contre un page, saute sur lui pour lui arracher
les yeux. C’est Jean sans Terre qui fait mourir de faim vingt-trois otages dans une
prison. C’est Édouard II qui fait pendre et éventrer en une fois vingt-huit nobles, et
qu’on tuera en lui enfonçant un fer rouge dans
les
entrailles. Regardez chez Froissart, en France comme ici, les débauches et les
meurtres de la grande guerre de Cent ans, puis ici les tueries de la guerre des Deux
Roses ; dans les deux pays, l’indépendance féodale aboutit à la guerre civile, et le
moyen âge sombre sous ses vices. La courtoisie chevaleresque, qui recouvrait la
férocité native, disparaît comme une draperie subitement consumée par l’irruption d’un
incendie ; en ce temps-là, en Angleterre, on tue les nobles de préférence, et aussi
les prisonniers, même des enfants, avec insulte, et de sang rassis. Qu’est-ce donc que
l’homme a appris dans cette civilisation et par cette littérature ? En quoi s’est-il
humanisé ? Quelles maximes de justice, quelles habitudes de réflexion, quel assemblage
de jugements vrais cette culture a-t-elle interposé entre ses désirs et ses actions,
pour modérer sa fougue ? Il a rêvé, il a imaginé une sorte de cérémonial élégant pour
mieux parler aux seigneurs et aux dames, il a trouvé le code galant du petit Jehan de
Saintré. Mais l’éducation véritable, où est-elle ? En quoi a profité Froissart de
toute sa vaste expérience ? C’est un enfant aimable et bavard ; ce qu’on appelle alors
sa poésie, la poésie neuve, n’est qu’un babil raffiné, une puérilité vieillotte.
Quelques rhétericiens, comme Christine de Pisan, essayent de calquer des périodes
d’après l’antique ; mais de toutes parts la littérature avorte. Nul ne pense ; voici
sir John de Mandeville qui a couru l’univers cent cinquante ans après Villehardouin,
et qui a l’esprit aussi fermé que Villehardouin. Légendes et fables ,
toutes les crédulités et toutes les ignorances
foisonnent dans son livre. S’il veut expliquer pourquoi la Palestine a passé de main
en main, sans rester jamais sous une domination fixe, « c’est que Dieu ne veut pas
qu’elle soit longtemps entre les mains de traîtres et pécheurs, chrétiens ou autres. »
Il a vu à Jérusalem, sur les degrés du temple, la marque des pieds de l’âne que
Notre-Seigneur montait « lorsqu’il entra le dimanche des Rameaux. » Il décrit les
Éthiopiens, gens qui n’ont qu’un pied, mais si large qu’ils peuvent s’en servir comme
d’un parasol. Il cite une île où « les gens sont hauts de dix-huit ou trente pieds de
haut, et non vêtus, fors de peaux de bêtes » ; puis une autre île « où il y a moult
diverses femmes et cruelles, qui ont pierres précieuses dedans les yeux, et ont telle
vue que si elles regardent un homme par dépit, elles le tuent seulement du regard
comme fait un coq basilic. » Le bonhomme conte, et puis c’est tout ; le doute et le
bon sens n’ont guère de place encore dans ce monde. Point de jugement ni de réflexion
personnelle ; il met les faits les uns au bout des autres, sans les lier autrement ;
son livre n’est qu’un miroir qui reproduit les souvenirs de ses yeux et de ses
oreilles. « Et tous ceux qui diront un Pater et un Ave Maria à mon
intention, je les fais participants, et leur octroie part à tous les saints
pèlerinages que je fis oncques en ma vie. » C’est là sa fin, appropriée au reste. Ni
la morale publique ni la science publique n’ont gagné quelque chose à ces trois
siècles de culture. Cette culture française, vainement imitée
dans toute l’Europe, n’a fait qu’orner les dehors de l’homme, et
le vernis dont elle l’a paré se fane déjà partout ou s’écaille. C’est pis en
Angleterre, où il est plus extérieur et plus mal appliqué qu’en France, où des mains
étrangères l’ont plaqué ; et où il n’a pu recouvrir qu’à demi la croûte saxonne, où
cette croûte est demeurée fruste et rude. Voilà pourquoi trois siècles durant, pendant
tout le premier âge féodal, la littérature des Normands d’Angleterre, composée
d’imitations, de traductions, de copies maladroites, est vide.
Qu’est devenu cependant le peuple vaincu ? Est-ce que la vieille souche sur laquelle
sont venues se greffer les brillantes fleurs continentales n’a produit aucune pousse
littéraire qui lui soit propre ? Est-ce que pendant tout ce temps elle est demeurée
stérile sous la hache normande qui a tranché tous ses bourgeons ? Elle a végété bien
peu, mais elle a végété pourtant. La race subjuguée n’est pas une nation démembrée,
disloquée, déracinée, inerte comme les populations du continent qui, au sortir de la
longue exploitation romaine, ont été livrées à l’invasion désordonnée des barbares ;
elle fait massé, elle est restée attachée à son sol, elle est en pleine séve ; ses
parties n’ont point été transposées, elle a été simplement décapitée pour recevoir, à
son sommet, un faisceau de branches étrangères. Elle en a souffert, cela est vrai ;
mais enfin la
plaie s’est fermée, les deux séves se
sont mêlées132. Même les dures et roides
ligatures dans lesquelles le conquérant l’a serrée, ajoutent dorénavant à sa fixité et
à sa force. La terre a été cadastrée, chaque titre vérifié, défini et écrit133,
chaque droit ou redevance chiffrée, chaque homme enregistré à sa place, avec sa
condition, ses devoirs, sa provenance et sa valeur ; en sorte que la nation est comme
enveloppée dans un réseau dont nulle maille ne rompt. Si désormais elle se développe,
c’est dans ce cadre. Sa constitution est faite, et c’est dans cette enceinte
définitive et fermée que l’homme va se déployer et agir. Solidarité et lutte : voilà
les deux effets de ce grand établissement réglementé qui forme et maintient en corps,
d’un côté l’aristocratie conquérante, de l’autre la nation conquise ; de même qu’à
Rome l’importation systématique des vaincus dans la plèbe, et l’organisation forcée
des patriciens en face de la plèbe, enrégimenta les particuliers en deux ordres dont
l’opposition et l’union formèrent l’État. Ainsi se façonne et s’achève, ici comme à
Rome, le caractère national par l’habitude d’agir en corps, par le respect du droit
écrit, par l’aptitude politique et pratique, par le développement de l’énergie
militante et patiente. C’est le domsday-book qui,
enserrant cette jeune société dans une discipline rigide, a fait du Saxon l’Anglais
que nous voyons aujourd’hui.
Lentement, par degrés, à travers les douloureuses plaintes des chroniqueurs, on voit
ce nouvel homme se former en s’agitant, comme un enfant qui crie parce qu’une machine
d’acier en le blessant lui fortifie la taille. Si réduits et rabaissés que soient les
Saxons, ils ne sont pas tous tombés dans la populace. Quelques-uns134, presque dans chaque
comté, sont demeurés seigneurs de leurs terres, à condition d’en faire hommage au roi.
Un grand nombre sont devenus vassaux de barons normands, et, à ce titre, demeurent
propriétaires. Un plus grand nombre deviennent socagers,
c’est-à-dire possesseurs libres, grevés d’une redevance, mais pourvus du droit
d’aliéner leur bien, et les vilains saxons trouvent en tous ces hommes des patrons,
comme jadis la plèbe rencontra des chefs dans les nobles italiens transplantés à Rome.
C’est un patronage effectif que celui de ces Saxons, restés debout ; car ils ne sont
point isolés ; des mariages communs, comme jadis ceux des patriciens et des plébéiens
à Rome, ont, dès l’abord, uni les deux races135 ; le Normand, beau-frère
d’un Saxon, se défend lui-même en défendant son beau-frère ; dans
ces temps de troubles surtout, et dans une société armée, les parents, les alliés,
sont obligés de se serrer les uns contre les autres pour faire ferme. Après tout, il
faut bien que les nouveaux venus tiennent compte de leurs sujets : car ces sujets ont
un cœur et un courage d’hommes ; les Saxons, comme les plébéiens de Rome, se
souviennent de leur rang natal et de leur indépendance première. On s’en aperçoit aux
plaintes et à l’indignation des chroniqueurs, aux grondements et aux menaces de
révolte populaire, aux longues amertumes avec lesquelles ils se remettent incessamment
sous les yeux la liberté antique, à la faveur dont ils accueillent les audaces et la
rébellion des outlaws. Il y avait des familles saxonnes à la fin du
douzième siècle qui, par un vœu perpétuel, s’étaient engagées à porter la barbe
longue, de père en fils, en mémoire des coutumes nationales et de la vieille patrie.
De pareils hommes, même tombés à l’état de socagers, même déchus
jusqu’à la condition de vilains, ont le cou plus roide que les misérables colons du
continent, foulés et façonnés par les quatre siècles de fiscalité romaine. Par leurs
sentiments comme par leur condition, ils sont les débris rompus, mais aussi les
rudiments vivants d’un peuple libre. On ne va pas avec eux jusqu’au bout de
l’oppression. Ils font le corps de la nation, le corps laborieux, courageux,
qui fournit la force. Les grands barons sentent que
pour résister au roi, c’est là qu’il faut s’appuyer. Bientôt en stipulant pour
eux-mêmes136, ils stipulent aussi pour tous les hommes libres,
même pour les marchands, même pour les vilains. Dorénavant, « nul marchand ne sera
privé de sa marchandise, nul vilain de ses instruments de travail ; nul homme libre,
marchand ou vilain, ne sera taxé déraisonnablement pour un petit délit. Nul homme
libre ne sera arrêté ou emprisonné, ou dépossédé de sa terre, ou poursuivi en aucune
façon, si ce n’est par le jugement légal de ses pairs et selon la loi du pays. » Ainsi
protégés, ils se relèvent et ils agissent. Il y a une cour dans chaque comté où tous
les francs tenanciers, petits ou grands, se réunissent pour délibérer des affaires
municipales, rendre la justice, et nommer ceux qui répartiront l’impôt. Le Saxon à la
barbe rouge, au teint clair, aux grandes dents blanches, vient s’y asseoir à côté du
Normand ; on y voit des franklins, pareils à celui que décrit Chaucer, « sanguin de
complexion », libéral et grand mangeur comme ses ancêtres, amateur de repues franches,
« chez qui le pain, la bière sont toujours sur la table », dont la maison n’est jamais
sans viande cuite au four, chez qui la mangeaille est si plantureuse « que chair et
poisson neigent dans son logis », qui « a maintes grasses perdrix en cage, qui a
maintes brèmes et maints brochets dans son étang », qui tempête contre son cuisinier,
« si la sauce
n’est pas piquante et forte », et
« dont la table reste à demeure, prête et garnie toute la journée. » C’est un homme
important ; il a été shérif, chevalier du comté ; il figure « aux sessions137. À côté de lui, parfois dans
l’assemblée, le plus souvent dans l’assistance, sont les yeomen,
fermiers, forestiers, gens de métiers, ses compatriotes, hommes musculeux et décidés,
bien disposés à défendre leur propriété, à soutenir de leurs acclamations, avec leurs
poings, et aussi avec leurs armes, celui qui prendra en main leurs intérêts.
Croyez-vous qu’on néglige le mécontentement de gens
comme celui que voici ?138. » « Un vigoureux rustre, par la messe ! gros de charnure et d’os,
court, large d’épaules, épais comme un arbre noué », capable « de gagner partout le
bélier à la lutte : point de portes dont il ne pût faire sauter la barre, ou qu’il ne
pût en courant enfoncer avec sa tête. Sa barbe était rousse comme le poil d’une truie
ou d’un renard, et large comme une pelle. Sur l’aile droite du nez, il avait une
verrue et sur elle une touffe de poils roux comme les soies d’une oreille de truie.
Ses narines étaient larges et noires, et sa bouche large comme une fournaise. Il
portait à son côté une épée et un bouclier ; c’était un querelleur et un gaillard139. » Voilà les figures athlétiques, les culasses carrées,
les façons de taureau joyeux, qu’on trouve encore là-bas, entretenues par
le porter et la viande, soutenues par l’habitude des
exercices du corps et des coups de poing. Ce sont ces hommes qu’il faut se représenter
quand on veut comprendre comment s’est établie en ce pays la liberté politique. Peu à
peu ils voient se rapprocher d’eux les simples chevaliers, leurs collègues à la cour
du comté, trop pauvres pour assister avec les grands barons aux assemblées royales.
Ils font corps avec eux par la communauté des intérêts, par la ressemblance des mœurs,
par le voisinage des conditions ; ils les prennent pour représentants ; il les élisent
140. À présent, ils sont
entrés dans la vie publique, et voici venir une recrue qui, en les renforçant, les y
assiéra pour toujours. Les villes dévastées par la conquête se sont repeuplées peu à
peu. Elles ont obtenu ou arraché des chartes ; les bourgeois se sont rachetés des
tributs arbitraires qu’on levait sur eux, ils ont acquis le sol de leurs maisons, ils
sont unis sous des maires et des aldermen ; chaque ville maintenant, sous les liens du
grand rets féodal, est une puissance ; Leicester, révolté contre le roi, appelle au
Parlement141, pour s’autoriser et se soutenir, deux bourgeois de chacune
d’elles. Dorénavant, les anciens vaincus, campagnards ou citadins, se sont redressés
jusqu’à la vie politique. S’ils se taxent, c’est volontairement ; ils ne payent rien
qu’ils n’accordent ; au commencement du quatorzième siècle, leurs députés réunis font
la Chambre des communes,
et, à la fin du siècle
précédent, l’archevêque de Cantorbéry, parlant au nom du roi, disait déjà au pape :
« C’est la coutume du royaume d’Angleterre que, dans toutes les affaires relatives à
l’état de ce royaume, on prenne l’avis de tous ceux qui y sont intéressés. »
S’ils ont acquis des libertés, c’est qu’ils les ont conquises ; les circonstances y
ont aidé, mais le caractère a fait davantage. La protection des grands barons et
l’alliance des simples chevaliers les a fortifiés ; mais c’est par leur rudesse et
leur énergie native qu’ils se sont tenus debout. Car, regardez le contraste qu’ils
font en ce moment avec leurs voisins. Qu’est-ce qui amuse le peuple en France ? Les
fabliaux, les malins tours du renard, l’art de duper le seigneur Ysengrin, de lui
prendre sa femme, de lui escroquer son dîner, de le faire rosser sans danger pour soi
et par autrui, bref le triomphe de la pauvreté jointe à l’esprit sur la puissance
jointe à la sottise ; le héros populaire est déjà le plébéien rusé, gouailleur et gai,
qui s’achèvera plus tard dans Panurge et Figaro, assez peu disposé à résister en face,
trop fin pour aimer les grosses victoires et les façons de lutteur, enclin, par
agilité d’esprit, à tourner autour des obstacles, et n’ayant qu’à toucher les gens du
bout du doigt pour les faire tomber dans le panneau. Ici il a d’autres mœurs : c’est
Robin Hood, un vaillant outlaw, qui vit
librement et audacieusement dans la forêt verte, et fait en franc
cœur la guerre au shérif et à la loi142. Si jamais un
homme en un pays fut populaire, c’est celui-là. « C’est lui, dit un vieil historien,
que le bas peuple aime tant à fêter par des jeux et des comédies, et dont l’histoire
chantée par des ménétriers l’intéresse, plus qu’aucune autre. » Au seizième siècle, il
avait encore son jour de fête, chômé par tous les gens des petites villes et des
campagnes. L’évêque Latimer, faisant sa tournée pastorale, avertit un jour qu’il
prêcherait. Le lendemain, allant à l’église, il trouva les portes closes et attendit
plus d’une heure avant qu’on apportât la clef. Enfin, un homme vint et lui dit :
« Messire, ce jour est un jour de grande occupation pour nous ; nous ne pouvons vous
entendre, c’est le jour de Robin Hood ; tous les gens de la paroisse sont au loin à
couper des branches pour Robin Hood ; ce n’est pas la peine de les attendre. » —
L’évêque fut obligé de quitter son costume ecclésiastique, et de continuer sa route,
laissant sa place aux archers habillés de vert, qui jouaient sur un théâtre de
feuillée les rôles de Robin Hood, de Petit-Jean et de sa bande. En effet, c’est le
héros national : Saxon d’abord, et armé en guerre contre les gens de loi, « contre les
évêques et archevêques », dont les juridictions sont si pesantes ; généreux de plus,
et donnant à un pauvre chevalier ruiné des habits, un cheval et de l’argent pour
racheter sa terre engagée à un
abbé rapace ;
compatissant d’ailleurs et bon envers le pauvre monde, recommandant à ses gens de ne
pas faire de mal aux yeomen ni aux laboureurs ; mais par-dessus tout hasardeux, hardi,
fier, allant tirer de l’arc sous les yeux du shérif et à sa barbe, et prompt aux
coups, soit pour les embourser, soit pour les rendre. Il a tué quatorze forestiers sur
quinze qui voulaient le prendre ; il tue le shérif, le juge, le portier de la ville ;
il en tuera bien d’autres ; tout cela joyeusement, gaillardement, en brave garçon qui
mange bien, qui a la peau dure, qui vit en plein air, et en qui surabonde la vie
animale. « Quand le taillis est brillant et que l’herbe est belle — et les feuilles
larges et longues, — il est gai en se promenant dans la belle forêt — d’entendre les
petits oiseaux chanter. » Ainsi commencent quantité de ballades, et ce beau temps qui
donne aux cerfs et aux taureaux l’envie de foncer en avant avec leurs cornes, donne à
ceux-ci l’idée d’aller échanger des coups d’épée ou de bâton. Robin a rêvé que deux
yeomen le rossaient, il veut aller les chercher, et repousse avec colère Petit-Jean,
qui s’offre pour aller en avant. « Combien de fois m’est-il arrivé d’envoyer mes
hommes en avant, — et rester moi-même en arrière ! — N’était la peur de faire
éclater mon arc, — Jean, je te casserais la tête. » Il va donc seul, et rencontre le
robuste yeomen, Gui de Gisborne. « Quiconque n’eût été ni leur allié ni leur parent,
— eût eu un bien beau spectacle, — de voir comment les deux yeomen arrivèrent l’un
contre l’autre — avec leurs lames brunes et brillantes ; — de
voir comment les deux yeomen se combattirent — deux heures d’un
jour d’été. — Et tout ce temps, ni Robin Hood, ni messire Guy, — ne songèrent à
fuir143. » Vous voyez que Guy le yeoman est aussi brave que
Robin Hood : il est venu le chercher dans le bois, et tire de l’arc presque aussi bien
que lui. C’est que cette vieille poésie populaire n’est pas l’éloge d’un bandit isole,
mais de toute une classe, la yeomanry. « Dieu fasse miséricorde à l’âme de Robin
Hood, — et sauve tous les bons yeomen ! » Ainsi finissent beaucoup de ballades. Le
yeomen vaillant, dur aux coups, bon tireur, expert au jeu de l’épée et du bâton, est
le
favori. Il y a là une redoutable bourgeoisie armée
et habituée à se servir de ses armes. Regardez-les à l’œuvre : « Ce serait une honte
de t’attaquer, dit le joyeux Robin au garde144, nous sommes trois, et tu es seul. » L’autre n’a pas peur, « il
fait en arrière un saut de trente pieds, — même un saut de trente et un pieds, —
s’appuie le dos contre une broussaille, — et le pied contre une pierre — il combat
ainsi toute une longue journée, — toute une longue journée d’été, — jusqu’à ce que
leurs épées se soient brisées entre leurs mains sur leurs larges boucliers145. » Souvent même Robin n’a pas l’avantage.
Arthur le hardi tanneur, « avec son bâton de huit pieds et demi, qui aurait abattu un
veau », combat contre Robin deux heures durant ; le sang coule, ils se sont fendu la
tête, ils sont « comme des sangliers à la chasse. » Robin enchanté lui dit que
dorénavant il peut passer sans payer dans la forêt. « Grand merci pour rien, répond
l’autre, j’ai gagné mon passage — et j’en rends grâce à mon bâton, non à toi. » — Qui
es-tu donc ? demande Robin. — « Je suis un tanneur, répliqua le vaillant Arthur ; —
j’ai travaillé longtemps
à Nottingham, — et si tu
veux y venir, je jure et fais vœu — que je tannerai ta peau pour rien. » — « Grand
merci, mon brave, dit le joyeux Robin, — puisque tu es si bon et si libéral ; — et si
tu veux tanner ma peau pour rien — j’en ferai autant pour la tienne146. » Sur ces
offres gracieuses, ils s’embrassent ;
un franc
échange de loyales gourmades les prépare toujours à l’amitié. — C’est ainsi que Robin
a essayé Petit-Jean, qu’il aima depuis toute sa vie. Petit-Jean avait sept pieds de
haut, et se trouvant sur un pont, refusait de céder la place. L’honnête Robin ne
voulut pas se servir contre lui de son arc, alla couper un bâton, long de sept pieds,
et ils convinrent amicalement de combattre sur le pont jusqu’à ce que l’un d’eux
tombât à l’eau. Ils frappent et cognent tellement « que leurs os résonnent » ; à la
fin, c’est Robin qui tombe, et il n’en a que plus d’estime pour Petit-Jean. Une autre
fois, ayant une épée, il est rossé par un chaudronnier qui n’a qu’un bâton ; plein
d’admiration, il lui donne cent livres. Une fois c’est par un potier qui refuse le
péage, une autre fois c’est par un berger. Ils se battent ainsi par passe-temps ;
leurs boxeurs encore aujourd’hui, avant chaque assaut, se donnent amicalement la
main ; on s’assomme en ce pays, honorablement, sans rancune, ni fureur, ni honte. Les
dents cassées, les yeux pochés, les côtes enfoncées n’exigent pas de vengeance
meurtrière ; il paraît que les os sont plus solides et les nerfs moins sensibles ici
qu’ailleurs. Les meurtrissures une fois données et reçues, ils se prennent par la main
et dansent ensemble
sur l’herbe verte147. « Trois hommes
joyeux, trois hommes joyeux, nous étions trois hommes joyeux. » Comptez, de plus, que
ces gens-là, dans chaque paroisse, s’exercent tous les dimanches à l’arc, et sont les
premiers archers du monde, que, dès la fin du quatorzième siècle, l’affranchissement
universel des vilains multiplie énormément leur nombre, et vous comprendrez comment à
travers tous les tiraillements et tous les changements des grands pouvoirs du centre,
la liberté du sujet subsiste. Après tout, la seule garantie permanente et invincible,
en tout pays et sous toute constitution, c’est ce discours intérieur que beaucoup
d’hommes se font, et qu’on sait qu’ils se font : « Si quelqu’un touche mon bien, entre
dans ma maison, se met sur mon chemin et me moleste, qu’il prenne garde ; j’ai de la
patience, mais j’ai aussi de bons bras, de bons camarades, une bonne lame, et, à
certains moments, la résolution ferme, coûte que coûte, de lui planter ma lame
jusqu’au manche dans le gosier. »
Ainsi pensait sir John Fortescue, chancelier d’Angleterre sous Henri VI, exilé en
France pendant la guerre des Deux Roses, un des plus anciens prosateurs, et le premier
qui ait jugé et expliqué la constitution de son
pays148. « C’est la lâcheté,
dit-il, et le manque de cœur et de courage qui empêche les Français de se soulever, et
non la pauvreté149. Aucun Français n’a ce courage comme un
Anglais. On a souvent vu en Angleterre trois ou quatre bandits, par pauvreté, se jeter
sur sept ou huit hommes honnêtes, et les voler tous ; mais on n’a point vu en France
sept ou huit bandits assez hardis pour voler trois ou quatre hommes honnêtes. C’est
pourquoi il est tout à fait rare que des Français soient pendus pour vol à main armée,
car ils n’ont point le cœur de faire une action si terrible. Aussi y a-t-il plus
d’hommes pendus en Angleterre en un an pour vol à main armée et pour meurtre, qu’il y
en a de pendus en France pour la même espèce de crime en sept ans… Si l’Anglais est
pauvre et voit un autre homme ayant des richesses qu’on puisse lui prendre par force,
il ne manquera pas de le faire, à moins qu’il ne soit lui-même tout à fait
honnête150. » Ceci jette un jour subit et terrible sur l’état
violent de cette société armée
où les coups de main
sont journaliers, et où chacun riche ou pauvre, vit la main sur la garde de son épée.
Il y a sous Édouard Ier de grandes bandes de malfaiteurs qui
courent le pays et combattent quand on veut les prendre ; il faut que les habitants de
la ville s’attroupent, et aussi ceux des villes voisines, « avec des cris et des
huées », pour les poursuivre et les saisir. Il y a sous Édouard III des barons qui
chevauchent avec de grandes escortes d’hommes d’armes et d’archers, « occupant les
manoirs, enlevant les dames et les demoiselles, mutilant, tuant, rançonnant les gens
jusque dans leurs maisons, comme si c’était en pays ennemi, et quelquefois venant
devant les juges aux sessions, en telle façon, et en si grande force que les juges
sont effrayés et n’osent faire justice151. » Lisez les lettres de la famille Paston, sous
Henri VI et Édouard IV, et vous verrez comment la guerre privée est à chaque porte,
comme il faut se munir d’hommes et d’armes, être debout pour défendre son bien,
compter sur soi, sur sa vigueur et son courage. C’est cet excès de vigueur et cette
promptitude aux coups qui, après leurs victoires en France, les a poussés l’un contre
l’autre en Angleterre, dans les boucheries des Deux Roses. Les
étrangers qui les voient sont étonnés de leur force de corps et de
cœur, « des grandes pièces de bœuf » qui alimentent leurs muscles, de leurs habitudes
militaires, de leur farouche obstination « de bêtes sauvages152. » Ils ressemblent à
leurs bouledogues, race indomptable, qui, dans la folie de leur courage, « vont les
yeux fermés se jeter dans la gueule d’un ours de Russie, et se font écraser la tête
comme une pomme pourrie. » Cet étrange état d’une société militante, si plein de
dangers et qui exige tant d’efforts, ne les effraye pas. Le roi Édouard, ayant ordonné
de mettre les perturbateurs en prison sans procédure, et ne point les relâcher sous
caution ni autrement, les communes déclarent l’ordonnance « horriblement vexatoire »,
réclament, refusent d’être trop protégées. Moins de paix, mais plus d’indépendance.
Ils maintiennent les garanties du sujet aux dépens de la sécurité du public et
préfèrent la liberté turbulente à l’ordre arbitraire : mieux vaut souffrir des
maraudeurs qu’on peut combattre que des prévôts sous lesquels il faudrait plier.
C’est cette fière et persistante pensée qui produit et conduit tout le livre de
Fortescue. « Il y a deux sortes de royautés, dit-il, desquelles l’une est le
gouvernement royal et absolu, l’autre est le gouvernement royal et
constitutionnel153. » Le premier est établi en France, le second en
Angleterre. « Et ils diffèrent en
cela que le premier
peut gouverner ses peuples par des lois qu’il fera lui-même, et ainsi mettre sur eux
des tailles et autres impositions, telles qu’il voudra, sans leur consentement. Le
second ne peut pas gouverner ses peuples par d’autres lois que par celles qu’ils ont
consenties ; et ainsi ne peut mettre sur eux des impositions sans leur
consentement154. » Dans un État comme celui-ci,
c’est la volonté du peuple qui est « la première chose vivante, et qui envoie le sang
dans la tête et dans tous les membres du corps politique… Et de même que la tête du
corps physique ne peut changer ses nerfs, ni refuser à ses membres les forces et le
sang qui doit les alimenter, de même le roi qui est la tête du corps politique ne peut
changer les lois de ce corps, ni enlever à son peuple sa substance lorsque celui-ci
réclame et refuse… Un roi de cette sorte n’a été élevé à sa dignité que pour protéger
les sujets de la loi, leurs corps et leurs biens, et le peuple ne lui a délégué de
pouvoir que pour cet objet ; il ne lui est pas permis d’en exercer un autre155. »
Voici
donc, dès le quinzième siècle, toutes les idées
de Locke ; tant la pratique est puissante à suggérer la théorie ! tant la jouissance
de la liberté fait vite découvrir aux hommes la nature de la liberté ! Fortescue va
plus loin : il oppose, pied à pied, la loi romaine, héritage des peuples latins, à la
loi anglaise, héritage des peuples teutoniques : l’une, œuvre de princes absolus, et
toute portée à sacrifier l’individu ; l’autre, œuvre de la volonté commune, et toute
portée à protéger la personne. Il oppose les maximes des juris-consultes impériaux qui
accordent « force de loi à tout ce qu’a décidé le prince », aux statuts d’Angleterre
« qui, bien loin d’être établis par la volonté du
prince, sont décrétés du consentement de tout le royaume, par la sagesse de plus de
trois cents hommes élus, en sorte qu’ils ne peuvent nuire au peuple ni manquer de lui
être avantageux. » Il oppose la nomination arbitraire des fonctionnaires impériaux à
l’élection du shérif qui, chaque année, pour chaque comté, est choisi par le roi entre
trois chevaliers ou écuyers du comté désignés par le Conseil des Lords spirituels et
temporels, des justices, des barons de l’Échiquier et d’autres
grands officiers. Il oppose la procédure romaine, qui se contente de deux témoignages
pour condamner un homme, au jury, aux trois récusations permises, aux admirables
garanties d’équité dont l’honnêteté, le nombre, la réputation et la condition des
jurés entourent la sentence. Ainsi protégées, les communes d’Angleterre ne peuvent
manquer d’être florissantes. Considérez, au contraire, dit-il au jeune
prince qu’il instruit, l’état des communes en France. Par les
tailles, la gabelle, les impôts sur le vin, les logements des gens de guerre, elles
sont réduites à l’extrême misère. « Vous les avez vues en voyageant… Elles sont si
appauvries et détruites, qu’elles ne peuvent presque pas vivre : ils boivent de l’eau,
ils mangent des pommes avec du pain bien brun fait de seigle. Ils ne mangent pas de
viande, si ce n’est rarement un peu de lard, ou quelque chose des entrailles et de la
tête des bêtes tuées pour les nobles et les marchands… Les gens d’armes leur mangent
leurs volailles, tellement qu’il leur reste à peine les œufs, qui sont pour eux un
très-grand régal. Ils ne portent point de laine, hormis un pauvre gilet sous leur
vêtement de dessus, qui est fait de grosse toile et qu’ils appellent une blouse. Leurs
culottes sont de toile pareille, et ne passent pas le genou, en sorte que le reste de
la jambe est nu. Leurs femmes et leurs enfants vont pieds nus… Car plusieurs d’entre
eux qui avaient coutume de payer chaque année à leur seigneur un écu pour leur terre,
payent maintenant au roi, par-dessus cet écu, cinq écus. C’est pourquoi ils sont
contraints par nécessité de tellement veiller, travailler, fouiller le sol pour vivre,
que leur corps est tout appauvri et leur espèce réduite à néant. Ils vont courbés et
sont faibles, et ne sont pas capables de combattre et de défendre le royaume ; ils
n’ont point d’armes non plus, ni d’argent pour en acheter156. »
« Voilà les fruits du gouvernement absolu. Mais,
béni soit Dieu ! notre terre est régie par une meilleure loi, et, à cause de cela, le
peuple de ce pays n’est point dans une telle pénurie ; les gens n’y sont point non
plus maltraités dans leurs personnes ; mais ils sont riches, et ont toutes les choses
nécessaires pour l’entretien de leur corps. C’est pourquoi ils sont puissants et
capables de résister aux adversaires du royaume qui leur font ou voudront leur faire
tort. Et ceci est le fruit de ce jus politicum et regale sous lequel
nous vivons… Tout habitant de ce royaume jouit des fruits que lui produit sa terre, ou
que lui rapportent ses bêtes, et aussi de tous les profits qu’il peut faire
par son industrie propre ou par celle d’autrui, sur
terre et sur mer ; il en use à son gré, et personne ne l’en empêche, par rapine ou
injustice, sans lui faire une juste compensation157… Il n’est point appelé en
justice, sinon devant les juges ordinaires et selon la loi du pays, ni saisi dans ses
possessions ou dans ses biens-meubles, ni arrêté pour un crime, si grand ou si énorme
qu’il soit, sinon selon la loi du pays et devant les juges susdits… C’est pourquoi les
gens de ce pays sont bien fournis d’or et d’argent et de toutes les choses nécessaires
à la vie. Ils ne boivent point d’eau, si ce n’est par pénitence ; ils mangent
abondamment de toutes les sortes de chairs et de poissons. Ils ont des étoffes de
bonne laine pour tous leurs vêtements ; même ils ont quantité de couvertures dans
leurs maisons, et de toutes les choses qu’on fait en laine ; ils sont riches en
mobiliers, en instruments de culture, et en toutes les choses qui servent à mener une
vie tranquille et heureuse, chacun selon son état. » Tout cela vient de la
constitution du pays, et de la distribution de la terre. Tandis que dans les autres
contrées on ne trouve qu’une populace de pauvres et ça et là quelques seigneurs,
l’Angleterre est si couverte et remplie de possesseurs de terres et de champs, « qu’il
n’y a point de domaine si petit qui ne renferme un chevalier, un écuyer, ou quelque
propriétaire, comme ceux qu’on appelle franklins, enrichi de grandes possessions, et
aussi d’autres francs
tenanciers, et beaucoup de
yeomen capables, par leurs revenus, de faire un jury dans la forme ci-dessus
mentionnée. Car il y a dans ce pays plusieurs yeomen qui peuvent dépenser plus de six
cents écus par an. » Ce sont eux qui sont la substance du pays158.
« Ils sont très-supérieurs159, dit un autre
auteur au siècle suivant, aux simples laboureurs et aux journaliers. Ils ont de bonnes
maisons où ils vivent à l’aise et travaillent pour s’enrichir. La plupart sont des
fermiers qui entretiennent eux-mêmes plusieurs domestiques. C’est cette classe
d’hommes qui s’est rendue jadis si redoutable aux Français, et, bien qu’ils ne soient
appelés ni maîtres ni messires, comme les gentilshommes et les
chevaliers, mais simplement Jean et Thomas, ils ont rendu de
grands services dans nos guerres. Nos rois, ont livré avec eux huit batailles, et se
tenaient dans leurs rangs qui formaient l’infanterie de nos armées, tandis que les
rois de France se tenaient au milieu de leur cavalerie ; le prince montrait ainsi des
deux parts où était la principale force. » De pareils hommes, dit Fortescue, peuvent
faire un vrai jury, et aussi voter, résister, s’associer, accomplir toutes les actions
par lesquelles subsiste un gouvernement libre ; car ils sont nombreux dans chaque
canton ; ils ne sont point « abrutis », comme les paysans craintifs de France ; ils
ont leur honneur et celui de leur famille à conserver », ils sont bien approvisionnés
d’armes, ils se souviennent qu’ils ont gagné des batailles en France160.
Telle est la classe obscure
encore, mais chaque siècle plus riche et plus puissante, qui, fondée par
l’aristocratie saxonne rabaissée et soutenue par le caractère saxon conservé, a fini,
sous la conduite de la petite noblesse normande et sous le patronage de la grande
noblesse normande, par établir et asseoir une constitution libre et une nation digne
de la liberté.
Quand des hommes sont, comme ceux-ci, doués d’un naturel sérieux, munis d’un esprit
décidé, et pourvus d’habitudes indépendantes, ils s’occupent de leur conscience comme
de leurs affaires, et finissent par mettre la main dans l’Église comme dans l’État. Il
y a déjà longtemps que les exactions de la cour romaine ont provoqué les réclamations
publiques161 et que le haut clergé est impopulaire ; on se plaint que les
plus grands bénéfices soient livrés par le pape à des étrangers qui ne résident pas ;
que tel Italien inconnu en Angleterre possède à lui seul cinquante à soixante
bénéfices en Angleterre ; que l’argent anglais coule à flots vers Rome, et que les
clercs, n’étant plus
jugés que par les clercs, se
livrent à leurs vices et abusent de l’impunité. Dans les premières années de
Henri III, on comptait près de cent homicides commis par des prêtres encore vivants.
Au commencement du quatorzième siècle, le revenu ecclésiastique était douze fois plus
grand que le revenu civil. Environ la moitié du sol était aux mains du clergé. À la
fin du siècle, les communes déclarent que les taxes payées à l’Église sont cinq fois
plus grandes que les taxes payées à la couronne, et, quelques années après162, considérant
que les biens du clergé ne lui servent qu’à vivre dans l’oisiveté et dans le luxe,
elles proposent de les confisquer au profit du public. Déjà l’idée de la Réforme avait
percé. On se souvient que, dans les ballades, le héros populaire, Robin Hood, ordonne
à ses gens d’épargner les yeomen, les gens de travail, même les chevaliers, s’ils sont
« bons garçons », mais de ne jamais faire grâce aux abbés ni aux évêques. Les prélats
pèsent durement sur le peuple par leurs droits, leurs tribunaux et leurs dîmes, et,
tout d’un coup, parmi les bavardages agréables ou les radotages monotones des
versificateurs normands, on entend tonner contre eux la voix indignée d’un Saxon, d’un
homme du peuple et d’un opprimé.
C’est la vision de Piers Plowman, un paysan à
charrue163, écrite, dit-on, par un prêtre séculier d’Oxford. Sans
doute, les traces du goût français y sont visibles ; il n’en saurait être autrement ;
les gens d’en bas ne peuvent jamais se défendre tout à fait d’imiter les gens d’en
haut ; et les plus francs des poëtes populaires, Burns et Béranger, gardent trop
souvent le style académique. Pareillement ici, la machine à la mode, l’allégorie du
roman de la Rose, est mise en usage : on voit s’avancer, Bien-Faire, Corruption,
Avarice, Simonie, Conscience, et tout un peuple d’abstractions parlantes. Mais en
dépit de ces vains fantômes étrangers, le corps du poëme est national et vivant.
L’antique langage reparaît en partie, et l’antique mètre reparaît tout à fait ; plus
de rimes, mais des allitérations barbares ; plus de badinage, mais une gravité âpre,
une invective soutenue, une imagination grandiose et sombre, de lourds textes latins,
assénés comme par la main d’un protestant. Il s’est endormi sur les hauteurs de
Malverne, et là il a eu un merveilleux songe. Il a songé « qu’il était dans un
désert, — il ne put jamais savoir en quel endroit, — et comme il regardait en
l’air, — du côté du soleil, — il vit une tour sur une hauteur, — royalement bâtie,
— une profonde vallée au-dessous, — et là-dedans un donjon, — avec de profonds
fossés noirs, — et terribles à voir. » Puis, entre les deux, une grande plaine
remplie de monde, « d’hommes de
toutes sortes, —
pauvres et riches, — travaillant et s’agitent, — comme le veut le monde ; —
quelques-uns à la charrue — labouraient avec un grand effort, — pour ensemencer et
planter, — et peinaient durement, — gagnant ce que des prodigues venaient détruire
et engloutir164. »
Lugubre peinture du monde, pareille aux rêves formidables qui reviennent si souvent
chez Albert Durer et chez Luther ; les premiers réformateurs sont persuadés que la
terre est livrée au mal, que le diable y a son empire et ses officiers, que
l’Antechrist, assis sur le trône de Rome, étale les pompes ecclésiastiques pour
séduire les âmes et les précipiter dans le feu de l’enfer. De même ici l’Antechrist,
la bannière levée, entre dans un couvent : les cloches sonnent ; les moines, en
procession solennelle, vont à sa rencontre pour recevoir et pour féliciter leur
seigneur et leur père. Avec sept grands géants, les sept Péchés capitaux, il assiége
Conscience, et l’assaut est conduit par Paresse, qui mène avec elle une armée de plus
de mille prélats. Car ce sont les vices qui règnent, d’autant plus odieux qu’ils sont
dans les places saintes, et emploient au service du
diable l’église de Dieu. « La religion à présent est un beau cavalier, un coureur de
rues, — un meneur de fêtes, un acheteur de terres, — qui éperonne son palefroi, de
manoir en manoir, — avec une meute à ses talons, comme un seigneur », et se fait
servir à genoux par des valets165. Mais cette parade sacrilége n’a
qu’un temps, et Dieu met la main sur les hommes pour les avertir. Au commandement de
Conscience, voici que Nature envoie d’en haut l’escadron des fléaux et des maladies,
« fièvres et fluxions, — toux et maux de cœur, — crampes et maux de dents, —
rhumatismes et rougeoles, — teignes et gales de la tête, — inflammations et tumeurs
— et enflures brûlantes, — frénésies et maladies ignobles, — fourriers de Nature. »
Des cris partent : « Au secours ! voici la Mort terrible, — qui vient pour nous
détruire tous ! » Et les pourritures arrivent, les pustules, les pestes, les douleurs
perçantes : la Mort accourt, « brisant tout en poussière, — rois et chevaliers,
empereurs et papes. — Maint seigneur qui vivait pour le plaisir, cria haut, — mainte
aimable dame, et maîtresse de chevaliers, — pâma et mourut
dolente par les dents de la Mort166. » Ce sont là des entassements de misères
pareils à ceux que Milton a étalés dans sa vision de la vie humaine167 ; ce sont là les
tragiques peintures et les émotions dans lesquelles se complairont les réformateurs ;
il y a tel discours de Knox aux dames galantes de Marie Stuart, qui arrache aussi
brutalement la parure du cadavre humain pour en montrer l’ignominie. Déjà paraît la
conception du monde propre aux peuples du Nord, toute triste et morale. On n’est point
à l’aise en ces pays ; il y faut lutter à toute heure contre le froid, contre la
pluie. On n’y peut point vivre nonchalamment étendu sous la belle lumière, dans l’air
tiède et clair, les yeux occupés par les nobles formes et l’heureuse sérénité du
paysage. Il faut travailler pour y subsister, être attentif, exact, clore et réparer
sa maison, patauger courageusement dans la boue derrière sa charrue, allumer sa lampe
en plein jour dans son échoppe ; ce que le climat impose à l’homme d’incommodités et
ce qu’il en exige de résistances est infini.
De là la
mélancolie et l’idée du devoir. L’homme pense naturellement à la vie comme à un
combat, plus souvent encore à la noire mort qui clôt cette parade meurtrière, et fait
descendre tant de cavalcades empanachées et tumultueuses dans le silence et l’éternité
du cercueil. Tout ce monde visible est vain ; il n’y a de vrai que la vertu de
l’homme, l’énergie courageuse par laquelle il prend le commandement de lui-même, et
l’énergie généreuse par laquelle il s’emploie au service d’autrui. C’est sur ce fond
que les yeux s’attachent ; ils percent la décoration mondaine et négligent la
jouissance sensuelle, pour aller jusque-là. Par ce mouvement intérieur, le modèle
idéal est déplacé, et l’on voit jaillir une nouvelle source d’action, l’idée du juste.
Ce qui les révolte contre la pompe et l’insolence ecclésiastique, ce n’est ni l’envie
du plébéien pauvre, ni la colère de l’homme exploité, ni le besoin révolutionnaire
d’appliquer la vérité abstraite, mais la conscience ; ils tremblent de ne point faire
leur salut, s’ils restent dans une église corrompue ; ils ont peur des menaces de
Dieu, et n’osent point s’embarquer avec des guides douteux pour le grand voyage.
« Qu’est-ce que la justice, se demandait anxieusement Luther, et comment
l’aurai-je ? » Avec les mêmes inquiétudes, Piers Plowman part pour chercher
Bien-Faire, et demande à chacun de lui enseigner où il le trouvera. « Chez nous », lui
disent deux moines. « Non, dit-il, puisque l’homme juste pèche sept fois par jour,
vous péchez, et ainsi la vraie justice n’est pas chez vous. » C’est à
« l’étude et à l’écriture », comme Luther, qu’il a recours ; les
clercs parlent bien de Dieu à table et aussi de la Trinité, « en citant saint Bernard,
avec force beaux arguments pompeux, quand les ménestrels ont fini leur musique ; mais
pendant ce temps les pauvres peuvent pleurer à la porte et trembler de froid sans que
nul les soulage. » Au contraire, on crie contre eux comme après des chiens, et on les
chasse. « Tous ces grands maîtres ont Dieu à la bouche, ce sont les pauvres gens qui
l’ont dans le cœur168 », et c’est le cœur, c’est la foi
intérieure, c’est la vertu vivante qui font la religion vraie. Voilà ce que les lourds
Saxons ont commencé à découvrir ; la conscience germanique s’est éveillée et aussi le
bon sens anglais, l’énergie personnelle, la résolution de juger et de décider seul,
par soi et pour soi.
« Christ est notre tête, nous n’avons pas d’autre tête », dit un poëme attribué à
Chaucer, et qui revendique avec d’autres l’indépendance pour les consciences
chrétiennes169. « Nous aussi, nous sommes ses membres. — Il nous a dit à tous de
l’appeler notre père. — Il nous a interdit ce nom de maître ; — tous les maîtres sont
faux et méchants. » Point d’intermédiaire entre l’homme et Dieu ; les docteurs ont
beau revendiquer l’autorité pour leurs paroles, il y en a une plus autorisée, celle de
Dieu. On l’entend dès le quatorzième siècle, cette grande parole ; elle a quitté les
écoles savantes, les langues mortes, les poudreux
rayons où les clercs la laissaient dormir, recouverte par l’entassement des
et des Pères170. Wicleff a paru, et l’a traduite comme Luther, et
dans le même esprit que Luther. « Tous les chrétiens, hommes et femmes171, vieux et jeunes, dit-il dans sa préface, doivent étudier fort
le Nouveau Testament, car il a pleine autorité, et il est ouvert à l’entendement des
gens simples dans les points qui sont le plus nécessaires au salut. » Il faut que la
religion soit séculière, qu’elle sorte des mains du clergé qui l’accapare ; chacun
doit écouter et lire par lui-même la parole de Dieu ; il sera sûr qu’elle n’aura pas
été corrompue au passage ; il la sentira mieux ; bien plus, il l’entendra mieux ;
« car chaque endroit de la sainte Écriture, les clairs comme les obscurs, enseignent
la douceur et la charité. C’est pourquoi celui qui pratique la douceur et la charité a
la vraie intelligence et toute la perfection de la sainte Écriture… Ainsi, que nul
homme simple d’esprit ne s’effraye d’étudier le texte de la sainte Écriture… Et que
nul clerc ne se vante d’avoir la vraie intelligence de l’Écriture, car la vraie
intelligence de l’Écriture sans
la charité ne fait
que damner un homme plus à fond… Et l’orgueil et la convoitise des clercs sont causes
de leur aveuglement et de leur hérésie, et les privent de la vraie intelligence de
l’Écriture172. » Ce sont là les redoutables paroles qui commencent à circuler
dans les échoppes et dans les écoles ; on lit cette Bible traduite, et on la
; on juge d’après elle l’Église présente. Quels jugements ces esprits sérieux
et neufs en portèrent, avec quelle promptitude ils s’élancèrent jusqu’à la vraie
religion de leur race, c’est ce qu’on peut voir dans leur pétition au Parlement173 : Cent trente ans avant Luther, ils disaient que le pape n’est
point établi par le Christ, que les pèlerinages et le culte des images sont voisins de
l’idolâtrie, que les rites extérieurs sont sans importance, que les prêtres ne doivent
point posséder de biens temporels, que la doctrine de la transsubstantiation rend le
peuple idolâtre, que les prêtres n’ont
point le
pouvoir d’absoudre les péchés. En preuve de tout cela, ils apportaient des textes de
l’Écriture. Figurez-vous ces braves esprits, ces simples et fortes âmes, qui
commencent à lire le soir, dans leur boutique, sous leur mauvaise chandelle ; car ce
sont des hommes de boutique, un tailleur, un pelletier, un boulanger qui, côte à côte
avec quelques lettrés, se mettent à lire, bien plus à croire, et à se faire
brûler174. Quel spectacle au
quinzième siècle, et quelle promesse ! Il semble qu’avec la liberté de l’action, la
liberté de l’esprit va paraître, que ces communes vont penser, parler, que sous la
littérature officielle, imitée de France, une nouvelle littérature va paraître, et que
l’Angleterre, la vraie Angleterre, à demi muette depuis la conquête, va enfin trouver
une voix.
Elle ne l’a pas trouvée. Le roi, les pairs s’allient à l’Église, établissent des
statuts terribles, détruisent les livres, brûlent les hérétiques vivants, souvent avec
des raffinements, l’un dans un tonneau, l’autre pendu au milieu du corps par une
chaîne de fer ; le temporel du clergé était attaqué, et avec lui toute la constitution
anglaise, et de tout son poids le grand établissement d’en haut écrasa les
démolisseurs d’en bas. Obscurément, en silence, pendant que, dans les guerres des Deux
Roses, les grands s’égorgent, les communes continuent à travailler et à vivre, à se
dégager de l’Église officielle, à garder leurs libertés, à accroître
leur richesse175, mais sans
aller au-delà. Comme une énorme et longue roche qui fait le fond du sol et pourtant
n’affleure que de loin en loin, elles ne se montrent qu’à peine. Nulle grande œuvre
poétique ou religieuse ne les manifeste à la lumière. Ils ont chanté, mais leurs
ballades ignorées, puis transformées, ne nous arrivent que sous une rédaction tardive.
Ils ont prié, mais, sauf un ou deux poëmes médiocres, leur doctrine incomplète et
réprimée n’a point abouti. On voit bien par le chant, l’accent et le tour de leurs
ballades176, qu’ils sont
capables de la plus belle invention poétique ; mais leur poésie reste entre les mains
des yeomen et des joueurs de harpe. On sent bien, par la précocité et l’énergie de
leurs réclamations religieuses, qu’ils sont capables des croyances les plus
passionnées et les plus sévères ; mais leur foi demeure enfouie dans les
arrière-boutiques de quelques sectaires obscurs. Ni leur foi ni leur poésie n’a pu
atteindre son achèvement ou son issue. La Renaissance et la Réforme, qui sont les deux
explosions nationales,
sont encore lointaines, et la
littérature du temps va garder jusqu’au bout, comme la haute société anglaise,
l’empreinte presque pure de son origine française et de ses modèles étrangers.
▲