Chapitre I.
La Renaissance païenne.
Il y avait dix-sept siècles qu’une grande pensée triste avait commencé à peser sur
l’esprit de l’homme pour l’accabler, puis l’exalter et l’affaiblir, sans que jamais,
dans un si long intervalle, elle eût lâché prise. C’était l’idée de l’impuissance et
de la décadence humaine. La corruption grecque, l’oppression romaine et la
dissolution du monde antique l’avaient fait naître ; à son tour elle avait fait
naître la résignation stoïque, l’insouciance épicurienne, le mysticisme alexandrin
et l’attente chrétienne du royaume de Dieu. « Le monde est mauvais et perdu :
échappons-lui par l’insensibilité, par l’étourdissement, par l’extase. » Ainsi
parlaient les philosophies, et la religion, arrivant par-dessus elles, avait ajouté
qu’il allait finir : « Tenez-vous prêts, car le royaume de Dieu est proche. » Mille
ans durant, les ruines qui se faisaient de toutes parts vinrent incessamment
enfoncer dans les cœurs cette pensée funèbre, et quand du fond de l’imbécillité
finale et de la misère universelle l’homme féodal se releva par la force de son
courage et de son
bras, il retrouva pour entraver
sa pensée et son œuvre la conception écrasante qui, proscrivant la vie naturelle et
les espérances terrestres, érigeait en modèles l’obéissance du moine et les
langueurs de l’illuminé.
Par sa propre force, elle empira. Car le propre d’une pareille conception, comme
des misères qui l’engendrent et du découragement qu’elle consacre, c’est de
supprimer l’action personnelle et de remplacer l’invention par la soumission.
Insensiblement, dès le quatrième siècle, on voit la règle morte se substituer à la
foi vivante. Le peuple chrétien se remet aux mains du clergé, qui se remet aux mains
du pape. Les opinions chrétiennes se soumettent aux théologiens, qui se soumettent
aux Pères. La foi chrétienne se réduit à l’accomplissement des œuvres, qui se réduit
à l’accomplissement des rites. La religion, fluide aux premiers siècles, se fige en
un cristal roide, et le contact grossier des barbares vient poser par-dessus une
couche d’idolâtrie : on voit paraître la théocratie et l’inquisition, le monopole du
clergé et l’interdiction des Écritures, le culte des reliques et l’achat des
indulgences. Au lieu du christianisme, l’Église ; au lieu de la croyance libre,
l’orthodoxie imposée ; au lieu de la ferveur morale, les pratiques fixes ; au lieu
du cœur et de la pensée agissante, la discipline extérieure et machinale : ce sont
là les traits propres du moyen âge. Sous cette contrainte, la société pensante avait
cessé de penser ; la philosophie avait tourné au manuel et la poésie au radotage, et
l’homme inerte, agenouillé, remettant sa
conscience et sa conduite aux mains de son prêtre, ne semblait qu’un mannequin bon
pour réciter un catéchisme et psalmodier un chapelet236.
Enfin l’invention recommence ; elle recommence par l’effort de la société laïque
qui a rejeté la théocratie, maintenu l’État libre, et qui à présent retrouve ou
trouve une à une les industries, les sciences et les arts. Tout se renouvelle ;
l’Amérique et les Indes sont découvertes, la figure de la terre est connue, le
système du monde est annoncé, la philologie moderne est fondée, les sciences
expérimentales commencent, les arts et les littératures poussent comme une moisson,
la religion se transforme ; il n’y a point de province dans l’intelligence et dans
l’action humaines qui ne soit défrichée et fécondée par cet universel effort. Il est
si grand, que des novateurs il passe aux retardataires, et redresse un catholicisme
en face du protestantisme qu’il a dressé. Il semble que les hommes ouvrent tout d’un
coup les yeux et voient. En effet, ils entrent dans une forme d’esprit nouvelle et
supérieure. C’est le trait propre de cet âge, qu’ils ne saisissent plus les choses
par parcelles, isolément, ou par des classifications scolastiques et mécaniques,
mais d’ensemble, par des vues générales et complètes, avec cet embrassement
passionné d’un esprit
sympathique qui, placé devant
un vaste objet, le pénètre dans toutes ses parties, le tâte dans toutes ses
attaches, se l’approprie, se l’assimile, s’en imprime l’image vivante et puissante,
si vivante et si puissante qu’il est obligé de la traduire au dehors par une œuvre
d’art ou une action. Une chaleur d’âme , une imagination surabondante
et magnifique, des demi-visions, des visions entières, des artistes, des croyants,
des fondateurs, des créateurs, voilà ce qu’une pareille forme
d’esprit produit au jour ; car pour créer il faut avoir, comme Luther et saint
Ignace, comme Michel-Ange et Shakspeare, une idée non pas abstraite, partielle et
sèche, mais figurée, achevée et sensible, une vraie créature qui s’agite
intérieurement et fait effort pour apparaître à la lumière. C’est ici le grand
siècle de l’Europe et le plus admirable moment de la végétation humaine. Nous vivons
encore aujourd’hui de sa séve, et nous ne faisons que continuer sa poussée et son
effort.
Quand la puissance humaine se manifeste si clairement en œuvres si grandes, rien
d’étonnant si le modèle idéal change et si l’antique idée païenne reparaît. Elle
reparaît amenant avec soi le culte de la beauté et de la force ; en Italie d’abord ;
car de tous les pays d’Europe c’est le plus païen, le plus voisin de la civilisation
antique ; puis de là en France
et en Espagne, en
Flandre237, même en Allemagne, pour gagner enfin
l’Angleterre. Comment se fait-il qu’elle se , et quelle est la révolution
advenue dans les mœurs qui de toutes parts en ce moment réunit tous les hommes dans
un sentiment qu’ils avaient oublié depuis quinze cents ans ? C’est que la condition
des hommes s’améliore et qu’ils le sentent. Toujours le modèle idéal exprime la
situation réelle, et les créatures de l’imagination, comme les conceptions de
l’esprit, ne font que manifester l’état de la société et le degré du bien-être ; il
y a une correspondance fixe entre ce que l’homme admire et ce que l’homme est. Tant
que la misère est accablante, la décadence visible ou l’espérance fermée, il est
enclin à maudire la vie terrestre et à chercher des consolations dans un autre
monde. Sitôt que sa souffrance s’allége, que sa puissance se manifeste, que ses
perspectives s’élargissent, il recommence à aimer la vie présente, à prendre
confiance en lui-même, à aimer et célébrer l’énergie, le génie, toutes les facultés
efficaces qui travaillent pour lui procurer le bonheur. Vers la vingtième année
d’Élisabeth, les nobles quittent le bouclier et l’épée à deux mains pour la
rapière238 : petit fait
presque imperceptible, énorme cependant, car il est pareil au changement
qui, il y a soixante ans, nous a fait quitter l’épée
de cour pour nous laisser les bras ballants dans notre habit noir. En effet, c’est
alors le régime féodal qui finit et la vie de cour qui commence, comme c’est
aujourd’hui la vie de cour qui vient de finir et le régime démocratique qui vient de
commencer. Avec l’épée à deux mains, la lourde armure complète, les donjons féodaux,
les guerres privées, le désordre permanent, tous les fléaux du moyen âge reculent et
s’effacent dans le passé. L’Anglais est sorti de la guerre des deux Roses. Il ne
court plus le danger d’être demain pillé comme riche, après-demain pendu comme
traître ; il n’a plus besoin de fourbir son armure, de faire des ligues avec les
gens puissants, de s’approvisionner pour l’hiver, de ramasser des hommes d’armes, de
courir la campagne pour piller et pendre les autres239. La monarchie, en Angleterre comme dans toute
l’Europe, a mis la paix dans la société240, et avec la paix paraissent les arts utiles. Le
bien-être domestique suit la sécurité civile, et l’homme, mieux fourni dans sa
maison, mieux protégé dans sa bourgade, peut prendre goût à la vie terrestre qu’il
transforme et va transformer.
Vers la fin du quinzième siècle241, le
branle est
donné ; le commerce et l’industrie des
laines s’accroissent soudainement, et si énormément que les terres à blé sont
changées en prairies, « que tout est pris pour les pâturages242 »,
et que dès 1553 quarante mille pièces de drap sont exportées en un an par des
vaisseaux du pays. C’est là déjà l’Angleterre telle que nous la voyons aujourd’hui,
contrée de prairies, toute verte, coupée de haies, parsemée de bétail, navigatrice,
manufacturière, opulente, avec un peuple de travailleurs nourris de viande, qui
l’enrichissent en s’enrichissant. Ils améliorent si bien l’agriculture, qu’au bout
de cent ans243 le produit de l’acre
est doublé. Ils multiplient si fort, qu’en deux cents ans244 la population double. Ils s’enrichissent tellement
qu’au commencement de Charles Ier la chambre des Communes est
trois fois plus riche que la chambre des Lords. La ruine245 d’Anvers par le duc de Parme leur
envoie « le tiers des marchands et des manufacturiers, qui fabriquaient les soies,
les damas, les bas, les taffetas, les serges. » La défaite de l’Armada et la
décadence de l’Espagne ouvrent toutes les mers à leur marine246. La ruche
laborieuse, qui sait oser,
essayer, explorer, agir
par bandes, et toujours fructueusement, va commencer ses profits et ses voyages et
bourdonner par tout l’univers.
Au bas et au sommet de la société, dans toutes les parties de la vie, à tous les
degrés de la condition humaine, ce bien-être nouveau devenait visible. En 1533,
considérant « que les rues de Londres étaient sales, remplies de bourbiers et de
fondrières, et que beaucoup de personnes, tant à pied qu’à cheval, couraient risque
de s’y blesser et y avaient presque péri », Henri VIII faisait commencer le pavage
de Londres247.
De nouvelles rues couvraient les terrains vides où les jeunes gens venaient
autrefois courir et lutter. Tous les ans on voyait croître le nombre des tavernes,
des théâtres, des salles où l’on fumait, où l’on jouait, où l’on donnait des combats
d’ours. Avant Élisabeth, les maisons des gentilshommes de campagne n’étaient guère
que des chaumières couvertes de paille, recrépies de la plus grossière glaise, et
éclairées seulement par des treillages. « Au contraire, dit Harrison (1580), celles
qu’on a bâties récemment le sont ordinairement de briques, de pierres dures ou de
toutes deux, les chambres larges et belles, et les bâtiments de l’office plus
éloignés des chambres. » Pour les anciennes maisons de bois, on les recouvrait du
plâtre le plus fin, lequel, « outre la délectable
blancheur de la matière elle-même, est étendu en couches si unies et si douces, que
rien, à mon avis, ne saurait être fait avec plus de délicatesse248 ».
Cette admiration naïve montre de quels taudis on sortait. Voici qu’enfin on emploie
le verre pour les fenêtres ; les murs nus sont tendus de tapisseries où les
visiteurs contemplent avec bonheur et étonnement des herbes, des animaux, des
figures ; on commence à faire usage des poêles, et l’on éprouve le plaisir inconnu
d’avoir chaud.
« Trois choses, dit Harrison, sont à remarquer chez les fermiers. La première est
la multitude des cheminées nouvellement bâties. Dans leur jeune âge, il n’y en
avait pas plus de deux, ou tout au plus trois dans la plupart des villes de
l’intérieur du royaume. La seconde est l’amélioration des ameublements, qui est
grande, quoique non encore générale ; car, disent-ils, nos pères (oui, et
nous-mêmes aussi), nous avons couché bien souvent dans des grabats de paille, sur
de grosses nattes, avec un drap seulement, avec des couvertures faites de poils
grossiers ou de lambeaux recousus, et une bonne bûche ronde sous notre tête pour
traversin ou oreiller. S’il arrivait que le maître du logis, dans les sept années
qui suivaient son mariage, eût acheté un matelas ou un lit de bourre, et aussi un
sac de paille pour reposer sa tête, il se croyait aussi bien logé que le
seigneur de la ville… Les oreillers, disaient-ils, ne semblaient faits que pour
les femmes en couches. La troisième chose est le changement de la vaisselle de
bois en pots d’étain, et des cueillers de bois en argent ou en étain ; car si
commune était dans l’ancien temps cette vaisselle de bois,
qu’un homme aurait eu de la peine à trouver quatre pièces
d’étain (desquelles peut-être une salière) dans la maison d’un bon fermier. »
Ce n’est pas la possession, c’est l’acquisition qui donne aux hommes la joie et le
sentiment de leur force ; ils remarquent davantage un petit bonheur qui est nouveau
qu’un grand bonheur qui est ancien ; ce n’est pas quand tout est bien, c’est quand
tout est mieux qu’ils voient la vie en beau et sont tentés d’en faire une fête.
C’est pourquoi, en ce moment, ils en font une fête, une magnifique parade, si
semblable à un tableau, qu’elle produit la peinture en Italie, si semblable à une
représentation, qu’elle produit le drame en Angleterre. À présent que la hache et
l’épée des guerres civiles ont abattu la noblesse indépendante, et que l’abolition
du droit de maintenance a ruiné la petite royauté solitaire de chaque grand baron
féodal, les seigneurs quittent leurs noirs châteaux, forteresses crénelées,
entourées d’eaux stagnantes, percées d’étroites fenêtres, sortes de cuirasses de
pierre qui n’étaient bonnes qu’à garder la vie de leurs maîtres. Ils affluent dans
les nouveaux palais à dômes et à tourelles, couverts d’ornements tourmentés et
multipliés, garnis de terrasses et d’escaliers monumentaux, munis de jardins, de
jets d’eau, de statues, palais de Henri VIII et d’Élisabeth, demi-gothiques et
demi-italiens249,
dont la commodité, l’éclat,
la symétrie annoncent
déjà des habitudes de société et le goût du plaisir. Ils viennent à la cour, ils
quittent leurs mœurs : les quatre repas qui suffisaient à peine à la voracité
antique se réduisent à deux ; les gentilshommes sont bientôt des raffinés, qui
mettent leur gloire dans la recherche et la singularité de leurs amusements et de
leur parure. On les voit se vêtir magnifiquement d’étoffes éclatantes, avec le luxe
de gens qui, pour la première fois, froissent la soie et font chatoyer l’or :
pourpoints de satin écarlate, manteaux de zibeline de mille ducats, souliers de
velours brodés d’or et d’argent, couverts de roses ou de rubans, bottes à collets
rabattus d’où sortent des flots de dentelles, brodées de figures d’oiseaux,
d’animaux, de constellations, de fleurs en argent, en or, en pierres précieuses,
chemises ornementées qui coûtent dix livres sterling. « C’est une chose ordinaire de
mettre mille chèvres et cent bœufs à un habit et de porter tout un manoir sur son
dos250. » Les habits de ce temps ressemblent à des châsses. Quand Élisabeth
mourut, on trouva trois mille habillements dans ses garde-robes. Faut-il parler des
gigantesques collerettes des dames, de leurs robes bouffantes, de leurs corsages
tout roides de diamants ? Singulier signe du temps, les hommes étaient plus
changeants et plus parés qu’elles. « Telle est notre inconstance, dit Harrison,
qu’aujourd’hui on n’aime rien que la mode espagnole, tandis que demain on ne
trouve élégants et agréables que les colifichets
français. Un peu plus tard, il n’y a d’habits que ceux qui sont dans le goût
allemand. Tantôt c’est la façon turque que généralement on préfère, tantôt ce sont
les robes mauresques, les manches barbaresques et les culottes courtes françaises.
Et si les modes sont diverses, ce serait un monde que de dire le prix, la recherche,
l’excès, la vanité, la pompe, la variété, et finalement l’instabilité et la folie
qu’on rencontre à tous les étages. » Folie soit, mais poésie aussi. Il y a autre
chose qu’un amusement de freluquets dans cette mascarade splendide de costumes. Le
trop-plein de la séve intérieure se répand de ce côté, comme aussi dans les drames
et les poëmes. C’est une verve d’artistes qui les mène. Il y a une pousse incroyable
de formes vivantes dans leurs cervelles. Ils font comme leurs graveurs, qui, dans
leurs frontispices, prodiguent les fruits, les fleurs, les figures agissantes, les
animaux, les dieux, et versent et entassent tout le trésor de la nature sur tous les
coins de leur papier. Ils ont besoin de jouir du beau ; ils veulent être heureux par
les yeux ; ils sentent naturellement par contre-coup le relief et l’énergie de
toutes les formes. Depuis l’avénement de Henri VIII jusqu’à la mort de Jacques Ier on ne voit que processions, tournois, entrées de villes,
mascarades. Ce sont d’abord les banquets royaux, l’étalage des couronnements, les
larges et bruyants plaisirs de Henri VIII. Wolsey lui donne des fêtes251 « de façon si
coûteuse et si splendide, que c’est un ciel de les regarder. Il n’y manque ni
dames ni demoiselles bien habiles et bien adroites pour danser avec les seigneurs
masqués ou pour garnir la salle au moment qu’il faut. Il y a aussi toute sorte de
musique et d’harmonie, avec de belles voix d’hommes et d’enfants. « Le roi vient un
jour le surprendre à table, suivi de douze seigneurs déguisés en bergers avec des
habits de drap d’or et de satin cramoisi, précédé de porteurs de torches, « avec un
tel bruit de tambours et de flûtes, que rarement on en vit de pareil252. » Sur-le-champ on sert un
nouveau banquet « de deux cents plats différents, très-recherchés et d’invention
coûteuse. Et ainsi ils passent la nuit, banquetant, dansant, et en d’autres
réjouissances, au grand contentement du roi et de la noblesse assemblée. » Comptez,
si vous pouvez253, les
fêtes mythologiques, les réceptions théâtrales, les opéras joués en plein air pour
Élisabeth, Jacques et leurs grands seigneurs. À Kenilworth les fêtes durèrent
dix-neuf jours. Tout y est : pédanteries, nouveautés, jeux populaires, spectacles
sanglants, farces grossières, tours de force et d’adresse, allégories, mythologie,
chevalerie, commémorations rustiques et nationales. En pareil temps, dans cet élan
universel et dans ce subit épanouissement, les hommes s’intéressent à eux-mêmes,
trouvent leur vie belle, digne d’être représentée et mise en scène tout entière ;
ils jouent avec elle, ils jouissent en la voyant, ils en aiment les hauts, les bas,
ils en font un objet d’art. La reine est reçue
par une sibylle, puis par des géants du temps d’Arthur, puis par la Dame du Lac.
Sylvain, Pomone, Cérès et Bacchus, chaque divinité tour à tour lui présente les
prémices de son royaume. Le lendemain, un homme sauvage, vêtu de mousse et de
lierre, dialogue devant elle et en son honneur avec Écho. On fait combattre treize
ours contre des chiens. Un sauteur italien fait des tours merveilleux devant toute
la compagnie. La reine assiste à un mariage rustique, puis à une sorte de combat
comique entre les paysans de Coventry, qui représentent la défaite des Danois. Au
moment où elle revient de la chasse, Triton, sortant du lac, la supplie, au nom de
Neptune, de délivrer la Dame enchantée, poursuivie par sir Bruce Sans-Pitié.
Aussitôt la Dame apparaît, entourée de nymphes, bientôt suivie de Protée que porte
un énorme dauphin. Cachée dans le dauphin, une troupe de musiciens chante avec le
chœur des divinités marines les louanges de la puissante, de la belle, de la chaste
reine d’Angleterre. — Vous voyez que la comédie n’est pas seulement au théâtre ;
les grands et la reine elle-même deviennent acteurs. Les besoins de l’imagination
sont si vifs que la cour devient une scène. Sous Jacques Ier,
tous les ans, au jour des Rois, la reine, les principales dames et les premiers
nobles jouaient un opéra, appelé Masque, sorte d’allégorie mêlée
de danses, rehaussée par des décorations et des costumes éclatants, et dont les
tableaux mythologiques de Rubens peuvent seuls indiquer la splendeur. « Des lords
vêtus à la façon
des statues antiques, portant sur
la tête des couronnes persanes, avec des enroulements d’or tournés en dedans, le
front ceint d’un bandeau de gaze incarnat et argent ; le justaucorps en drap
incarnat d’argent coupé de manière à dessiner le nu, à la façon de la cuirasse
grecque, rattaché sur la poitrine par une large ceinture de drap d’or brodé qui
s’agrafait avec des bijoux ; les manteaux de soie colorée, les uns couleur du ciel,
les autres couleur de perle, les autres couleur de flamme ou bronzés254 : les dames en corsage de drap
blanc d’argent, brodé de figures de paons et de fruits ; au-dessous, un vêtement
lâche, froncé, incarnat, rayé d’argent, divisé par une ceinture d’or, et, sous
celui-ci, un autre vêtement flottant de drap azuré d’argent, galonné d’or ; leurs
cheveux négligemment noués sous une riche et précieuse couronne ornée de toutes
sortes de diamants choisis ; sur le haut, un voile transparent qui tombait jusqu’à
terre ; leurs chaussures d’azur et d’or garnies de rubis et de diamants. » J’abrége
la description, qui ressemble à celle des contes de fées. Songez que toutes ces
parures, ce chatoiement des étoffes, ce rayonnement de pierreries, cette splendeur
des chairs nues, s’étalaient journellement pour le mariage des grands, aux accents
hardis d’un épithalame païen. Pensez aux festins qu’introduisait alors le comte de
Carlisle, où l’on servait d’abord une table remplie de mets recherchés
aussi haut qu’un homme pouvait atteindre, pour la
jeter aussitôt et la remplacer par une autre table pareille. Cette prodigalité de
magnificences, ces somptueuses folies, ce débridement de l’imagination, cet
enivrement des yeux et des oreilles, cet opéra joué par les maîtres du royaume
marquent, comme la peinture de Rubens, de Jordaëns et de la Flandre contemporaine,
un si franc appel aux sens, un si complet retour à la nature, que notre âge refroidi
et triste est hors d’état de se les figurer255.
S’épancher, contenter son cœur et ses yeux, lancer hardiment sur toutes les routes
de la vie la meute de ses appétits et de ses instincts, voilà donc le besoin qui
apparaît dans les mœurs. L’Angleterre n’est pas encore puritaine. C’est « la joyeuse
Angleterre », merry England, comme on dit alors. Elle n’est point
encore roidie et régularisée. Elle s’épanouit largement, librement, et se réjouit de
se voir telle. Ce n’est pas à la cour seulement qu’on trouve l’opéra, c’est au
village. Des compagnies ambulantes s’y transportent, et les gens du pays au besoin
les suppléent ; Shakspeare a vu, avant de les peindre, des balourds, des
charpentiers, des , des raccommodeurs
de
soufflets256 jouer Pyrame et Thisbé,
représenter le lion en rugissant le plus doucement possible et figurer la muraille
en étendant la main. Toute fête est un pageant où des bourgeois,
des ouvriers, des enfants sont les figurants. Ils sont acteurs d’instinct. Quand
l’âme est pleine et neuve, ce n’est point par des raisonnements qu’elle exprime ses
idées ; elle les joue et les figure ; elle les mime ; c’est là le vrai et le premier
langage, celui des enfants, celui des artistes, celui de la joie et de l’invention.
C’est de cette façon qu’ils se divertissent avec des chants et des festins dans
toutes les fêtes symboliques dont la tradition a peuplé l’année257. Le dimanche après la nuit des
Rois, les laboureurs paradent dans les rues avec leurs chemises par-dessus leurs
habits, parés de rubans, traînant une charrue au son de la musique, et dansant la
danse des épées ; un autre jour c’est une figure faite d’épis qu’on promène dans un
chariot, parmi des chants, au son des pipeaux et des tambours ; une autre fois,
c’est le père Noël et sa troupe ; ou bien c’est l’arbre de mai autour duquel on joue
l’histoire de Robin Hood, le brave braconnier, et la légende de saint George qui
terrasse le dragon. Il faudrait un demi-volume pour décrire toutes ces fêtes, celles
de la Moisson, de la Toussaint, de la Saint-Martin, de la Tonte des agneaux, surtout
celle de Noël qui durait douze jours et parfois six semaines. Ils mangent et
boivent, font ripaille, remuent leurs membres,
embrassent les filles, sonnent les cloches, s’emplissent de bruit : rudes
bacchanales où l’homme se débride, et qui sont la consécration de la vie naturelle :
les puritains ne s’y sont pas trompés.
« D’abord, dit Stubbs258, toutes les têtes
folles de la paroisse s’assemblent et choisissent un grand capitaine avec le titre
de prince du désordre, et, l’ayant couronné en grande solennité, le prennent pour
roi. Ce roi, une fois sacré, choisit vingt, quarante ou cent joyeux gaillards
comme lui-même, qui font le service autour de Sa Majesté Souveraine… Ils ont leurs
chevaux de bois, leurs dragons et autres bouffonneries, avec leurs joueurs de
flûte paillards et leurs bruyants tambours pour mettre en train la danse du
diable. Puis cette troupe de païens marche vers l’église et le cimetière au son
des flûtes, au roulement des tambours, dansant, faisant tinter leurs clochettes,
faisant flotter, comme des fous, leurs mouchoirs sur leurs têtes, pendant que les
chevaux de bois et autres monstres escarmouchent à travers la foule. Et en cette
sorte ils vont à l’église comme des démons incarnés, avec un tel bruit confus,
qu’il n’y a point d’homme qui puisse entendre sa propre voix. Puis les folles
têtes regardent, s’ébahissent, font des grimaces, montent sur les bancs pour voir
cette belle cérémonie. Après cela ils font des allées et venues dans l’église,
puis dans le cimetière, où ils ont ordinairement leurs berceaux, bosquets, salles
d’été et maisons de festin, où ils festoient, banquettent, dansent tout le jour,
et parfois toute la nuit aussi. Et ainsi ces furies terrestres passent le jour du
sabbat. Une autre espèce de fous écervelés apportent à ces chiens d’enfer (je veux
dire le prince du désordre et ses complices) du pain, de la bonne ale, du vieux
fromage, du fromage nouveau, des gâteaux, des tartes, de la crème, de la viande,
tantôt une chose, tantôt une autre. »
« Au jour de mai, dit-il ailleurs, chaque
paroisse, ville ou village, s’assemble, hommes, femmes, enfants ; ils s’en vont dans
les bois… et passent toute la nuit en divertissements, et le matin rapportent des
branches de bouleaux et d’autres arbres, mais surtout leur plus précieux joyau,
l’arbre de mai, qu’ils ramènent en grande vénération avec vingt ou quarante paires
de bœufs, chaque bœuf ayant un beau bouquet de fleurs attaché à la pointe de ses
cornes… Ils plantent ce mai, ou plutôt cette puante idole, jonchent de fleurs le
gazon d’alentour, établissent à l’entour des salles de verdure, des berceaux,
sautent et dansent, banquettent et festoient, comme les païens pour la dédicace de
leurs idoles… De dix filles qui vont au bois cette nuit, il y en a neuf qui
reviennent grosses. » « … Au son de la cloche, le mardi gras, dit un autre, les gens
deviennent fous par milliers et oublient toute décence et tout bon sens… C’est au
diable et à Satan que, dans ces exécrables passe-temps, ils font hommage et
sacrifice. » En effet259, c’est à la nature, à l’antique Pan, à Freya, à
Hertha, ses sœurs, aux vieilles divinités teutoniques conservées à travers le moyen
âge. En ce moment, dans l’affaiblissement passager du christianisme et dans l’essor
soudain du bien-être corporel, l’homme s’adore lui-même, et il ne reste de vivant en
lui que le païen.
Pour achever, voyez quelle route en ce moment les idées prennent. Quelques
sectaires, surtout des bourgeois et des gens du peuple, s’appesantissent tristement
sur la Bible. Mais c’est dans Rome et dans la Grèce païenne que la cour et les gens
du monde vont chercher leurs précepteurs et leurs héros. Vers 1490260, on a recommencé à lire les
classiques ; coup sur coup on les traduit ; bientôt c’est une mode que de les lire
dans l’original. Élisabeth, Jeanne Grey, la duchesse de Norfolk, la comtesse
d’Arundel, beaucoup de dames entendent couramment Platon, Xénophon, Cicéron, et les
aiment. Peu à peu, par un redressement insensible, l’homme s’est relevé jusqu’à la
hauteur des grands et des sains esprits qui avaient manié sans contrainte toutes les
idées il y a quinze siècles. Ce n’est pas seulement leur langue qu’il entend, c’est
leur pensée ; il ne répète plus une leçon d’après eux, il soutient une conversation
avec eux ; il est leur égal, et ne trouve qu’en eux des esprits aussi virils que le
sien. Car ce ne sont pas des ergoteurs d’école, des compilateurs misérables, des
cuistres rébarbatifs comme les professeurs de jargon que lui imposait le
moyen âge, comme ce triste Duns Scott, dont les
commissaires de Henri VIII jettent en ce moment les feuillets aux vents. Ce sont des
« gentilshommes », des hommes d’État, les plus polis et les mieux élevés du monde,
qui savent parler, qui ont tiré leurs idées non des livres, mais des choses, idées
vivantes, et qui d’elles-mêmes entrent dans les âmes vivantes. Par-dessus la
procession des scolastiques encapuchonnés et des disputeurs crasseux, les deux âges
adultes et pensants se rejoignent, et l’homme moderne, faisant taire les voix
enfantines ou nasillardes du moyen âge, ne daigne plus s’entretenir qu’avec la noble
antiquité. Il accepte ses dieux ; il les comprend du moins, et s’en entoure. Dans
les poëmes, dans les festins, dans les tapisseries, dans presque toutes les
cérémonies, ils apparaissent, non plus restaurés par la pédanterie, mais ranimés par
la sympathie, et doués par les arts d’une vie aussi florissante et presque aussi
profonde que celle qu’ils avaient dans leur premier berceau. Après l’affreuse nuit
du moyen âge et les douloureuses légendes des revenants et des damnés, c’est un
charme que de revoir l’olympe rayonnant de la Grèce ; ses dieux héroïques et beaux
ravissent encore une fois le cœur des hommes ; ils soulèvent et instruisent ce jeune
monde en lui parlant la langue de ses passions et de son génie, et ce siècle de
fortes actions, de libre sensualité, d’invention hardie n’a qu’à suivre sa pente
pour reconnaître en eux ses maîtres et les éternels promoteurs de la liberté et de
la beauté.
Plus près de lui est un autre paganisme, celui de
l’Italie, plus séduisant parce qu’il est moderne et fait couler une nouvelle séve
dans le tronc antique, plus attrayant parce qu’il est plus sensuel et présente, avec
le culte de la force et du génie, le culte du plaisir et de la volupté. Les
rigoristes le savent bien et s’en scandalisent : « Les enchantements de Circé, écrit
Ascham, ont été apportés d’Italie pour gâter les mœurs des gens en Angleterre ;
beaucoup par des exemples de mauvaise vie, mais surtout par les préceptes des
mauvais livres traduits dernièrement d’italien en anglais et vendus dans toutes les
boutiques de Londres. Il y a plus de ces livres profanes261 imprimés ces derniers mois qu’on n’en
a vu depuis plusieurs vingtaines d’années en Angleterre. Aussi maintenant ils ont
plus de respect pour les triomphes de Pétrarque que pour la Genèse de Moïse, et font
plus de cas d’un conte de Boccace que d’une histoire de la Bible. » En effet, en ce
moment, l’Italie a visiblement la primauté en toutes choses, et l’on y va puiser la
civilisation comme à la source. Quelle est-elle cette civilisation qui s’impose
ainsi à l’Europe, d’où part toute science et toute élégance, qui fait loi dans
toutes les cours, où Surrey, Sidney, Spenser, Shakspeare vont chercher leurs
exemples et leurs matériaux ? Elle est païenne de fonds et de naissance, par sa
langue qui n’est qu’un latin à peine déformé, par ses traditions et ses souvenirs
latins que nulle lacune n’est venue interrompre,
par sa constitution où l’antique vie urbaine a d’abord primé et absorbé la vie
féodale, par le génie de la race, où la vigueur et la joie ont toujours surabondé.
Plus d’un siècle avant les autres, dès Pétrarque, Rienzi et Boccace, les Italiens
ont commencé à retrouver l’antiquité perdue, à « délivrer les manuscrits enfouis
dans les cachots de France et d’Allemagne », à les restaurer, à interpréter,
, repenser les anciens, à se faire latins de cœur et d’esprit, a composer
en prose et en vers avec l’urbanité de Cicéron et de Virgile, à considérer les
belles conversations et les jouissances de l’esprit comme l’ornement et la plus
exquise fleur de la vie262. Ce ne sont pas seulement les dehors
de la vie antique qu’ils s’approprient, c’en est le fonds, j’entends la
préoccupation de la vie présente, l’oubli de la vie future, l’appel aux sens, le
renoncement au christianisme. « Il faut jouir, faisait chanter leur premier poëte
Laurent de Médicis dans ses pastorales et dans ses triomphes. Il n’y a point de
certitude pour demain. » Déjà dans Pulci éclate l’incrédulité moqueuse, la gaieté
sensuelle et hardie, toute l’audace des libres penseurs qui repoussent du pied avec
dégoût le froc usé du moyen âge. C’est lui qui, dans un poëme bouffon, met en tête
de chaque chant un Hosanna, un In principio, un
texte sacré de la messe263.
C’est lui qui, se demandant ce qu’est l’âme et
comment elle peut entrer dans le corps, la compare à ces confitures que l’on
enveloppe dans du pain blanc tout chaud. Que devient-elle dans l’autre monde ?
« Certaines gens croient y trouver des becfigues, des ortolans tout plumés,
d’excellents vins, de bons lits, et à cause de cela, ils suivent les moines,
marchent derrière eux. Pour nous, mon cher ami, nous irons dans la vallée noire, où
nous n’entendrons plus chanter Alleluia ! » Si vous cherchez un
penseur plus sérieux, écoutez le grand patriote, le Thucydide du siècle, Machiavel,
qui, opposant le christianisme et le paganisme, dit que l’un place le « bonheur
suprême dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines, tandis que
l’autre fait consister le souverain bien dans la grandeur d’âme, la force du corps
et toutes les qualités qui rendent l’homme redoutable. » Sur cela il conclut
hardiment que le christianisme enseigne à « supporter les maux, et non à faire de
grandes actions » ; il découvre dans ce vice intérieur la cause de toutes les
oppressions ; il déclare que « les méchants ont vu qu’ils pouvaient tyranniser sans
crainte des hommes, qui, pour aller en paradis, étaient plus disposés à supporter
les injures qu’à les venger. » À ce ton, et en dépit des génuflexions obligées, on
devine bien laquelle des deux religions il préfère. Le modèle idéal vers lequel tous
les efforts se tournent, auquel toutes les pensées se suspendent, et qui soulève
cette civilisation tout entière, c’est l’homme fort et heureux, muni de toutes les
puissances qui peuvent
accomplir ses désirs, et
disposé à s’en servir pour la recherche de son bonheur.
Si vous voulez voir cette idée dans sa plus grande œuvre, c’est dans les arts qu’il
faut la chercher, dans les arts du dessin tels qu’elle les fait et les porte par
toute l’Europe, suscitant ou transformant les écoles nationales avec une telle
originalité et une telle force, que tout art viable dérive d’elle, et que la
population de figures vivantes dont elle a couvert nos murailles marque, comme
l’architecture gothique ou la tragédie française, un moment unique de l’esprit
humain. Le Christ maigre du moyen âge, le misérable ver de terre déformé et
sanglant, la Vierge livide et laide, la pauvre vieille paysanne évanouie à côté du
gibet de son enfant, les martyrs hâves, desséchés par le jeûne, aux yeux extatiques,
les saintes aux doigts noueux, à la poitrine plate, toutes les touchantes ou
lamentables visions du moyen âge se sont évanouies ; le cortége divin qui se
développe n’étale plus que des corps florissants, de nobles figures régulières et de
beaux gestes aisés ; les noms sont chrétiens, mais il n’y a de chrétien que les
noms. Ce Jésus n’est qu’un « Jupiter crucifié264. » Ces Vierges que Raphaël dessine nues avant de leur
mettre une robe265 ne sont que
de belles filles, toutes terrestres, parentes de sa Fornarine. Ces saints que
Michel-Ange dresse et tord dans le ciel au
Jugement
dernier sont une assemblée d’athlètes capables de bien combattre et de beaucoup
oser. Un martyre, comme celui de saint Laurent, est une noble cérémonie où un beau
jeune homme sans vêtements se couche devant cinquante hommes drapés et groupés comme
dans un gymnase antique. Y a-t-il un de ces personnages qui se soit macéré ? Y en
a-t-il un qui ait pensé avec angoisse et larmes au jugement de Dieu, qui ait excédé
et dompté sa chair, qui se soit rempli le cœur des tristesses et des douceurs
évangéliques ? Ils sont trop vigoureux pour cela, trop bien portants ; leurs habits
leurs siéent trop bien ; ils sont trop prêts à l’action énergique et prompte. On en
ferait trop aisément de forts soldats ou de superbes courtisanes, admirables dans
une parade ou dans un bal. Aussi bien, tout ce que le spectateur accorde à leur
auréole, c’est une génuflexion ou un signe de croix ; après quoi les yeux jouissent
d’eux, et ils ne sont là que pour la jouissance des yeux. Ce que le spectateur sent
dans une madone florentine, c’est le magnifique animal vierge, dont le tronc
puissant, la superbe pousse annoncent la race et la santé ; ce n’est pas
l’expression morale, comme aujourd’hui, que les artistes peignent, la profondeur
d’une âme tourmentée et raffinée par trois siècles de culture ; c’est au corps
qu’ils s’attachent, jusqu’à parler avec enthousiasme des vertèbres « qui sont
magnifiques », des omoplates qui, dans les mouvements du bras, « sont d’un admirable
effet266. » « Le point
important »
pour eux « est de bien faire un homme
et une femme nus. » La beauté pour eux est celle de la charpente osseuse qui
s’emmanche, des tendons qui se tiennent et se bandent, des cuisses qui vont dresser
le tronc, de la vaillante poitrine qui respire amplement, du col qui va tourner.
Qu’il fait bon d’être nu ! qu’on est bien en pleine lumière pour jouir de son corps
florissant, de ses muscles dispos, de son âme gaillarde et hardie ! Les splendides
déesses reparaissent avec leur nudité primitive, sans songer qu’elles sont nues ; on
voit bien à la tranquillité de leur regard, à la simplicité de leur expression,
qu’elles l’ont toujours été et que la pudeur ne les a point encore atteintes. La vie
de l’âme ne s’oppose point ici, comme chez nous, à la vie du corps ; la première
n’est ni abaissée ni méprisée, on ose en montrer les actions et les organes ; on ne
les cache pas, l’homme ne songe pas à paraître tout esprit. Elles sortent comme
autrefois de la mer lumineuse, avec leurs chevaux cabrés qui hérissent leur
crinière, mâchant le frein, aspirant de leur naseaux les senteurs salées, pendant
que leurs compagnons emplissent de leur souffle les conques sonnantes ; et les
spectateurs267 habitués
à manier
l’épée, à s’exercer nus avec le poignard
et le glaive à deux mains, à chevaucher sur des routes dangereuses, sentent par
sympathie la fière tournure de l’échine cambrée, l’effort du bras qui va frapper et
le long tressaillement des muscles qui du talon jusqu’à la nuque se gonflent pour
roidir l’homme ou le lancer.
Transplanté dans des races et dans des climats différents, ce paganisme reçoit de
chaque race et de chaque climat des traits distincts et un caractère propre. Il
devient anglais en Angleterre ; la Renaissance anglaise est la renaissance du génie
saxon. C’est que l’invention recommence, et qu’inventer c’est exprimer son génie ;
une race latine ne peut inventer qu’en exprimant des idées latines ; une race
saxonne ne peut inventer qu’en exprimant des idées saxonnes, et l’on va trouver,
sous la civilisation et la poésie nouvelles, des descendants de l’antique Cœdmon,
d’Adhlem, de Piers Plowman et de Robin Hood.
« À la fin du règne de Henri VIII, dit le vieux Puttenham, s’éleva une compagnie
nouvelle de poëtes de cour, dont sir Thomas Wyatt l’aîné, et Henri, comte de Surrey,
furent les deux capitaines, lesquels, ayant voyagé en Italie et goûté le doux style
et les nobles rhythmes de la poésie italienne, ainsi que des novices nouvellement
sortis des écoles de Dante, Pétrarque,
Arioste,
polirent grandement notre poésie vulgaire qui était rude et villageoise268, et pour cette cause peuvent être
justement appelés les premiers réformateurs du style et du mètre anglais. » Non que
leur idée soit bien originale ou manifeste franchement l’esprit nouveau. Le moyen
âge s’achève, mais n’est pas encore fini. Autour d’eux, André Borde, John Bale, John
Heywood, Skelton lui-même renouvellent la platitude de la vieille poésie et la
rudesse de l’ancien style. Les mœurs, à peine dégrossies, sont encore à demi
féodales ; au camp, devant Landrecies, le commandant anglais écrit une lettre
amicale au gouverneur français de Térouanne pour lui demander « s’il n’a pas
quelques gentilshommes disposés à rompre une lance en faveur des dames », et promet
d’envoyer six champions à leur rencontre. Parades, combats, blessures, défis, amour,
appel au jugement de Dieu, pénitences, on trouve tout cela dans la vie de Surrey
comme dans un roman de chevalerie. C’est un grand seigneur, un comte, un parent du
roi qui a figuré dans les processions et les cérémonies, qui a fait la guerre,
commandé des forteresses, ravagé des pays, qui est monté à l’assaut, qui est tombé
sur la brèche, qui a été sauvé par son serviteur, magnifique, dépensier, irritable,
ambitieux, quatre fois emprisonné, puis décapité. Au couronnement d’Anne de Boleyn,
il portait la quatrième épée. Au mariage d’Anne de Clèves, il est un des tenants du
tournoi. Dénoncé et enfermé, il propose
de
combattre sans armure son adversaire armé. Une autre fois, il est mis en prison pour
avoir mangé de la viande en carême. Rien d’étonnant si ce prolongement des mœurs
chevaleresques amène un prolongement de la poésie chevaleresque, si dans un temps
qui achève l’âge de Pétrarque les poëtes retrouvent les sentiments de Pétrarque.
Lord Berner, lord Sheffield, sir Thomas Wyatt, et au premier rang, Surrey, sont,
comme Pétrarque, des soupirants plaintifs et platoniques ; c’est l’amour pur que
Surrey exprime, et sa dame, la belle Géraldine, comme Béatrix et Laure, est une
madone idéale et un enfant de treize ans.
Et cependant, parmi ces langueurs de la tradition mystique, l’accent personnel
vibre. Dans cet esprit qui imite et qui parfois imite mal, qui tâtonne encore et çà
et là laisse entrer dans ses stances polies les vieux mots naïfs ou les allégories
usées des hérauts d’armes et des trouvères, voici déjà la mélancolie du Nord,
l’émotion intime et douloureuse. Ce trait, qui tout à l’heure, au plus beau moment
de la plus riche floraison, dans le magnifique épanouissement de la vie naturelle,
répandra une teinte sombre sur la poésie de Sidney, de Spenser, de Shakspeare,
maintenant, dès le premier poëte, sépare ce monde païen, mais germanique, de l’autre
monde tout voluptueux, qui, en Italie, s’égaye avec la fine ironie, et n’a de goût
que pour les arts et le plaisir. Surrey traduit en vers l’Ecclésiaste. N’est-il pas
singulier, à cette heure matinale, dans cette aube naissante, de trouver dans sa
main un pareil livre ? Le désenchantement, la
rêverie morne ou amère, la connaissance innée de la vanité des choses humaines ne
manquent guère dans ce pays et dans cette race ; ces hommes ont de la peine à porter
la vie et savent parler de la mort. Les plus beaux vers de Surrey témoignent déjà de
ce naturel sérieux, de cette philosophie instinctive et grave ; ce sont des chagrins
qu’il raconte, c’est son cher Wyatt qu’il regrette, c’est Clère, son ami, c’est le
jeune duc de Richmond, son compagnon, tous morts avant l’âge. Seul, emprisonné à
Windsor, il se rappelle les heureux jours qu’ils y ont passés ensemble, leurs joutes
« dans les grandes cours vertes », les épanchements, les causeries folâtres des
longs soirs d’hiver, « le jeu de paume, où, les yeux éblouis par les rayons de
l’amour, ils manquaient la balle pour surprendre un regard de leurs dames. » —
« Chaque douce place éveille un souvenir amer. » À ces pensées, « le sang quitte son
visage, et une pluie de larmes coule sur ses joues pâles. » — « Ô séjour de
félicité qui renouvelles ma peine ! — réponds-moi : Où est mon noble frère ? — lui
que dans tes murs tu enfermais chaque nuit ; — cher à tant d’autres, plus cher à moi
qu’à personne. — Écho, hélas ! qui prend pitié de ma peine, — répond par un sourd
accent de douleur269. » Pareillement, dans l’amour,
c’est l’abattement
d’une âme fatiguée qu’il
exprime. « Chaque chose ayant vie, le paysan, le bœuf de labour, le rameur à la
galère, tous ont quelques heures de répit, tous, excepté lui, qui s’afflige le jour,
qui veille la nuit, qui passe des rêveries tristes aux plaintes, des plaintes aux
larmes amères, puis des larmes encore aux plaintes douloureuses, et dont la vie
s’use ainsi270. » Ce qui apporte aux autres la joie lui apporte la peine.
« La douce saison qui fait sortir boutons et fleurs — a vêtu de
vert la colline et aussi la vallée. — Le rossignol a des plumes nouvelles et
chante. — La tourterelle a dit sa chanson à sa compagne. — L’été est venu, car
chaque bourgeon à présent s’ouvre. — Le cerf a pendu sa vieille ramure aux pieux de
l’enceinte. — Le daim dans la bruyère laisse tomber sa fourrure d’hiver. — Les
poissons glissent avec des écailles nouvelles. — Le serpent abandonne toute sa
dépouille. — L’agile hirondelle poursuit les petites mouches. — L’abeille affairée
à présent compose son miel. — L’hiver est fini, qui était la mort des fleurs ; — Et
je vois que parmi toutes ces douces choses, — chaque souci diminue ; et pourtant ma
peine revient271. » N’importe, il aimera jusqu’au dernier souffle.
« Si mon faible corps manque ou défaille, — ma volonté est qu’elle garde toujours
mon cœur. — Et quand ce corps sera rendu à la terré, je lui lègue mon ombre lassée
pour la servir encore272… » Amour infini et pur comme
celui de Pétrarque, elle en est digne ; au milieu de tous ces
vers étudiés ou imités, un admirable portrait se détache, le plus simple et le plus
vrai qu’on puisse imaginer, œuvre du cœur cette fois et non de la mémoire, qui, à
travers la madone chevaleresque, fait apparaître l’épouse anglaise, et par-delà la
galanterie féodale montre le bonheur domestique. Surrey seul, inquiet, entend en
lui-même la voix ferme d’un bon ami, d’un conseiller sincère, l’Espoir qui lui parle
avec assurance, lui jurant qu’elle est273 « la plus digne
et la
plus loyale, la plus douce et la plus soumise de cœur qu’un homme
puisse trouver sur la terre. » Si l’amour et la foi étaient partis, on pourrait les
retrouver en elle. Son cœur n’a d’autre idée que de t’être fidèle ; elle ne s’occupe
que de toi et de ton bien. « Elle souhaite ta santé et ton bonheur, et t’aime autant
et aussi fort qu’une femme peut aimer un homme ; elle est à toi et le dit, et prend
souci de toi en dix mille façons. Tu es là quand elle parle, quand elle mange, quand
elle pleure, quand elle soupire. Le soir elle te dit : Adieu, mon bien-aimé ;
quoique, Dieu le sait, tu sois bien loin d’elle, elle te répète mainte et mainte
fois bonsoir. » — « Elle te nomme souvent son cher bien-aimé — sa consolation, son
bonheur, toute sa joie — et conte à son oreiller toute son histoire : — comment tu
as fait sa peine et son chagrin, — combien elle soupire après toi, comme il lui
tarde de te voir. — Elle dit : Pourquoi es-tu ainsi loin de moi ? — Ne suis-je pas
celle qui t’aime le mieux ? — Ne souhaité-je pas ton aise et ton repos ? — Ne
cherché-je point comme je puis te plaire ? — Pourquoi t’en
vas-tu aussi loin de ton bien ? — Si je suis celle à qui tu
t’intéresses, — pour qui tu vis ainsi dans le tourment ; — hélas ! tu sais que tu
me trouveras ici, — ici où je suis toujours ta chère bien-aimée, — ta plus
dévouée, ta plus fidèle, — celle qui t’aime toujours et ne pourra jamais s’en
empêcher, — celle qui est à toi et ne songe qu’à toi, — comme toi aussi, je pense,
tu songes à elle, — à celle qui entre toutes les femmes — ne respire que pour être
toute à toi. » Certainement c’est à sa femme274 qu’il pense en ce moment, non à quelque Laure imaginaire ; le
rêve poétique de Pétrarque est devenu la peinture exacte de la profonde et parfaite
affection conjugale, telle qu’elle subsiste encore en Angleterre, telle que tous les
poëtes, depuis l’auteur de la Nut Brown Maid jusqu’à Dickens275, n’ont jamais manqué
de la représenter.
Un Pétrarque anglais : ce mot sur Surrey est le plus juste, d’autant plus juste
qu’il exprime son talent aussi bien que son âme. En effet, comme Pétrarque le plus
ancien des humanistes et le premier des écrivains parfaits, c’est un style nouveau
que Surrey apporte, le style viril, indice d’une grande transformation
de l’esprit ; car cette façon d’écrire est l’effet
d’une réflexion supérieure, qui, dominant l’impulsion primitive, calcule et choisit
en vue d’un but. À ce moment, l’esprit est devenu capable de se juger, et il se
juge. Il reprend son œuvre spontanée, tout enfantine et décousue, à la fois
incomplète et surabondante ; il la fortifie et la lie ; il l’émonde et l’achève ; il
y démêle son idée maîtresse, pour l’en dégager et la mettre au jour. Ainsi fait
Surrey, et son éducation l’y a préparé ; car avec Pétrarque il a étudié Virgile et
traduit presque vers pour vers deux livres de l’Énéide. En
pareille compagnie, on est contraint de trier ses idées et de serrer ses phrases. À
leur exemple, il mesure les moyens de frapper l’attention, d’aider l’intelligence,
d’éviter la fatigue et l’ennui. Il prévoit la dernière ligne en écrivant la
première. Il garde pour dernier trait le mot le plus fort, et marque la symétrie des
idées par la symétrie des phrases. Tantôt il guide l’esprit par une série
d’oppositions continues jusqu’à l’image finale, sorte de cassette brillante où il
vient déposer l’idée qu’il porte et fait regarder depuis le départ276. Tantôt il
promène le lecteur jusqu’au bout d’une longue description fleurie pour l’arrêter
tout d’un coup sur un demi-vers triste277.
Il manie les procédés et sait produire les effets ; même il a de ces vers classiques
où deux substantifs, flanqués chacun d’un adjectif, se font équilibre autour d’un
verbe278. Il
assemble ses phrases en périodes harmonieuses, et
songe au plaisir des oreilles comme au plaisir de l’esprit. Il ajoute par des
inversions de la force aux idées et de la gravité au discours. Il choisit les termes
élégants ou nobles, n’admet point de mots oiseux ni de phrases redondantes. Il fait
tenir une idée dans chaque épithète et un sentiment dans chaque métaphore. Il y a de
l’éloquence dans le développement régulier de sa pensée ; il y a de la musique dans
l’accent soutenu de ses vers.
Voilà donc l’art qui est né : ceux qui ont des idées tiennent maintenant un
instrument capable de les exprimer ; comme les peintres italiens qui, en cinquante
ans, ont importé ou trouvé tous les procédés techniques du pinceau, les écrivains
anglais, en un demi-siècle, vont importer ou trouver tous les artifices de langage,
la période, le style noble, le vers héroïque, bientôt la grande stance, si bien que
plus tard les plus parfaits versificateurs, « Dryden et Pope lui-même, n’ajouteront
presque rien aux règles inventées et appliquées dès ces premiers essais279. » Même Surrey est
trop voisin d’eux, trop enfermé dans ses modèles, trop peu libre ; il n’a point
encore senti le grand souffle ardent du siècle ; on ne trouve point en lui un génie
hardi, un homme passionné qui s’épanche, mais un courtisan, amateur d’élégance, qui,
touché par les beautés de deux littératures achevées, imite Horace et les maîtres
choisis d’Italie, corrige
et polit de petits
morceaux, s’étudie à bien parler le beau langage. Parmi des demi-barbares, il porte
convenablement un habit habillé. Encore ne le porte-t-il pas avec une entière
aisance ; il a les yeux trop invariablement fixés sur ses modèles et n’ose se
permettre les gestes francs et forts. Il est parfois écolier, il abuse des glaces et
des flammes, des blessures et des martyres ; quoique amoureux, et véritablement, il
songe trop qu’il doit l’être à la façon de Pétrarque, surtout qu’une phrase doit
être balancée et qu’une image doit être suivie ; j’oserais dire que dans ses sonnets
de soupirant transi il pense moins souvent à bien aimer qu’à bien écrire. Il a des
concetti, des mots faux ; il emploie des tours usés ; il raconte comment Nature,
après avoir fait sa dame, a brisé le moule ; il fait manœuvrer Cupidon et Vénus ; il
manie les vieilles machines des troubadours et des anciens en homme ingénieux qui
veut passer pour galant. Il n’y a guère d’esprit qui ose tout d’abord être tout à
fait lui-même ; quand paraît un art nouveau, le premier artiste écoute non son cœur,
mais ses maîtres, et se demande à chaque pas s’il pose bien le pied sur le sol
solide et s’il ne bronche point.
Insensiblement la croissance se fait, et à la fin du siècle tout est changé. Un
style nouveau, étrange, surchargé, s’est formé, et va régner jusqu’à la
Restauration,
non-seulement dans la poésie, mais
aussi dans la prose, même dans les discours de cérémonie et dans les prédications
théologiques280, si conforme à
l’esprit du temps, qu’on le rencontre en même temps par toute l’Europe, chez Ronsard
et d’Aubigné, chez Calderon, Gongora et Marini. En 1580 parut Euphuès,
l’anatomie de l’esprit, par Lyly, qui en fut le manuel, le chef-d’œuvre, la
caricature, et qu’une admiration universelle accueillit281. « Notre nation, dit Édouard Blount, lui doit d’avoir
appris un nouvel anglais. Toutes nos dames furent ses écolières. Une beauté à la
cour qui ne savait parler l’euphuisme était aussi peu regardée que celle qui
aujourd’hui ne sait point parler français. » Les dames savaient par cœur toutes les
phrases d’Euphuès, singulières phrases recherchées et raffinées, qui sont des
énigmes, dont l’auteur semble chercher de parti pris les expressions les moins
naturelles et les plus lointaines, toutes remplies d’exagérations et d’antithèses,
où les allusions mythologiques, les réminiscences de l’alchimie, les métaphores
botaniques et astronomiques, tout le fatras et tout le pêle-mêle de l’érudition, des
voyages, du maniérisme, roule dans un déluge de comparaisons et de concetti. Ne le
jugez pas par la
grotesque peinture que Walter
Scott en a faite ; son sir Percy Shafton n’est qu’un pédant, un copiste froid et
terne ; et c’est la chaleur, l’originalité qui donnent à ce langage un tour vrai et
un accent ; il faut se l’imaginer non pas mort et inerte, tel que nous l’avons
aujourd’hui dans les vieux livres, mais voltigeant sur les lèvres des dames et des
jeunes seigneurs en pourpoint brodé de perles, vivifié par leur voix vibrante, leurs
rires, l’éclair de leurs yeux, et le geste des mains qui jouaient avec la coquille
de l’épée ou tortillaient le manteau de satin. Ils sont en verve, leur tête est
pleine et comblée, et ils s’amusent, comme font aujourd’hui des artistes nerveux et
ardents à leur aise dans un atelier. Ils ne parlent point pour se convaincre ou se
comprendre, mais pour contenter leur imagination tendue, pour épancher leur séve
regorgeante282. Ils jouent
avec les mots, ils les tordent, ils les déforment, ils jouissent des subites
perspectives, des contrastes heurtés qu’ils font jaillir coup sur coup l’un sur
l’autre et à l’infini. Ils jettent fleur sur fleur, clinquant sur clinquant ; tout
ce qui brille leur agrée ; ils dorent et brodent et empanachent leur langage, comme
leurs habits. De la clarté, de l’ordre, du bon sens, nul souci ; c’est une fête et
c’est une folie ; l’absurdité leur plaît. Rien de plus piquant pour eux qu’un
carnaval de magnificences et de grotesques ; tout s’y coudoie, une grosse gaieté, un
mot tendre et triste, une pastorale, une fanfare
tonnante de capitan démesuré, une gambade de pitre. Les yeux, les oreilles, tous
les sens curieux, exaltés, ont leur contentement dans le cliquetis des syllabes,
dans le chatoiement des beaux mots colorés, dans le choc inattendu des images
drolatiques ou familières, dans le roulement majestueux des périodes équilibrées.
Chacun se fait alors ses jurons, ses élégances, son langage. « On dirait, dit
Heylin, qu’ils ont honte de leur langue maternelle, et ne la trouvent pas assez
nuancée pour exprimer les caprices de leur esprit. » Nous ne nous figurons plus
cette invention, cette hardiesse de la fantaisie, cette fécondité continue de la
sensibilité frémissante ; il n’y a point de vraie prose alors ; la poésie qui
déborde envahit tout. Un mot n’est point un chiffre exact, comme chez nous, un
document qui, de cabinet en cabinet, transmet une pensée précise ; c’est une portion
dans une action complète, dans un petit drame ; quand ils le lisent, ils ne se le
figurent pas seul, ils l’imaginent avec le son de la voix sifflante ou criante, avec
le plissement des lèvres, avec le froncement des sourcils, avec l’enfilade de
peintures qui se pressent derrière lui et qu’il évoque dans un éclair. Chacun le
mime et le prononce à sa façon et y imprime son âme. C’est un chant qui, comme un
vers de poëte, contient mille choses par-delà son sens littéral, et manifeste la
profondeur, la chaleur et les scintillements de la source dont il est sorti. Car en
ce temps-là, même quand l’homme est médiocre, son œuvre est vivante : quelque chose
palpite dans les moindres écrits de ce siècle ; la force et
la fougue créatrice lui sont propres ; à travers les emphases et
les affectations, elles percent ; ce Lyly lui-même, si tourmenté, qui semble écrire
exprès en dépit du bon sens, est parfois un vrai poëte, un chanteur, un homme capable de ravissements, un voisin de Spencer et de
Shakspeare, un de ces songeurs éveillés qui voient intérieurement « des fées
dansantes, la joue empourprée des déesses, et ces forêts enivrées, amoureuses, qui
ferment leurs sentiers pour retenir dans leurs buissons les pas légers des jeunes
filles283. » Que
le lecteur m’aide et s’aide ; je ne suis pas capable autrement de lui faire entendre
ce que les hommes de ce temps-là ont eu le bonheur de sentir.
Surabondance et dérèglement, ce sont là les deux traits de cet esprit et de cette
littérature, traits communs à toutes les littératures de la Renaissance, mais plus
marqués ici qu’ailleurs, parce que la race qui est germanique n’est pas contenue
comme les races latines par le goût des formes harmonieuses et préfère la forte
impression à la belle expression. Il faut choisir dans cette foule de poëtes ; en
voici un,
l’un des premiers, qui montrera par ses
écrits comme par sa vie les grandeurs et les folies des mœurs régnantes et du goût
public ; sir Philip Sidney, neveu du comte de Leicester, un grand seigneur et un
homme d’action, accompli en tout genre de culture, qui, après une éducation
approfondie d’humaniste, a voyagé en France, en Allemagne et en Italie, a lu
Aristote et Platon, étudié à Venise l’astronomie et la géométrie, médité les
tragédies grecques, les sonnets italiens, les pastorales de Montemayor, les poëmes
de Ronsard, s’intéressant aux sciences, entretenant un commerce de lettres avec le
docte Hubert Languet ; avec cela, homme du monde, favori d’Élisabeth, ayant fait
jouer en son honneur une pastorale flatteuse et comique, véritable « joyau de la
cour », arbitre, comme d’Urfé, de la haute galanterie et du beau langage ;
par-dessus tout chevaleresque de cœur et de conduite, ayant voulu courir avec Drake
les aventures maritimes, et, pour tout combler, destiné à mourir jeune et en héros.
Il était général de la cavalerie et avait sauvé l’armée anglaise à Gravelines ; peu
de temps après, blessé mortellement et mourant de soif, comme il se faisait apporter
de l’eau, il vit à côté de lui un soldat encore plus blessé qui regardait cette eau
avec angoisse : « Donnez-la à cet homme, dit-il, il en a plus besoin que moi. »
Joignez à cela la véhémence et l’impétuosité du moyen âge, une main prête à l’action
et posée incessamment sur la garde de l’épée ou du poignard. « Monsieur Molineux,
écrivait-il au secrétaire de son père, si j’apprends
jamais que vous ayez lu une de mes lettres sans mon consentement ou sans l’ordre
de mon père, je vous planterai ma dague dans le corps, et comptez-y, car je parle
sérieusement. » C’est le même homme qui déclarait aux adversaires de son oncle
qu’ils « mentaient par la gorge », et, pour soutenir son dire, leur assignait un
rendez-vous à trois mois en n’importe quel endroit de l’Europe. L’énergie sauvage de
l’âge précédent subsiste intacte, et c’est pour cela que la poésie trouve dans ces
âmes vierges une prise si forte ; les moissons humaines ne sont jamais si belles que
lorsque la culture ouvre un sol neuf. Passionné de plus, mélancolique et solitaire,
il est tourné naturellement vers la rêverie noble et ardente, et il est si bien
poëte qu’il l’est en dehors de ses vers.
Raconterai-je son époque pastorale, l’Arcadie ? Ce n’est qu’un
délassement, une sorte de roman poétique écrit à la campagne pour l’amusement de sa
sœur, œuvre de mode, et qui, comme chez nous le Cyrus et la Clélie, n’est point un monument, mais un document. Ces sortes de
livres ne montrent que les dehors, l’élégance et la politesse courante, le jargon du
beau monde, bref, ce qu’il faut dire devant les dames ; et néanmoins on y voit la
pente de l’esprit public : dans la Clélie, le développement
oratoire, l’analyse fine et suivie, la conversation abondante de gens
tranquillement assis sur de beaux fauteuils ; dans l’Arcadie, l’imagination tourmentée, les sentiments excessifs, le
pêle-mêle d’événements qui conviennent à des hommes à peine sortis de la vie
demi-barbare. En effet, à Londres, on se tire encore des coups de pistolet dans les
rues, et sous Henri VIII, sous son fils et sous ses filles, des reines, un
protecteur, les premiers des nobles s’agenouilleront sous la hache du bourreau. La
vie armée et périlleuse a résisté longtemps en Europe à l’établissement de la vie
pacifique et tranquille, et il a fallu transformer la société et le sol pour changer
les hommes d’épée en bourgeois ; ce sont les grandes routes de Louis XIV et son
administration réglée, comme plus tard les chemins de fer et les sergents de ville
qui nous ont ôté les habitudes de l’action violente et le goût des aventures
dangereuses. Comptez qu’encore à ce moment les têtes sont remplies d’images
tragiques. L’Arcadie de Sidney en renferme assez pour défrayer six
poëmes épiques. « C’était un jeu, dit Sidney, je déchargeais mon cerveau de jeune
homme. » Dans les vingt-cinq premières pages, vous trouvez un naufrage, une histoire
de pirates, un prince à demi noyé recueilli par les bergers, un voyage en Arcadie,
des déguisements, la retraite d’un roi qui s’est confiné dans une solitude avec sa
femme et ses enfants, la délivrance d’un jeune seigneur prisonnier, une guerre
contre les Ilotes, une paix conclue, et bien d’autres choses. Continuez, et vous
verrez des princesses enfermées par une méchante fée qui les fouette et les menace
de mort si elles refusent d’épouser
son fils, une
belle reine condamnée à périr par le feu si des chevaliers qu’on désigne ne viennent
pas la délivrer, un prince perfide torturé en punition de ses méfaits, puis jeté du
haut d’une pyramide, des combats, des surprises, des enlèvements, des voyages, bref,
tout l’attirail des romans les plus romanesques. Voilà pour le sérieux ; l’agréable
est pareil ; la fantaisie règne partout. La pastorale invraisemblable sert
d’intermède, comme dans Shakspeare ou dans Lope, à la tragédie invraisemblable.
Incessamment vous voyez danser des bergers ; ils sont fort courtois, bons poëtes et
métaphysiciens subtils. Plusieurs sont des princes déguisés qui font la cour à des
princesses. Ils chantent infiniment et forment des danses allégoriques ; deux
troupes s’avancent, les serviteurs de la Raison et les serviteurs de la Passion ; on
décrit tout au long leurs chapeaux, leurs rubans et leurs tuniques. Ils se
querellent en vers, et leurs répliques pressées, renvoyées coup sur coup,
alambiquées, font un tournoi d’esprit. Qui se soucie du naturel et du possible en ce
siècle ? Il y a des fêtes pareilles pour les entrées d’Élisabeth,
et vous n’avez qu’à regarder les estampes des Sadler, de Martin de Vos et de
Goltzius pour y trouver ce mélange de beautés sensibles et d’énigmes philosophiques.
La comtesse de Pembroke et ses dames sont charmées d’imaginer cette profusion de
costumes et de vers, cet opéra sous les arbres ; on a des yeux au seizième siècle,
des sens qui cherchent leur contentement dans la poésie, le même contentement que
dans les mascarades et dans la peinture. En ce moment
l’homme n’est pas encore une pure raison ; la vérité abstraite
ne lui suffit pas ; de riches étoffes tortillées et ployées, le soleil qui les
lustre, une prairie pleine de marguerites blanches, des dames en robe de brocart,
les bras nus, une couronne sur la tête, des concerts d’instruments derrière le
feuillage, voilà ce que le lecteur veut qu’on lui présente ; il ne s’inquiète pas
des contrastes, et trouve volontiers un salon au milieu des champs.
Qu’y vont-ils dire ? C’est ici qu’éclate dans toute sa folie l’espèce d’exaltation
nerveuse qui est propre à l’esprit du temps ; l’amour monte au trente-sixième ciel ;
Musidorus est frère de notre Céladon ; Paméla est proche parente des plus sévères
héroïnes de notre Astrée ; toutes les exagérations espagnoles
foisonnent, et aussi toutes les faussetés espagnoles. Car dans ces œuvres de mode et
de cour, le sentiment primitif ne garde jamais sa sincérité ; l’esprit, le besoin de
plaire, le désir de faire effet, de mieux parler que les autres, l’altèrent, le
travaillent, entassent les embellissements, les raffinements, en sorte qu’il ne
reste rien qu’un galimatias. Musidorus a voulu prendre un baiser à Paméla. Elle le
repousse. Il serait mort sur la place ; mais, par bonheur, il se souvient que sa
maîtresse lui a ordonné de s’éloigner, et trouve encore des forces pour accomplir
son commandement. Il se plaint aux arbres, il pleure en vers ; vous trouverez des
dialogues où l’écho, répétant le dernier mot, fait la réponse, des duos rimés, des
stances équilibrées, où l’on expose minutieusement la théorie de l’amour, bref
tous les morceaux de bravoure de la poésie
ornementale. S’ils envoient une lettre à leur maîtresse, ils parlent à la lettre,
ils disent à l’encre de pleurer hardiment. « Pendant qu’elle te regardera, ta
noirceur deviendra lumière ; pendant qu’elle te lira, tes cris deviendront une
musique284. » Deux jeunes princesses se
couchent. « Elles appauvrirent leurs habits pour enrichir leur lit qui, cette nuit,
eût bien pu mépriser l’autel de Vénus, et là, se caressant l’une l’autre avec des
embrassements tendres quoique chastes, avec des baisers doux quoique froids, elles
auraient pu faire croire que l’Amour était venu se jouer sans dards auprès d’elles,
ou que, fatigué de ses propres feux, il voulait se rafraîchir entre leurs lèvres
embaumées285. » Songez, pour excuser ces sottises, qu’il y en a d’égales dans
Shakspeare. Tâchez plutôt de les comprendre, de les imaginer à leur place, avec leur
entourage, telles qu’elles sont, c’est-à-dire comme les excès de la singularité et
de la verve inventive. Ils ont
beau gâter à plaisir
leurs plus belles idées ; sous le fard perce la fraîcheur native286. Dès le second ouvrage de Sidney, la Défense de la poésie, on voit paraître la véritable imagination,
l’accent sincère et sérieux, le style grandiose, impérieux, toute la passion et
l’élévation qu’il porte dans son cœur et qu’il mettra dans ses vers. C’est un
méditatif, un platonicien287, qui s’est pénétré des doctrines antiques, qui prend les
choses de haut, qui met l’excellence de la poésie non dans l’agrément, l’imitation
ou la rime, mais dans cette conception créatrice et supérieure par laquelle
l’artiste refait la nature et l’embellit. En même temps c’est un homme ardent,
confiant dans la noblesse de ses aspirations et dans la largeur de ses idées, qui
rabat les criailleries du puritanisme bourgeois, étroit, vulgaire, et s’épanche avec
l’ironie hautaine, avec la fière liberté d’un poëte et d’un grand seigneur.
À ses yeux, s’il y a quelque art ou quelque science capable d’augmenter et de
cultiver la générosité de l’homme, c’est la poésie. Tour à tour il fait comparaître
devant elle le philosophe et l’historien, avec leurs prétentions qu’il raille et
foule288. Il combat
pour
elle comme un chevalier pour sa dame, et voyez
de quel style héroïque et magnifique. Il raconte qu’en écoutant la vieille ballade
de Percy et Douglas, son cœur s’est troublé comme au son d’une trompette. « Si dans
ce mauvais accoutrement, souillée de la poussière et des toiles d’araignées d’un âge
grossier, elle nous remue de la sorte, que ne ferait-elle pas revêtue de la
magnifique éloquence de Pindare289 ? » Le philosophe rebute, le poëte attire :
« Chez lui vous voyagez comme dans un beau vignoble ; dès l’entrée, il vous donne
une grappe de raisins, en telle sorte que, rempli de ce goût, vous souhaitez
continuer votre route290. » Quel genre peut vous déplaire dans la poésie ?
Est-ce la pastorale, si aisée et si riante ? « Est-ce l’ïambe amer, mais salutaire,
qui frotte au vif les plaies de l’âme, et par ses cris hardis et perçants contre le
vice, fait de la honte la trompette de l’infamie291 ? » À la fin il rassemble ses raisons, et l’accent
vibrant et martial de sa période poétique est comme
une fanfare de victoire. « Puisque, dit-il, les excellences de la poésie peuvent
être si justement et si aisément établies ; puisque les basses et rampantes
objections peuvent être si vite écrasées ; puisqu’elle n’est pas un art de mensonge,
mais de vraie doctrine ; puisqu’au lieu d’efféminer, elle aiguillonne le courage ;
puisqu’au lieu d’abuser l’esprit de l’homme, elle fortifie l’esprit de l’homme,
plantons des lauriers pour enguirlander la tête des poëtes, plutôt que de permettre
à l’impure haleine de ces diffamateurs de souffler sur les claires fontaines de la
poésie292. » Par cette véhémence
et ce sérieux, vous pouvez imaginer d’avance quels sont ses vers.
Bien des fois, après avoir lu des poëtes de cet âge, je suis resté penché sur les
estampes contemporaines, me disant que l’homme, esprit et corps, n’était pas alors
celui que nous voyons aujourd’hui. Nous aussi, nous avons des passions, mais nous ne
sommes plus assez forts pour les porter. Elles nous détraquent ; nous ne sommes plus
poëtes impunément. Alfred de Musset, Henri Heine, Edgard Poe, Burns, Byron, Shelley,
Cowper, combien en citerai-je ? Le dégoût, l’abrutissement et la maladie,
l’impuissance, la folie et le suicide, au mieux l’excitation permanente ou la
déclamation fébrile, ce sont là aujourd’hui les issues ordinaires du tempérament
poétique. Les fougues de la cervelle rongent les entrailles, dessèchent le sang,
attaquent la moelle, secouent l’homme comme un orage, et la charpente humaine telle
que la civilisation nous l’a faite n’est plus assez solide pour y résister
longtemps. Ceux-ci plus rudement élevés, plus habitués aux intempéries, plus
endurcis par les exercices du corps, plus roidis contre le danger, durent et
vivent ; y a-t-il un homme aujourd’hui qui pourrait supporter la tempête de passions
et de visions qui a traversé Shakspeare, et finir comme lui en bourgeois sensé et
renté dans son petit pays ? Les muscles étaient plus fermes, la défaillance moins
prompte. La fureur d’attention concentrée, les demi-hallucinations, l’angoisse
et le halètement de la poitrine, le frémissement des
membres qui se tendent involontairement et aveuglément vers l’action, tous les élans
douloureux qui accompagnent les grands désirs les épuisaient moins ; c’est pourquoi
ils avaient longtemps de grands désirs et osaient davantage. D’Aubigné, blessé de
plusieurs coups d’épée, croyant mourir, se fit attacher sur son cheval afin de
revoir encore une fois sa maîtresse, fit ainsi plusieurs lieues, perdant son sang,
et arriva évanoui. Voilà les sentiments que nous devinons encore aujourd’hui dans
leurs peintures, dans ce regard droit qui s’enfonce comme une épée, dans cette force
de l’échine qui se plie ou va se tordre, dans la sensualité, l’énergie,
l’enthousiasme qui transpire à travers leurs gestes et leurs regards. Voilà le
sentiment que nous découvrons encore aujourd’hui dans leurs poésies, chez Greene,
Lodge, Jonson, Spenser, Shakspeare, chez Sidney comme chez tous les autres. On
oublie bien vite les fautes de goût qui l’accompagnent, les affectations, le jargon
bizarre. Est-il vraiment si bizarre ? Supposez un homme qui, les yeux fermés, voit
distinctement le visage adoré de sa maîtresse, qui l’a présent tout le jour, qui se
trouble et tressaille en imaginant tour à tour son front, ses yeux, ses lèvres, qui
ne peut pas et ne veut pas se détacher de sa vision, qui chaque jour s’enfonce
davantage dans cette contemplation véhémente, qui à chaque instant est brisé par des
anxiétés mortelles ou jeté hors de lui par des ravissements de bonheur ; il perdra
la notion exacte des choses. Une idée fixe devient une
idée fausse. À force de regarder un objet sous toutes ses faces,
de le retourner, d’y pénétrer, on le déforme. Quand on ne peut penser à un objet
sans éblouissement et sans larmes, on l’agrandit et on lui suppose une nature qu’il
n’a pas. Dès lors les comparaisons étranges, les idées alambiquées, les images
excessives deviennent naturelles. Si loin qu’il aille, quelque objet qu’il touche,
il ne voit partout dans l’univers que le nom et les traits de Stella. Toutes ses
idées le ramènent à elle. Il est tiré éternellement et invinciblement par la même
pensée, et les comparaisons qui semblent lointaines ne font qu’exprimer la présence
incessante et la puissance souveraine de l’image dont il est obsédé. Stella est
malade ; il semble à Sidney293 « que la joie
hôte de ses yeux pleure en elle. » Ce mot est absurde pour nous. L’est-il pour
Sidney qui, pendant des heures entières, s’est appesanti sur l’expression de ces
yeux, qui a fini par voir en eux toutes les beautés du ciel et de la terre, qui,
auprès d’eux, trouve toute lumière terne et tout bonheur fade ? Comptez que dans
toute passion extrême les lois ordinaires sont renversées, que notre logique
française n’en est point juge, qu’on y rencontre des affectations, des enfances, des
jeux d’esprit, des crudités, des folies, et que les violents états de la machine
nerveuse sont comme un pays inconnu et ou le bon sens et le bon
langage ne pourront
jamais pénétrer. Au retour du
printemps, quand Mai étale sur les champs sa robe bigarrée de fleurs nouvelles,
Astrophel et Stella vont s’asseoir sous l’ombre d’un bois écarté, dans l’air chaud,
plein de bruissements d’oiseaux et d’émanations suaves. Le ciel sourit, le vent
vient baiser les feuilles qui tremblent, les arbres penchés entrelacent leurs
rameaux gonflés de séve, la terre amoureuse aspire avidement l’eau qui
frissonne294. À genoux, le cœur palpitant, oppressé, il lui
semble que sa maîtresse se transfigure ; « sa jeune âme s’envole vers Stella, son
nid bien-aimé » ; Stella, « souveraine de sa peine et de sa joie » ; Stella, « sur
qui le ciel de l’amour a versé toute sa lumière » ; Stella, « dont la parole
bouleverse les sens » ; Stella, « dont
le chant
donne au cœur la vision des anges295. » Ces cris
d’adoration font comme un hymne. Chaque jour il écrit les pensées d’amour qui
l’agitent, et dans ce long journal continué pendant cent pages, on sent le souffle
embrasé croître à chaque instant. Un sourire de sa maîtresse, une boucle que le vent
soulève, un geste, sont des événements. Il la peint dans toutes les attitudes ; il
ne peut se rassasier de la voir. Il parle aux oiseaux, aux plantes, aux vents, à
toute la nature. Il apporte le monde entier aux pieds de Stella. À l’idée d’un
baiser, il défaille. « Mon cœur bondissant montera à mes lèvres pour avoir son
contentement, pour baiser ces roses parfumées par le miel de la volupté, ces lèvres
qui entr’ouvrent leurs rubis pour découvrir des perles296. » Il y a des magnificences
orientales dans
l’éblouissant sonnet où il demande
pourquoi les joues de Stella sont pâlies : « Où sont allées les roses qui
ravissaient nos yeux ? — Où sont ces joues vermeilles, où la vertu rougissante
s’empourprait de la livrée royale de la pudeur ? — Qui a volé à mes cieux du matin
leur vêtement d’écarlate ? » — « Sa vie se fond à force de penser297. » Épuisé par
l’extase, il s’arrête. Puis « comme le satyre qui, lorsque Prométhée apporta le feu
sur la terre, vint, tout charmé, baiser la flamme, et s’enfuit avec des cris
insensés, parmi les bois et les campagnes, sans pouvoir apaiser l’âpre morsure du
divin élément298 », il va de pensées en
pensées, cherchant un soulagement à sa plaie. Enfin
le calme est revenu, et pendant cette éclaircie l’esprit agile et brillant joue
comme une flamme voltigeante à la surface du profond foyer qui couve. Oserai-je
traduire ces songes d’amoureux et de peintre, ces charmantes imaginations païennes
et chevaleresques où Pétrarque et Platon semblent avoir laissé leur souvenir ?
Pourrai-je les traduire ? Sortez un instant de notre langue raisonnable, et sentez
la grâce et le badinage sous l’apparente affectation299 :
Tout est pris ici, le cœur et les sens. S’il trouve les yeux de Stella plus beaux
que toute chose au monde, il trouve « son âme plus belle encore que son corps. » Il
est platonicien, lorsqu’il raconté que la vertu, voulant se faire aimer des hommes,
a pris la forme de Stella pour enchanter leurs yeux, « et leur faire découvrir ce
ciel que le sens intérieur révèle aux âmes héroïques. » On reconnaît en lui la
soumission entière du cœur, l’amour tourné en religion, la passion parfaite qui ne
souhaite que de croître, et qui, semblable à la piété des mystiques, se trouve
toujours trop petite quand elle se compare à l’objet aimé. « Ma jeunesse se
consume ; mon savoir ne met au jour que des futilités. Mon esprit s’emploie à
défendre une passion qui, pour récompense, le persécute de folles peines. Je vois
que ma course m’entraîne à ma perte ; je le vois, et pourtant mon plus grand chagrin
est de ne point perdre davantage pour l’amour de Stella300. » À la fin, comme Socrate dans le Banquet, il tourne les yeux vers la Beauté immortelle301, clarté céleste « qui perce les nuages et
tout à la fois
brille et nous donne la vue. »
« Oh ! attaches-y tes yeux. Que cette lumière soit ton guide dans cette course
éphémère qui mène de la naissance à la mort302. » L’amour divin continue l’amour terrestre ; il y
était renfermé, il s’en dégage. À cette noblesse, à ces hautes aspirations,
reconnaissez une de ces âmes sérieuses comme il y en a tant sous ce climat et dans
cette race. À travers le paganisme régnant, les instincts spiritualistes percent, et
font des platoniciens, en attendant qu’ils fassent des chrétiens.
Sidney n’est qu’un soldat dans une armée ; il y a toute une multitude autour de
lui, une multitude de poëtes. En cinquante-deux ans on en a compté, en dehors du
drame, deux cent trente-trois303, dont quarante ont du génie
ou du talent, Breton, Donne, Drayton, Lodge, Greene, les deux Flechter, Beaumont,
Spenser, Shakspeare, Ben Jonson, Marlowe, Wither, Warner, et d’autres encore,
Davison, Carew, Suckling, Herrick ; on se lasserait de les énumérer. Il y
en a une moisson, comme en ce moment dans l’héroïque
et catholique Espagne, et, comme en Espagne, c’est là un signe du temps, la marque
d’un besoin public, l’indice d’un état d’esprit et passager. Quel
est-il cet état d’esprit qui de toutes parts provoque et fait goûter la poésie ?
Qu’est-ce qui souffle la vie dans leurs œuvres ? D’où vient que chez les moindres, à
travers des pédanteries, des maladresses, parmi des chroniques rimées ou des
dictionnaires descriptifs, on rencontre des peintures éclatantes et de vrais cris
d’amour ? D’où vient que, cette génération épuisée, la vraie poésie a fini en
Angleterre, comme la vraie peinture en Italie et en Flandre ? C’est qu’un moment de
l’esprit a paru et disparu, celui de la conception primesautière et créatrice. Ces
hommes ont les sens neufs et n’ont point de théories dans la tête. Aussi quand ils
se promènent, ils ont d’autres émotions que nous. Qu’est-ce qu’un lever de soleil
pour un homme ordinaire ? Une tache blanche au bout du ciel entre des bosselures,
parmi des morceaux de terre et des bouts de routes qu’il ne voit plus, parce qu’il
les a vus cent fois. Pour eux, toutes ces choses ont une âme ; je veux dire par là
qu’ils sentent en eux-mêmes, par contre-coup, l’élan et les brisures des lignes, la
force et les contrastes des teintes, et le sentiment douloureux ou délicieux qui
s’exhale de ce pêle-mêle et de cet ensemble comme une harmonie ou comme un cri. Que
ce soleil est triste lorsqu’il se lève dans le brouillard au-dessus « des sillons
mornes ! » quel air résigné dans ces
vieux arbres,
ruisselants sous la pluie nocturne ! quel fiévreux tumulte dans le troupeau des
vagues, dont « les crinières désordonnées » se tordent incessamment à la surface de
l’abîme ! Mais le grand flambeau du ciel, le dieu lumineux, se dégage et rayonne.
Les hautes herbes molles et ployantes, les prairies toujours vertes, les dômes
épanouis des grands chênes, tout le paysage anglais incessamment renouvelé et lustré
par l’eau surabondante étale son inépuisable fraîcheur. Ces prairies, rouges et
blanches de fleurs toujours humectées et toujours jeunes, laissent s’envoler leur
voile de brume dorée et apparaissent tout d’un coup timidement, comme de belles
vierges. Là est la « fleur du coucou, qui pousse avant la venue de l’hirondelle, la
jacinthe des prés azurée comme des veines de femmes, la fleur du souci qui se couche
avec le soleil et se lève avec lui, pleurante304. » « De loin, sur sa porte qui luit, la charmante aube dore
toutes les cimes où la nuit vient d’attacher ses perles, et les troupes d’oiseaux,
dans la joie du matin, font si bien vibrer leurs voix gazouillantes, que les
collines et les vallées répondent et que l’air qui bruit et résonne ne semble plus
composé que de sons. Cependant le soleil monte, perce de sa tête d’or l’épais
brouillard qui s’évapore, et vient à travers les cimes entrelacées baiser l’ombre
endormie305. » Encore
un
pas, et vous verrez reparaître les dieux
antiques. Ils reparaissent, ces dieux vivants, ces dieux mêlés aux choses, qu’on ne
peut s’empêcher de retrouver dès qu’on retrouve la nature : « Cérès, la libérale
reine, parmi ses riches cultures, blés, seigles, avoines, orges, vesces, pois en
fleur, parmi ses montagnes herbeuses où vivent les brebis broutantes, parmi ses
ruisseaux et ses rives, où regorgent les lis et les pivoines qu’Avril, l’humide
Avril, pare pour en faire des couronnes aux chastes nymphes306 —
Iris dont les ailes de safran versent sur les fleurs des gouttes parfumées et des
ondées rafraîchissantes, Iris, la riche
écharpe de
la terre, qui de chaque bout de son arc bleu couronne les champs boisés et les
pentes dégarnies. — Flore, brillante et parée, assise superbement au milieu de la
pompe de toutes ses fleurs, et qui déploie le vert éblouissant de son manteau de
fête307. » Toutes les splendeurs et les douceurs du pays
moite et mouillé, toutes les particularités, toute l’opulence de ses teintes
fondues, de son ciel changeant, de sa végétation luxuriante, viennent ainsi se
rassembler autour des dieux qui leur donnent un corps, et un beau corps.
Dans la vie de chaque homme il y a des moments
où,
en présence des choses, il éprouve un choc. Cet amas d’idées, de souvenirs tronqués,
d’images ébauchées qui gisent obscurément dans tous les coins de son esprit,
s’ébranle, s’organise, et tout d’un coup se développe comme une fleur. Il en est
ravi, il ne peut s’empêcher de regarder et d’admirer la charmante créature qui vient
d’éclore ; il veut la voir encore, en voir de pareilles, et ne songe point à autre
chose. Il y a des moments pareils dans la vie des nations, et celui-ci en est un.
Ils sont heureux de contempler de belles choses et souhaitent seulement qu’elles
soient le plus belles possible. Ils ne sont point préoccupés, comme nous, de
théories ; ils ne se travaillent point pour exprimer des idées philosophiques ou
morales. Ils veulent jouir par l’imagination, par les yeux, comme ces nobles
d’Italie qui en ce moment sont tellement épris des belles couleurs et des belles
formes, qu’ils couvrent de peintures non-seulement leurs appartements et leurs
églises, mais encore les dessus de leurs coffres et les selles de leurs chevaux. La
riche et verte campagne au soleil, les jeunes femmes parées, florissantes de santé
et d’amour, les dieux et les déesses à demi nus, chefs-d’œuvre et modèles de la
force et de la grâce, voilà les plus beaux objets que l’homme puisse contempler, les
plus capables de contenter ses sens et son cœur, d’éveiller en lui le sourire et la
joie, et voilà les objets qui apparaissent chez tous les poëtes, dans la plus
merveilleuse abondance de chansons, de pastorales, de sonnets, de petites pièces
fugitives, si vivantes,
si délicates, si aisément
épanouies, que depuis on n’a rien vu d’égal. Qu’importe que Vénus ou Cupidon aient
perdu leurs autels ? Comme les peintres contemporains d’Italie, ils imaginent
volontiers un bel enfant nu, traîné sur un char d’or, au milieu de l’air limpide, ou
une femme éclatante de jeunesse debout sur les vagues qui viennent baiser ses pieds
de neige. Le rude Ben Jonson est ravi de ce spectacle. Le bataillon discipliné de
ses vers robustes se change en une bande de petites strophes gracieuses qui courent
aussi légèrement que des enfants de Raphaël308. Il voit venir sa dame
assise sur le char de l’Amour que tirent des cygnes et des colombes. L’Amour conduit
le char ; elle passe sereine et souriante, et tous les cœurs charmés de ses divins
regards ne souhaitent plus d’autre joie que de la voir et de la servir
toujours :
Quoi de plus vivant, de plus éloigné de la mythologie
compassée et artificielle ? Comme Théocrite et Moschus, ils
jouent avec leurs dieux riants, et de leurs croyances se font une fête ; un jour, au
coin d’un bois, Cupidon rencontre une nymphe endormie. « Ses cheveux d’or couvraient
son visage. — Ses bras nonchalants étaient jetés des deux côtés. — Son carquois
lui servait d’oreiller, — et son sein nu était ouvert à tous les vents310. » Il s’approche doucement, lui ôte ses flèches, et met les
siennes à la place. Elle, enfin, entend du bruit, soulève sa tête penchée et voit un
berger qui vient à elle. Elle fuit, il la poursuit. Elle bande son arc et tire
contre lui ses flèches. Il n’en devient que plus ardent et va l’atteindre.
Désespérée,
elle prend une flèche qu’elle enfonce
dans son beau corps. La voilà changée, elle s’arrête, elle sourit, elle aime, elle
va au-devant de lui. « Les montagnes ne peuvent point se rencontrer, mais les amants
le peuvent. — Ce que font les autres amants, ils le firent. — Le dieu d’amour
s’était posé sur un arbre, — et riait en voyant ce doux spectacle311. » Une goutte de malice est tombée
dans ce mélange de naïveté et de grâce voluptueuse ; il en est ainsi dans Longus et
dans tout ce bouquet délicieux qu’on appelle l’Anthologie ; ce n’est point le
badinage sec de Voltaire, des gens qui n’ont que de l’esprit, et qui n’ont vécu que
dans les salons ; c’est celui des artistes, des amoureux qui ont le cerveau plein de
couleurs, de formes, qui, en disant une mièvrerie, imaginent un col penché, des yeux
baissés, et la rougeur qui monte à des joues vermeilles312. Une de ces belles vient dire des vers en minaudant, et comme on
voit d’ici le pli boudeur de sa lèvre ! « L’amour dans mon cœur comme une abeille —
fait son miel. — Tantôt il joue avec moi avec
ses
ailes, — tantôt avec ses pieds. — Dans mes yeux il fait sa demeure ; — son lit est
dans mon sein. — Mes baisers sont tous les jours son régal. — Et pourtant il me
vole mon repos. — Ah ! le méchant qui me vole ! » Ce qui relève ces badinages,
c’est la splendeur de l’imagination. Il y a des éclats, des éclairs qu’on n’ose
traduire, des éblouissements et des folies, comme dans le Cantique des Cantiques.
« Ses lèvres, dit Greene, sont des roses toutes trempées dans la rosée, — ou
pareilles à la pourpre de la fleur du narcisse. — Ses yeux, ces beaux yeux,
ressemblent aux pures clartés — qui animent le soleil ou égayent le jour. — Ses
joues sont comme des lis épanouis plongés dans le vin, — ou comme des grains de
belles grenades trempés dans le lait, — ou comme des fils de neige dans des réseaux
de soie cramoisie, — ou comme des nuages splendides au coucher du soleil. » —
« Quel besoin de comparer là où la beauté surpasse toute ressemblance ? — Celui qui
va prendre dans les choses inanimées ses pensées d’amour — dépare leur pompe et leur
plus grande gloire, — et ne monte dans le ciel de l’amour qu’avec des ailes
appesanties313. » Je veux bien
croire qu’alors
les choses n’étaient point plus
belles qu’aujourd’hui ; mais je suis sûr que les hommes les trouvaient plus
belles.
Quand la puissance d’embellir est si grande, il est naturel qu’on peigne le
sentiment qui réunit toutes les joies et où aboutissent tous les rêves, l’amour
idéal, surtout l’amour ingénu et heureux. De tous les sentiments, il n’y en a pas
pour qui nous ayons plus de sympathie. Il est de tous le plus simple et le plus
doux. Il est le premier mouvement du cœur et la première parole de la nature. Il ne
se compose que d’innocence et d’abandon. Il est exempt de réflexions et d’efforts.
Il nous fait quitter nos
passions compliquées, nos
mépris, nos regrets, nos haines, nos espérances violentes. Il pénètre en nous et
nous le respirons comme la fraîche haleine d’un vent matinal qui vient de passer sur
des champs en fleur. Ils le sentaient et s’en enchantaient, les cavaliers de cette
cour périlleuse, et se reposaient ainsi, par contraste, de leurs actions et de leurs
dangers. Les plus sévères et les plus tragiques de leurs poëtes se sont détournés
pour aller à sa rencontre, Shakspeare parmi les chênes toujours verts de la forêt
d’Ardennes314, Ben Jonson315 dans les bois de
Sherwood, parmi les larges clairières coupées d’ombre, parmi les feuilles luisantes
et les fleurs humides qui frissonnent au bord des sources solitaires. Marlowe
lui-même, le terrible peintre de l’agonie d’Édouard II, l’emphatique et puissant
poëte qui composa Faust, Tamerlan et le Juif de Malte, quitte ses
drames sanglants, son grand vers tonnant, ses furieuses images, et rien n’est plus
musical et plus doux que ses chansons. Le berger, pour gagner sa maîtresse, lui
promet « un chapeau de fleurs, une jupe toute brodée de feuilles de myrte, une
ceinture tressée de paille et de bourgeons de lierre, avec des boutons d’ambre et
des fermoirs de corail316. » Ils iront ensemble dans les vallées, sur les
pentes des montagnes rocheuses. Les pâtres, chaque matin de
mai, viendront danser autour d’elle, et tous deux, assis sur une
roche, contempleront de loin les troupeaux qui broutent l’herbe, et « les rivières
étroites » qui tombent et bruissent parmi des chants d’oiseaux. Les rudes
gentilshommes du temps, en revenant de la chasse du faucon, s’étaient plus d’une
fois arrêtés devant ces tableaux rustiques ; tels qu’ils étaient, c’est-à-dire
imaginatifs et peu citadins, ils avaient songé à y figurer pour leur compte. Mais en
les comprenant, ils les refaisaient ; ils les refaisaient dans leurs parcs préparés
pour l’entrée de la reine, avec une profusion de parures et d’inventions, sans
s’inquiéter d’y copier exactement la grossière nature. L’invraisemblance
ne les choquait pas ; ce n’étaient pas des imitateurs
minutieux, des observateurs de mœurs ; ils créaient ; la campagne, pour eux, n’était
qu’un cadre, et le tableau tout entier était sorti de leurs rêves et de leur cœur.
Qu’il soit romanesque, impossible même, ce tableau n’en est que plus charmant. Y
a-t-il un plus grand charme que de laisser là ce monde réel qui nous entrave ou nous
opprime, de flotter vaguement et aisément dans l’azur et la lumière, au plus haut du
pays des fées et des nuages, d’arranger les choses au gré du moment, de ne plus
sentir les pesantes lois, les contours roides et résistants de la vie, de tout orner
et varier selon les caprices et les délicatesses de la fantaisie ? Voilà ce qui
arrive dans ces petits poëmes. Ordinairement les événements ne s’y passent nulle
part ; du moins ils se passent dans le royaume où les rois se font bergers et
volontiers épousent des bergères. La belle Argentile317 est retenue à la cour de son oncle qui veut la
priver de son royaume, et après deux ans lui ordonne d’épouser Curan, un rustre de
sa maison ; elle s’enfuit, et Curan, désespéré, s’en va vivre chez les pâtres. Il
rencontre un jour une belle paysanne et l’aime ; peu à peu, en lui parlant, il se
rappelle Argentile et pleure ; il décrit son doux visage, sa taille ployante, ses
fins poignets veinés d’azur, et tout d’un coup voit la paysanne qui défaille. Elle
se jette dans ses bras et lui dit : « Je suis Argentile. » Or Curan était un fils de
roi qui s’était déguisé ainsi pour l’amour
d’Argentile. Il reprend les armes, défait le méchant roi. Il n’y eut point de plus
fort chevalier que lui, et tous deux régnèrent longtemps en Bernicie. — Entre cent
contes pareils, vrais contes de printemps, que le lecteur me permette d’en détacher
encore un, riant et simple comme une aube de mai318. La princesse, Dowsabell est descendue au matin dans
le jardin de son père ; elle cueille des chèvrefeuilles, des primevères, des
violettes, des marguerites. En ce moment, derrière la haie, elle entend un pâtre qui
chante, qui chante si bien, que tout d’un coup elle l’aime. Il lui promet fidélité
et lui demande un baiser. Les joues de la belle promeneuse devinrent vermeilles
comme la rose. « Elle plia son genou blanc comme la neige, — et tout à côté de lui
s’agenouilla, — puis elle le baisa doucement. — Le berger poussa un grand cri de
joie. — Oh ! fit-il, il n’y eut jamais de pastoureau — qui fût si content que
moi319 ! » Rien de plus ; n’est-ce pas assez ? Il
n’y a ici que le rêve d’un moment, mais ils ont à chaque moment de semblables rêves.
Jugez quelle poésie en doit sortir, combien supérieure aux choses, combien
affranchie de l’imitation littérale, combien éprise de la beauté idéale, combien
capable de se bâtir un monde hors de notre triste monde ; en
effet, entre tous ces poëmes, il y en a un véritablement divin,
si divin que les raisonneurs des âges suivants l’ont trouvé ennuyeux, qu’aujourd’hui
encore c’est à peine si quelques-uns l’entendent, la reine des
fées de Spenser.
Un jour M. Jourdain, devenu mamamouchi et ayant appris l’orthographe, manda chez
lui les plus illustres écrivains du siècle. Il s’installa dans un fauteuil, leur
indiqua du doigt des pliants, et leur dit :
« J’ai lu, Messieurs, vos petites drôleries. Elles m’ont réjoui ; je veux vous
donner de l’ouvrage. J’en ai donné dernièrement au petit Lulli, votre confrère.
C’est par mon commandement qu’il a introduit dans les concerts la trompette marine,
instrument harmonieux dont personne ne s’était encore avisé et qui est d’un si bel
effet. J’entends que vous suiviez mes idées comme il les a suivies, et je vous
commande un poëme en prose. Vous savez que tout ce qui n’est point prose est vers,
et que tout ce qui n’est point vers est prose. Quand je dis : « Nicolle,
apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit », je fais de la prose.
Prenez cette phrase pour modèle. Ce style est beaucoup plus agréable que le jargon
de lignes non finies que vous appelez des vers. Quant au sujet, ce sera moi-même.
Vous peindrez la robe de chambre à ramages que je viens de mettre pour vous
recevoir, et ce petit déshabillé de
velours vert
que je porte dessous pour faire le matin mes exercices. Vous noterez que l’indienne
coûte un louis l’aune. Cette description bien troussée vous fournira des dictons
assez jolis, et enseignera au public le prix des choses. Je veux aussi que vous
parliez de mes glaces, de mes tapis, de mes tentures. Mes fournisseurs vous
donneront leurs mémoires ; ne manquez pas de les insérer dans votre œuvre. J’aurais
plaisir à y revoir tout au long et tout au naturel la boutique de mon père, bon
gentilhomme qui vendait du drap à ses amis pour les obliger, la cuisine de ma
servante Nicole, les gentillesses de Brusquet, le petit chien de mon voisin
M. Dimanche. Vous pourrez aussi expliquer mes affaires domestiques ; rien de plus
intéressant pour le public que d’apprendre comme on gagne un million. Dites-lui
aussi que ma fille Lucile n’a pas épousé ce petit drôle de Cléonte, mais bien
M. Samuel Bernard, qui a fait fortune dans les fermes, a carrosse et sera ministre
du roi. Pour cela, je vous payerai généreusement un demi-louis la toise d’écriture.
Revenez dans un mois, et me montrez ce que mes idées vous auront fourni. »
Nous sommes les fils de M. Jourdain, et depuis le commencement du siècle nous
tenons ce discours aux artistes ; les artistes nous écoutent. De là notre roman
bourgeois et notre roman réaliste. Je supplie le lecteur de les oublier, de
s’oublier lui-même, de se faire pour un instant poëte, gentilhomme, homme du
seizième siècle. À moins d’enterrer le M. Jourdain
qui vit en chacun de nous, aucun de nous ne pourra entendre Spenser.
Il était d’une ancienne famille, alliée à de grandes maisons, ami de Sidney et de
Raleigh, les deux chevaliers les plus accomplis du siècle, chevalier lui-même, du
moins de cœur, ayant trouvé dans sa parenté, dans ses amitiés, dans ses études et
dans sa vie toutes les circonstances qui pouvaient l’élever jusqu’à la poésie
idéale. Tour à tour on le trouve à Cambridge, où il se pénètre des plus nobles
philosophies antiques ; dans un comté du Nord où il se prend d’un grand amour
malheureux ; à Penshurst, dans le château et la compagnie où est née l’Arcadie ; chez Sidney, en qui subsistent intactes la poésie romanesque et la
générosité héroïque de l’esprit féodal ; à la cour, où toutes les magnificences de
la chevalerie disciplinée et parée s’étalent autour du trône ; enfin à Kilcolman, au
bord d’un beau lac, dans un château retiré d’où la vue embrasse un amphithéâtre de
montagnes et la moitié de l’Irlande. Pauvre du reste, impropre à la cour, et,
quoique favorisé par la reine, n’ayant obtenu de ses patrons que des emplois
subalternes, à la fin lassé par les sollicitations et relégué dans ce dangereux
domaine d’Irlande, d’où la révolte le chassa, brûlant sa maison et son enfant ;
trois mois après, il mourut de misère et le cœur
brisé320. Des attentes et des rebuts, beaucoup de tristesses et
beaucoup de rêves, quelques douceurs et tout d’un coup un malheur affreux, une
fortune petite et une fin prématurée : voilà bien une vie de poëte. Mais c’est le
cœur en lui qui est le vrai poëte ; chez lui tout sort de là ; les circonstances
n’ont fait que lui fournir sa matière ; il les a transformées plus qu’il n’a été
transformé par elles, et il a moins reçu que donné. Philosophie et paysages,
cérémonies et parures, splendeurs de la campagne et de la cour, dans tout ce qu’il a
peint ou pensé, il a imprimé sa noblesse intérieure. Avant tout, c’est une âme
éprise de la beauté sublime et pure, platonicienne par excellence, une de ces âmes
exaltées et délicates, les plus charmantes de toutes, qui, nées au sein du
naturalisme, y puisent leur séve, mais le dépassent, approchent du mysticisme, et
par un effort involontaire montent pour s’épanouir jusqu’aux confins d’un monde plus
haut. Spenser conduit à Milton et de là au puritanisme, comme Platon conduit à
Virgile et de là au christianisme. La beauté sensible est parfaite chez tous les
deux, mais leur premier culte est pour la beauté morale. « Conduisez-moi, dit-il aux
Muses, dans la retraite cachée où la Vertu habite avec vous, berceau d’argent qui la
cache aux hommes et aux méchants mépris du monde. » Il encourage son chevalier quand
il le voit faiblir. Il s’indigne
quand il le voit
attaqué. Il se réjouit de son équité, de sa tempérance, de sa courtoisie. Il insère
au commencement d’un chant de longues stances en l’honneur de l’amitié et de la
justice. Il s’arrête, après avoir raconté un beau trait de chasteté, pour conseiller
aux dames d’être pudiques. Il prodigue aux pieds de ses héroïnes le trésor de ses
respects et de ses tendresses. Si quelque brutal les insulte, il appelle à leur
secours toute la nature et tous les dieux. Jamais il ne les ramène sur la scène sans
orner leur nom de quelque magnifique louange. Auprès de la beauté, il a des
adorations dignes de Dante et de Plotin. C’est qu’il ne la considère point comme une
simple harmonie de couleurs et de formes, mais comme une émanation de la beauté
unique, céleste, impérissable, que nul œil mortel ne peut apercevoir, et qui est la
première œuvre du grand ouvrier des mondes321. Les corps ne font que la rendre
sensible ; elle ne réside point dans les corps ; la grâce et l’attrait ne sont point
dans les choses, mais dans l’idée immortelle qui luit à travers les choses. « Cette
charmante teinte blanche et vermeille dont les joues sont colorées s’effacera. —
Ces douces feuilles de rose si doucement posées — sur les lèvres se flétriront et
tomberont — pour redevenir ce qu’elles étaient, de l’argile corrompue. — Ces
cheveux d’or, ces yeux brillants comme des
étoiles
étincelantes — retourneront en poussière et perdront leur clarté si belle. — Mais
la divine lampe dont les célestes rayons — allument l’amour des amants — ne
s’éteindra et ne faiblira jamais. — Quand les esprits vitaux se disperseront, —
elle reviendra à sa planète natale. — Car elle est née là-haut et ne peut mourir,
— étant une parcelle du plus pur des cieux322. »
Devant cette idée de la beauté, l’amour se transforme. Il est le seigneur de la
vérité et de la droiture, — « et monte bien loin de la basse poussière, — sur des
ailes d’or, jusque dans l’empyrée sublime — au-delà des atteintes de l’ignoble désir
sensuel, — qui, comme une taupe, reste gisant sur la terre323. » Il enferme en lui tout ce qu’il y a de bien, de
beau et de noble. Il est la source première de la vie et l’âme éternelle des choses.
C’est lui qui, apaisant la discorde primitive, a
formé l’harmonie des sphères et soutient ce glorieux univers. Il habite en Dieu, il
est Dieu lui-même, il est descendu ici-bas sous forme corporelle pour réparer le
monde chancelant et sauver la race humaine ; autour des êtres, et au dedans des
êtres, quand nos yeux percent les apparences, nous le voyons comme une lumière
vivante qui pénètre et embrasse toute créature. On touche ici le sommet sublime et
aigu où le monde de l’esprit et le monde des sens se rencontrent, et où l’homme,
cueillant des deux mains les plus belles fleurs des deux versants, se trouve à la
fois païen et chrétien.
Voilà pour le cœur ; pour le reste, il est poëte, c’est-à-dire par excellence
créateur et rêveur, créateur et rêveur de la façon la plus naturelle, la plus
instinctive, la plus soutenue. On a beau décrire cet état intérieur des grands
artistes, il reste toujours à décrire. C’est une sorte de végétation qui se fait
dans leur esprit ; à tout moment un bouton s’y lève, puis sur celui-ci un autre,
puis encore un autre, chacun enfantant, pullulant et fleurissant de lui-même, en
sorte qu’au bout d’un instant on voit une plante entière verdoyante, bientôt un
massif, et enfin une forêt. Un personnage leur apparaît, puis une action, puis un
paysage, puis une enfilade d’actions,
de
personnages et de paysages qui se font, se complètent et s’agencent par un
développement involontaire, comme il nous arrive lorsqu’en songe nous contemplons un
cortége de figures qui, par leur propre force, se déploient et s’ordonnent devant
nos yeux. Cette source de formes vivantes et changeantes est intarissable chez
Spenser ; toujours il imagine ; c’est là son état naturel. Il
semble qu’il n’ait qu’à clore ses paupières pour éveiller les apparitions ; elles
affluent en lui, elles surabondent, elles s’entassent ; on se dit qu’il aura beau
les prodiguer, elles regorgeront toujours, plus amples et plus pressées. Maintes
fois, en suivant leur nuée inépuisable, j’ai pensé à ces vapeurs qui sortent
incessamment de la mer, et montent, et chatoient, entremêlant leurs volutes d’or et
de neige, pendant qu’au-dessous d’elles de nouvelles brumes s’élèvent, et au-dessous
de celles-là d’autres encore, sans que jamais la resplendissante procession puisse
se ternir ou s’arrêter.
Mais ce qui le distingue de tous les autres, c’est la façon dont il imagine.
Ordinairement, chez un poëte, l’esprit fermente violemment et par saccades ; ses
idées s’assemblent, se heurtent, se prennent tout d’un coup par
masses et par blocs, et jaillissent en mots poignants, perçants, qui les
concentrent ; il semble qu’elles aient besoin de ces accumulations subites pour
imiter l’unité et l’énergie vivante des objets qu’elles reproduisent ; du moins
presque tous les poëtes environnants, Shakspeare au premier rang, font ainsi. Au
plus fort de l’invention, Spenser reste
serein. Les
visions qui donneraient la fièvre à un autre esprit le laissent paisible. Elles
arrivent et se déroulent en lui, aisément, tout entières, sans interruption, sans
secousses. Il est épique, c’est-à-dire narrateur, et non point
chanteur comme un faiseur d’odes, ou mime comme un auteur de drames. Nul moderne
n’est plus semblable à Homère. Comme Homère et les grands narrateurs, il ne
rencontre que des images suivies et nobles, presque classiques, si voisines des
idées que l’esprit y entre de lui-même et sans s’en apercevoir. Comme Homère, il est
toujours simple et clair, il ne sursaute point, il n’omet aucune raison, il ne
détourne aucun mot du sens primitif et ordinaire, il garde l’ordre naturel des
idées. Comme Homère encore, il a des redondances, des naïvetés, des enfances. Il dit
tout, il se laisse aller à des réflexions que chacun a devinées d’avance ; il répète
à l’infini les grandes épithètes d’ornement. On sent qu’il aperçoit les objets dans
une belle lumière uniforme, avec un détail infini, qu’il veut montrer tout ce
détail, qu’il n’a jamais peur de voir son heureux songe s’altérer ou disparaître,
qu’il en suit les contours, d’un mouvement régulier, sans jamais se presser ni se
ralentir. Même il est trop long, trop oublieux du public, trop disposé à
s’abandonner et à rêvasser en face des choses. Sa pensée se déploie en vastes
comparaisons redoublées, pareilles à celles du vieux conteur ionien. Si un géant
blessé tombe, il le trouve semblable à un arbre antique qui a crû sur le plus haut
sommet d’une montagne rocheuse, dont l’acier tranchant a
déchiré le cœur, et qui, fléchissant tout d’un coup sur son pied
qui craque, roule le long des rochers avec un fracas épouvantable ; puis à un large
château qui, miné par un art perfide, s’enfonce sur ses fondations croulantes, et
dont les tours exhaussées et accumulées jusqu’au ciel rendent la chute plus
lourde324.
Il développe toutes les idées qu’il manie. Il étale toutes ses phrases en périodes.
Au lieu de se concentrer, il s’épanouit. Pour porter cette ample pensée et son
cortége, il ne lui faut pas moins que la stance immense, incessamment renaissante,
aux longs vers croisés, aux rimes répétées, dont l’uniformité et l’ampleur
rappellent les bruits majestueux qui roulent éternellement dans les bois et dans les
campagnes. Pour déployer ces facultés épiques, et pour les déployer dans la région
sublime où cette âme se trouve naturellement portée, il ne faut pas moins que
l’épopée idéale, c’est-à-dire située hors du réel, avec des personnages qui existent
à peine et dans un monde qui ne peut être nulle part.
Plusieurs fois il a tâtonné alentour, parmi des
sonnets, des élégies, des pastorales, des hymnes d’amour, de petites épopées
souriantes325 ; ce ne sont là que des essais, incapables pour la
plupart de porter son génie. Déjà pourtant la magnifique imagination y déborde ;
dieux, hommes, paysages, le monde qu’il fait mouvoir est à mille lieues du monde où
nous vivons. Son Calendrier du Berger
326 est une pastorale pensive
et tendre, pleine de délicates amours, de nobles tristesses, de hautes idées, où ne
parlent que des penseurs et des poëtes. Ses Visions de Pétrarque et de
Du Bellay sont d’admirables songes, où des palais, des temples d’or, des
paysages splendides, des fleuves étincelants, des oiseaux merveilleux apparaissent
coup sur coup comme dans une féerie orientale. S’il chante un épithalame327, il voit venir deux beaux
cygnes, blancs comme la neige, qui glissent, aux chants des
nymphes, parmi les fleurs vermeilles, tandis que l’eau
transparente baise leurs plumes de soie et murmure de plaisir. S’il pleure la mort
de Sidney, Sidney devient un berger ; il est tué comme Adonis ; autour de lui
s’assemblent les nymphes gémissantes. Il est changé, avec sa maîtresse, en une fleur
« rouge et bleue, qui est d’abord rouge, puis qui pâlit comme lui et devient bleue.
Alors, au milieu d’elle paraît une étoile, aussi belle qu’étoile aux cieux, pareille
à Stella dans ses plus fraîches années, quand ses yeux dardaient des rayons de
beauté. Tout le jour elle est debout, pleine de rosée ; ce sont les larmes qui
coulèrent de ses yeux328. »
Ses sentiments les plus vrais se changent ainsi en féeries. La
magie est le moule de son esprit, et imprime sa forme à tout ce qu’il imagine comme
à tout ce qu’il pense. Involontairement il ôte aux objets leur figure ordinaire.
S’il regarde un paysage, au bout d’un instant il le voit tout autre. Il le
transporte, sans s’en douter, dans une terre enchantée ; l’azur du ciel resplendit
comme un dôme de diamants, des buissons de fleurs couvrent les prairies, un peuple
d’oiseaux voltige dans l’air suave, des palais de jaspe resplendissent entre les
arbres, des dames rayonnantes apparaissent aux balcons ouvragés sur les galeries
d’émeraudes. Ce sourd travail de l’esprit ressemble aux lentes cristallisations de
la nature. On jette une branche humide au fond d’une mine, et on en retire une
girandole de diamants.
Enfin il rencontre le sujet qui lui convient : c’est le plus grand bonheur qui soit
donné à un artiste. Il retire l’épopée du terrain ordinaire, celui où, sous la main
d’Homère et de Dante, elle exprime des croyances effectives et peint des héros
nationaux. C’est au plus haut du pays des fées qu’il nous conduit, par-dessus toutes
les cimes de l’histoire. C’est plus haut que le pays des fées, à cette limite
extrême où les objets s’évanouissent et où les pures idées commencent. « J’ai
entrepris mon poëme329, dit-il, pour représenter toutes les vertus
morales, assignant à chaque vertu un chevalier pour être son patron et son
défenseur, en telle sorte que les œuvres de cette vertu soient exprimées et que les
appétits déréglés et les vices contraires soient abattus et surmontés par des faits
d’armes et de chevalerie. » En effet, au fond du poëme il met une allégorie ; non
qu’il songe à se faire bel esprit, prêcheur de morale ou faiseur d’énigmes. Il ne
soumet pas l’image à l’idée ; c’est un voyant, ce n’est pas un
philosophe. Ce sont bien des personnages vivants, des actions qu’il remue ;
seulement, de loin en loin, chez lui, les palais enchantés, tout le cortége des
resplendissantes apparitions tremble et se déchire comme une vapeur, laissant
entrevoir la pensée qui le suscite et qui l’ordonne. Quand dans son jardin de Vénus
nous voyons les formes infinies de toutes les choses vivantes rangées par ordre, en
lits pressés, attendant l’être, nous concevons avec lui l’enfantement de l’amour
universel, la fécondité incessante de la grande mère et le fourmillement mystérieux
des créatures qui s’élèvent tour à tour hors de son sein profond. Quand nous voyons
son chevalier de la Croix combattre un monstre demi-femme, demi-serpent, et défendre
Una, sa dame chérie, nous nous souvenons vaguement que si nous pénétrions à travers
ces deux figures, nous trouverions sous l’une la Vérité et sous
l’autre l’Erreur. Nous sentons que ses personnages ne sont point
de chair et de sang, et que tous ces fantômes brillants ne sont que des fantômes.
Nous jouissons de leur éclat sans croire à leur consistance ; nous nous intéressons
à leurs actions sans nous troubler de leurs maux. Nous savons que leurs larmes et
leurs cris ne sont pas véritables. Notre émotion se purifie et s’élève. Nous ne
tombons point dans l’illusion grossière ; nous avons la douceur de nous sentir
rêver. Nous sommes, comme lui, à mille lieues de la vie réelle, hors des prises de
la pitié douloureuse, de la terreur crue, de la haine pressante et poignante. Nous
ne trouvons plus en nous que des sentiments délicats, demi-formés, suspendus au
moment où ils allaient nous toucher d’une atteinte trop forte. Ils nous effleurent,
et nous nous trouvons tout heureux d’être dégagés de la croyance qui nous
alourdit.
Quel monde pouvait fournir des matériaux à une fantaisie si haute ? Il n’y en avait
qu’un, celui de la chevalerie, car nul n’est plus éloigné du réel. Solitaire et
indépendant dans son château, affranchi de tous les liens que la société, la
famille, le travail, imposent d’ordinaire aux actions humaines, l’homme féodal avait
tenté toutes les aventures ; mais il avait encore moins fait qu’imaginé ; l’audace
de ses actions avait été surpassée par la folie de ses rêves ; faute
d’un emploi utile et d’une règle acceptée, sa tête avait
travaillé du côté du déraisonnable et de l’impossible, et la persécution de l’ennui
avait agrandi chez lui, outre mesure, le besoin d’excitation. Sous cet aiguillon, sa
poésie était devenue une fantasmagorie. Insensiblement les inventions étranges
avaient végété et pullulé dans les cervelles, les unes par-dessus les autres, comme
des lierres qui s’entrelacent autour d’un arbre, et le tronc primitif avait disparu
sous leur luxe et leur encombrement. Les délicates imaginations de la vieille poésie
galloise, les débris grandioses des épopées germaniques, les merveilleuses
splendeurs de l’Orient conquis, tous les souvenirs que quatre siècles d’aventures
avaient éparpillés dans les esprits des hommes s’étaient amoncelés en un grand rêve,
et les géants, les nains, les monstres, tout le pêle-mêle des créatures imaginaires,
des exploits surhumains et des magnificences insensées, s’étaient groupés autour
d’un sentiment unique, l’amour exalté et sublime, comme des courtisans prosternés
aux pieds de leur roi. Ample et flottante matière, où les grands artistes du siècle,
Arioste, le Tasse, Cervantes, Rabelais, viennent tailler leurs poëmes. Mais ils sont
trop de leur temps pour être d’un temps qui est passé. Ils refont une chevalerie,
mais ce n’est point une chevalerie vraie. Le fin Arioste, l’ironique épicurien, en
charme ses yeux et s’en égaye en voluptueux, en sceptique qui jouit deux fois du
plaisir, parce que le plaisir est doux et qu’il est défendu. À côté de lui, le
pauvre Tasse, sous la conduite d’un
catholicisme
violent, ressuscité et factice, parmi les clinquants d’une poésie vieillie,
travaille sur le même sujet, maladivement, avec un grand effort et avec un succès
mince. Pour Cervantes, qui est un chevalier, il a beau aimer la chevalerie pour sa
noblesse, il en sent la folie et la rabat par terre, sous les coups de bâton, parmi
les mésaventures d’hôtellerie. Plus grossièrement, plus franchement, un rude
plébéien, Rabelais, avec un éclat de rire, la noie dans sa joie et dans sa bourbe.
Seul, Spenser la prend au sérieux et naturellement. Il est au niveau de tant de
noblesse, de grandeurs et de rêves. Il n’est point encore assis et enfermé dans
cette espèce de bon sens exact qui va fonder et rétrécir toute la civilisation
moderne. Il habite de cœur dans la poétique et vaporeuse contrée dont chaque jour
les hommes s’éloignent davantage. Il en aime jusqu’au langage ; il reprend les vieux
mots, les tours du moyen âge, la diction de Chaucer330. Il entre de
plain-pied dans les plus étranges songes des anciens conteurs, sans étonnement,
comme un homme qui de lui-même en trouve encore de plus étranges. Châteaux
enchantés, monstres et géants, duels dans les bois, demoiselles errantes, tout
renaît sous sa main, la fantaisie du moyen âge avec la générosité du moyen âge, et
c’est justement parce que ce monde est invraisemblable que ce monde lui
convient.
Est-ce assez de la chevalerie pour lui fournir sa
matière ? Ce n’est là qu’un monde, et il y en a un autre. Par-delà les preux,
images glorifiées des vertus morales, il y a les dieux, modèles achevés de la beauté
sensible ; par-delà la chevalerie chrétienne, il y a l’olympe païen ; par-delà
l’idée de la volonté héroïque qui ne trouve son contentement que dans les aventures
et le danger, il y a l’idée de la force sereine qui d’elle-même se trouve en
harmonie avec les choses. Ce n’est pas assez d’un idéal pour un pareil poëte ;
auprès de la beauté de l’effort, il met la beauté du bonheur ; il les assemble
toutes les deux, non par un parti pris de philosophe et avec des intentions d’érudit
comme Gœthe, mais parce qu’elles sont toutes deux belles, et çà et là, au milieu des
armures et des passes d’armes, il dispose les satyres, les nymphes, Diane, Vénus,
comme des statues grecques parmi les tourelles et les grands arbres d’un parc
anglais. Rien de forcé dans cet assemblage ; l’épopée idéale, comme un ciel
supérieur, accueille et concilie les deux mondes ; un beau songe païen y continue un
beau songe chevaleresque ; l’important, c’est qu’ils soient beaux l’un et l’autre. À
cette hauteur, le poëte a cessé de voir les différences des races et des
civilisations. Il peut mettre ce qu’il voudra dans son tableau ; pour toute raison
il dira : « Cela allait bien » ; et il n’y a pas de raison meilleure. Sous les
chênes aux feuilles luisantes, au vieux tronc profondément enfoncé dans la terre, il
peut voir deux chevaliers qui se pourfendent, et un instant après une bande de
Faunes qui viennent danser. Les flaques de lumière
qui viennent s’étaler sur les mousses de velours, sur les gazons humides d’une
forêt anglaise, peuvent éclairer les cheveux dénoués, les blanches épaules de
nymphes. Ne l’avez-vous pas vu dans Rubens ? Et que signifient les disparates dans
l’heureuse et sublime illusion du rêve ? Y a-t-il encore des disparates ? Qui s’en
aperçoit ? qui les sent ? Qui ne sent, au contraire, qu’à bien parler il n’y a qu’un
monde, celui de Platon et des poëtes ; que les choses réelles n’en sont que les
ébauches, les ébauches mutilées, incomplètes et salies, misérables avortons épars çà
et là sur la route du temps, comme des tronçons de glaise à demi formés, puis
délaissés, qui gisent dans l’atelier d’un artiste ; qu’après tout, les forces et les
idées invisibles qui incessamment renouvellent les êtres réels n’atteignent leur
accomplissement que dans les êtres imaginaires, et que le poëte, pour exprimer toute
la nature, est obligé d’embrasser dans ses sympathies toutes les formes idéales par
lesquelles la nature s’est exprimée ? Voilà la grandeur de cette œuvre : il a pu
prendre toute la beauté, parce qu’il ne s’est soucié que de la beauté.
Le lecteur sent bien qu’on ne peut pas lui raconter un pareil poëme. En effet, ce
sont six poëmes, chacun de douze chants, où l’action se dénoue, se renoue
incessamment, s’embrouille et recommence, et je crois que toutes les imaginations de
l’antiquité et du moyen
âge y sont entassées. Le
chevalier chevauche entre les arbres, et, au carrefour des allées, rencontre
d’autres chevaliers qu’il combat ; tout d’un coup du fond d’une caverne paraît un
monstre demi-femme et demi-serpent, entouré de sa progéniture hideuse ; plus loin un
géant aux trois corps, puis un dragon grand comme une colline, aux griffes
tranchantes, aux ailes gigantesques. Trois jours durant, il le combat, et, renversé
deux fois, il ne revient à lui que par le secours d’une eau merveilleuse. Après
cela, il y a des peuplades sauvages qu’il faut vaincre, des châteaux entourés de
flammes qu’il faut forcer. Cependant les demoiselles errent au milieu des forêts sur
des palefrois blancs, exposées aux entreprises des mécréants, parfois gardées par un
lion qui les suit, ou délivrées par une bande de satyres qui les adorent. Les
sorciers multiplient leurs prestiges ; les palais étalent leurs festins ; les champs
clos accumulent leurs tournois ; les dieux marins, les nymphes, les fées, les rois,
entre-croisent les fêtes, les surprises et les dangers.
C’est une fantasmagorie, dira-t-on. Qu’importe, si nous la voyons ? Et nous la
voyons, car Spenser la voit. Sa bonne foi nous gagne. Il est si fort à son aise dans
ce monde, que nous finissons par nous y trouver comme chez nous. Il n’a point l’air
étonné des choses étonnantes ; il les rencontre si naturellement qu’il les rend
naturelles ; il défait les mécréants comme si de sa vie il n’avait fait autre chose.
Vénus, Diane et les dieux antiques habitent à sa porte et entrent chez
lui sans qu’il y prenne garde. Sa sérénité devient la
nôtre. Nous devenons crédules et heureux par contagion et autant que lui. Le moyen
de faire autrement ? Est-ce qu’il est possible de ne pas croire un homme qui nous
peint les choses avec un détail si juste et des couleurs si vives ? Voici que tout
d’un coup il vous décrit une forêt ; est-ce qu’au même instant vous n’y êtes pas
avec lui ? Les hêtres au corps blanchâtre, les chênes « dans tout l’orgueil de
l’été », y enfoncent leurs piliers et épanouissent leurs dômes ; des clartés
tremblent sur l’écorce, et vont se poser sur le sol, sur les fougères qui
rougissent, sur les bas buissons qui, tout d’un coup frappés par la traînée
lumineuse, luisent et chatoient. À peine si les pas s’entendent sur la couche
épaisse de feuilles amoncelées ; et de loin en loin, sur les hautes graminées, les
gouttes de rosée scintillent. Cependant un son de cor arrive à travers la feuillée :
comme il vibre doucement et tout à la fois joyeusement dans ce grand silence ! Il
retentit plus fort ; le galop d’une chasse approche, et là-bas, à travers l’allée,
voici venir une nymphe, la plus chaste et la plus belle qui soit au monde. Spenser
la voit ; bien plus, devant elle il est à genoux.
Son visage était si beau, qu’il ne semblait point de chair, — mais peint
célestement du brillant coloris des anges, — clair comme le ciel, sans défaut, ni
tache, — avec un parfait mélange de toutes les belles couleurs ; — Et dans ses
joues se montrait une rougeur vermeille, — comme des roses répandues sur un
parterre de lis, — exhalant des parfums d’ambroisie, — et nourrissant les sens
d’un double plaisir, — capables de guérir les malades et de ranimer les morts.
Dans ses beaux yeux luisaient deux lampes
vivantes, — allumées là-haut à la lumière de leur céleste créateur. — Ils
dardaient des rayons de feu — si merveilleusement perçants et lumineux, — qu’ils
éblouissaient les yeux assez hardis pour la regarder. — Le dieu aveugle avait
souvent tenté d’y allumer — ses feux impudiques, mais sans le pouvoir ; — car, avec
une majesté imposante et une colère redoutée, — elle brisait ses dards libertins,
et éteignait les vils désirs.
Sur ses paupières se tenaient maintes Grâces, — à l’ombre de ses sourcils égaux,
— pour la pourvoir de doux regards et de beaux sourires, — et chacune d’elles la
douait d’une grâce, — et chacune d’elles humblement à ses pieds s’inclinait. — Un
si glorieux miroir de grâce céleste, — souverain monument où s’adressent tous les
vœux mortels, — comment une plume fragile décrira-t-elle son divin visage, — avec
la crainte de manquer d’art et d’outrager sa beauté ?
Aussi belle, et mille et mille fois plus belle — elle parut quand elle se montra
aux regards. — Elle était vêtue, à cause de la chaleur de l’air brûlant, — toute
d’une tunique de soie, blanche comme un lis, — couturée de maintes broderies
tressées, — parsemée sur le haut, tout entière, — d’aiguillettes d’or splendide
qui étincelaient — comme des étoiles scintillantes ; et la bordure — était toute
lisérée de franges d’or.
Au-dessous du genou son vêtement pendait un peu, — et ses jambes droites étaient
magnifiquement serrées — en des brodequins dorés de cuir précieux, — tout bardés de
lames d’or, où étaient gravées — des figures bizarres et splendidement émaillées. —
Par-devant, ils étaient attachés sous son genou — avec un riche joyau où
s’entrelaçaient — les bouts de tous les nœuds, de sorte que nul ne pouvait voir —
comment dans leurs replis serrés ils se confondaient.
Elles ressemblaient à deux beaux piliers de marbre — qui supportent un temple des
dieux, — que tout le peuple orne de guirlandes vertes — et honore dans ses
assemblées de fête. — Avec
une grâce imposante et
un port de princesse, — elle ralentissait leur démarche quand elle voulait garder
sa majesté. — Mais quand elle jouait avec les nymphes des bois, — ou qu’elle
chassait le léopard fuyant, — elle les mouvait agilement, et volait dans les
campagnes.
Et dans sa main elle avait un épieu acéré, — et sur son dos un arc et un carquois
brillant, — rempli de flèches aux têtes d’acier, dont elle abattait — les bêtes
sauvages dans ses jeux victorieux, — attaché par un baudrier d’or, qui sur le
devant — traversait sa poitrine de neige, et séparait ses seins délicats ; comme les
jeunes fruits en mai, — ils commençaient à se gonfler un peu, et nouveaux encore,
— à travers son vêtement léger, ils ne faisaient qu’indiquer leur place.
Ses boucles blondes, frisées comme des fils d’or, — tombaient sur ses épaules,
négligemment répandues, — et, quand le vent soufflait au milieu d’elles, —
flottaient comme un étendard largement déployé, — et bien bas derrière elles
descendaient en désordre. — Et que ce fût art, ou hasard aveugle, — à mesure qu’à
travers la forêt fleurie elle courait impétueuse, — dans ses cheveux épars les
douces fleurs se posaient d’elles-mêmes, — et les fraîches feuilles verdoyantes et
les boutons s’y entrelaçaient.
Plus chèrement que sa vie elle gardait la rose délicate, — fille de son matin,
dont la fleur — ornait la couronne de sa renommée. — Elle ne souffrait point que le
soleil brûlant du midi, — ni que le vent perçant du nord vint s’abattre sur son
calice. — Elle repliait d’abord ses feuilles de soie avec un soin pudique, — quand
le ciel inclément commençait à menacer. — Mais sitôt que se calmait l’air de
cristal, — elle s’épanouissait et laissait fleurir toute sa beauté331.
Il est à genoux devant elle, vous dis-je, comme un enfant le jour de la Fête-Dieu
parmi les fleurs et les
parfums, ravi d’adoration
pour elle, jusqu’à voir dans ses yeux une lumière céleste et sur ses joues le
coloris des anges, jusqu’à appeler ensemble les anges chrétiens
et les grâces païennes pour la parer et la servir ; c’est
l’amour qui amène devant lui de pareilles visions, « le doux amour qui baigne ses
ailes d’or
dans le nectar béni et dans la source
des purs plaisirs332. »
D’où vient-elle cette parfaite beauté, cette pudique et charmante aurore en qui il
a rassemblé toutes les clartés, toutes les douceurs et toutes les virginités du
matin ? Quelle mère l’a mise au monde, et quelle naissance merveilleuse a produit à
la lumière une semblable merveille de grâce et de pureté ? Un jour, dans une fraîche
fontaine solitaire où le soleil étalait ses rayons, Chrysogone baignait son corps
parmi les roses et les violettes d’azur. Elle s’endormit lassée sur l’herbe épaisse,
et les rayons du soleil épanchés sur son sein nu la fécondèrent333. Les mois s’écoulaient. Inquiète et
honteuse, elle s’en alla dans les bois déserts et s’assit en pleurant, « l’âme
enveloppée dans un noir nuage de tristesse. » Cependant Vénus parcourait toute la
terre, cherchant son fils Cupidon, qui s’était
mutiné contre elle et avait fui au loin. Elle l’avait cherché dans les cours, dans
les cités, dans les chaumières, promettant de doux baisers à qui dénoncerait sa
retraite, et à qui le ramènerait, des choses plus douces encore. Elle arriva ainsi
jusqu’à la forêt où Diane, lassée, se reposait avec ses nymphes. Quelques-unes
lavaient leurs membres dans le flot clair ; d’autres étaient couchées à l’ombre ; le
reste, comme une guirlande de fleurs, entourait la déesse, qui dénouant ses tresses
blondes, et rejetant sa tunique, avançait son pied vers l’eau transparente334. Surprise, elle
rebuta Vénus, se moqua de ses plaintes, et jura que si elle rencontrait Cupidon,
elle lui couperait ses ailes libertines. Puis elle eut pitié de la déesse affligée
et se mit à chercher le fugitif avec elle. Elles arrivèrent à la feuillée où
Chrysogone endormie avait mis au monde, sans le savoir, deux filles aussi belles que
le
jour naissant. Diane prit l’une, et en fit la
plus pure des vierges. Vénus emporta l’autre dans le jardin d’Adonis, où sont les
germes de toutes les choses vivantes, où joue Psyché, l’épouse de l’Amour, où
Plaisir, leur fille, folâtre avec les Grâces, où Adonis, couché parmi les myrtes et
les fleurs riantes, revit au souffle de l’Amour immortel. Elle l’éleva comme sa
fille ; elle la choisit pour être la plus fidèle des amantes, et après de longues
épreuves la donna au bon chevalier sire Scudamour.
Voilà ce que l’on rencontre dans la forêt merveilleuse. Y êtes-vous mal et
avez-vous envie de la quitter parce qu’elle est merveilleuse ? À chaque détour
d’allée, à chaque changement du jour, une stance, un mot fait entrevoir un paysage
ou une apparition. C’est le matin, l’aube blanche luit timidement à travers les
arbres ; des vapeurs bleuâtres s’envolent à l’horizon comme un voile et
s’évanouissent dans l’air qui rit ; les sources tremblent et bruissent faiblement
entre leurs mousses, et dans les hauteurs les feuilles des peupliers commencent à
remuer et à battre comme des ailes de papillons. Un chevalier met pied à terre, un
vaillant chevalier qui a désarçonné maint Sarrasin et accompli mainte aventure. Il
délace son casque, et soudain l’on voit apparaître les joues roses d’une jeune fille
et de longs cheveux qui, « comme un voile de soie, tombent jusqu’à terre. » Le
soleil joue dans leur nappe
ondoyante, et l’on
pense en les voyant « à ces cieux qui dans une nuit ardente d’été scintillent
empanachés par des traînées de lumières335. » C’est Britomart, une vierge et une
héroïne, comme Clorinde ou Marphise, mais combien plus idéale ! Le profond sentiment
de la nature, la sincérité de la rêverie, la fécondité de l’inspiration toujours
coulante, le sérieux germanique raniment ici les inventions classiques ou
chevaleresques qui semblent les plus vieillies et les plus usées. Le défilé des
magnificences et des paysages ne s’arrête pas. Des promontoires désolés fendus de
plaies béantes ; des entassements de roches foudroyées et noircies où viennent se
briser les flots rauques ; des palais étincelants d’or où des dames, belles comme
des anges, nonchalamment penchées sur des coussins de pourpre, écoutent avec un doux
sourire les accords d’une musique invisible ; de hautes allées silencieuses, où les
chênes rangés en colonnades étendent leur ombre
immobile sur des touffes de violettes vierges et sur des gazons que n’a jamais
foulés un pied humain : à toutes ces beautés de l’art et de la nature, il ajoute les
merveilles de la mythologie, et il les décrit avec autant d’amour et d’aussi bonne
foi qu’un peintre de la Renaissance ou un poëte ancien. Voici venir sur des nacelles
d’écaille la belle Cymoent et ses nymphes traînées par des dauphins agiles comme des
hirondelles. Elles glissent sur les vagues brillantes ; les cheveux sont dénoués, et
le vent fait flotter leurs boucles blondes ; une âpre senteur marine emplit l’air ;
le soleil étend son manteau de lumière sur la plaine d’azur, hérissée de flots
innombrables ; la mer infinie qui sourit vient baiser les pieds d’argent de ses
filles divines336. — Rien de plus doux et de
plus calme que le palais de Morphée. Au plus profond de la terre, il repose,
enveloppé dans les molles vapeurs dont Téthys baigne son lit humide ; Diane répand
les perles de la rosée sur sa tête éternellement penchée : et la Nuit mélancolique a
posé sur lui sa robe obscure. Non loin de là, un ruisseau tombe goutte à goutte du
haut d’une roche, mêlant son clapotement monotone au bruissement de la pluie fine ;
et la brise, semblable
au long bourdonnement d’un
essaim d’abeilles, berce le sommeil immobile du dieu appesanti337. — Ne
voulez-vous pas aussi regarder au coin de cette forêt une bande de satyres dansant
sous les feuilles vertes ? Ils viennent en sautant comme des chevreaux folâtres,
« aussi gais que les oiseaux du joyeux printemps. » La belle Hellénore, qu’ils ont
choisie pour reine de mai, accourt aussi toute rieuse et couronnée de lauriers et de
fleurs. Le bois retentit du son de leurs flûtes. Leurs pieds de corne usent le frais
gazon de la clairière. Ils dansent gaillardement tout le jour avec de brusques
mouvements et des mines provoquantes, pendant qu’autour d’eux, leurs troupeaux
broutent capricieusement les arbousiers. — À chaque livre, nous voyons passer des
processions étranges, mascarades allégoriques et pittoresques, pareilles à celles
qui s’étalaient alors à la cour des princes, tantôt celle de Cupidon, tantôt celle
des Fleuves, tantôt celle des
Mois, ici celle des
Vices. Jamais l’imagination ne fut plus prodigue ni plus inventive. L’orgueilleuse
Lucifera s’avance sur un char paré de guirlandes et d’or, rayonnante comme l’aurore,
entourée d’un peuple de courtisans qu’elle éblouit de sa gloire et de sa splendeur :
six bêtes inégales la traînent, et chacune d’elles est montée par un Vice. L’un sur
un âne paresseux, vêtu d’une robe noire comme un moine, malade d’oisiveté, laisse
tomber sa tête pesante et tient entre les mains un bréviaire qu’il ne lit pas ; un
autre, sur un pourceau ignoble, se traîne déformé, le ventre gonflé par la luxure,
les yeux bouffis de graisse, le cou allongé comme celui d’une grue, habillé de
feuilles de vigne qui laissent voir son corps pourri d’ulcères, et tout le long du
chemin vomissant le vin et les viandes dont il s’est soûlé. Un autre, assis entre
des coffres de fer, sur un chameau chargé d’or, manie des pièces d’argent,
déguenillé, les joues creuses, les pieds roidis par la goutte ; un autre, sur un
loup affamé, grinçant ses dents infectes, mâche un crapaud vénéneux dont le poison
suinte le long de ses gencives, et sa tunique décolorée, peinte d’yeux menaçants,
cache un serpent replié autour de son corps. Le dernier, couvert d’une robe déchirée
et sanglante, s’avance monté sur un lion, brandissant autour de sa tête une torche
allumée, les yeux étincelants, le visage pâle comme la cendre, serrant dans sa main
fiévreuse la garde de son poignard. Le bizarre et terrible cortége défile, conduit
par l’harmonie solennelle des stances, et la musique grandiose des rimes redoublées
soutient l’imagination dans le monde fantastique,
mêlé d’horreurs et de magnificences, qui vient d’être ouvert à son vol.
Et cependant c’est peu que tout cela. Quoi que puissent fournir la mythologie et la
chevalerie, elles ne suffisent pas aux exigences de cette conception poétique. Le
propre de Spenser, c’est l’énormité et le débordement des inventions pittoresques.
Comme Rubens, il crée de toutes pièces, en dehors de toute tradition, pour exprimer
de pures idées. Comme chez Rubens, l’allégorie chez lui enfle les proportions hors
de toute règle, et soustrait la fantaisie à toute loi, excepté au besoin d’accorder
les formes et les couleurs. Car, si les esprits ordinaires reçoivent de l’allégorie
un poids qui les opprime, les grandes imaginations reçoivent de l’allégorie des
ailes qui les emportent. Dégagées par elle des conditions ordinaires de la vie,
elles peuvent tout oser, en dehors de l’imitation, par-delà la vraisemblance, sans
autre guide que leur force native et leurs instincts obscurs. Trois jours durant sir
Guyon est promené par l’esprit maudit, Mammon le tentateur, dans le royaume
souterrain, à travers des jardins merveilleux, des arbres chargés de fruits d’or,
des palais éblouissants et l’encombrement de tous les trésors du monde. Ils sont
descendus dans les entrailles de la terre et parcourent ses cavernes, abîmes
inconnus, profondeurs silencieuses.
Un démon
épouvantable marche derrière lui à pas monstrueux sans qu’il le sache, prêt à
l’engloutir au moindre signe de convoitise. L’éclat de l’or illumine des formes
hideuses, et le métal rayonnant brille d’une beauté plus séduisante dans l’obscurité
du cachot infernal.
La forme du donjon au dedans était grossière et rude, — comme une caverne énorme
taillée dans une falaise rocheuse. — De la voûte raboteuse descendaient des arceaux
déchirés — bosselés d’or massif et de glorieux ornements, — et chaque poutre était
chargée de riche métal, — tellement qu’elles semblaient vous menacer d’une ruine
pesante ; — et par-dessus eux Arachné avait porté haut sa toile industrieuse et
étendu ses lacs subtils, — enveloppés de fumée impure et de nuages plus noirs que
le jais.
Le toit, le plancher et les murs étaient tout d’or, — mais couverts de poussière
et de rouille antique, — et cachés dans l’obscurité, de sorte que personne n’en
pouvait voir — la couleur ; car la lumière joyeuse du jour — ne se déployait jamais
dans cette demeure, — mais seulement une douteuse apparence de clarté pâle, —
comme est une lampe dont la vie s’évanouit, — ou comme la lune enveloppée dans la
nuit nuageuse — se montre au voyageur qui marche plein de crainte et de morne
effroi.
Dans cette chambre il n’y avait rien qu’on pût voir, — sinon de grands coffres
énormes et de fortes caisses de fer, — toutes serrées de doubles nœuds, tellement
que personne — ne pouvait espérer les forcer par violence et par vol. — De chaque
côté ils étaient placés tout du long. — Mais tout le sol était jonché de crânes —
et d’ossements d’hommes morts épars tout à l’entour, — dont les vies, à ce qu’il
semblait, avaient été là répandues, — et dont les vils squelettes étaient restés
sans sépulture.
… Puis le démon le mena en avant et le conduisit bientôt — à
une autre chambre, dont la porte, tout d’un coup, — s’ouvrit
devant lui comme si elle eût su obéir d’elle-même ; — là avaient été placées cent
cheminées — et cent fournaises toutes brillantes et brûlantes ; — près de chaque
fournaise se tenaient maints démons, — créatures déformées, hideuses à regarder, —
et chaque démon appliquait sa peine industrieuse — à fondre le métal d’or prêt à
être éprouvé.
L’un, avec un soufflet énorme, aspirait l’air sifflant, — puis, avec le vent
comprimé, enflammait la braise ; — l’autre ramassait les brandons mourants — avec
des pinces de fer, et les arrosait souvent — de flots liquides pour apprivoiser la
rage du furieux Vulcain, — qui, les maîtrisant, reprenait sa première ardeur. —
Quelques-uns enlevaient l’écume qui sortait du métal, — d’autres agitaient l’or
fondu avec de grandes pelles ; — et chacun d’eux peinait, et chacun d’eux suait.
Il le mena ensuite, à travers un sombre passage étroit, — jusqu’à une large porte
toute bâtie d’or battu ; — la porte était ouverte ; mais là attendait — un puissant
géant aux enjambées roides et hardies, — comme s’il eût voulu défier le Très-Haut.
— Dans sa main droite il tenait une massue de fer ; — mais il était lui-même tout
entier en or, — ayant pourtant le sentiment et la vie, et il savait bien manier —
son arme maudite quand il abattait ses ennemis acharnés.
… Ils entrèrent dans une chambre grande et large, — comme quelque grande salle
d’assemblée, ou comme un temple solennel. — Maints grands piliers d’or supportaient
— le toit massif et soutenaient de prodigieuses richesses, — et chaque pilier était
richement décoré — de couronnes, de diadèmes et de vains titres, — que portaient
les princes mortels pendant qu’ils régnaient sur la terre.
Une multitude d’hommes étaient assemblés là, — de toutes les races et de toutes
les nations sous le ciel, — qui avec un grand tumulte se pressaient pour approcher
— de la partie supérieure, où se dressait bien haut — un trône pompeux de majesté
souveraine. — Et dessus était assise une femme
magnifiquement parée — et opulemment vêtue des robes de la royauté, — tellement
que jamais prince terrestre, d’un semblable appareil — ne releva sa gloire et ne
déploya un orgueil si fastueux. — Elle, assise dans sa pompe resplendissante, —
tenait une grande chaîne d’or aux anneaux bien unis, — dont un bout était attaché
au plus haut du ciel, — et dont l’autre atteignait au plus bas enfer338.
Nul rêve de peintre n’égale ces visions, ce flamboiement de la fournaise sur les
parois des cavernes,
ces lumières vacillantes sur
la foule, ce trône et cet étrange scintillement de l’or qui partout luit dans
l’ombre. C’est que l’allégorie pousse au gigantesque.
Quand il s’agit de montrer la tempérance aux prises avec les tentations, on est
porté à mettre toutes les tentations ensemble. Il s’agit d’une vertu générale, et
comme elle est capable de toutes les résistances, on lui demande à la fois toutes
les résistances ; après l’épreuve de l’or, celle du plaisir : ainsi se suivent et
s’opposent les spectacles les plus grandioses et les plus délicieux, tous au-delà de
l’humain, les gracieux à côté des terribles, les jardins fortunés à côté du
souterrain maudit :
Le portail de branches entrelacées et de fleurs penchées — était embrassé par une
vigne courbée en arches, — dont les grappes pendantes semblaient inviter — tous les
passants à goûter leur vin délicieux. — Elles s’inclinaient d’elles-mêmes vers les
mains, — comme si elles s’offraient pour être cueillies : — quelques-unes d’une
pourpre sombre pareille à l’hyacinthe ; — d’autres comme des rubis, riantes et
doucement vermeilles ; — d’autres, comme de belles émeraudes encore vertes.
Au milieu du jardin était une fontaine — de la plus riche substance qu’il puisse y
avoir sur la terre, — si pure et si transparente, que l’on eût pu voir — le flot
d’argent courant dans chacun de ses canaux. — Très-splendidement elle était décorée
— de curieux dessins et de figures d’enfants nus, — dont les uns semblaient, avec
une gaieté rieuse, — voler çà et là et s’ébattre en jeux folâtres, — pendant que
les autres se baignaient dans l’eau délicieuse.
Et sur toute la fontaine une traînée de lierre de l’or le plus pur — s’étendait
avec sa teinte naturelle. — Car le riche métal était coloré de telle sorte — que
l’homme qui l’eût vu sans être bien averti — l’eût pris sûrement pour du vrai
lierre. — Bien bas jusqu’au sol rampaient ses bras lascifs, — qui,
se baignant dans la rosée d’argent, — trempaient craintivement
dans l’eau leurs fleurs laineuses ; — et leurs gouttes de cristal semblaient des
pleurs d’amour.
Un nombre infini de courants incessamment sortaient — de cette fontaine, doux et
beaux à voir. — Ils tombaient dans un ample bassin — et arrivaient promptement en
si grande abondance — qu’on eût cru voir un petit lac. — Sa profondeur n’excédait
pas trois coudées, — si bien qu’à travers ses flots on pouvait voir le fond, —
tout pavé par-dessous de jaspe étincelant, — et la fontaine voguait droit dans
cette mer.
Les oiseaux joyeux abrités dans le riant ombrage, — accordaient leurs notes suaves
avec le chœur des voix. — Les angéliques voix tremblantes et tendres — répondaient
aux instruments avec une divine douceur. — Les instruments unissaient leur mélodie
argentine — au sourd murmure des eaux tombantes. — Les eaux tombantes, variant
leurs bruissements mesurés, — tantôt haut, tantôt bas, appelaient la brise ; — et
la molle brise murmurante leur répondait à tous bien bas.
Sur un lit de roses Acrasie était couchée, — alanguie par la chaleur ou prête pour
son doux péché ; — un voile l’habillait ou plutôt la laissait déshabillée, — un
voile transparent tout d’argent et de soie, — qui ne cachait rien de sa peau
d’albâtre, — mais la montrait plus blanche, si plus blanche elle pouvait être. —
Arachné n’eût su ourdir un filet plus subtil, — et les toiles brillantes que nous
voyons souvent tissées — par les fils de la rosée séchée ne volent pas plus
légèrement dans l’air.
Son sein de neige était une proie offerte — aux yeux avides qui ne savaient s’en
rassasier. — La langueur de sa douce fatigue y avait laissé — quelques gouttes plus
claires que le nectar, qui glissaient — comme de pures perles d’Orient tout le long
de son corps ; — et ses beaux yeux, qui de volupté souriaient doucement encore, —
humectaient sans les éteindre les rayons de feu — dont ils perçaient les cœurs
fragiles. Ainsi
la clarté des étoiles, —
lorsqu’elle scintille sur les vagues silencieuses, paraît plus brillante339.
N’y a-t-il ici que des féeries ? Il y a ici des tableaux tout faits, des tableaux
vrais et complets, composés avec des sensations de peintre, avec un choix de
couleurs et de lignes : les yeux ont du plaisir. Cette Acrasie couchée a la pose
d’une déesse et d’une courtisane de Titien. Un artiste italien copierait ces
jardins,
ces eaux courantes, ces Amours sculptés,
ces traînées de lierre qui serpente chargé de feuilles luisantes et de fleurs
laineuses. Tout à l’heure, dans les profondeurs infernales, les clartés avec leur
long ruissellement étaient belles, demi-noyées par les ténèbres, et le trône
exhaussé dans la vaste salle entre les piliers, au milieu de la multitude
fourmillante, reliait autour de lui toutes les formes en ramenant
sur lui tous les regards. Le poëte est ici et partout coloriste
et architecte. Si fantastique que soit son monde, ce monde n’est point factice ;
s’il n’est pas, il pourrait être ; même il devrait être ; c’est la faute des choses
si elles ne s’arrangent pas de manière à l’effectuer ; pris en lui-même, il a cette
harmonie intérieure par laquelle vit une chose réelle, même une harmonie plus haute,
puisque, à la différence des choses réelles, il est tout entier jusque dans le
moindre détail construit en vue de la beauté. L’art est venu,
voilà le grand trait du siècle, le trait qui distingue ce poëme de tous les récits
semblables entassés par le moyen âge. Incohérents, mutilés, ils gisaient comme des
débris ou des ébauches que les mains débiles des trouvères n’avaient pas su
assembler en un monument. Enfin les poëtes et les artistes paraissent et avec eux le
sentiment du beau, c’est-à-dire la sensation de l’ensemble. Ils comprennent les
proportions, les attaches et les contrastes ; ils composent. Entre
leurs mains, l’esquisse brouillée, indéterminée, se limite, s’achève, se détache, se
colore et devient un tableau. Chaque objet ainsi pensé et imaginé acquiert l’être
définitif en acquérant la forme vraie ; après des siècles, on le reconnaîtra, on
l’admirera, on sera touché par lui ; bien plus, on sera touché par son auteur. Car,
outre les objets qu’il peint, l’artiste se peint lui-même. Sa pensée maîtresse se
marque dans la grande œuvre qu’elle produit et qu’elle conduit. Spenser est
supérieur à son sujet, l’embrasse tout entier, l’accommode à son but, et c’est pour
qu’il y
imprime la marque propre de son âme et de
son génie. Chaque récit est ménagé en vue d’un autre, et tous en vue d’un certain
effet qui s’accomplit ; c’est pour cela que de ce concert une beauté se dégage,
celle qui est dans le cœur du poëte, et que toute son œuvre a travaillé à rendre
sensible ; beauté noble et pourtant riante, composée d’élévation morale et de
séductions sensibles, anglaise par le sentiment, italienne par les dehors,
chevaleresque par sa matière, moderne par sa perfection, et qui manifeste un moment
unique et admirable, l’apparition du paganisme dans une race chrétienne et le culte
de la forme dans une imagination du Nord.
Un pareil moment ne dure guère, et la séve poétique s’use par la floraison
poétique, en sorte que l’épanouissement conduit au déclin. Dès les premières années
du dix-septième siècle, l’affaissement des mœurs et des génies devient sensible.
L’enthousiasme et le respect baissent. Les mignons, les fats de cour intriguent et
grappillent, parmi les pédanteries, les puérilités et les parades. La cour vole et
la nation murmure. Les Communes commencent à se roidir, et le roi, qui les tance en
maître d’école, plie devant elles en petit garçon. Ce triste roi se laisse rudoyer
par ses favoris, leur écrit en style de commère, se dit un Salomon, étale une vanité
d’écrivain, et, donnant audience à un courtisan, lui recommande sa réputation de
savant, à charge de revanche. La dignité du gouvernement s’affaiblit et la loyauté
du peuple s’attiédit. La royauté déchoit et la révolution se prépare. En même temps
le noble paganisme chevaleresque dégénère en sensualité vile et crue340. « Le roi, dit un
contemporain, vient de s’enivrer si bien avec le roi Christian de Danemark, qu’il a
fallu les porter sur un
lit tous les deux… » Les
dames quittent leur sobriété, et dans les festins on les voit qui roulent çà et là
prises de vin. « Dernièrement, dit un malin courtisan, dans un masque, la chose a
fait scandale. La dame qui jouait le rôle de la reine de Saba arrivait pour
présenter des dons précieux à Leurs Majestés ; mais ayant oublié les marches qui
menaient au dais, elle renversa ses cassettes dans le giron de Sa Majesté danoise,
et lui tomba sur les pieds ou plutôt sur la face. Grandes furent la hâte et la
confusion. Essuis et serviettes travaillèrent aussitôt à tout nettoyer. Alors Sa
Majesté se leva et voulut danser avec la reine de Saba. Mais il se laissa choir, et
s’humilia devant elle, et fut emporté dans une chambre intérieure et mis sur un lit
de parade, lequel ne fut pas médiocrement gâté par les présents que la reine de Saba
avait répandus sur ses vêtements, tels que vin, crème, gelée, boisson, gâteaux,
épices et autres bonnes choses. La fête et la représentation continuèrent, et la
plupart des acteurs s’en allèrent ou se laissèrent choir, tant le vin occupait leur
étage supérieur… Alors parurent, en riches habits, la Foi, l’Espérance et la
Charité. L’Espérance essaya de parler ; mais le vin rendait ses efforts si faibles
qu’elle se retira, espérant que le roi excuserait sa brièveté… La Foi quitta la cour
dans un état chancelant… Toutes deux étaient malades et allèrent vomir dans la salle
d’en bas… Pour la Victoire, après un lamentable bégaiement, on l’emmena comme une
pauvre captive, et on la déposa, pour qu’elle fît un somme, sur les marches
extérieures de l’antichambre.
Quant à la Paix, elle
cassa sa branche d’olivier sur le crâne de ceux qui voulaient l’empêcher d’entrer. »
Notez que ces ivrognesses étaient de grandes dames. « On ne faisait point ainsi,
ajoute l’auteur, sous la reine Élisabeth » ; elle était violente et terrible, mais
non ignoble, et ridicule. C’est que les grandes idées qui mènent un siècle
finissent, en s’épuisant, par ne garder d’elles-mêmes que leurs vices ; le superbe
sentiment de la vie naturelle devient le vulgaire appel aux sens. Il y a telle entrée, tel arc de triomphe, sous Jacques, qui représente des
priapées, et quand les instincts sensuels, exaspérés par la tyrannie puritaine,
parviendront plus tard à relever la tête, on verra sous la Restauration l’orgie
s’étaler dans sa crapule et triompher de son impudeur.
En attendant, la littérature s’altère ; le puissant souffle qui l’avait portée, et
qui, à travers les singularités, les raffinements, les exagérations, l’avait faite
grande, se ralentit et diminue. Avec Carew, Suckling, Herrick, le joli remplace le
beau. Ce qui les frappe, ce ne sont plus les traits généraux des choses ; ce qu’ils
tâchent d’exprimer, ce n’est plus la nature intime des choses. Ils n’ont plus cette
large conception, cette pénétration involontaire, par laquelle l’homme s’assimilait
les objets et devenait capable de les créer une seconde fois. Ils n’ont plus ce
trop-plein d’émotions, cette surabondance d’idées et d’images qui forçait l’homme à
s’épancher par des paroles, à jouer extérieurement, à miner librement et hardiment
le drame intérieur qui faisait tressaillir tout son corps
et tout son cœur. Ce sont plutôt des beaux esprits de cour, des
cavaliers à la mode, qui veulent faire preuve d’imagination et de style. Entre leurs
mains l’amour devient une galanterie ; ils écrivent des chansons, des pièces
fugitives, des compliments aux dames. Plus d’élans du cœur ; ils tournent des
phrases éloquentes pour être applaudis et des exagérations flatteuses pour plaire.
Les divines figures, les regards sérieux ou profonds, les expressions virginales ou
passionnées qui éclataient à chaque pas dans les premiers poëtes ont disparu ; on ne
voit plus ici que des minois agréables peints par des vers agréables. La
polissonnerie n’est pas loin ; on la trouve déjà dans Suckling, et aussi la crudité,
l’épicurisme prosaïque ; ils diront bientôt : « Amusons-nous et moquons-nous du
reste. » Les seuls objets qu’ils sachent encore peindre, ce sont les petites choses
gracieuses, un baiser, une fête de mai, un narcisse, une primevère humide de rosée,
une matinée de mariage, une abeille341.
Herrick surtout
et Suckling rencontrent là de petits poëmes exquis, mignons, toujours riants ou
souriants, pareils à ceux qu’on a mis sous le nom d’Anacréon ou qui abondent dans
l’Anthologie. En effet, ici comme là-bas, c’est un paganisme qui décline ; l’énergie
s’en va, l’agrément commence. On garde toujours
le
culte de la beauté et de la volupté ; mais on joue avec elles. On les pare et on les
accommode à son goût ; elles ont cessé de maîtriser et de plier l’homme ; il s’en
égaye et il en jouit. Dernier rayon d’un soleil qui se couche ; avec Sedley, Waller
et les rimeurs de la Restauration, le vrai sentiment poétique disparaît ; ils font
de la prose en vers ; leur cœur est au niveau de leur style, et l’on voit avec la
langue correcte commencer un nouvel âge et un nouvel art.
À côté de la mignardise arrivait l’affectation : c’est le second signe des
décadences. Au lieu d’écrire pour dire les choses, on écrit alors pour les bien
dire ; on enchérit sur son voisin, on outre toutes les façons de parler ; on fait
tomber l’art du côté où il penche, et comme il penche en ce siècle du côté de la
véhémence et de l’imagination, on entasse l’emphase et la couleur. Toujours un
jargon naît d’un style. Dans tous les arts, les premiers maîtres, les inventeurs
découvrent l’idée, s’en pénètrent et lui laissent produire sa
forme. Puis viennent les seconds, les imitateurs, qui de parti pris répètent cette
forme et l’altèrent en l’exagérant. Plusieurs ont du talent néanmoins, Quarles,
Herbert, Babington, surtout Donne, un satirique poignant, d’une crudité
terrible342,
un puissant poëte
d’une imagination précise et
intense343,
et qui garde encore quelque chose de l’énergie et du frémissement de la première
inspiration. Mais il gâte tous ces dons de parti pris, et réussit, à force de peine,
à fabriquer du galimatias. Par exemple, les poëtes passionnés ont dit à leur
maîtresse que s’ils la perdaient, ils prendraient en aversion toutes les femmes.
Afin d’être plus passionné, Donne déclare à la sienne qu’en pareil cas il haïra tout
le sexe, elle avec le reste, parce qu’elle en aura fait partie344. Vingt fois en le lisant on se frappe la tête et on se demande
avec étonnement comment un homme a pu se tourmenter et se guinder ainsi, alambiquer
son style, raffiner les raffinements, découvrir des comparaisons si saugrenues.
C’était là l’esprit du temps ; il fait effort pour être ingénieusement absurde. Une
puce avait mordu Donne et sa maîtresse : voilà que cette puce, ayant réuni leur
sang, se trouve être « leur lit de mariage
et leur
temple de mariage345.
À présent, dit-il, la belle et ses parents ont beau gronder, nous sommes unis, et
tous deux cloîtrés dans ces murs vivants de jais (la puce). » Le marquis de
Mascarille n’a jamais rien trouvé d’égal. Eussiez-vous cru qu’un écrivain pût
inventer de pareilles sottises ? Continuez, il y a pis. « L’habitude vous engage
peut-être à me tuer ; mais n’ajoutez pas à ce meurtre un suicide et un sacrilége,
trois péchés en trois meurtres. » Comprenez-vous ? Cela signifie qu’elle ne fait
qu’un avec lui, parce que tous deux ne font qu’un avec la puce, et qu’ainsi on ne
peut tuer l’un sans l’autre. Remarquez que le sage Malherbe a écrit des énormités
presque semblables dans les larmes de saint Pierre, que les
faiseurs de sonnets en Italie et en Espagne atteignent en ce moment le même degré de
démence, et vous jugerez qu’en ce moment par toute l’Europe il y a un âge poétique
qui finit.
Sur cette frontière de la littérature qui finit et de la littérature qui commence,
paraît un poëte, l’un des plus goûtés et des plus célèbres346 de son
temps, Abraham Cowley, enfant précoce, liseur et versificateur comme Pope, et qui,
comme Pope, ayant moins
connu les passions que les
livres, s’est moins occupé des choses que des mots. Rarement l’épuisement littéraire
fut plus sensible. Il a tous les moyens de dire ce qui lui plaira, et justement il
n’a rien à dire. Le fonds a disparu, laissant à la place une forme vide. En vain il
manie le poëme épique, la strophe pindarique, toutes les sortes de stances, d’odes,
de petits vers, de grands vers ; en vain il appelle à l’aide toutes les comparaisons
botaniques et philosophiques, toute l’érudition de l’Université, tous les souvenirs
de l’antiquité, toutes les idées de la science nouvelle ; on bâille en le lisant.
Sauf quelques vers descriptifs, sauf deux ou trois tendresses gracieuses347, il ne sent rien, il ne
fait que parler ; il n’est poëte que de cervelle. Son recueil de pièces amoureuses
ne lui sert qu’à faire preuve de science, à montrer qu’il a lu ses auteurs, qu’il
connaît la géographie, qu’il est versé dans l’anatomie, qu’il a une teinture de
médecine et d’astronomie, qu’il sait trouver des rapprochements et des allusions
capables de casser la tête du lecteur. Il dira que « la beauté est un mal
actif-passif, parce qu’elle meurt aussi vite qu’elle tue » ; que sa maîtresse est
criminelle d’employer chaque matin trois heures à sa toilette, parce que « sa
beauté, qui était un gouvernement tempéré, se change par là en tyrannie
arbitraire. » Après avoir lu deux cents pages, on a envie de lui donner des
soufflets. On a besoin, pour s’apaiser, de songer que tout grand âge doit finir, que
celui-ci ne pouvait finir autrement, que
l’ancienne et ardente éruption, le soudain regorgement de verve, d’images, de
curiosités capricieuses et audacieuses qui jadis coula à travers l’esprit des
hommes, maintenant arrêté, refroidi, ne peut plus montrer que des scories, de
l’écume figée, et une multitude de pointes brillantes et blessantes. On se dit
qu’après tout Cowley a peut-être du talent, et on trouve qu’en effet il en a un,
talent nouveau, inconnu aux vieux maîtres, qui indique une autre culture, qui exige
d’autres mœurs et qui annonce un nouveau monde. Cowley a ces mœurs et il est de ce
monde. C’est un homme régulier, raisonnable, instruit, poli, bien élevé, qui, après
douze ans de services et d’écritures en France sous la reine Henriette, finit par se
retirer sagement à la campagne, où il étudie l’histoire naturelle et prépare un
traité sur la religion, philosophant sur les hommes et la vie, fécond en réflexions
et en idées générales, moraliste, et disant à son exécuteur testamentaire de « ne
rien laisser passer dans ses écrits qui puisse sembler le moins du monde être une
offense à la religion ou aux bonnes manières. » De telles dispositions et une telle
vie préparent et indiquent moins un poëte, c’est-à-dire un voyant et un créateur,
qu’un écrivain, j’entends par là un homme qui sait penser et parler, et qui,
partant, doit avoir beaucoup lu, beaucoup appris, beaucoup rédigé, posséder un
esprit calme et clair, avoir l’habitude de la société polie, des discours soutenus,
du demi-badinage. En effet, Cowley est un écrivain, le
plus ancien de tous ceux qui en Angleterre méritent ce nom. Sa
prose est aussi aisée et aussi sensée que sa poésie est contournée et déraisonnable.
Un « honnête homme » qui écrit pour d’honnêtes gens, à peu près de la façon dont il
leur parlerait s’il était avec eux dans un salon, voilà, je crois, l’idée que, dans
notre dix-septième siècle, on se faisait d’un bon auteur ; c’est l’idée que les Essais de Cowley laissent de sa personne ; c’est ce genre de talent
que les écrivains de l’âge prochain vont prendre pour modèle, et il est le premier
de cette grave et aimable lignée qui par Temple rejoint Addison.
II. Comment la poésie aboutit à la prose. — Liaison de la science et de l’art.
— En Italie. — En Angleterre. — Comment le règne du naturalisme développe
l’exercice de la raison naturelle. — Érudits, historiens, rhétoriciens,
compilateurs, politiques, antiquaires, philosophes, théologiens. — Abondance des
talents et rareté des beaux livres. — Surabondance, recherche, pédanterie du style.
— Originalité, précision, énergie et richesse du style. — Comment, à l’inverse des
classiques, ils se représentent non l’idée, mais l’individu.
Il semble qu’arrivée là la Renaissance ait atteint son terme, et que, pareille à
une plante épuisée et flétrie, elle n’ait plus qu’à laisser la place au nouveau
germe qui commence à lever sous ses débris. Voici pourtant que du vieux tronc
défaillant sort un rejeton vivant et inattendu. Au moment où l’art languit, la
science pousse ; c’est à cela qu’aboutit tout le travail du siècle. Les deux fruits
ne sont point disparates ; au contraire, ils viennent de la même séve, et ne font
que manifester par la diversité de leurs formes deux moments distincts de la
végétation intérieure qui les a produits. Tout art se termine par une science, et
toute poésie par une philosophie. Car la science et la philosophie ne font que
traduire par des formules précises la conception
originale que l’art et la poésie rendent sensibles par des figures imaginaires ;
une fois que l’idée d’un siècle s’est manifestée en vers par des créations idéales,
elle arrive naturellement à s’exprimer en prose par des raisonnements positifs. Ce
qui avait frappé les hommes au sortir de l’oppression ecclésiastique et de
l’ascétisme monacal, c’était l’idée païenne de la vie naturelle et librement
épanouie ; ils avaient retrouvé la nature enfouie derrière la scolastique, et ils
l’avaient exprimée dans des poëmes et des peintures, par de superbes corps
florissants en Italie, par des âmes véhémentes et abandonnées en Angleterre, avec
une telle divination de ses lois, de ses instincts et de ses formes, qu’on pouvait
tirer de leurs tableaux et de leur théâtre une théorie complète de l’âme et du
corps. L’enthousiasme passé, la curiosité commence. Le sentiment de la beauté fait
place au besoin de la vérité. La théorie enfermée dans les œuvres d’imagination s’en
dégage. Les yeux restent attachés sur la nature, non plus pour l’admirer, mais pour
la comprendre. De la peinture on passe à l’anatomie, du drame à la philosophie
morale, des grandes divinations poétiques aux grandes vues scientifiques ; les unes
continuent les autres, et c’est le même esprit qui perce dans toutes les deux ; car
ce que l’art avait représenté et ce que la science va observer, ce sont les choses
vivantes, avec leur structure complexe et complète, remuées par leurs forces
intérieures, sans aucune intervention surnaturelle. Artistes et savants, tous
partent, sans s’en douter, de la même idée maîtresse,
c’est que la nature subsiste par elle-même, que chaque être
enferme dans son sein la source de son action, que les causes des événements sont
des lois innées dans les choses : idée toute-puissante d’où sortira la civilisation
moderne et qui en ce moment en Angleterre et en Italie, comme autrefois en Grèce, à
côté de l’art complet suscite les vraies sciences ; après Vinci et Michel Ange,
l’école des anatomistes, des mathématiciens, des naturalistes, qui aboutit à
Galilée ; après Spenser, Ben Jonson et Shakspeare, l’école des penseurs qui
entourent Bacon et préparent Harvey.
Il n’y a pas besoin ici de chercher bien loin cette école ; dans l’interrègne du
christianisme, le tour d’esprit qui domine partout est justement le sien. C’est le
paganisme qui règne à la cour d’Elisabeth, non-seulement dans les lettres, mais dans
les doctrines, un paganisme du Nord, toujours sérieux, le plus souvent sombre, mais
qui, comme celui du Midi, a pour substance le sentiment des forces naturelles. Chez
quelques-uns tout christianisme est effacé ; plusieurs vont jusqu’à l’athéisme par
excès de révolte et de débauche, comme Marlowe et Greene. Chez d’autres, comme
Shakspeare, c’est à peine si l’idée de Dieu apparaît ; ils ne voient dans la pauvre
petite vie humaine qu’un songe, au-delà le grand sommeil morne ; pour eux la mort
est la borne de l’être, tout au plus un gouffre obscur où l’homme plonge incertain
de l’issue. S’ils portent les yeux au-delà, ils aperçoivent348, non point
l’âme spirituelle reçue dans
un monde plus pur,
mais le cadavre abandonné dans la terre humide ou le spectre errant autour du
cimetière. Ils parlent en incrédules ou en superstitieux, jamais en fidèles. Leurs
héros ont des vertus humaines, non des vertus religieuses ; contre le crime, ils
s’appuient sur l’honneur et l’amour du beau, non sur la piété et la crainte de Dieu.
Si d’autres, de loin en loin, comme Sidney et Spenser, entrevoient ce Dieu, c’est
comme une vague lumière idéale, sublime fantôme platonicien, qui ne ressemble en
rien au Dieu personnel, rigide examinateur des moindres mouvements du cœur. Il
apparaît au sommet des choses comme le magnifique couronnement du monde, mais il ne
pèse pas sur la vie humaine, il la laisse intacte et libre, et ne fait que la
tourner vers le beau. On ne connaît pas encore l’espèce de prison étroite où le cant officiel et les croyances bienséantes enfermeront plus tard
l’action et l’intelligence. Même les croyants, les sincères chrétiens, comme Bacon
et Browne, écartent tout rigorisme oppressif, réduisent le christianisme à une sorte
de poésie morale, et laissent le naturalisme subsister sous la religion. Dans cette
carrière si ample et si ouverte, la spéculation peut se déployer. Avec lord Herbert
apparaît le déisme systématique ; avec Milton et Algernon Sidney apparaîtra la
religion philosophique ; Clarendon ira jusqu’à comparer les jardins de lord Falkland
à ceux der l’Académie. Contre le
rigorisme des
puritains, Chillingworth, Hales, Hooker, les plus grands docteurs de l’Église
anglicane, font à la raison naturelle une large place, si large que jamais, même
aujourd’hui, elle n’a retrouvé un tel essor.
Une étonnante irruption de faits, l’Amérique découverte, l’antiquité ranimée, la
philologie restaurée, les arts inventés, les industries développées, la curiosité
humaine promenée sur tout le passé et sur tout le globe, sont venus fournir la
matière, et la prose a commencé. Sidney, Wilson, Asham et Puttenham ont cherché les
règles du style ; Hackluit et Purchas ont rassemblé l’encyclopédie des voyages et la
description de tous les pays ; Holinshed, Speed, Raleigh, Stowe, Knolles, Daniel,
Thomas More, lord Herbert fondent l’histoire ; Camden, Spelman, Cotton, Usher et
Selden instituent l’érudition ; une légion de travailleurs patients, de
collectionneurs obscurs, de pionniers littéraires amassent, rangent et trient les
documents que sir Robert Cotton et sir Thomas Bodley emmagasinent dans leurs
bibliothèques, tandis que des utopistes, des moralistes, des peintres de mœurs,
Thomas More, Joseph Hall, John Earle, Owen Felltham, Burton, décrivent et jugent les
caractères de la vie, poussent leur file par Fuller, sir Thomas Browne et Isaac
Walton, jusqu’au milieu du siècle suivant, et s’accroissent encore des
controversistes et des politiques qui, avec Hooker, Taylor, Chillingworth, Algernon
Sidney, Harrington, étudient la religion, la société, l’Église et l’État. Ample et
confuse fermentation, d’où se dégagent beaucoup de pensées,
mais d’où sortent peu de beaux livres. La belle prose, telle
qu’on l’a vue à la cour de Louis XIV, chez Pollion, dans les gymnases d’Athènes,
telle que les peuples rhétoriciens et sociables savent la faire, manque tout à fait.
Ceux-ci n’ont pas l’esprit d’analyse qui est l’art de suivre pas à pas l’ordre
naturel des idées, ni l’esprit de conversation qui est le talent de ne jamais
ennuyer ou choquer autrui. Leur imagination est trop peu réglée et leurs mœurs sont
trop peu polies. Les plus mondains, même Sidney, disent rudement ce qu’ils pensent
et comme ils le pensent. Au lieu d’atténuer, ils exagèrent. Ils hasardent tout et
ils n’omettent rien. Ils ne quittent les compliments outrés que pour les
plaisanteries brutales. Ils ignorent l’enjouement mesuré, la fine moquerie, la
flatterie délicate. Ils se plaisent aux grossiers calembours, aux allusions sales.
Ils prennent pour de l’esprit des charades entortillées, des images grotesques.
Grands seigneurs et grandes dames, ils causent en gens mal élevés, amateurs de
bouffons, de parades et de combats d’ours. Chez d’autres, comme Overbury ou sir
Thomas Browne, la poésie déborde dans la prose si abondamment, qu’elle couvre le
discours d’images et fait oublier les idées sous les tableaux. Ils chargent leur
style de comparaisons fleuries, qui s’engendrent l’une l’autre et montent l’une
par-dessus l’autre, de telle façon que le sens disparaît et qu’on ne voit plus que
l’ornement. Enfin, le plus souvent, ils sont pédants, encore tout roidis par la
rouille de l’école ; ils divisent et subdivisent, ils posent des
thèses, des définitions ; ils argumentent solidement et
lourdement, ils citent leurs auteurs en latin, et même en grec ; ils équarrissent
des périodes massives, ils assomment doctement leur adversaire, et par contre-coup
le lecteur. Ils ne sont jamais au niveau de la prose, mais toujours au-dessus et
au-dessous, au-dessus par leur génie poétique, au-dessous par la pesanteur de leur
éducation et par la barbarie de leurs mœurs. Mais ils pensent sérieusement et par
eux-mêmes ; il sont réfléchis ; ils sont convaincus et touchés de ce qu’ils disent.
Jusque dans les compilateurs on sent une force et une loyauté d’esprit qui donnent
confiance et font plaisir. Leurs écrits ressemblent aux puissantes et pesantes
gravures des contemporains, aux cartes d’Hofnagel par exemple, si âpres et si
instructives ; leur conception est poignante et précise ; ils ont le don
d’apercevoir chaque objet non d’une façon générale, comme les classiques, mais en
particulier et singulièrement. Ce n’est point l’homme abstrait, le citadin tel qu’il
est partout, le paysan en soi qu’ils se représentent ; mais Jacques ou Thomas, Smith
ou Brown, de telle paroisse, dans tel comptoir, avec tel geste et tel habit,
distinct de tous les autres ; bref, ils voient non l’idée, mais
l’individu. Figurez-vous le remue-ménage qu’une telle
disposition produit dans la tête humaine, combien l’ordre régulier des idées s’en
trouve dérangé, comme chaque objet, avec le pêle-mêle infini de ses formes, de ses
propriétés, de ses appendices, va désormais s’accrocher par cent attaches imprévues
aux autres, et amener devant l’esprit
une file et
une famille ; quel relief en prendra le langage, quels mots familiers, pittoresques,
saugrenus y éclateront coup sur coup ; comme la verve, l’imprévu, l’originalité, les
inégalités de l’invention y feront saillie. Figurez-vous en même temps quelle prise
cette forme d’esprit a sur les choses, combien de faits elle concentre en chaque
conception, quel amas de jugements personnels, d’autorités étrangères, de
suppositions, de divinations, d’imaginations elle déverse sur chaque objet, avec
quelle fécondité hasardeuse et créatrice elle enfante les vérités et les
conjectures. Il y a là un fourmillement de pensées et de formes,
souvent avortées, plus souvent encore barbares, quelquefois grandioses. Mais dans
cette surabondance quelque chose de viable et de grand se dégage, la science, et il
n’y a qu’à regarder de près une ou deux de ces œuvres pour voir la créature nouvelle
éclore parmi les ébauches et les débris.
Deux écrivains surtout manifestent cet état d’esprit, le premier, Robert Burton,
ecclésiastique et solitaire d’Université, qui passa sa vie dans les bibliothèques et
feuilleta toutes les sciences, aussi érudit que Rabelais, d’une mémoire inépuisable
et débordante ; inégal d’ailleurs, doué de verve et gai par saccades, mais le plus
souvent triste et morose, jusqu’à confesser dans son épitaphe que la mélancolie a
fait sa
vie et sa mort ; avant tout original,
amateur de son propre sens et l’un des premiers modèles de ce singulier tempérament
anglais qui, retirant l’homme en lui-même, développe en lui tantôt l’imagination,
tantôt le scrupule, tantôt la bizarrerie, et fait de lui, selon les circonstances,
un poëte, un excentrique, un humoriste, un fou ou un puritain. Trente ans durant il
a lu, il s’est mis une encyclopédie dans la tête, et maintenant pour s’amuser et se
décharger, il prend un in-folio de papier blanc. Vingt vers d’un poëte, douze lignes
d’un traité sur l’agriculture, une colonne d’in-folio sur les armoiries, la
description des poissons rares, un paragraphe d’un sermon sur la patience, le compte
des accès de fièvre dans l’hypocondrie, l’histoire de la particule que, un morceau de métaphysique, voilà ce qui a passé dans son cerveau en un
quart d’heure : c’est un carnaval d’idées et de phrases grecques, latines,
allemandes, françaises, italiennes, philosophiques, géométriques, médicales,
poétiques, astrologiques, musicales, pédagogiques, entassées les unes sur les
autres, pêle-mêle énorme, prodigieux fouillis de citations entre-croisées, de
pensées heurtées, avec la vivacité et l’entrain d’une fête de fous. « J’apprends,
dit-il, de nouvelles nouvelles tous les jours, — et les rumeurs ordinaires de
guerre, pestes, incendies, inondations, vols, meurtres, massacres, météores,
comètes, spectres, prodiges, apparitions, villes prises, cités assiégées en France,
en Germanie, en Turquie, en Perse, en Pologne, etc. ; les levées et préparatifs
journaliers de guerre et
autres choses semblables
qu’amène notre temps orageux, batailles livrées, tant d’hommes tués, monomachies,
naufrages, pirateries, combats sur mer, paix, ligues, stratagèmes et nouvelles
alarmes, — une vaste confusion de vœux, désirs, actions, édits, pétitions, procès,
défenses, proclamations, plaintes, griefs, — sont chaque jour apportés à nos
oreilles. — De nouveaux livres chaque jour, pamphlets, nouvelles, histoires,
catalogues entiers de volumes de toute sorte, paradoxes nouveaux, opinions,
schismes, hérésies, controverses en philosophie, en religion, etc. Puis viennent des
nouvelles de mariages, mascarades, fêtes, jubilés, ambassades, joutes et tournois,
trophées, triomphes, galas, jeux, pièces de théâtre. Aujourd’hui nous apprenons
qu’on a créé de nouveaux seigneurs et officiers, demain qu’il y a des grands
déposés, puis que de nouveaux honneurs ont été conférés. L’un est mis en liberté,
l’autre est emprisonné. L’un achète, l’autre ne peut payer ; celui-ci fait fortune ;
son voisin fait, banqueroute. Ici l’abondance, là la cherté et la famine. L’un
court, l’autre chevauche, querelle, rit, pleure, etc. Ainsi tous les jours
j’apprends des nouvelles publiques et privées349. » — « Quel monde de
livres
ne s’offre pas, en tous les sujets, arts et sciences, pour le contentement et selon
la capacité
du lecteur ? En arithmétique,
géométrie, perspective, optique, astronomie, architecture, sculptura,
pictura, sciences sur lesquelles on a dernièrement écrit tant de traités si
élaborés ; dans la mécanique et ses mystères, dans l’art de la guerre, de la
navigation, de l’équitation, de l’escrime, de la natation, des jardins, de la
culture des arbres ; de grands volumes sur l’économie domestique, la cuisine, l’art
d’élever des faucons, de chasser, de pêcher, de prendre les oiseaux, etc. ; avec des
peintures exactes de tous les jeux, exercices ; que n’y a-t-il pas ? En musique,
métaphysique, philosophie naturelle et morale, philologie, politique, chronologie,
dans les généalogies, dans le blason, etc. : il y a de grands volumes ou ces traités
des anciens, etc. Et quid subtilius arithmeticis inventionibus ?
Quid jucundius musicis rationibus ? Quid divinius
astronomicis ? Quid rectius geometricis demonstrationibus ?
Quel plus grand plaisir que de lire ces fameuses expéditions de Christophe Colomb,
Améric Vespuce, Marc-Paul le Vénitien, Vertomannus, Aloysius Cadamustus, etc. ? ces
journaux exacts des Portugais, des Hollandais,
de
Bartison, d’Olivier à Nort, etc. ? les voyages d’Hakluit, les décades de Pierre
Martyr, les récits de Linschoten, les Hodœporicons de Jodocus à Meggen, de Brocarde
le Moine, de Bredenbachius, de Sands, de J. Dubinius à Jérusalem, en Égypte et
autres endroits reculés du monde ? ces agréables itinéraires de Paulus Hentzerus, de
Jocodus Sincerus, de Dux Polonus, etc. ? ces parties de l’Amérique, curieusement
dessinées et gravées par les frères A. Bry ? de voir un herbier gravé, les herbes,
les arbres, les fleurs, les plantes, tous les végétaux représentés, avec les
couleurs naturelles de la vie, comme dans Matthiolus sur Dioscorides, Delacampius,
Lobel, Bauhinus, et ce dernier herbier volumineux et énorme de Besler de Nuremberg,
où presque toute plante est figurée avec sa vraie grandeur ? devoir les oiseaux, les
bêtes, les poissons de la mer, les araignées, les moucherons, les serpents, les
mouches, etc., toutes les créatures figurées par le même art et représentées
exactement en vives, couleurs, avec une fidèle description de leurs natures, vertus
et qualités, etc., comme l’ont fait soigneusement Ælien, Gesner, Ulysse Aldrovandus,
Bellonus, Rondoletius, Hippolytus Salvianus, etc.350 ? » Il ne finit
pas ; les mots, les phrases
regorgent,
s’accumulent, se recouvrent, et roulent emportant le lecteur assourdi, étourdi,
demi-noyé,
incapable de trouver terre au milieu de
ce déluge. Burton est intarissable. Il n’est point d’idées qu’il ne répète sous
cinquante formes ; quand il a épuisé les siennes, il verse sur nous celles des
autres ; les classiques, les auteurs plus rares, connus seulement des savants, les
auteurs plus rares encore, connus seulement des érudits, il prend chez tous. Sous
ces profondes cavernes d’érudition et de science, il en est une plus noire et plus
inconnue que toutes les autres, comblée d’auteurs ignorés, de noms rébarbatifs,
Besler de Nuremberg, Adricomius, Linschoten, Brocarde, Bredenbachius. Parmi tous ces
monstres antédiluviens, hérissés de terminaisons latines, il est
à son aise ; il se joue, il rit, il saute de l’un sur l’autre,
il les mène de front. Il a l’air du vieux Protée, hardi coureur, qui en une heure,
sur son attelage d’hippopotames, fait le tour de l’Océan.
Quel sujet prend il ? La mélancolie351, son propre état
d’esprit, et il le prend en homme d’école. Nul traité de saint Thomas, n’est plus
régulièrement construit que le sien. Ce torrent d’érudition vient se distribuer en
canaux géométriquement tracés qui divergent à angles droits sans dévier d’une seule
ligne. En tête de chaque partie vous apercevez un tableau synoptique et analytique,
avec tirets, accolades, chaque division engendrant des subdivisions, chaque
subdivision engendrant des sections, chaque section engendrant des sous-sections :
de la maladie en général, de la mélancolie en particulier, de sa nature, de son
siége, de ses espèces, de ses causes, de ses symptômes, de son pronostic ; de la
cure par moyens permis, par moyens défendus, par moyens diététiques, par moyens
pharmaceutiques : selon la méthode scolastique, il descend du général au
particulier, et dispose chaque émotion et chaque idée dans une case numérotée. Dans
ce cadre fourni par le moyen âge, il entasse tout, en homme de la Renaissance, la
peinture littéraire des passions et la description médicale de l’aliénation mentale,
les détails d’hôpital avec la satire des sottises humaines, les documents
physiologiques à côté des confidences personnelles, les recettes
d’apothicaire avec les conseils moraux, les remarques sur
l’amour avec l’histoire des évacuations. Le triage des idées n’a pas encore été
fait : médecin et poëte, lettré et savant, l’homme est tout à la fois ; fauté de
digues, les idées viennent comme des liqueurs différentes se déverser dans la même
cuve avec des pétillements et des bouillonnements étranges, avec une odeur
déplaisante et des effets baroques. Mais la cuve est pleine, et de ce mélange
naissent des composés puissants que nul âge n’avait encore connus.
Car, dans le mélange, il y a un ferment efficace, le sentiment poétique qui remue
et anime l’érudition énorme, qui refuse de s’en tenir aux secs catalogues, qui,
interprétant chaque fait, chaque objet, y démêle ou y devine une âme mystérieuse, et
trouble tout l’homme en lui représentant comme une énigme grandiose le monde qui
s’agite en lui et hors de lui. Figurons-nous un esprit parent de celui de
Shakspeare, devenu érudit et observateur au lieu d’être acteur et poëte, qui, au
lieu de créer, s’occupe à comprendre, mais qui, comme Shakspeare, s’applique aux
choses vivantes, pénètre leur structure intime, s’attache à leurs lois réelles,
imprime passionnément et scrupuleusement en lui-même les moindres linéaments de
leur figure ; qui en même temps projette au-delà de
l’observation positive ses divinations pénétrantes, entrevoit derrière les
apparences sensibles je ne sais quel monde obscur et sublime, et tressaille avec une
sorte de vénération devant la grande noirceur vague et peuplée à la surface de
laquelle tremblote notre petit univers. Tel est sir Thomas Browne, naturaliste,
philosophe, érudit, médecin et moraliste, presque le dernier de la génération qui
porta Jérémie Taylor et Shakspeare. Nul penseur ne témoigne mieux de la flottante et
inventive curiosité du siècle. Nul écrivain n’a mieux manifesté la splendide et
sombre imagination du Nord. Nul n’a parlé avec une émotion plus éloquente de la
mort, de l’énorme nuit de l’oubli, de l’engloutissement où toute chose sombre, de la
vanité humaine, qui, avec de la gloire ou des pierres sculptées, essaye de se
fabriquer une immortalité éphémère. Nul n’a produit au jour, par des expressions
plus éclatantes et plus originales, la séve poétique qui coule dans tous les esprits
du siècle. « L’injuste oubli, dit-il, secoue à l’aveugle ses pavots, et traite la
mémoire des hommes sans distinguer, entre leurs droits à l’immortalité. Qui n’a
pitié du fondateur des Pyramides ? Érostrate vit pour avoir détruit le temple de
Delphes, et celui-là qui l’a bâti est presque perdu. Le temps a épargné l’épitaphe
du cheval d’Adrien et anéanti la sienne… Tout est folie, vanité nourrie de vent. Les
momies égyptiennes que Cambyse et le temps ont épargnées, sont maintenant la proie
de mains rapaces. Mizraïm guérit les blessures,
et
Pharaon est vendu pour fabriquer du baume… Le plus grand nombre doit se contenter
d’être comme s’il n’avait pas été et de subsister dans le livre de Dieu, non dans la
mémoire des hommes. Vingt-sept noms font toute l’histoire des temps qui précèdent le
déluge, et tous les noms conservés jusqu’aujourd’hui ne font pas ensemble un seul
siècle de vivants. Le nombre des morts excède de beaucoup tout ce qui vit ; ce que
le monde a vécu dépasse beaucoup ce qui lui reste à vivre, et chaque heure ajoute à
ce nombre grandissant qui ne sait s’arrêter une seule minute… D’ailleurs l’oubli
enlève au souvenir une large part de nous-mêmes, même lorsque nous sommes vivants
encore. Nous ne nous rappelons que faiblement nos félicités, et les plus poignants
coups des afflictions ne laissent en nous que des cicatrices éphémères. La
sensibilité n’endure rien d’extrême, et les chagrins nous détruisent ou se
détruisent… Nous ignorons nos maux avenir, nous oublions nos maux passés par une
miséricordieuse prévoyance de la nature, qui nous fait digérer ainsi notre mélange
de courts et mauvais jours, et qui, délivrant nos sens des souvenirs qui les
blesseraient, laisse à nos plaies saignantes le temps de se refermer et de se
guérir. » Ainsi de toutes parts la mort nous entoure et nous presse. « Elle est
l’accoucheuse de la vie, et puisque le sommeil son frère nous hante journellement de
ses avertissements funéraires ; puisque le temps, qui vieillit de lui-même, nous
défend d’espérer une grande durée, c’est à nous de regarder
les longs espoirs comme des rêves et comme une attente
d’insensés352. »
Voilà presque des paroles de poëte, et c’est justement
cette imagination de poëte qui le pousse en avant dans la
science353. En présence des productions naturelles, il
fourmille de conjectures, de rapprochements ; il tâtonne à l’entour, proposant des
explications, essayant des expériences, portant ses divinations comme autant de
palpes flexibles et frémissantes aux quatre coins du monde, dans les plus lointaines
régions de la fantaisie et de la vérité. En regardant les croûtes arborescentes et
foliacées qui se forment à la surface des liqueurs qui gèlent, il se demande si ce
n’est point une résurrection des essences végétales dissoutes dans le liquide. À la
vue du sang ou du lait qui caille, il cherche s’il n’y a point là quelque chose
d’analogue à la formation de l’oiseau dans l’œuf, ou à cette coagulation du chaos
qui a enfanté notre monde. En présence de la force insaisissable qui fait geler les
liquides, il se demande si les apoplexies et les cataractes ne sont pas l’effet
d’une puissance semblable et n’indiquent pas aussi la présence d’un esprit
congélateur. Il est devant la nature comme un artiste, un écrivain
en présence d’un visage vivant, notant chaque trait, chaque
mouvement de physionomie pour parvenir à deviner les passions et le caractère
intérieur, corrigeant et défaisant sans cesse ses interprétations, tout agité par
l’idée des forces invisibles qui opèrent sous l’enveloppe visible. Tout le moyen âge
et l’antiquité avec leurs théories et leurs imaginations, platonisme, cabale,
théologie chrétienne, formes substantielles d’Aristote, formes spécifiques de
l’alchimie, toutes les spéculations humaines enchevêtrées et transformées l’une dans
l’autre se rencontrent à la fois dans sa tête pour lui ouvrir des percées sur ce
monde inconnu. L’amas, l’entassement, la confusion, la fermentation et le
fourmillement intérieur, mêlé de vapeurs et d’éclairs, le tumultueux encombrement de
son imagination et de son esprit, l’oppressent et l’agitent. Dans cette attente et
dans cette émotion, sa curiosité se prend à tout ; à propos du moindre fait, du plus
spécial, du plus archaïque, du plus chimérique, il conçoit une file d’investigations
compliquées, calculant comment l’arche a pu contenir toutes les créatures avec leur
provision d’aliments ; comment Perpenna, dans son festin, rangea les invités afin de
pouvoir frapper Sertorius, son hôte ; quels arbres ont pu bien pousser au bord de
l’Achéron, à supposer qu’il y en ait eu ; si les plantations en quinconce n’ont pas
leur origine dans le paradis terrestre, et si les nombres et les figures
géométriques contenues dans le losange ne se rencontrent pas dans tous les produits
de la nature et de l’art. Vous reconnaissez ici l’exubérance
et les bizarres caprices d’une végétation intérieure trop ample
et trop forte. Archéologie, chimie, histoire, nature, il n’y a rien qui ne
l’intéresse jusqu’à la passion, qui ne fasse déborder sa mémoire et son invention,
qui n’éveille en lui l’idée de quelque force, certainement admirable, peut-être
infinie. Mais ce qui achève de le peindre, et ce qui annonce l’approche de la
science, c’est que son imagination se fait contre-poids à elle-même. Il est fertile
en doutes autant qu’en explications. S’il voit les mille raisons qui poussent dans
un sens, il voit aussi les mille raisons qui poussent dans le sens contraire. Aux
deux bouts du même fait il entasse jusqu’aux nuages, mais en piles égales,
l’échafaudage des arguments contradictoires. La conjecture faite, il sait qu’elle
n’est qu’une conjecture, il s’arrête, finit sur un peut-être,
conseille de vérifier. Ses écrits ne sont que des opinions qui se donnent pour des
opinions ; même le principal est une réfutation des erreurs populaires. En somme, il
fait des questions, suggère des explications, suspend ses réponses ; rien de plus,
et c’est assez ; quand la recherche est si ardente, quand les voies où elle se
répand sont si nombreuses, quand elle est aussi scrupuleuse à s’assurer de sa prise,
l’issue de la chasse est sûre ; on est à deux pas de la vérité.
C’est dans ce cortége d’érudits, de songeurs et de chercheurs que paraît le plus
compréhensif, le plus
sensé, le plus novateur des
esprits du siècle, François Bacon ; ample et éclatant esprit, l’un des plus beaux de
cette lignée poétique, et qui, comme ses devanciers, se trouva par nature enclin à
recouvrir ses idées de la plus magnifique parure ; une pensée ne semblait achevée en
cet âge que lorsqu’elle avait pris un corps et une couleur. Mais ce qui distingue
celui-ci des autres, c’est que chez lui l’image ne fait que concentrer la
méditation. Il a réfléchi longuement, il a imprimé en lui-même toutes les portions
et toutes les liaisons de son sujet ; il le possède, et à ce moment, au lieu
d’étaler cette conception si pleine en une file de raisonnements gradués, il
l’enferme sous une comparaison si expressive, si exacte, si transparente, qu’à
travers la figure on aperçoit tous les détails de l’idée, comme une liqueur dans un
vase de beau cristal. Jugez de son style par un seul exemple : « Comme l’eau,
dit-il, soit qu’elle vienne de la rosée du ciel, soit qu’elle sorte des sources de
la terre, se disperse et se perd dans le sol, à moins qu’elle ne soit rassemblée
dans quelque réceptacle où par son union elle peut se conserver et s’entretenir,
d’où il est arrivé que l’industrie de l’homme a construit et disposé des bassins,
des conduits, des citernes et des étangs que l’on s’est accoutumé à parer et à
embellir pour la magnificence et l’apparat, comme pour l’usage et la nécessité ;
ainsi la science, soit qu’elle descende de l’inspiration divine, soit qu’elle
jaillisse de l’observation humaine, périrait bientôt et s’évanouirait dans l’oubli,
si elle n’était point conservée dans des
livres,
dans des traditions, dans des assemblées, dans des endroits disposés comme les
universités, les écoles et les colléges, pour sa réception et son entretien354. » C’est de cette façon
qu’il pense, par des symboles, non par des analyses ; au lieu d’expliquer son idée,
il la transpose et la traduit, et il la traduit entière, jusque dans ses moindres
parcelles, enfermant tout dans la majesté d’une période grandiose ou dans la
brièveté d’une sentence frappante. De là un style355
d’une richesse, d’une gravité, d’une force
admirables, tantôt solennel et symétrique, tantôt serré et perçant, toujours étudié
et coloré. Il n’y a rien dans la prose anglaise de supérieur à sa diction.
De là aussi sa manière de concevoir les choses. Ce n’est point un dialecticien,
comme Hobbes ou Descartes, un homme habile à aligner les idées, à les tirer les unes
des autres, à conduire son lecteur du simple au composé par toute la file des
intermédiaires. C’est un producteur de conceptions et de sentences. La matière explorée, il nous dit : « Elle est telle, n’y
touchez point de ce côté, il faut l’aborder par cet autre. » Rien de plus ; nulle
preuve, nul effort pour convaincre ; il affirme, et s’en tient là ; il a pensé à la
manière des artistes et des poëtes, et parle à la façon des prophètes et des devins.
Cogitata et visa, ce titre d’un de ses livres pourrait être le
titre de tous ses livres. Le plus admirable de tous, le Novum
Organum, est une suite d’aphorismes, sortes de décrets scientifiques, comme
d’un oracle qui prévoit l’avenir et révèle la vérité. Et pour que la ressemblance
soit complète, c’est par des figures poétiques, par des abréviations énigmatiques,
presque par des vers sibyllins, qu’il les exprime : Idola specûs, Idola
tribûs, Idola fori, Idola theatri, chacun se rappelle ces noms étranges qui
désignent les quatre espèces d’illusions auxquelles l’homme est soumis356. Shakspeare et les voyants n’ont pas des condensations
de pensées plus énergiques, plus expressives, qui
ressemblent mieux à l’inspiration, et Bacon en a partout de semblables. En somme,
son procédé est celui des créateurs, non l’argumentation, mais l’intuition. Quand il a fait sa provision de faits, la plus vaste qui se peut,
sur quelque énorme sujet, sur quelque province entière de l’esprit, sur toute la
philosophie antérieure, sur l’état général des sciences, sur la puissance et les
limites de la raison humaine, il jette sur tout cela une vue d’ensemble comme un
grand filet, rapporte une idée universelle, enclôt son idée dans une maxime, et nous
la livre en disant : « Vérifiez et profitez. »
Rien de plus hasardeux, de plus voisin de la fantaisie que cette façon de penser,
quand elle n’a pas pour frein le bon sens instinctif et positif. Ce bon sens, cette
espèce de divination naturelle, cet équilibre stable d’un esprit qui gravite
incessamment vers le vrai, comme l’aiguille vers le nord, Bacon le possède au plus
haut degré. Il a par excellence l’esprit pratique, utilitaire même, tel qu’il se
rencontrera plus tard dans Bentham, tel que l’habitude des affaires va de plus en
plus l’imprimer dans les Anglais. Dès l’âge de seize
ans, à l’Université, la philosophie d’Aristote lui déplut357, non qu’il fît peu de
cas de l’auteur ; au contraire, il l’appelait un grand génie ; mais parce qu’elle
lui semblait inutile pour la vie, « incapable de produire des œuvres qui servissent
au bien-être de l’homme. » On voit que dès son début il tomba sur son idée
maîtresse ; tout le reste chez lui en dérive, le dédain de la philosophie
antérieure, la conception d’une philosophie différente, la réforme entière des
sciences par l’indication d’un but nouveau, par la définition d’une méthode
distincte, par l’ouverture d’espérances inattendues358. Nulle part ce n’est la spéculation qu’il goûte, partout
c’est l’application. Il a les yeux tournés non vers le ciel, mais vers la terre, non
vers les choses « abstraites et vides », mais vers les choses palpables et solides,
non vers les vérités curieuses, mais vers les vérités profitables. Il veut
« améliorer la condition humaine », « travailler au bien-être de l’homme », « doter
la vie humaine de nouvelles inventions et de nouvelles ressources », « munir le
genre humain de nouvelles puissances et de nouveaux instruments d’action. » Sa
philosophie n’est elle-même qu’un instrument, organum, une sorte
de machine ou de levier construit pour que l’esprit puisse soulever des poids,
rompre des barrières, ouvrir des percées, exécuter des travaux qui jusqu’ici
dépassaient sa force. À ses yeux,
chaque science
particulière, comme la science tout entière, doit être un outil. Il engage les
mathématiciens à quitter leur géométrie pure, à n’étudier les nombres qu’en vue de
la physique, à ne chercher des formules que pour calculer les quantités réelles et
les mouvements naturels. Il recommande aux moralistes d’observer l’âme, les
passions, les habitudes, les tentations, non en oisifs, mais en vue de la guérison
ou de l’atténuation du vice, et donne pour but à la science des mœurs la réformation
des mœurs. Toujours pour lui l’objet d’une science est l’établissement d’un art,
c’est-à-dire la production d’une chose active et utile ; quand il veut rendre
sensible par un roman la nature efficace de sa philosophie, il décrit dans sa Nouvelle Atlantide, avec une hardiesse de poëte et une justesse de
devin, presque en propres termes, les applications modernes et l’organisation
présente des sciences, académies, observatoires, aérostats, bateaux sous-marins,
amendements des terres, transformations des espèces, reviviscences, découverte des
remèdes, conservation des aliments. Aussi bien, dit son principal personnage, « le
but de notre Institut est la découverte des causes et la connaissance de la nature
intime des forces primordiales et des principes des choses, en vue d’étendre les
limites de l’empire de l’homme sur la nature entière et d’exécuter tout ce qui lui
est possible. » Et ce possible est l’infini.
D’où vient-elle, cette idée si grande et si juste ? Sans doute il a fallu pour
l’atteindre du bon sens et aussi du génie ; mais ni le bon sens ni le génie n’ont
manqué
aux hommes ; il y en a eu plus d’un qui,
remarquant comme Bacon le progrès des industries particulières, a pu, comme lui,
concevoir l’industrie universelle, et, de certaines améliorations limitées, conclure
l’amélioration sans limites. C’est ici que la puissance des alentours se manifeste ;
l’homme croit tout faire par la force de sa pensée personnelle, et il ne fait rien
que par le concours des pensées environnantes ; il s’imagine suivre la petite voix
qui parle au dedans de lui, et il ne l’écoute que parce qu’elle est grossie de mille
voix bruissantes et impérieuses qui, parties de toutes les circonstances voisines ou
lointaines, viennent se confondre avec elle en vibrant à l’unisson. Le plus souvent,
comme Bacon, il l’a entendue dès le premier éveil de sa réflexion ; mais elle a
disparu sous les sons contraires qui du dehors sont arrivés pour la recouvrir. Cette
confiance en l’élargissement infini de la puissance humaine, cette glorieuse idée de
la conquête universelle de la nature, cette ferme espérance en l’augmentation
continue du bien-être et du bonheur, croyez-vous qu’elle eût pu germer, grandir,
occuper tout un esprit, et de là s’enraciner, se et se déployer dans les
intelligences voisines, en un temps de découragement et de décadence, quand on
croyait la fin du monde prochaine, quand les ruines se faisaient tout autour de
l’homme, quand le mysticisme chrétien comme aux premiers siècles, quand la tyrannie
ecclésiastique comme au quatorzième siècle, lui démontraient son impuissance en
pervertissant son invention ou en
écrasant sa
liberté ? Bien loin de là : de telles espérances devaient paraître alors des
révoltes de l’orgueil ou des suggestions de la chair. Elles parurent telles, et les
derniers représentants de la science antique, comme les premiers représentants de la
science moderne, furent exilés ou enfermés, assassinés ou brûlés. Pour se
développer, il faut qu’une idée soit en harmonie avec la civilisation qui
l’entoure ; pour que l’homme espère l’empire des choses et travaille à refondre sa
condition, il faut que de toutes parts l’amélioration ait commencé, qu’autour de lui
les industries grandissent, que les connaissances s’amassent, que les beaux-arts se
déploient, que cent mille témoignages irrécusables viennent incessamment lui donner
la preuve de sa force et la certitude de son progrès. « L’enfantement viril du
siècle359 », ce titre que Bacon
décerne à son œuvre, est le véritable. En effet, tout le siècle y a coopéré ; c’est
par cette création qu’il s’achève. Le sentiment de la puissance et de la prospérité
humaine a fourni à la Renaissance son premier ressort, son modèle idéal, sa matière
poétique, son caractère propre, et maintenant il lui fournit son expression
définitive, sa doctrine scientifique et son objet final.
Ajoutez encore sa méthode. Car une fois le but d’un voyage marqué, la route est
désignée, puisque partout c’est le but qui désigne la route ; quand le point
d’arrivée devient nouveau, la voie pour arriver devient nouvelle, et la science,
changeant d’objet, change de
procédé. Tant qu’elle
bornait son effort à contenter la curiosité oisive, à fournir des perspectives, à
établir une sorte d’opéra dans les cervelles spéculatives, elle pouvait s’élancer au
bout d’un instant dans les abstractions et les distinctions métaphysiques ; c’était
assez pour elle d’effleurer l’expérience ; elle en sortait aussitôt ; elle arrivait
tout de suite aux grands mots, aux quiddités, au principe d’individuation, aux
causes finales. Les demi-preuves lui suffisaient ; au fond, elle ne s’occupait pas
d’établir une vérité, mais d’arracher une conviction, et son instrument, le
syllogisme, n’était bon que pour les réfutations, non pour les découvertes ; il
prenait les lois générales pour point de départ au lieu de les prendre pour point
d’arrivée ; au lieu d’aller les trouver, il les supposait trouvées ; il servait dans
les écoles, non dans la nature, et faisait des disputeurs, non des inventeurs. Du
moment qu’une science a pour but un art, et qu’on étudie pour agir, tout est
retourné ; car on n’agit pas sans une connaissance indubitable et précise. Pour
employer des forces, il faut qu’elles soient mesurées, vérifiées ; pour bâtir une
maison, il faut savoir avec exactitude la résistance des poutres, autrement la
maison croulera ; pour guérir un malade, il faut savoir avec certitude l’effet d’un
remède, autrement le malade mourra. La pratique impose à la science la certitude et
l’exactitude, parce que la pratique est impossible quand elle n’a pour appuis que
des conjectures et des à-peu-près. Comment faire pour sortir des à-peu-près et des
conjectures ? Comment importer dans la science la solidité
et la précision ? Il faut imiter les cas où la science,
aboutissant à la pratique, s’est montrée précise et solide, et ces cas sont les
industries. Il faut, comme dans les industries, observer, essayer, tâtonner,
vérifier, tenir son esprit fixé « sur des choses sensibles et particulières »,
n’avancer que pas à pas vers les règles générales, « ne point anticiper » sur
l’expérience, mais la suivre, ne point supposer la nature, mais « l’interpréter. »
Il faut, pour chaque effet général, comme la chaleur, la blancheur, la dureté, la
liquidité, chercher une condition générale, en telle façon qu’en produisant la
condition on puisse produire l’effet. Et pour cela il faut, « par des rejets et des
exclusions convenables », la condition cherchée de l’amas de faits où elle
gît enfouie, construire la table des cas où l’effet est absent, la table des cas où
l’effet est présent, la table des cas où l’effet se montre avec des degrés divers,
afin d’isoler et de mettre au jour la condition qui le produit360. Alors
paraîtront non les axiomes universels inutiles, mais « les axiomes moyens
efficaces », véritables lois d’où l’on pourra tirer des œuvres, et qui sont des
sources de puissance au même degré que des sources de lumière361. Bacon décrit et
prédit ici la science et l’industrie moderne, leur correspondance, leur méthode,
leurs ressources, leur principe, et après plus de deux siècles, c’est encore chez
lui que nous allons chercher aujourd’hui la
théorie
de ce que nous tentons et de ce que nous faisons.
Au-delà de cette grande vue, il n’a rien trouvé. Cowley, un de ses admirateurs,
disait justement que, pareil à Moïse sur le mont Phisgah, il avait le premier
annoncé la terre promise ; mais il aurait pu ajouter aussi justement que, comme
Moïse, il s’était arrêté sur le seuil. Il a indiqué la route et ne l’a point
parcourue ; il a enseigné à découvrir les lois naturelles, et n’a découvert aucune
loi naturelle. Sa définition de la chaleur est grossièrement imparfaite. Son
histoire naturelle est remplie d’explications chimériques362. À la façon des poëtes, il peuple la
nature d’instincts et d’inclinations ; il attribue aux corps une véritable voracité,
à l’air une sorte de soif pour les clartés, les sons, les odeurs, les vapeurs qu’il
absorbe ; aux métaux, une sorte de hâte pour s’incorporer les eaux-fortes. Il
explique la durée des bulles d’air qui flottent à la surface des liquides, en
supposant que d’air n’a qu’un appétit médiocre ou nul pour les hauteurs. Il voit
dans chaque qualité, la pesanteur, la ductilité, la dureté, une essence distincte
qui a sa cause particulière, de telle façon que lorsqu’on connaîtra la cause de
chaque qualité de l’or, on pourra mettre toutes ces causes ensemble et faire de
l’or. En somme, avec les alchimistes, avec Paracelse et Gilbert, avec Kepler
lui-même, avec tous les hommes de son temps, gens d’imagination et élevés dans
Aristote, il se représente la nature comme
un
composé d’énergies secrètes et vivantes, de forces inexplicables et primordiales,
d’essences distinctes et indécomposables, affectées chacune, par la volonté du
Créateur, à la production d’un effet distinct. Peu s’en faut qu’il n’y voie des âmes
douées de répugnances sourdes et de penchants occultes, qui aspirent ou résistent à
certaines directions, à certaines mixtures et à certaines habitations. C’est pour
cela encore que dans ses recherches il confond tout en un monceau, propriétés
végétatives et médicinales, mécaniques et curatives363, physiques et morales, sans considérer
les plus complexes comme des dépendances des plus simples, au contraire, chacune
d’elles en soi et prise à part comme un être irréductible et indépendant. Aheurtés à
cette erreur, les penseurs de ce temps piétinent en place. Ils aperçoivent bien avec
Bacon le grand champ des découvertes, mais ils n’y peuvent pénétrer. Il leur manque
une idée, et, faute de cette idée, ils n’avancent pas. La forme d’esprit, qui tout à
l’heure était un levier, maintenant est un obstacle ; il faut qu’elle change pour
que l’obstacle disparaisse. Car les idées, j’entends les grandes et les efficaces,
ne naissent point à volonté et au hasard, par l’effort d’un individu ou par
l’accident d’une rencontre. Comme les littératures et les religions, les méthodes et
les philosophies sortent de l’esprit du siècle ; et c’est l’esprit du siècle qui
fait leur impuissance comme leur pouvoir.
Il y a
tel état de l’intelligence publique qui exclût tel genre littéraire ; et il y a tel
état de l’intelligence publique qui exclut telle conception scientifique. Quand il
en est ainsi, les écrivains et les penseurs ont beau se travailler, le genre avorte
et la conception n’apparaît pas. En vain ils tournent alentour, essayant de soulever
le poids qui les arrête ; quelque chose de plus fort qu’eux énerve leurs mains et
frustre leurs tentatives. Il faut que le pivot central de l’énorme roue par laquelle
tournent toutes les affaires humaines se déplace d’un cran, et que par son mouvement
tout soit mû. Le pivot tourne en ce moment, et voici qu’une révolution de la grande
roue commence, apportant une nouvelle conception de la nature, et par suite la
portion de méthode qui manquait. Aux divinateurs, aux créateurs, aux esprits
compréhensifs et passionnés qui saisissaient les objets en blocs et par masses, ont
succédé les discoureurs, les méthodiques, es ordonnateurs de raisonnements gradués
et clairs qui, disposant les idées par séries continues, conduisent insensiblement
l’auditeur de la plus simple à la plus composée par des passages aisés et unis.
Descartes a remplacé Bacon ; l’âge classique vient d’effacer la Renaissance ; la
poésie et la grande imagination se retirent devant la rhétorique, l’éloquence et
l’analyse. Dans cette transformation de l’esprit, les idées se transforment. Tout se
dessèche et se simplifie. L’univers, comme le reste, se réduit à deux ou trois
notions, et la conception de la nature, qui était poétique,
devient mécanique. Au lieu d’âmes, de forces vivantes, de
répugnances
et d’appétits, on y voit des poulies,
des leviers et des chocs. Le monde, qui paraissait un amas de puissances
instinctives, ne semble plus qu’une machine de rouages engrenés. Au fond de cette
supposition hasardeuse gît une grande vérité certaine : c’est qu’il y a une échelle
de faits, les uns au sommet, très-compliqués, les autres au bas, très-simples, ceux
d’en haut ayant leur cause dans ceux d’en bas ; en sorte que les inférieurs
expliquent les supérieurs, et que c’est dans les lois du mouvement qu’il faut
chercher les premières lois des choses. On les cherche, Galilée les trouve ;
désormais l’œuvre de la Renaissance, dépassant le point extrême où Bacon l’a poussée
et laissée, peut s’étendre seule, et va s’étendre à l’infini.
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