(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre II. Dryden. »

Chapitre II.
Dryden.

I. Débuts de Dryden.  Fin de l’âge poétique.  Cause des décadences et des renaissances littéraires.

II. Sa famille.  Son éducation.  Ses études.  Ses lectures.  Ses habitudes.  Sa situation.  Son caractère.  Son public.  Ses amitiés.  Ses querelles.  Concordance de sa vie et de son talent.

III. Les théâtres rouverts et transformés.  Le nouveau public et le goût nouveau.  Théories dramatiques de Dryden.  Son jugement sur l’ancien théâtre anglais.  Son jugement sur le nouveau théâtre français.  Son œuvre composite.  Disparates de son théâtre.  L’Amour tyrannique.  Grossièretés de ses personnages.  L’Empereur de l’Inde, Aurengzèbe, Almanzor.

IV. Style de ce théâtre.  Le vers rimé.  La diction fleurie.  Les tirades pédantesques.  Désaccord du style classique et des événements romantiques.  Comment Dryden reprend et gâte les inventions de Shakspeare et de Milton.  Pourquoi ce drame n’a pas abouti.

V. Mérites de ce drame.  Personnages d’Antoine et de don Sébastien.  Otway.  Sa vie.  Ses œuvres.  L’Orpheline, Venise sauvée.

VI. Dryden écrivain.  Espèce, portée, limites de son esprit.  Sa maladresse dans la flatterie et les gravelures.  Sa pesanteur dans la dissertation et la discussion.  Sa vigueur et son honnêteté foncière.

VII. Comment la littérature en Angleterre a son emploi dans la politique et la religion.  Poëmes politiques de Dryden : Absalon et Achitophel, la Médaille.  Poëmes religieux de Dryden : Religio Laici, la Biche et la Panthère.  Âpreté et virulence de ces poëmes.  Mac Flecnoe.

VIII. Apparition de l’art d’écrire.  Différence entre la forme d’esprit de l’âge artistique et la forme d’esprit de l’âge classique.  Procédés de Dryden.  La diction soutenue et oratoire.

IX. Manque d’idées générales en cet âge et dans cet esprit.  Ses traductions.  Ses remaniements.  Ses imitations.  Ses contes et ses épîtres.  Ses défauts.  Ses mérites.  Sérieux de son caractère, élans de son inspiration, accès d’éloquence poétique.  Ode pour la fête de sainte Cécile.

X. Fin de Dryden.  Ses misères.  Sa pauvreté.  En quoi son œuvre est incomplète.  Sa mort.

La comédie nous a emmenés bien loin ; il faut revenir, considérer les autres genres. Au centre du grand courant se meut un esprit supérieur. Dans l’histoire de ce talent, on verra l’histoire de l’esprit anglais classique, sa structure, ses lacunes et ses puissances, sa formation et son développement.

I

Il s’agit d’un jeune homme, lord Hastings, mort à dix-neuf ans de la petite vérole.

Son corps était un orbe, et son âme sublime se mouvait autour des pôles de la vertu et du savoir  Viens, docte Ptolémée, et essaye de mesurer la hauteur de ce héros  Les pustules gonflées d’orgueil qui bourgeonnaient à travers sa chair,  comme des boutons de roses, s’enfonçaient dans sa peau de lis.  Chaque petite rougeur avait une larme en elle pour pleurer la faute que commettait sa naissance ;  ou bien étaient-ce des diamants envoyés pour orner sa peau,  sa peau, le coffret d’une âme intérieure plus riche encore ?  Il n’y eut pas besoin de comète pour prédire ce changement,  puisque son cadavre pouvait passer pour une constellation694 !

C’est par ces belles choses que débuta Dryden, le plus grand poëte de l’âge classique en Angleterre.

De telles énormités indiquent la fin d’un âge littéraire. L’excès de la sottise en poésie, comme l’excès de l’injustice en politique, amène et prédit les révolutions. La Renaissance, effrénée et inventive, avait livré les esprits aux fougues et aux caprices de l’imagination, aux bizarreries, aux curiosités, aux dévergondages de la verve qui ne se soucie que de se satisfaire, qui éclate en singularités, qui a besoin de nouveautés, et qui aime l’audace et l’extravagance, comme la raison aime la justesse et la vérité. Le génie éteint, resta la folie ; l’inspiration ôtée, on n’eut plus que l’absurdité. Jadis le désordre et l’élan intérieur produisaient et excusaient les concetti et les écarts ; désormais on les fit à froid, par calcul et sans excuse. Ils exprimaient jadis l’état de l’esprit, désormais ils le démentirent. Ainsi s’accomplissent les révolutions littéraires. La forme, qui n’est plus inventée ni spontanée, mais imitée et transmise, survit à l’esprit passé qui l’a faite, et contredit l’esprit présent qui la défait. Cette lutte préalable et cette transformation progressive composent la vie de Dryden, et expliquent son impuissance et ses chutes, son talent et son succès.

II

Ses commencements font un contraste frappant avec ceux des poëtes de la Renaissance, acteurs, vagabonds, soldats, qui dès l’abord roulaient dans tous les contrastes et toutes les misères de la vie active. Il naquit vers 1631, d’une bonne famille : son grand-père et son oncle étaient barons ; sir Gilbert Pickering, son parent, fut chevalier, député, membre sous Cromwell du conseil des vingt et un, l’un des grands officiers de la nouvelle cour. Dryden fut élevé dans une excellente école, chez le docteur Busby, alors célèbre ; il passa ensuite quatre ans à Cambridge. Ayant hérité, par la mort de son père, d’un petit domaine, il n’usa de sa liberté et de sa fortune que pour persister dans sa vie studieuse, et s’enferma à l’université trois ans encore. Vous voyez ici les habitudes régulières d’une famille honorable et aisée, la discipline d’une éducation suivie et solide, le goût des études classiques et complètes. De telles circonstances annonçaient et préparaient non un artiste, mais un écrivain.

Je trouve les mêmes inclinations et les mêmes signes dans le reste de sa vie privée ou publique. Il passe régulièrement sa matinée à écrire ou à lire, puis dîne en famille. Ses lectures sont d’un homme instruit et d’un esprit critique, qui songe peu à se divertir où à s’enflammer, mais qui apprend et qui juge : Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, Perse, voilà ses auteurs favoris ; il en traduit plusieurs, il a leurs noms sans cesse sous la plume ; il discute leurs opinions et leur mérite, il se nourrit de cette raison que les habitudes oratoires ont imprimée dans toutes les œuvres de l’esprit romain. Il est familier avec les nouvelles lettres françaises, héritières des latines, avec Corneille et Racine, avec Boileau, Rapin et Bossu ; il raisonne avec eux, souvent d’après eux, écrit avec réflexion, et ne manque guère d’arranger quelque bonne théorie pour justifier chacune de ses nouvelles pièces. Sauf quelques inexactitudes, il connaît fort bien la littérature de sa nation, marque aux auteurs leur rang, classe les genres, remonte jusqu’au vieux Chaucer, qu’il traduit et rajeunit. Ainsi muni, il va s’asseoir l’après-midi au café de Will, qui est le grand rendez-vous littéraire ; les jeunes poëtes, les étudiants qui sortent de l’université, les amateurs de style se pressent autour de sa chaise, qui est soigneusement placée l’été près du balcon, l’hiver au coin de la cheminée, heureux d’un mot, d’une prise de tabac respectueusement puisée dans sa docte tabatière. C’est qu’en effet il est le roi du goût et l’arbitre des lettres ; il juge les nouveautés, la dernière tragédie de Racine, une lourde épopée de Blackmore, les premières odes de Swift, un peu vaniteux, louant ses propres écrits jusqu’à dire « qu’on n’a jamais composé et qu’on ne composera jamais une plus belle ode » que sa pièce sur la fête d’Alexandre, mais communicatif, aimant ce renouvellement d’idées que la discussion ne manque jamais de produire, capable de souffrir la contradiction et de donner raison à son adversaire. Ces mœurs montrent que la littérature est devenue une œuvre d’étude, non d’inspiration, un emploi du goût, non de l’enthousiasme, une source de distractions, non d’émotions.

Son public, ses amitiés, ses actions, ses luttes aboutissent au même effet. Il vécut parmi les grands et les gens de cour, dans la société de mœurs artificielles et de langage calculé. Il avait épousé la fille de Thomas, comte de Berkshire ; il fut historiographe, puis poëte lauréat. Il voyait fréquemment le roi et les princes. Il adressait chacune de ses œuvres à un seigneur dans une préface louangeuse écrite en style de domestique, et qui témoignait d’un commerce intime avec les grands. Il recevait une bourse d’or pour chaque dédicace, allait remercier, introduisait les uns sous des noms déguisés dans son Essai sur le Drame, écrivait des introductions pour les œuvres des autres, les appelait Mécène, Tibulle ou Pollion, discutait avec eux les œuvres et les opinions littéraires. L’établissement d’une cour avait amené la conversation, la vanité, l’obligation de paraître lettré et d’avoir bon goût, toutes les habitudes de salon qui sont les sources de la littérature classique, et qui enseignent aux hommes l’art de bien parler695. D’autre part, les lettres, rapprochées du monde, entraient dans les affaires du monde, et d’abord dans les petites disputes privées. Pendant que les gens de lettres apprennent à saluer, les gens de cour apprennent à écrire. Bientôt ils se mêlent, et naturellement ils se battent. Le duc de Buckingham écrit une parodie de Dryden, le Rehearsal, et prend une peine infinie pour faire attraper au principal acteur le ton et les gestes de son ennemi. Plus tard Rochester entre en guerre avec le poëte, soutient Settle contre lui, et loue une bande de coquins pour lui donner des coups de bâton. Dryden eut, outre cela, des querelles contre Shadwell et une foule d’autres, puis à la fin contre Blackmore et Jeremy Collier. Pour comble, il entra dans le conflit des partis politiques et des sectes religieuses, combattit pour les tories et les anglicans, puis pour les catholiques, écrivit la Médaille, Absalon et Achitophel contre les whigs, la Religio Laici contre les dissidents et les papistes, puis la Biche et la Panthère pour le roi Jacques II, avec la logique d’un homme de controverse et l’âpreté d’un homme de parti. Il y a bien loin de cette vie militante et raisonneuse aux rêveries et au détachement d’un vrai poëte. De telles circonstances enseignent l’art d’écrire clairement et solidement, le discours méthodique et suivi, le style exact et fort, la plaisanterie et la réfutation, l’éloquence et la satire ; car ces dons sont nécessaires pour se faire écouter ou se faire croire, et l’esprit entre de force dans une voie, quand cette voie est la seule qui le conduise à son but. Celui-ci y entrait de lui-même. Dès sa seconde pièce696, l’abondance des idées serrées, l’énergie et la liaison oratoire, la simplicité, le sérieux, le souffle héroïque et romain annoncent un génie classique, parent non de Shakspeare, mais de Corneille, capable non de drames, mais de discours.

III

Et cependant dès l’abord, il se donna au drame ; il en fit vingt-sept, et signa un traité avec les acteurs du Théâtre du Roi pour leur en fournir trois par an. Le théâtre, interdit sous la république, venait de se rouvrir avec une magnificence et un succès extraordinaires. Les décorations enrichies et devenues mobiles, les rôles de femmes joués non plus par de jeunes garçons, mais par des femmes, l’éclairage splendide et nouveau des bougies, les machines, la popularité récente des acteurs qui devenaient les héros de la mode, l’importance scandaleuse des actrices, qui devenaient les maîtresses des grands seigneurs et du roi, l’exemple de la cour et l’imitation de la France attiraient les spectateurs en foule. La soif du plaisir, longtemps comprimée, débordait. On se dédommageait de la longue abstinence imposée par les puritains fanatiques ; les yeux et les oreilles, dégoûtés des visages moroses, de la prononciation nasale, des éjaculations officielles sur le péché et la damnation, se rassasiaient de la douceur des chants, du chatoiement des étoffes, de la séduction des danses voluptueuses. On voulait jouir, et jouir d’une façon nouvelle ; car un nouveau monde, celui des courtisans et des oisifs, s’était formé. L’abolition des tenures féodales, l’augmentation énorme du commerce et de la richesse, l’affluence des propriétaires, qui mettaient des fermiers à leur place et venaient à Londres pour goûter les plaisirs de la ville et chercher les faveurs du roi, avaient installé au sommet de la société, ici comme en France, la classe, l’autorité, les mœurs et les goûts des gens du monde, hommes de salons et de loisir, amateurs de plaisir, de conversation, d’esprit et de savoir-vivre, occupés de la pièce en vogue moins pour se divertir que pour la juger. Ainsi se bâtit le théâtre de Dryden ; le poëte, avide de gloire et pressé d’argent, y trouvait l’argent avec la gloire, et innovait à demi, à grand renfort de théories et de préfaces, s’écartant de l’ancien drame anglais, s’approchant de la nouvelle tragédie française, essayant un compromis entre l’éloquence classique et la vérité romantique, s’accommodant tant bien que mal au nouveau public qui le payait et l’acclamait.

« La langue, la conversation et l’esprit697, dit-il, se sont perfectionnés depuis le siècle dernier », ce qui a fait découvrir dans les anciens poëtes beaucoup de fautes, et a introduit un genre de drame nouveau. « Qu’un homme sachant l’anglais lise attentivement les œuvres de Shakspeare et de Fletcher, j’ose affirmer qu’il trouvera à chaque page, soit quelque solécisme de langue, soit quelque manque de sens notable. La plupart de leurs fables sont composées avec une histoire ridicule et incohérente. Beaucoup de pièces de Shakspeare sont fondées sur des impossibilités, ou du moins si bassement écrites, que la partie comique n’excite point notre rire, ni la partie sérieuse notre intérêt. Je montrerais aisément que notre Fletcher si admiré n’entendait ni l’art de bien nouer une intrigue, ni ce qu’on appelle les bienséances du théâtre. Par exemple, son Philaster blesse sa maîtresse sur le théâtre ; son Berger commet deux fois la même brutalité698» Nulle part il ne garde aux rois la dignité royale. D’ailleurs l’action est chez eux toute barbare. Ils mettent des batailles sur le théâtre : ils transportent en un instant la scène à vingt ans ou à cinq cents lieues de distance, et vingt fois de suite en un acte ; ils entassent ensemble trois ou quatre actions différentes, surtout dans les drames historiques. Mais c’est par le style qu’ils pêchent le plus. « Dans Shakspeare, beaucoup de mots et encore plus de phrases sont à peine intelligibles, et de celles que nous entendons, quelques-unes sont contre la grammaire, d’autres grossières, et tout son style est tellement surchargé d’expressions figurées qu’il est aussi affecté qu’obscur699» Ben Jonson lui-même a souvent de mauvaises constructions, des redondances, des barbarismes. « L’art de bien placer les mots pour la douceur de la prononciation a été inconnu jusqu’au moment où M. Waller l’introduisit700» Enfin tous descendent jusqu’aux calembours, aux expressions populacières et basses. « C’est que, outre le manque de savoir et d’éducation, ils n’avaient pas le bonheur d’entendre la bonne conversation. Il y avait dans leur siècle moins de galanterie que dans le nôtre. Les gentilshommes aujourd’hui veulent qu’on les divertisse en leur montrant leurs propres ridicules. Ils veulent bien accorder que votre compère Jean et votre compère Jacques parlent selon leur état ; mais ils ne s’amusent point de leurs pots à bière et de leurs guenilles701» C’est pour eux maintenant qu’on doit écrire, et surtout pour les plus instruits702 ; car ce n’est pas assez d’avoir de l’esprit ou d’aimer la tragédie pour être bon juge : il faut encore posséder une solide science et une haute raison, connaître Aristote, Horace, Longin, et prononcer d’après leurs règles. Ces règles, fondées sur l’observation et la logique, ordonnent qu’il n’y ait qu’une action, que cette action ait un commencement, un milieu et une fin, que ses parties dérivent naturellement l’une de l’autre, qu’elle excite la terreur et la pitié de manière à nous instruire et à nous améliorer, que les caractères soient distincts, suivis, conformes à la tradition ou au dessein du poëte703.  Telle sera, dit Dryden, la nouvelle tragédie, fort voisine, ce semble, de la tragédie française, d’autant plus qu’il cite ici Bossu et Rapin comme s’il les prenait pour précepteurs.

Elle en diffère néanmoins, et Dryden704 énumère tout ce qu’un parterre anglais peut blâmer chez nous.  Les Français, dit-il, n’ont point de caractères vraiment comiques : à peine si Corneille en a mis un dans son Menteur ; tous leurs personnages se ressemblent, ce sont des êtres effacés, sans originalité distinctive. Le Menteur, quoique bien traduit et bien joué, a paru plat aux Anglais et fort au-dessous des caractères de Fletcher et de Ben Jonson. Pareillement leurs intrigues sont trop maigres, trop réduites à une action unique et privées de l’accompagnement des petites actions secondaires. D’ailleurs ils parlent au lieu d’agir. « Cinna, Pompée ne sont point des tragédies, mais de longs discours sur la raison d’État, et Polyeucte, en matière de religion, est aussi solennel qu’un long point d’orgue dans un motet. Quand le cardinal Richelieu réforma le théâtre français, on y introduisit ces harangues pour l’accommoder à la gravité d’un prélat Je ne nie pas que cela ne puisse convenir à l’humeur des Français ; nous qui sommes plus moroses, nous venons au théâtre pour être divertis ; eux qui sont d’un tempérament gai et léger y viennent pour se rendre plus sérieux705» Quant aux tumultes et aux combats, qu’en France on rejette derrière la scène, « il y a une sorte d’âpreté farouche dans le caractère de nos compatriotes qui les réclame et fait qu’ils ne peuvent s’en passer. » Aussi bien les Français, à force de s’embarrasser dans ces scrupules706, et de se confiner dans leurs unités et dans leurs règles, ont ôté l’action de leur théâtre, et se sont réduits à une monotonie et à une sécheresse insupportables. Ils manquent d’invention, de naturel, de variété, d’abondance. « Ils se contentent d’être maigrement réguliers. Leur langue affaiblie s’est trop raffinée, et, comme l’or pur, elle plie à tous les chocs ; notre vigoureux anglais n’obéit pas encore à l’art, mais il est plus propre aux pensées viriles, et son alliage l’a fortifié707» Qu’on raille tant qu’on voudra Fletcher et Shakspeare, « il y a dans leur style une imagination plus mâle et un plus grand souffle que dans aucun des Français708»

Quoique excessive, cette critique est bonne, et c’est parce qu’elle est bonne que je me défie des œuvres qu’elle va produire. Il est dangereux pour un artiste d’être excellent théoricien ; l’esprit qui crée s’accommode mal avec l’esprit qui juge ; celui qui, tranquillement assis sur le bord, disserte et compare, n’est guère capable de se lancer droit et audacieusement dans la mer orageuse de l’invention. Ajoutez que Dryden se tient trop dans le juste milieu des tempéraments ; les artistes originaux aiment uniquement et injustement une certaine idée et un certain monde ; le reste disparaît à leurs yeux ; enfermés dans une portion de l’art, ils nient ou raillent l’autre ; c’est parce qu’ils sont bornés qu’ils sont forts. On voit d’avance que Dryden, poussé d’un côté par son esprit anglais, sera tiré d’un autre par ses règles françaises, que tour à tour il osera et se contiendra à moitié, qu’en fait de mérite il atteindra la médiocrité, c’est-à-dire la platitude, qu’en matière de défauts il tombera dans les disparates, c’est-à-dire dans les absurdités. Tout art original est réglé par lui-même, et nul art original ne peut être réglé par un autre ; il porte en lui-même son contre-poids et ne reçoit pas de contre-poids d’autrui ; il forme un tout inviolable : c’est un être animé qui vit de son propre sang, et qui languit ou meurt, si on lui ôte une partie de son sang pour le remplacer par du sang étranger. L’imagination de Shakspeare ne peut être guidée par la raison de Racine, et la raison de Racine ne peut être exaltée par l’imagination de Shakspeare ; chacune est bien en soi et exclut sa rivale : c’est faire un bâtard, un malade et un monstre, que de les mêler. Le désordre, l’action violente et brusque, les crudités, l’horreur, la profondeur, la vérité, l’imitation exacte du réel et l’élan effréné des passions folles, tous les traits de Shakspeare se conviennent. L’ordre, la mesure, l’éloquence, la finesse aristocratique, la politesse mondaine, la peinture exquise de la délicatesse et de la vertu, tous les traits de Racine se conviennent. C’est détruire l’un que de l’atténuer, c’est détruire l’autre que de l’enflammer. Tout leur être et toute leur beauté consistent dans l’accord de leurs parties : renverser cet accord, c’est abolir leur être et leur beauté. Pour produire, il faut inventer une conception personnelle et conséquente ; il ne faut pas mêler deux conceptions étrangères et opposées : Dryden n’a pas fait ce qu’il fallait, et a fait ce qu’il ne fallait pas.

Il avait d’ailleurs le pire des publics, débauché et frivole, dépourvu d’un goût personnel, égaré à travers les souvenirs confus de la littérature nationale et les imitations déformées des littératures étrangères ne demandant au théâtre que la volupté des sens ou l’amusement de la curiosité. Au fond, le drame, comme toute œuvre d’art, ne fait que rendre sensible une idée profonde de l’homme et de la vie ; il y a une philosophie cachée sous ses enroulements et sous ses violences, et le public doit être capable de la comprendre comme le poëte de la trouver. Il faut que l’auditeur ait réfléchi ou senti avec énergie ou délicatesse pour entendre des pensées énergiques ou délicates, et jamais Hamlet ou Iphigénie ne toucheront un viveur vulgaire ou un coureur d’argent. Le personnage qui pleure sur la scène ne fait que renouveler nos propres larmes ; notre intérêt n’est que de la sympathie, et le drame est comme une conscience extérieure qui nous avertit de ce que nous sommes, de ce que nous aimons et de ce que nous avons senti. De quoi le drame aurait-il averti des joueurs comme Saint-Albans, des ivrognes comme Rochester, des prostituées comme lady Castlemaine, de vieux enfants comme Charles II ? Quels spectateurs que des épicuriens grossiers incapables même de décence feinte, amateurs de volupté brutale, barbares dans leurs jeux, orduriers dans leurs paroles, dépourvus d’honneur, d’humanité, de politesse, et qui faisaient de la cour un mauvais lieu ! Des décorations splendides, des changements à vue, le tapage des grands vers et des sentiments forcés, l’apparence de quelques règles apportées de Paris, voilà la pâture naturelle de leur vanité et de leur sottise, et voilà le théâtre de la Restauration anglaise.

Je prends l’une de ces tragédies, fort célèbre alors, l’Amour tyrannique ou la Royale Martyre. Beau titre et propre à faire fracas. La royale martyre est sainte Catherine, princesse royale à ce qu’il paraît, amenée au tyran Maximin. Elle confesse sa foi, et on lui lâche un philosophe païen, Apollonius, pour la réfuter. « Prêtre, lui dit Maximin, pourquoi restes-tu muet ? Tu vis du ciel, tu dois disputer709» Encouragé, il dispute ; mais sainte Catherine argumente vigoureusement : « La raison combat contre votre chère religion,  car plusieurs dieux feraient plusieurs infinis ;  ceci était connu des premiers philosophes,  qui sous différents noms n’en adoraient qu’un seul,  quoique vos vains poëtes se soient ensuite trompés en faisant un dieu de chaque attribut. » Apollonius se gratte un peu l’oreille, et finit par répondre qu’il y a de grandes vérités et de bonnes règles morales dans le paganisme. La pieuse logicienne lui répond aussitôt : « Alors que toute la dispute se réduise à comparer ces règles et le christianisme ! » Désarçonné, Apollonius se convertit à l’instant même, injurie le prince, qui, trouvant sainte Catherine fort belle, se sent amoureux tout d’un coup et fait des calembours : « Absent, je puis ordonner son martyre ;  mais un regard de plus, et le martyr sera moi710»

Dans cet embarras, il envoie un grand officier pour déclarer son amour à sainte Catherine ; le grand officier cite et loue les dieux d’Épicure : à l’instant, la sainte établit la doctrine des causes finales, qui renverse celles des atomes. Maximin arrive lui-même et lui dit « que si elle continue à repousser sa flamme il la fera périr dans d’autres flammes711» Là-dessus elle le tutoie, le brave, l’appelle esclave et s’en va. Touché de ces procédés, il veut l’épouser légitimement, et pour cela répudie sa femme. Cependant, afin de n’omettre aucun expédient, il emploie un magicien qui fait des conjurations (sur le théâtre), évoque les esprits infernaux, et amène une ronde de petits Amours : ceux-ci dansent et chantent des chansons voluptueuses autour du lit de sainte Catherine. Son ange gardien survient et les chasse. Pour dernière ressource, Maximin fait mettre une roue sur le théâtre pour y exposer sainte Catherine et sa mère. Au moment où l’on déshabille la sainte, un ange pudique descend fort à propos et casse la roue ; après quoi, on les emmène et on leur coupe le cou dans la coulisse. Joignez à ces belles inventions une double intrigue, l’amour de Valéria, fille de Maximin, pour Porphyrius, général des prétoriens, celui de Porphyrius pour Bérénice, femme de Maximin, puis une catastrophe subite, trois morts, et le règne des honnêtes gens qui s’épousent et se disent des politesses. Telle est cette tragédie, qui se dit française, et la plupart des autres sont semblables. Dans la Reine Vierge, dans le Mariage à la mode, dans Aurengzèbe, dans l’Empereur de l’Inde, et surtout dans la Conquête de Grenade, tout est extravagant. On se taille en pièces, on prend des villes, on se poignarde, et on déclame de tout son gosier. Ces drames ont justement la vérité, et le naturel d’un libretto d’opéra. Les incantations y abondent ; un esprit apparaît dans Montezuma et déclare que les dieux indiens s’en vont. Les ballets s’y trouvent ; Vasquez et Pizarre, assis dans une jolie grotte, regardent en conquérants les danses des Indiennes, qui folâtrent voluptueusement autour d’eux. Les scènes de Lulli n’y manquent pas : Alméria, comme Armide, arrive pour tuer Cortez endormi, et tout d’un coup se prend d’amour pour lui. Encore les libretti d’opéra n’ont-ils pas de disparates ; ils évitent tout ce qui pourrait choquer l’imagination ou les yeux ; ils sont faits pour des gens de goût qui fuient toute laideur et toute lourdeur. Ici croiriez-vous bien qu’on donne la torture à Montézuma sur le théâtre, et que pour comble un prêtre pendant ce temps dispute avec lui712 ? Je reconnais dans cette pédanterie atroce les beaux cavaliers du temps, logiciens et bourreaux, qui se nourrissaient de controverse, et par plaisir allaient voir les supplices des puritains. Je reconnais derrière ces cascades d’invraisemblances et d’aventures les courtisans puérils et blasés qui, alourdis par le vin, ne sentaient plus les discordances, et dont les nerfs ne remuaient que par le choc des surprises et la barbarie des événements.

Entrons plus avant. Dryden veut mettre dans son théâtre les beautés de la tragédie française, et d’abord la noblesse des sentiments ; Est-ce assez de copier, comme il fait, des phrases chevaleresques ? Il s’en faut de tout un monde, car il faut tout un monde pour former des âmes nobles. La vertu chez nos tragiques est fondée sur la raison, sur la religion, sur l’éducation, sur la philosophie. Leurs personnages ont cette justesse d’esprit, cette netteté de logique, cette élévation de jugement qui instituent dans l’homme des maximes arrêtées et l’empire de soi. On aperçoit dans leur voisinage les doctrines de Bossuet et de Descartes ; la réflexion aide en eux la conscience ; l’habitude du monde y joint le tact et la finesse. La fuite des actions violentes et des horreurs physiques, la proportion et l’ordre de la fable, l’art de déguiser ou d’éviter les êtres grossiers ou trop bas, la perfection continue du style le plus mesuré et le plus noble, tout contribue à porter la scène dans une région sublime, et nous croyons à des âmes plus hautes en les voyant dans un air plus pur. Dans Dryden, peut-on y croire ? Les personnages atroces ou infâmes viennent à chaque instant par leurs crudités nous rabattre dans leur fange. Maximin, ayant poignardé Placidius, s’assied sur son corps, le poignarde deux fois encore, et dit aux gardes : « Amenez-moi l’impératrice et Porphyrius morts ; je veux braver le ciel une tête dans chaque main713» Nourmahal, repoussée par le fils de son mari, insiste quatre fois avec l’indécente pédanterie que voici : « Pourquoi ces scrupules contre un plaisir où la nature rassemble toutes ses joies en une seule ? La promiscuité dans l’amour est la loi générale. Quels qu’aient été les premiers amants, un frère et une sœur furent le second couple714» À l’instant l’illusion s’en va ; on se croyait dans un salon de nobles personnages, on y trouve une prostituée folle et un sauvage ivre. Levez les masques : les autres ne valent guère mieux. Alméria, à qui l’on offre une couronne, répond insolemment : « Je la prends non comme donnée par vous, mais comme due à mon mérite et à ma beauté715» Indamora, à qui un vieux courtisan fait une déclaration d’amour, lui dit son fait avec une gloriole de parvenue et une grossièreté de servante : « Quand je ne serais pas reine, avez-vous pesé ma beauté, ma jeunesse qui est dans sa fleur, et votre vieillesse qui est dans sa décrépitude716 ? » Nulle d’entre ces héroïnes ne sait se conduire ; elles prennent l’impertinence pour la dignité, la sensualité pour la tendresse ; elles ont des abandons de courtisane, des jalousies de grisette, des petitesses de bourgeoise et des injures de harengère. Quant aux héros, ce sont les plus déplaisants des Fier-à-Bras. Léonidas, d’abord reconnu pour prince héréditaire, puis tout d’un coup abandonné, se console par cette réflexion modeste : « Il est vrai, je suis seul ; mais Dieu l’était aussi avant de faire le monde, et il était mieux servi par lui-même que par la nature717» Parlerai-je du plus grand sonneur de fanfares, Almanzor, peint, dit Dryden lui-même, d’après Artaban, redresseur de torts, pourfendeur de bataillons, destructeur de monarchies718 ? Ce ne sont que sentiments chargés, dévouements improvisés, générosités exagérées, emphase ronflante de chevalerie maladroite ; au fond, les personnages sont des rustres et des barbares qui ont essayé de s’affubler de l’honneur français et de la politesse mondaine. Et telle est en effet cette cour : elle imite celle de Louis XIV comme un faiseur d’enseignes copie un peintre. Elle n’a ni goût ni délicatesse, et s’en veut donner l’extérieur. Des entremetteurs et des dévergondées, des courtisans spadassins ou bourreaux qui vont voir éventrer Harrison ou qui mutilent Coventry, des filles d’honneur qui accouchent au bal, ou vendent aux planteurs les condamnés qu’on leur livre, un palais plein de chiens qui aboient et de joueurs qui crient, un roi qui en public lutte de gros mots avec ses maîtresses en chemise719, voilà cet illustre monde ; ils n’ont pris des façons françaises que le costume, et des sentiments nobles que les grands mots.

IV

Le second point digne d’imitation dans la tragédie classique est le style. À la vérité Dryden épure et éclaircit le sien en introduisant le raisonnement serré et les mots exacts. Il y a chez lui des disputes oratoires comme dans Corneille, des répliques lancées coup sur coup, symétriques, et comme un duel d’arguments. Il y a des maximes vigoureusement ramassées dans l’enceinte d’un vers unique, des distinctions, des développements, et tout l’art des bonnes plaidoiries. Il y a d’heureuses antithèses, des épithètes d’ornement, de belles comparaisons travaillées, et tous les artifices de l’esprit littéraire. Et ce qu’il y a de plus frappant, c’est qu’il abandonne le vers dramatique et national, qui est sans rime, ainsi que le mélange de prose et de vers commun à tous les anciens poëtes, pour rimer toute sa tragédie à la française, croyant inventer ainsi un nouveau genre, qu’il nomme heroic play. Mais, dans cette transformation, le bon périt, le mauvais reste. Car remarquez que la rime est chose différente chez des races différentes. Pour un Anglais elle ressemble à un chant, et le transporte à l’instant dans un monde idéal ou féerique. Pour un Français, elle n’est qu’une convention ou une convenance, et le transporte à l’instant dans une antichambre ou un salon ; pour lui, c’est un costume d’ornement et rien qu’un costume ; s’il gêne la prose il l’anoblit ; il impose le respect, non l’enthousiasme et change le style roturier en style titré. D’ailleurs, dans nos vers aristocratiques tout se tient. Toute pédanterie, tout appareil de logique en est exclu ; rien de plus désagréable que la rouille scolastique à des gens bien élevés et délicats. Les images y sont rares, toujours soutenues ; la poésie audacieuse, la vraie fantaisie, n’y ont point de place ; ses éclats et ses écarts dérangeraient la politesse et le train régulier du monde. Les mots propres, le relief des expressions franches ne s’y trouvent pas ; les termes généraux, toujours un peu effacés, conviennent bien mieux aux ménagements et aux finesses de la société choisie. Contre toutes ces règles, Dryden vient se heurter lourdement. Sa rime, pour les oreilles d’un Anglais, écarte à l’instant toute illusion théâtrale ; on sent que les personnages qui parlent ainsi sont des mannequins sonores ; il avoue lui-même que sa tragédie héroïque ne fait que mettre en scène des poëmes chevaleresques comme ceux de l’Arioste et de Spenser.

Des élans poétiques achèvent de ruiner toute vraisemblance. Reconnaissez-vous l’accent du drame dans cette comparaison d’épopée ? « Comme une belle tulipe opprimée par l’orage,  frissonnante, se ferme, et plie ses bras de soie pour s’endormir,  se courbe sous l’ouragan, toute pâle, et presque morte,  pendant que le vent sonore chante autour de sa tête courbée,  ainsi disparaît votre beauté voilée720» Quelle singulière entrée que ces concetti de Cortez qui débarque ! « Dans quel climat fortuné sommes-nous jetés,  si longtemps caché, si récemment connu,  comme si notre vieux monde s’était écarté par pudeur,  pour venir ici secrètement accoucher d’un nouvel univers721 ? » Jugez combien ces plaques de couleur font contraste sur le sobre dessin de la dissertation française. Ici les amoureux font assaut de métaphores., un amant, pour vanter les beautés de sa maîtresse, dit que « des cœurs sanglants gisent palpitants dans sa main722» À chaque page, des mots crus ou bas viennent salir la régularité du style noble. La pesante logique s’étale carrément dans les discours des princesses : « Deux si, dit Lyndaxara, font à peine une possibilité723» Dryden met son bonnet de gradué sur la tête de ces pauvres femmes. Ni lui ni ses personnages ne sont des gens bien élevés, maîtres de leur style ; ils n’ont pris aux Français que le gros appareil du barreau et de l’école : ils ont laissé là l’éloquence unie, la diction modérée, l’élégance et la finesse. Tout à l’heure la grossièreté licencieuse de la Restauration perçait à travers le masque des beaux sentiments dont elle se couvrait ; maintenant la rude imagination anglaise a crevé le moule oratoire où elle tâchait de s’enfermer.

Retournons le tableau. Dryden veut garder le fond du vieux drame anglais, et conserve l’abondance des événements, la variété des intrigues, l’imprévu des accidents et la représentation physique des actions sanglantes ou violentes. Il tue autant que Shakspeare. Par malheur, tous les poëtes n’ont pas le droit de tuer. Quand on promène les spectateurs parmi les meurtres et les surprises, on a besoin de cent préparations secrètes. Supposez une sorte de verve et de folie romanesque, le style le plus osé, tout bizarre et poétique, des chansons, des peintures, des rêveries à haute voix, le franc dédain de toute vraisemblance, un mélange de tendresse, de philosophie et de moquerie, toutes les grâces fuyantes des sentiments nuancés, tous les caprices de la fantaisie bondissante : la vérité des événements ne vous importera guère. Personne, devant Cymbeline ou As you it, n’est politique ou historien ; on ne prend point au sérieux ces courses d’armées, ces avénements de princes ; on assiste à une fantasmagorie. On n’exige pas que les choses aillent selon les lois naturelles ; au contraire, on exige volontiers qu’elles aillent contre les lois naturelles. La déraison en fait le charme. Il faut que ce nouveau monde soit tout imaginaire ; s’il ne l’était qu’à demi, personne n’y voudrait monter. C’est pourquoi nous ne montons point dans celui de Dryden. Une reine qu’on détrône, puis qu’on rétablit à l’improviste ; un tyran qui retrouve son fils perdu, se trompe, adopte une jeune fille à sa place ; un jeune prince qui, mené au supplice, arrache l’épée d’un garde et reprend sa couronne, voilà les romans qui composent sa Reine vierge et son Mariage à la mode. On devine quel air les dissertations classiques ont dans ce pêle-mêle ; la solide raison rabat coup sur coup l’imagination sur le pavé. On ne sait s’il s’agit d’un portrait ou d’une arabesque ; on reste suspendu entre la vérité et la fantaisie ; on voudrait monter au ciel ou descendre en terre, et l’on saute au plus vite hors de l’échafaudage maladroit où le poëte veut nous jucher.

D’autre part, quand Shakspeare veut, non plus éveiller un songe, mais imprimer une croyance, il nous dispose encore et par avance, mais d’une autre façon. Naturellement nous doutons en face d’une action atroce ; nous devinons que les fers rougis qui vont brûler les yeux du petit Arthur sont des bâtons peints, et que les six drôles qui font le siége de Rome sont des figurants loués à trente sous par nuit. Contre cette défiance, il faut employer le style le plus naturel, l’imitation circonstanciée et crue des mœurs de corps de garde et de cabaret ; je ne croirai à la sédition de Jack Cade qu’en entendant des paroles fangeuses de luxure bestiale et de stupidité populacière ; il faut me montrer les quolibets, le gros rire, l’ivrognerie, les habitudes de boucher et de corroyeur, pour que je me figure un attroupement et une élection. Pareillement, dans les meurtres, faites-moi sentir la flamme des passions grondantes, l’accumulation de désespoir ou de haine qui ont lancé la volonté et roidi la main ; quand les paroles effrénées, les soubresauts du délire, les cris convulsifs du désir exaspéré, m’auront fait toucher tous les liens de la nécessité intérieure qui a ployé l’homme et conduit le crime, je ne songerai plus à regarder si le couteau saigne, parce que je sentirai en moi, toute frémissante, la passion qui l’a manié. Est-ce que j’ai besoin de vérifier si Cléopatre est morte ? Le singulier rire dont elle éclate quand on apporte le panier d’aspics, le brusque roidissement nerveux, le flux de paroles fiévreuses, la gaieté saccadée, les gros mots, le torrent d’idées dont elle déborde, m’ont déjà fait mesurer tout l’abîme du suicide724, et je l’ai prévu dès l’entrée. Cette furie d’imagination allumée par le climat et la toute-puissance, ces nerfs de femme, de reine et de courtisane, cet abandon extraordinaire de soi-même à toutes les fougues de l’invention et du désir, ces cris, ces larmes, cette écume aux lèvres, cette tempête d’injures, d’actions, d’émotions, cette promptitude au meurtre annonçaient de quel élan elle allait heurter le dernier obstacle et se briser. Qu’est-ce que Dryden vient faire ici avec ses phrases écrites ? Qu’est-ce qu’une suivante qui parle avec des mots d’auteur, et qui dit à sa maîtresse demi-folle : « Appelez la raison à votre secours725 ? » Qu’est-ce qu’une Cléopatre comme la sienne, copiée d’après la Castlemaine726, habile aux manéges et aux pleurnicheries, voluptueuse et coquette, n’ayant ni la noblesse de la vertu ni la grandeur du crime ? « La nature m’avait faite pour être une bonne épouse, une pauvre innocente colombe domestique ; tendre sans art, douce sans tromperie727» Non, certes, ou du moins cette tourterelle n’eût point dompté ni gardé Antoine ; une bohémienne seule le pouvait par la supériorité de l’audace et la flamme du génie. Je vois, dès le titre de la pièce, pourquoi Dryden a amolli Shakspeare ; Tout pour l’amour, ou le Monde bien perdu. Quelle misère que de réduire de tels événements à une pastorale, d’excuser Antoine, de louer par contre-coup Charles II, de roucouler comme dans une bergerie ! Et tel était le goût des contemporains : quand Dryden écrivit d’après Shakspeare la Tempête et d’après Milton l’État d’innocence, il corrompit encore une fois les idées de ses maîtres ; il changea Ève et Miranda en courtisanes728 ; il abolit partout, sous les convenances et les indécences, la franchise, la sévérité, la finesse et la grâce de l’invention originale. Autour de lui, Settle, Shadwell, sir Robert Howard, faisaient pis. L’Impératrice du Maroc, par Settle, fut si admirée, que les gentilshommes et les dames de la cour l’apprirent pour la jouer à White-Hall, devant le roi. Et ce ne fut point là une mode passagère ; quoique dégrossi, ce goût dura. En vain les poëtes rejetèrent une partie de l’alliage français dont ils avaient chargé leur métal natif ; en vain ils revinrent aux vieux vers sans rime qu’avaient maniés Jonson et Shakspeare ; en vain Dryden, dans les rôles d’Antoine, de Ventidius, d’Octavie, de don Sébastien et de Dorax, retrouva une portion du naturel et de l’énergie antiques : en vain Otway, qui avait un vrai talent dramatique, Lee et Southern atteignirent à des accents vrais ou touchants, en telle sorte qu’une fois, dans Venise sauvée, on crut que le drame allait renaître : le drame était mort, et la tragédie ne pouvait le remplacer ; ou plutôt chacun d’eux mourait par l’autre, et leur union, qui les avait énervés sous Dryden, les énervait sous ses successeurs. Le style littéraire émoussait la vérité dramatique ; la vérité dramatique gâtait le style littéraire ; l’œuvre n’était ni assez vivante ni assez bien écrite ; l’auteur n’était ni assez poëte ni assez orateur : il n’avait ni la fougue et l’imagination de Shakspeare ni la politesse et l’art de Racine729. Il errait sur les confins des deux théâtres, et ne convenait ni à des artistes demi-barbares ni à des gens de cour finement polis. Tel est en effet le public qui l’écoute, incertain entre deux formes de pensées, nourri de deux civilisations contraires. Ces hommes n’ont plus la jeunesse des sens, la profondeur des impressions, l’originalité audacieuse et la folie poétique des cavaliers et des aventuriers de la Renaissance ; ils n’auront jamais les adresses de langage, la douceur des mœurs, les habitudes de la cour et les finesses de sentiment ou de pensée qui ont orné la cour de Louis XIV. Ils quittent l’âge de l’imagination et de l’invention solitaire, qui convient à leur race, pour l’âge de la raison et de la conversation mondaine, qui ne convient pas à leur race ; ils perdent leurs mérites propres et n’acquièrent pas les mérites de leurs voisins. Ce sont des poëtes étriqués et des courtisans mal élevés, ne sachant plus rêver et ne sachant pas encore vivre, tantôt plats ou brutaux, tantôt emphatiques ou roides. Pour qu’une belle poésie naisse, il faut qu’une race rencontre son siècle. Celle-ci, égarée hors du sien et entravée d’abord par l’imitation étrangère, ne forme que lentement sa littérature classique ; elle ne l’atteindra qu’après avoir transformé son état religieux et politique : ce sera le règne de la raison anglaise. Dryden l’ouvre par ses autres œuvres, et les écrivains qui paraîtront sous la reine Anne lui donneront son achèvement, son autorité et son éclat.

V

Arrêtons-nous pourtant un instant encore, et cherchons si, parmi tant de rameaux avortés et tordus, la vieille souche théâtrale, livrée par hasard à elle-même, ne produira pas sur un point quelque jet vivant et sain. Quand un homme comme Dryden, si bien doué, si bien instruit et si bien exercé, travaille de toute sa force, il y a des chances pour que parfois il réussisse, et une fois, en partie du moins, Dryden a réussi. Ce serait le traiter trop rigoureusement que de le juger toujours en regard de Shakspeare ; même à côté de Shakspeare, et avec la même matière, on peut faire une belle œuvre ; seulement, le lecteur est tenu d’oublier pour un instant le grand inventeur, le créateur inépuisable d’âmes véhémentes et originales, de considérer l’imitateur tout seul et sans lui imposer une comparaison qui l’accablerait.

Il y a de la vigueur et de l’art dans cette tragédie de Dryden, Antoine et Cléopatre. « Toutes mes autres pièces, disait-il, je les ai faites pour la foule ; celle-ci, je l’ai faite pour moi-même. » Et, en effet, il l’avait composée savamment d’après l’histoire et la logique. Ce qui est mieux encore, il l’avait écrite virilement. « La charpente de la pièce, disait-il dans sa préface, est suffisamment régulière, et les unités de temps, de lieu et d’action, plus exactement observées que peut-être le théâtre anglais ne le requiert. Particulièrement, l’action est si bien une qu’elle est la seule de son espèce sans épisode ni intrigue subsidiaire, chaque scène conduisant à l’effet principal et chaque acte se terminant par un grand changement de situation. » Il a fait davantage ; il a quitté l’attirail français, il est rentré dans la tradition nationale : « Dans mon style, j’ai essayé, de parti pris, d’imiter le divin Shakspeare, et pour le faire plus librement, je me suis débarrassé de la rime. J’ose dire qu’en l’imitant je me suis surpassé moi-même dans cette pièce, et qu’entre autres je préfère la scène entre Antoine et Ventidius, au premier acte, à tout ce que j’ai écrit dans ce genre. » Il avait raison ; si sa Cléopatre est manquée, si cette défaillance de la conception détourne l’intérêt et gâte l’ensemble, si la rhétorique nouvelle et l’emphase ancienne viennent parfois suspendre l’émotion et détruire la vraisemblance, en somme pourtant le drame se tient debout, et qui plus est, il marche. Le poëte est expert ; il a bien calculé, il sait faire une scène, montrer le duel intérieur par lequel deux passions se disputent le cœur de l’homme. On sent chez lui les vicissitudes tragiques de la lutte, le progrès d’un sentiment, la défaite des résistances, l’afflux lent du désir ou de la colère, jusqu’au moment où la volonté redressée ou séduite se précipite soudainement d’un seul côté. Il y a des mots naturels : le poëte écrit et pense trop sainement pour ne pas les trouver quand il en a besoin. Il y a des caractères virils : lui-même est un homme, et, sous ses complaisances de courtisan, sous ses affectations de poëte à la mode, il a gardé le naturel énergique et âpre. Sauf une scène d’injures, son Octavie est une matrone romaine, et quand, jusque dans Alexandrie, jusque chez Cléopatre, elle vient chercher Antoine, elle le fait avec une simplicité et une noblesse qu’on ne surpassera pas. « La sœur de César ! » lui dit Antoine en l’abordant.  « Ce mot-là est dur. Si je n’avais été que la sœur de César,  je serais restée dans le camp de César.  Mais votre Octavie, votre femme tant maltraitée,  quoique bannie de votre lit et chassée de votre maison,  quoique sœur de César, est encore à vous.  Il est vrai, j’ai une âme qui dédaigne votre froideur,  qui me pousse à ne point chercher ce que vous devriez offrir.  Mais la vertu d’une épouse surmonte cet orgueil.  Je viens pour vous réclamer comme mon bien, pour vous montrer ma fidélité d’abord, pour demander, pour implorer votre tendresse.  Votre main, mon seigneur ; elle est à moi, et je la demande. » Et quand Antoine, humilié, se révolte contre la grâce qui lui vient d’Octave et lui dit que sans doute elle a demandé pardon pour lui pauvrement et bassement : « Pauvrement et bassement ! Je n’aurais pas pu faire une pareille demande,  ni mon frère l’accorder  Ma triste fortune, je le vois, me soumet toujours à vos désobligeantes méprises.  Mais les conditions que je vous apporte sont telles que vous n’aurez pas à rougir de les accepter. J’aime votre honneur parce qu’il est le mien. On ne dira jamais que le mari d’Octavie fut l’esclave d’un autre homme.  Seigneur, vous êtes libre ; libre même de l’épouse que vous avez en aversion.  Car, quoique mon frère veuille acheter pour moi votre tendresse,  et me fasse la condition et le ciment de votre paix,  j’ai une âme comme la vôtre : je ne puis recevoir votre amour comme une aumône, ni implorer ce que je mérite.  Je dirai à mon frère que nous sommes réconciliés.  Il retirera ses troupes, et vous vous mettrez en marche pour gouverner l’Orient. Vous me pourrez laisser à Athènes ;  n’importe où ; je ne me plaindrai jamais.  Je ne garderai que le stérile nom d’épouse et vous serez quitte de tout autre ennui730» Cela est grand ; cette femme a un cœur fier, et aussi un cœur d’épouse ; elle sait donner et elle sait souffrir ; ce qui est mieux, elle sait se sacrifier sans emphase et d’un ton calme ; ce n’est point une âme vulgaire qui a conçu une pareille âme. Et le vieux général Ventidius qui, avec elle et avant elle, vient pour retirer Antoine de son illusion et de son esclavage, est digne de parler pour l’honneur, comme elle a parlé pour le devoir. Sans doute c’est un plébéien, un soldat rude et railleur, qui a la franchise et les plaisanteries de son métier, maladroit parfois, qu’un habile eunuque de sérail pourra duper, « héros au crâne épais », et qui, par simplicité d’âme, par grossièreté d’éducation, ramènera Antoine sans s’en douter dans le rets qui semblait brisé. En attendant, il triomphe avec un gros rire : « Voilà des nouvelles pour vous, cours, mon officieux eunuque. Ne manque pas d’arriver le premier ; presse-toi. Vite, mon cher eunuque, vite. En avant, mon cher demi-homme. » Et, tombant dans un piége, il dit à Antoine qu’il a vu Cléopatre infidèle avec Dolabella : « Ma Cléopatre ?  Votre Cléopatre. La Cléopatre de Dolabella. La Cléopatre de tout le monde.  Tu mens.  Je ne mens pas, mon seigneur. Cela est-il si étrange ? Est-ce qu’une maîtresse quittée ne se pourvoit pas ? Vous savez bien qu’elle n’est pas accoutumée aux nuits solitaires731» Voilà justement le bon moyen de rendre Antoine jaloux, et le ramener furieux à Cléopatre. Mais quel brave cœur, et comment on entend, lorsqu’il est seul avec Antoine, le mâle accent, la profonde voix qui a tonné dans les batailles ! Il aime son général en bon et honnête dogue, et ne demande pas mieux que de mourir, pourvu que ce soit aux pieds de son maître. Il gronde sourdement, en le voyant abattu, tourne autour de lui et d’un coup il pleure : « Regarde, empereur, voilà une rosée qui n’est pas ordinaire.  Je n’ai pas pleuré depuis quarante ans,  mais à présent la faiblesse de ma mère me revient aux yeux. » « Par le ciel, dit Antoine, il pleure le bon vieil homme, il pleure et les grosses gouttes rondes courent les unes après les autres sur les sillons de ses joues732» Et là-dessus Antoine, lui-même, pleure. On pense, en écoutant ces sanglots terribles, aux vétérans de Tacite, qui, au sortir des marais de la Germanie, la poitrine cicatrisée, la tête blanchie, les membres roidis par le service, baisaient les mains de Drusus, et lui mettaient les doigts dans leurs gencives, pour lui faire sentir leurs dents usées, tombées, incapables de mâcher le mauvais pain qu’on leur jetait. « Debout, debout,  vous usez vos heures endormies dans une indolence désespérée que vous appelez faussement philosophie.  Douze légions vous attendent et ont hâte de vous nommer leur chef.  À force de pénibles marches, en dépit de la chaleur et de la faim,  je les ai conduites patientes depuis la frontière des Parthes jusqu’au Nil.  Cela vous fera bien de voir leurs faces brûlées du soleil,  leurs joues cicatrisées, leurs mains entamées ; il y a de la vertu en eux.  Ils vendront ces membres plus cher que ces jolis soldats pomponnés là-bas ne voudront les acheter733» Et quand tout est perdu, quand les Égyptiens ont trahi, et qu’il ne s’agit plus que de bien finir : « Il reste encore trois légions dans la ville. Le dernier assaut a coupé le reste. Si votre dessein est de mourir,  et à présent je le souhaite,  en voilà assez,  pour faire autour de nous un tas d’ennemis morts,  un bûcher honorable pour nos funérailles.  Choisissez votre mort.  J’ai vu la mort sous tant de formes que peu m’importe laquelle.  Ma vie à mon âge est un tel haillon, à peine si elle vaut qu’on la donne.  J’aurais souhaité pourtant que nous eussions jeté la nôtre de meilleure grâce,  comme deux lions pris aux rets, avançant la griffe et blessant les chasseurs. » Antoine le supplie de partir, il refuse ; Antoine veut mourir de sa main.  « Non, par le ciel, je ne le veux pas ; et ce n’est pas pour vous survivre. » « Tue-moi d’abord, tu mourras après ; sers ton ami, avant toi-même. » « Alors, donnez-moi la main. Nous nous retrouverons bientôt. » Il embrasse Antoine, tire l’épée, puis s’arrête : « Je ne voudrais pas faire une affaire d’une bagatelle. Pourtant, je ne peux pas vous regarder et vous tuer ; je vous prie, tournez votre face.  Soit, et frappe bien, à fond.  À fond, aussi loin que mon épée entrera734» Et du coup, lui-même il se tue.  Ce sont là les mœurs tragiques et stoïques de la monarchie militaire, les grandes prodigalités de meurtres et de sacrifices avec lesquelles les hommes de ce monde bouleversé et brisé tuaient et finissaient.  Cet Antoine, pour qui on a tant fait, lui aussi, il a mérité qu’on l’aime ; il a été l’un des vaillants sous César, le premier soldat d’avant-garde ; la bonté, la générosité palpitent en lui jusqu’au bout ; s’il est faible contre une femme, il est fort contre les hommes ; il a les muscles, la poitrine, la colère et les bouillonnements d’un combattant ; c’est cette chaleur de sang, c’est ce sentiment trop vif de l’honneur qui cause sa perte ; il ne sait pas se pardonner sa faute ; il n’a pas cette hauteur de génie qui, planant au-dessus des maximes ordinaires, affranchit l’homme des hésitations, des découragements et des remords ; il n’est que soldat, il ne peut oublier qu’il a failli à la consigne : « Mon empereur ! » lui dit Ventidius.  « Ton empereur ! Non, c’est là un nom de victoire ! Le soldat victorieux, rouge de blessures qu’il ne sent pas, salue de ce nom son général. Actium, Actium, oh ! » « Vous y pensez trop. » « Ici, ici, le poids est ici, bloc de plomb pendant le jour ; et la nuit, pendant mes courts assoupissements fiévreux, c’est la sorcière qui chevauche mes rêves. » Enfin, voici de nouveau des armes et des hommes, et une aurore d’espérance. « Combattrons-nous ? » dit Ventidius.  « Je te le garantis, mon vieux brave. Tu me verras encore une fois sous ma cuirasse, à la tête de ces vieilles troupes qui ont battu les Parthes, crier : en avant, suivez-moi735» Il se croit à la bataille, et déjà sa fougue l’emporte. Ce n’est pas un tel homme qui gouvernera les hommes ; on ne maîtrise la fortune qu’après s’être maîtrisé soi-même ; celui-ci n’est fait que pour se contredire et se détruire, et pour tourner tour à tour sous l’effort de toutes les passions. Sitôt qu’il croit Cléopatre fidèle, l’honneur, la réputation, l’empire, tout disparaît. « Qu’est-ce que cela, Ventidius ? Voilà qui contre-pèse tout le reste.  Eh ! nous avons fait plus que vaincre César, à présent.  Non-seulement ma reine est innocente, mais elle m’aime.  M’en aller, où ? la quitter ! quitter tout ce qu’il y a de parfait !  Donnez, grands Dieux ! donnez à votre petit garçon, à votre César,  ce monde, un hochet pour jouer avec,  ce colifichet d’empire. Il est content à bon marché.  Moi, je ne veux pas moins que Cléopatre[NM! » L’abattement viendra après l’excès ; ces sortes d’âmes ne sont trempées que contre la crainte ; leur courage n’est que celui du taureau et du lion ; il a besoin, pour demeurer entier, du mouvement corporel, du danger visible ; c’est le tempérament qui les soutient ; devant les grandes douleurs morales, ils s’affaissent. Lorsqu’il se croit trahi, il s’abandonne et ne sait plus que mourir. « Que César arpente seul ce monde ; je suis las de mon rôle.  Ma torche est finie, et le monde est devant moi comme un noir désert à l’approche de la nuit.  Je veux me coucher, ne pas vaguer davantage736» De pareils vers font penser aux lugubres rêves d’Othello, de Macbeth, d’Hamlet lui-même ; par-dessus le monceau des tirades ronflantes et des personnages en carton peint, il semble que le poëte soit allé toucher l’ancien drame, pour en rapporter le frémissement.

À côté de lui, un autre aussi l’a senti, un jeune homme, un pauvre aventurier, qui tour à tour étudiant, acteur, officier, toujours désordonné et toujours pauvre, vécut follement et tristement dans les excès et la misère, à la façon des vieux tragiques, avec leur inspiration, avec leurs fougues, et qui mourut à trente-quatre ans, selon les uns d’une fièvre causée par la fatigue, selon les autres d’un jeûne prolongé au bout duquel il avala trop vite un morceau de pain donné par charité. À travers l’enveloppe pompeuse de la rhétorique nouvelle, Thomas Otway a retrouvé parfois les passions de l’autre siècle. On sent que son temps lui nuit, qu’il émousse lui-même l’âpreté et la vérité de son émotion, que le mot propre et hardi ne lui arrive plus, que tout autour de lui le style oratoire, les phrases d’auteur, la déclamation classique, les antithèses bien faites viennent bourdonner, étouffer son accent sous leur ronflement tendu et monotone. Il ne lui a manqué que de naître cent ans plus tôt. On retrouve dans son Orpheline, dans sa Venise sauvée, les noires imaginations de Webster, de Ford et de Shakspeare, leur conception lugubre de la vie, leurs atrocités, leurs meurtres, leurs peintures des passions irrésistibles qui s’entre-choquent aveuglément comme un troupeau de bêtes sauvages, et bouleversent le champ de bataille de leurs hurlements et de leur tumulte, pour ne laisser après elles que des dévastations et des tas de morts. Comme Shakspeare, ce qu’il étale sur la scène ce sont les entraînements et les fureurs humaines, un frère qui viole la femme de son frère, un mari qui se parjure pour sa femme, Polydore, Chamont, Jaffier, des âmes violentes et faibles que l’occasion transporte, que la tentation renverse, chez qui le transport ou le crime, comme un venin versé dans une veine, monte par degrés, empoisonne tout l’homme, gagne par contagion ceux qu’il touche, et les tord et les abat ensemble dans le délire des convulsions. Comme Shakspeare, il a trouvé de ces mots poignants, et vivants737, qui montrent le fond de l’homme, l’étrange craquement de la machine qui se démonte, le roidissement de la volonté qui se tend jusqu’à se briser738, la simplicité des vrais sacrifices, les humilités de la passion exaspérée et mendiante qui implore jusqu’au bout contre toute espérance sa pâture et son assouvissement739. Comme Shakspeare, il a conçu de vraies âmes féminines740, une Monimia, surtout une Belvidera qui, semblable à Imogène, s’est donnée tout entière et perdue comme en un abîme dans l’adoration de celui qu’elle a choisi, qui ne sait qu’aimer, obéir, pleurer, souffrir, et qui meurt comme une fleur séparée de sa tige, sitôt qu’on arrache ses bras du col autour duquel elle les avait noués. Comme Shakspeare enfin, il a retrouvé au moins une fois la grande bouffonnerie amère, le sentiment cru de la bassesse humaine, et il a planté au milieu de sa tragédie la plus douloureuse, un grotesque immonde, un vieux sénateur qui se délasse de sa gravité officielle en faisant le soir chez sa courtisane le farceur et le valet. Comme cela est amer ! comme il a vu vrai en montrant l’homme empressé de quitter son costume et sa parade ! comme l’homme est prompt à s’avilir quand, échappé à son rôle, il revient à lui-même ! comme le singe et le chien reparaissent en lui741 ! Le sénateur Antonio arrive chez cette Aquilina, qui l’insulte ; cela l’amuse ; les gros mots reposent, au sortir des respects ; il fait la petite voix, il manie son fausset, comme un pitre. « Nacki, Nacki, Nacki ; je suis venu, petite Nacki ; onze heures passées ; une bonne heure ; assez tard en conscience pour se mettre au lit, Nacki. Nacki ai-je dit ? Oui, Nacki, Aquilina, Lina, Quilina, Aquilina, Naquilina, Acki, Nacki, Nacki, la reine Nacki, allons, viens au lit, petite gueuse, petite guenon, petite chatte, proooo pritt Je suis sénateur ! » « Bouffon, vous voulez dire. » « Possible, mon cher cœur ; cela ne gâte pas le sénateur. Allons, Nacki, Nacki, il faut jouer au cheval fondu, Nacki. » Et il gamine ; elle le chasse, elle l’appelle idiot, brute, elle lui dit qu’il n’y a rien de bon en lui que son argent ; il en rit, il chante : « Ah, vous ne voulez pas vous asseoir ? Eh bien, tenez, je suis un taureau, un taureau de Bazan, le taureau des taureaux, tous les taureaux que vous voudrez. Je me dresse comme ceci, je me penche le front comme ceci, je fais broum, broum, je fais broum, broum. Ah, vous ne voulez pas vous asseoir ? » Et il mugit comme un bœuf, il la poursuit dans la chambre. Enfin ils s’asseyent. « Maintenant me revoici sénateur, et ton amant ; ma petite Nacki, Nacki. Ah, crapaud, crapaud, crapaud ; crache à ma figure un peu, Nacki ; crache à ma figure, je t’en prie, un tout petit peu, un si petit peu que rien ; crachez, crachez, crachez, crachez donc quand on vous l’ordonne, je t’en prie, crache ; tout de suite, tout de suite, crache ; pourquoi ne veux-tu pas cracher ? Alors je serai un chien.  Un chien, Monseigneur !  Oui, un chien, et je te donnerai cette autre bourse pour me laisser être un chien, et me traiter comme un chien un petit instant. » Là-dessus il se met sous la table et aboie. « Ah, vous mordez, eh bien ! vous aurez des coups de pied. » « Va ; de tout mon cœur. Des coups de pied, des coups de pied, maintenant que je suis sous la table. Encore des coups de pied. Plus fort. Encore plus fort. Ouah, ouah, rro, rro. Par Dieu, je vais happer tes mollets, oah, rro, rroo, wouaou. Diable ! elle tape dur742» En effet ; et par-dessus le marché, elle prend un fouet, le sangle, et le met à la porte. Il reviendra, comptez-y ; la soirée a été bonne pour lui ; il se frotte l’échine, mais il s’est amusé. En somme ce n’est qu’un arlequin dépaysé, auquel le hasard a jeté une simarre de soie brodée, et qui lâche à tant par heure des pantalonnades politiques. Il est mieux dans sa nature et plus à son aise quand il fait le polichinelle que quand il singe l’homme d’État.

Ce ne sont là que des éclairs ; pour le reste, Otway est de son temps, terne et de couleur forcée, enfoncé comme les autres dans la lourde atmosphère voilée et grisâtre, demi-française et demi-anglaise, où les lustres éclatants importés de France s’éteignaient offusqués par le brouillard insulaire. Il est de son temps ; il écrit comme les autres des comédies fangeuses, le Soldat de fortune, l’Athée, l’Amitié à la mode. Il peint des cavaliers brutalement vicieux, coquins par principes, aussi durs et aussi corrompus que ceux de Wycherley : un Beaugard, qui étale et pratique les maximes de Hobbes ; le père, vieux drôle pourri, qui fait sonner sa morale, et que son fils renvoie froidement au chenil avec un sac d’écus ; un sir Jolly Jumble, espèce de Falstaff ignoble, entremetteur de profession, que les prostituées appellent « petit papa », qui ne peut dîner à côté d’une femme sans « lui dire des ordures, et tracer avec son doigt des figures obscènes sur la table » ; un sir Davy Dunce, animal, dégoûtant, « dont l’haleine est pire que de l’assa fœtida, qui déclare le linge propre malsain, mange continuellement de l’ail, et chique du tabac743 » ; un Polydore qui, amoureux de la pupille de son père, tâche de la violer à la première scène, envie les brutes qui peuvent se satisfaire, puis s’en aller, et fait le propos de les imiter à l’occasion prochaine744. Il n’y a pas jusqu’à ses héroïnes qu’il ne salisse745. Véritablement ce monde fait mal au cœur. Ils croient couvrir toutes ces crudités sous de bonnes métaphores correctes, sous des périodes poétiques nettement terminées, sous un appareil de phrases harmonieuses et d’expressions nobles. Ils s’imaginent égaler Racine parce qu’ils contrefont le style de Racine. Ils ne savent pas que dans ce style l’élégance visible cache une justesse admirable, que s’il est un chef-d’œuvre d’art, il est aussi une peinture des mœurs, que les plus délicats et les plus accomplis entre les gens du monde ont pu seuls le parler et l’entendre, qu’il peint une civilisation comme celui de Shakspeare, que chacun de ces vers, qui semblent compassés, a son inflexion et sa finesse, que toutes les passions et toutes les nuances des passions s’y expriment, non pas à la vérité sauvages et entières comme dans Shakspeare, mais atténuées et affinées par la vie de cour, que c’est là un spectacle aussi unique que l’autre, que la nature parfaitement polie est aussi complexe et aussi difficile à comprendre que la nature parfaitement intacte, que, pour eux, ils restent autant au-dessous de l’une qu’au-dessous de l’autre, et qu’en somme, leurs personnages ressemblent à ceux de Racine comme le suisse de M. de Beauvilliers, ou la cuisinière de Mme de Sévigné, ressemblent à Mme de Sévigné et à M. de Beauvilliers746.

VI

Laissons donc ce théâtre dans l’oubli qu’il a mérité et cherchons ailleurs, dans les écrits de cabinet, un emploi plus heureux d’un talent plus complet.

C’est ici le véritable domaine de Dryden et de la raison classique747 : des pamphlets et des dissertations en vers, des épîtres, des satires, des traductions et des imitations, tel est le champ où les facultés logiques et l’art d’écrire trouvent leur meilleur emploi. Avant d’y descendre et d’y observer leur œuvre, il est à propos de regarder de plus près l’homme qui les y portait.

C’est un esprit singulièrement solide et judicieux excellent argumentateur, habitué à digérer ses idées, tout nourri de bonnes preuves longuement méditées, ferme dans la discussion, posant des principes, établissant des divisions, apportant des autorités, tirant des conséquences, tellement que, si on lisait ses préfaces sans lire ses pièces, on le prendrait pour un des maîtres du drame. Il atteint naturellement la prose définitive ; ses idées se déroulent avec ampleur et clarté ; son style est de bon aloi, exact et simple, pur des affectations et des ciselures dont Pope plus tard chargera le sien ; sa phrase ressemble à celle de Corneille, périodique et large par la seule vertu du raisonnement intérieur qui la déploie et la soutient. On voit qu’il pense, et par lui-même, qu’il lie ses pensées, qu’il les vérifie, que, par-dessus tout cela, naturellement il voit juste, et qu’avec la méthode il a le bon sens. Il a les goûts et les faiblesses qui conviennent à sa forme d’intelligence. Il élève au premier rang « l’admirable Boileau, dont les expressions sont nobles, le rhythme excellent, les pensées justes, le langage pur, dont la satire est perçante et dont les idées sont serrées, qui, lorsqu’il emprunte aux anciens, les paye avec usure de son propre fonds, en monnaie aussi bonne et de cours presque universel748» Il a la roideur des poëtes logiciens, trop réguliers et raisonnables, blâmant l’Arioste, « qui n’a su ni faire un plan proportionné, ni garder quelque unité d’action, ou quelque limite de temps, ou quelque mesure dans son énorme fable, dont le style est exubérant, sans majesté ni décence, et dont les aventures sortent des bornes du naturel et du possible749» Il ne comprend pas mieux la finesse que la fantaisie. Parlant d’Horace, il trouve que « son esprit est terne et son sel presque sans goût ; celui de Juvénal est plus vigoureux et plus mâle, et me donne autant de plaisir que j’en puis porter750» Par la même raison, il rabaisse les délicatesses du style français. « La langue française n’est pas munie de muscles comme notre anglaise ; elle a l’agilité d’un lévrier, mais non la masse et le corps d’un dogue. Ils ont donné pour règle à leur style la pureté ; la vigueur virile est celle du nôtre751» Deux ou trois mots pareils peignent un homme ; Dryden vient de marquer sans le savoir la mesure et la qualité de son esprit.

Cet esprit, on le devine, est lourd, et particulièrement dans la flatterie. L’art de flatter est le premier dans un âge monarchique. Dryden n’y est guère habile, non plus que ses contemporains. De l’autre côté du détroit, à la même époque, on loue autant, mais sans trop s’avilir, parce qu’on apprête la louange ; tantôt on la déguise ou on la relève par la grâce du style ; tantôt on a l’air de s’y conformer comme à une mode. Ainsi tempérée, les gens la digèrent. Ici, loin de la fine cuisine aristocratique, elle pèse toute crue et massive sur l’estomac. J’ai conté comment le ministre Clarendon, apprenant que sa fille venait d’épouser en secret le duc d’York, suppliait le roi de la faire décapiter au plus vite ; comment la chambre des communes, composée en majorité de presbytériens, se déclarait elle-même et le peuple anglais rebelles, dignes du dernier supplice, et allait encore se jeter aux pieds du roi, d’un air contrit, pour le supplier de pardonner à la chambre et à la nation. Dryden n’est pas plus délicat que les hommes d’État et les législateurs. Ordinairement ses dédicaces donnent la nausée. Il dit à la duchesse de Monmouth que « nulle partie de l’Europe ne peut offrir quelqu’un qui égale son noble époux pour la mâle beauté et l’excellence de l’extérieur. » « Vous n’avez qu’à vous montrer tous deux ensemble pour recevoir les bénédictions et les prières de l’humanité. Nous sommes prêts à conclure que vous êtes un couple d’anges envoyés ici-bas pour rendre la vertu aimable ou pour offrir des modèles aux poëtes, quand ils voudront instruire et charmer leur siècle en peignant la bonté sous la forme la plus parfaite et la plus séduisante qui soit dans la nature752» Ailleurs, se tournant vers Monmouth, il ajoutait : « Tous les hommes se joindront à moi pour le tribut d’adoration dont je m’acquitte envers Votre Grâce753» Sa Grâce ne sourcillait pas, ne bouchait pas sa narine, et Sa Grâce avait raison. Un autre écrivain, mistress Afra Behn, allumait sous le nez d’Éléonor Gwynn des lampions bien plus infects ; les nerfs alors étaient robustes, l’on respirait agréablement là où d’autres suffoqueraient. Le comte de Dorset ayant écrit quelques petites chansons et satires, Dryden lui jure que dans son genre il égale Shakspeare et surpasse tous les anciens. Et ces panégyriques assenés en face durent imperturbablement pendant vingt pages, l’auteur passant tour à tour en revue les diverses vertus de son grand homme et trouvant toujours que la dernière est la plus belle, après quoi, en récompense, il recevait une bourse d’or. Notez qu’en cela Dryden n’était pas plus laquais qu’un autre. La corporation de Hall, haranguée un jour par le duc de Monmouth, lui fit cadeau de six pièces d’or, que Monmouth donna à M. Marwel, député de Hall au Parlement. Les scrupules modernes n’étaient pas nés. Je crois que Dryden, avec tous ses prosternements, a plutôt manqué d’esprit que d’honneur.

Un second talent, peut-être le premier en temps de carnaval, est l’art de dire des polissonneries, et la Restauration fut un carnaval à peu près aussi délicat qu’un bal de débardeurs. Il y a d’étranges chansons et des prologues plus que hasardés dans les pièces de Dryden. Son Mariage à la mode s’ouvre par ces vers que chante une dame mariée : « Pourquoi un sot vœu de mariage, fait il y a longtemps, nous lierait-il maintenant que notre passion est éteinte754 ? » Le lecteur lira lui-même le reste ; on n’en peut rien citer. D’ailleurs Dryden y réussit mal : son fonds d’esprit est trop solide ; son naturel est trop sérieux, même réservé, taciturne. « Son ton libre, dit très-bien Walter Scott, ressemble à l’impudence forcée d’un homme timide. » Il voulait avoir les belles façons d’un Sedley, d’un Rochester, se faisait pétulant par calcul, et s’asseyait carrément dans l’ordure où les autres ne faisaient que gambader. Rien de plus nauséabond qu’une gravelure étudiée, et Dryden étudie tout, jusqu’à la plaisanterie et la politesse. Il écrit à Dennis, qui l’avait loué : « Les belles qualités que vous me prêtez ne sont pas plus à moi que la lumière de la lune ne peut être dite lui appartenir, puisqu’elle ne brille que par la clarté réfléchie de son frère755» Il écrit à sa cousine, en manière de narration divertissante, ces détails sur une grosse femme avec qui il a voyagé : « Son poids faisait que les chevaux cheminaient très-péniblement ; mais, pour leur donner le temps de souffler, elle nous arrêtait souvent, et alléguait quelque nécessité de la nature, et nous disait que nous sommes tous chair et sang756» Il paraît qu’alors ces jolies choses égayaient les dames. Ses lettres sont composées de grosses civilités officielles, de compliments vigoureusement équarris, de révérences mathématiques ; son badinage est une dissertation ; il étaye les bagatelles avec des périodes. Il dit au comte de Rochester, qui l’avait complimenté : « J’éprouve qu’il ne me sied pas de disputer en aucune chose contre Votre Seigneurie, qui écrit mieux sur le moindre des sujets que je ne le puis faire sur le meilleur. » Cette réplique paraissait vive. J’ai trouvé chez lui de beaux morceaux, je n’en ai jamais rencontré d’agréables ; il ne sait pas même disserter avec goût. Les personnages de son Essai sur le Drame se croient encore sur les bancs de l’école, citent doctoralement Paterculus, et en latin encore, combattent la définition de l’adversaire et remarquent qu’elle est faite a genere et fine, au lieu d’être établie selon la bonne règle, d’après le genre et l’espèce757. « On m’accuse, dit-il doctoralement dans une préface, d’avoir choisi des personnes débauchées pour protagonistes ou personnages principaux de mon drame, et de les avoir rendues heureuses dans la conclusion de ma pièce, ce qui est contre la loi de la comédie, qui est de récompenser la vertu et de punir le vice758. Ailleurs il déclare qu’il ne veut pas abolir dans la passion l’emploi des métaphores, parce que Longin les juge nécessaires pour l’exciter759» Son grand discours sur l’origine et les progrès de la satire fourmille d’inutilités, de longueurs, de recherches et de comparaisons de commentateur. Il ne sait pas effacer en lui l’érudit, le logicien, le rhétoricien, pour ne montrer que « l’honnête homme. »

Mais l’homme de cœur apparaît souvent ; à travers plusieurs chutes et beaucoup de glissades, on découvre un esprit qui se tient debout, plié plutôt par convenance que par nature, ayant de l’élan et du souffle, occupé de pensées graves, et livrant sa conduite à ses convictions. Il se convertit loyalement et après réflexion à la religion catholique, y persévéra après la chute de Jacques II, perdit sa place d’historiographe et de poëte lauréat, et, quoique pauvre, chargé de famille et infirme, refusa de dédier son Virgile au roi Guillaume. « La dissimulation, écrit-il à ses fils, quoique permise en quelques cas, n’est pas mon talent. Cependant, pour l’amour de vous, je lutterai contre la franchise de ma nature. Au reste je ne me flatte d’aucune espérance, mais je fais mon devoir et je souffre pour l’amour de Dieu. Vous savez que les profits de mon livre auraient pu être plus grands, mais ni ma conscience ni mon honneur ne me permettaient de les prendre. Je ne me repentirai jamais de ma constance, puisque je suis profondément persuadé de la justice de la cause pour laquelle je souffre760» Un de ses fils ayant été renvoyé de l’école, il écrivit au directeur, M. Busby, son ancien maître, avec une gravité et une noblesse très-grandes, le priant sans s’humilier, le désapprouvant sans l’offenser, d’un style contenu et fier qui fait plaisir, lui redemandant ses bonnes grâces, sinon comme une dette envers le père, du moins comme un don pour l’enfant, et ajoutant à la fin : « Je mérite pourtant quelque chose, ne serait-ce que pour avoir vaincu mon cœur jusqu’à prier761» On le trouve bon père avec ses enfants, libéral envers son fermier, généreux même. « On a écrit, dit-il, plus de libelles contre moi que contre presque aucun homme vivant, et j’aurais eu le droit de défendre mon innocence. J’ai rarement répondu aux pamphlets diffamatoires, ayant dans les mains les moyens de confondre mes ennemis, et, quoique naturellement vindicatif, j’ai souffert en silence et maintenu mon âme dans la paix762» Insulté par Collier comme corrupteur des mœurs, il souffrit cette réprimande brutale et confessa noblement les fautes de sa jeunesse : « M. Collier en beaucoup de points m’a blâmé justement : je ne cherche d’excuse pour aucune de mes pensées ou de mes expressions ; quand on peut les taxer équitablement d’impiété, d’immoralité ou de licence, je les rétracte. S’il est mon ennemi, qu’il triomphe ; s’il est mon ami (et je ne lui ai donné aucune occasion personnelle d’être autrement), il sera content de mon repentir763» Une telle pénitence relève ; pour s’abaisser ainsi, il faut être grand. Il l’était par l’esprit comme par le cœur, muni de raisonnements solides et de jugements personnels, élevé au-dessus des petits procédés de rhétorique et des arrangements de style, maître de son vers, serviteur de son idée, ayant cette abondance de pensées qui est la marque du vrai génie. « Elles arrivent sur moi si vite et si pressées que ma seule difficulté est de choisir ou de rejeter parmi elles764» C’est avec ces forces qu’il entra dans sa seconde carrière ; la constitution et le génie de l’Angleterre la lui ouvraient.

VII

« Un homme, dit La Bruyère, Français et chrétien, se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus ; il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu’il relève par la beauté de son génie et de son style. » Il n’en était point ainsi en Angleterre. Les grands sujets étaient livrés aux discussions violentes ; la politique et la religion, comme deux arènes, appelaient à l’audace et à la bataille tous les talents et toutes les passions. Le roi, d’abord populaire, avait relevé l’opposition par ses vices et par ses fautes, et pliait sous le mécontentement du public comme sous l’intrigue des partis. On savait qu’il avait vendu les intérêts de l’Angleterre à la France ; on croyait qu’il voulait livrer aux papistes les consciences des protestants. Les mensonges d’Oates, l’assassinat du magistrat Godfrey, son cadavre promené solennellement dans les rues de Londres, avaient enflammé l’imagination et les préjugés du peuple ; les juges intimidés ou aveugles envoyaient à l’échafaud les catholiques innocents, et la foule accueillait par des insultes et des malédictions leurs protestations d’innocence. On avait exclu le frère du roi de ses emplois, on voulait l’exclure de ses droits au trône. Les chaires, les théâtres, la presse, les hustings retentissaient de discussions et d’injures. Les noms de whigs et de tories venaient de naître, et les plus hauts débats de philosophie politique s’agitaient, nourris par le sentiment d’intérêts présents et pratiques, aigris par la rancune de passions anciennes et blessées. Dryden s’y lança, et son poëme d’Absalon et Achitophel fut un pamphlet. « Je manie mieux le style âpre que le style doux765 », disait-il dans sa préface ; et en effet, dans une telle guerre il fallait des armes. C’est à peine si une allégorie biblique conforme au goût du temps dissimule les noms sans cacher les hommes. Il expose la tranquille vieillesse et le droit incontesté du roi David766, la grâce, l’humeur pliante, la popularité de son fils naturel Absalon767, le génie et la perfidie d’Achitophel768, qui soulève le fils contre le père, rassemble les ambitions froissées et ranime les factions vaincues. D’esprit, il n’y en a guère ici : on n’a pas le loisir d’être spirituel en de pareilles batailles ; songez à ce peuple soulevé qui écoute, à ces hommes emprisonnés, exilés, qui attendent : ce sont la fortune, la liberté, la vie ici qui sont en jeu. Il s’agit de frapper juste et fort, il ne s’agit point de frapper avec grâce. Il faut que le public reconnaisse les personnages, qu’il crie leurs noms sous leurs portraits, qu’il applaudisse à l’insulte dont on les charge, qu’il les bafoue, qu’il les précipite du haut rang où ils veulent monter. Dryden les passe tous en revue.

Zimri769,  homme si divers qu’il semblait ne point être un seul homme, mais l’abrégé de tout le genre humain.  Roide dans ses opinions, et toujours du mauvais côté,  étant toute chose par écarts, et jamais rien longtemps ;  vous le trouviez, dans le cours d’une lune révolue,  chimiste, ménétrier, homme d’État et bouffon,  puis tout aux femmes, à la peinture, aux vers, à la bouteille,  outre dix mille boutades qui mouraient en lui en naissant.  Heureux fou, qui pouvait employer toutes ses heures à désirer ou à goûter quelque chose de nouveau !  L’injure et l’enthousiasme étaient son style ordinaire ;  l’un et l’autre (signe de bon jugement !) toujours dans l’excès,  si extrêmement violent ou si extrêmement poli,  que chaque homme pour lui était un dieu ou un diable.  Dissiper la richesse était son talent propre.  Nulle chose pour lui ne restait sans récompense, hors le mérite.  Pillé par des parasites qu’il démasquait toujours trop tard,  il avait son bon mot, ils avaient son domaine.  Ses bouffonneries l’avaient chassé de la cour ; il se consola à former des partis sans pouvoir être chef.

Ainsi, pervers de volonté, impuissant d’action,  il suivait les factions, qui ne le suivaient pas770.

Shimei771, de qui la jeunesse avait été fertile en promesses et de zèle pour son Dieu et de haine pour son roi,  qui sagement s’abstenait des péchés coûteux et ne rompait jamais le sabbat, excepté pour un profit,  qu’on ne vit jamais lâcher une malédiction ou un juron, si ce n’est contre le gouvernement772

Contre ces malédictions, leur chef, Shaftesbury, se roidissait ; accusé de haute trahison, il était absous par le grand jury, malgré tous les efforts de la cour, aux applaudissements d’une foule immense, et ses partisans faisaient frapper une médaille à son image, montrant audacieusement sur le revers le soleil royal obscurci par un nuage. Dryden répliqua par son poëme de la Médaille, et la diatribe effrénée rabattit la provocation ouverte :

Oh ! si le poinçon qui a copié toutes ses grâces,  et labouré de tels sillons pour cette face d’eunuque,  avait pu tracer sa volonté toujours changeante !  Ce travail infini eût lassé l’art du graveur : beau héros de bataille d’abord, et, comme un pygmée que le vent emporte,  lancé dans la guerre par une inquiétude prématurée ;  général sans barbe, rebelle avant d’être homme,  tant sa haine contre son prince commença jeune !  Puis, vermine frétillante dans l’oreille de l’usurpateur,  trafiquant de son esprit vénal contre des tas d’or,  il se jeta dans le moule des saints cafards,  gémit, soupira, pria, tant que la cafardise fut un lucre,  la plus bruyante cornemuse du glapissant cortége773 !

La même amertume envenimait la controverse religieuse. Les disputes de dogme, un instant rejetées dans l’ombre par les mœurs débauchées et sceptiques, avaient éclaté de nouveau, enflammées par le catholicisme bigot du prince et par les craintes justifiées de la nation. Le poëte, qui, dans la Religion d’un laïque, était encore anglican tiède et demi-douteur, entraîné peu à peu par ses inclinations absolutistes, s’était converti à la religion catholique, et, dans son poëme de la Biche et la Panthère, il combattit pour sa nouvelle foi. « La nation, dit-il en commençant, est dans une trop grande fermentation pour que je puisse attendre guerre loyale ou même simplement quartier des lecteurs du parti contraire774» Et là-dessus, empruntant les allégories du moyen âge, il représente toutes les sectes hérétiques comme des bêtes de proie acharnées contre une biche blanche, d’origine céleste ; il n’épargne ni les comparaisons brutales, ni les sarcasmes grossiers, ni les injures ouvertes. La discussion est toute serrée et théologique. Ses auditeurs ne sont pas de beaux esprits occupés à voir comment on peut orner une matière sèche, théologiens par occasion et pour un moment, avec défiance et réserve, comme Boileau dans son amour de Dieu. Ce sont des opprimés, à peine soulagés depuis un instant d’une persécution séculaire, attachés à leur foi par leurs souffrances, respirant à demi parmi les menaces visibles et les haines grondantes de leurs ennemis contenus. Il faut que leur poëte soit dialecticien comme un docteur d’école ; il a besoin de toute la rigueur de la logique ; il s’y accroche en nouveau converti, tout imbu des preuves qui l’ont arraché à la foi nationale et qui le soutiennent contre la défaveur publique, fécond en distinctions, marquant du doigt le défaut des arguments, divisant les réponses, ramenant l’adversaire à la question, épineux et déplaisant pour un lecteur moderne, mais d’autant plus loué et aimé de son temps. Il y a dans tous ces esprits anglais un fonds de sérieux et de véhémence ; la haine s’y soulève, toute tragique, avec un éclat sombre comme la houle d’une mer du Nord. Au milieu de ses combats publics, Dryden s’abattit sur un ennemi privé, Shadwell, et l’accabla d’un immortel mépris775. Le grand style épique et la rime solennelle vinrent assener le sarcasme, et le malheureux rimeur, par un triomphe dérisoire, fut traîné sur le char poétique où la Muse assied les héros et les dieux. Dryden peignit l’Irlandais Fleknoë, antique roi de la sottise, délibérant pour trouver un successeur digne de lui, et choisissant Shadwell, héritier de son bavardage, propagateur de la niaiserie, glorieux vainqueur du sens commun. De toutes parts, à travers les rues jonchées de paperasses, les nations s’assemblent pour contempler le jeune héros, debout auprès du trône paternel, le front ceint de brouillards mornes, laissant errer sur son visage le fade sourire de l’imbécillité contente776. Son père le bénit : « Règne, mon fils, depuis l’Irlande jusqu’aux Barbades lointaines777. Avance tous les jours plus loin dans la sottise et l’impudence ; d’autres t’enseigneront le succès ; apprends de moi le travail infécond, les accouchements avortés778. Ta muse tragique fait sourire, ta muse comique fait dormir. De quelque fiel que tu charges ta plume, tes satires inoffensives ne peuvent jamais mordre. Quitte le théâtre, et choisis pour régner quelque paisible province dans le pays des acrostiches779» Ainsi se déploie l’insultante mascarade, non point étudiée et polie comme le Lutrin de Boileau, mais pompeuse et crue, poussée en avant par un souffle brutal et poétique, comme on voit un grand navire entrer dans les bourbes de la Tamise, toutes voiles ouvertes et froissant l’eau.

VIII

C’est dans ces trois poëmes que le grand art d’écrire, signe et source de la littérature classique, apparut pour la première fois. Un nouvel esprit naissait et renouvelait l’art avec le reste ; désormais et pour un siècle, les idées s’engendrent et s’ordonnent par une loi différente de celle qui jusqu’alors les a formées. Sous Spencer et Shakspeare, les mots vivants comme des cris ou comme une musique faisaient voir l’inspiration intérieure qui les lançait. Une sorte de vision possédait l’artiste ; les paysages et les événements se déroulaient dans son esprit comme dans la nature ; il concentrait dans un éclair tous les détails et toutes les forces qui composent un être, et cette image agissait et se développait en lui comme l’objet hors de lui ; il imitait ses personnages, il entendait leurs paroles ; il trouvait plus aisé de les répéter toutes palpitantes que de raconter ou d’expliquer leurs sentiments ; il ne jugeait pas, il voyait ; il était involontairement acteur et mime ; le drame était son œuvre naturelle, parce que les personnages y parlent et que l’auteur n’y parle pas. Voici que cette conception complexe et imitative se décolore et se décompose ; l’homme n’aperçoit plus les choses d’un jet, mais par détails ; il tourne autour d’elles pas à pas, portant sa lampe tour à tour sur toutes leurs parties. La flamme qui d’une seule illumination les révélait s’est éteinte ; il remarque des qualités, il note des points de vue, il classe des groupes d’actions, il juge et il raisonne. Les mots, tout à l’heure animés et comme gonflés de séve, se flétrissent et se sèchent ; ils deviennent abstraits ; ils cessent de susciter en lui des figures et des paysages ; ils ne remuent que des restes de passions affaiblies ; ils jettent à peine quelques lueurs défaillantes sur la toile uniforme de sa conception ternie ; ils deviennent exacts, presque scientifiques, voisins des chiffres, et, comme les chiffres, ils se disposent en séries, alliés par leurs analogies, les premiers plus simples conduisant aux seconds plus composés, tous du même ordre, en telle sorte que l’esprit qui entre dans une voie la trouve unie et ne soit jamais contraint de la quitter. Dès lors une nouvelle carrière s’ouvre : l’homme a le monde entier à repenser ; le changement de sa pensée a changé tous les points de vue, et tous les objets vont prendre une nouvelle forme dans son esprit transformé. Il s’agit d’expliquer et de prouver ; c’est là tout le style classique, c’est tout le style de Dryden.

Il développe, il précise, il conclut ; il annonce sa pensée, puis la résume, pour que le lecteur la reçoive préparée, et, l’ayant reçue, la retienne. Il la fixe en termes exacts justifiés par le dictionnaire, en constructions simples justifiées par la grammaire, pour que le lecteur ait à chaque pas une méthode de vérification et une source de clarté. Il oppose les idées aux idées, et les phrases aux phrases, pour que le lecteur, guidé par le contraste, ne puisse dévier de la route tracée. Vous devinez quelle peut être la beauté dans une pareille œuvre. Cette poésie n’est qu’une prose plus forte. Les idées plus serrées, les oppositions plus marquées, les images plus hardies, ne font qu’ajouter de l’autorité au raisonnement. La mesure et la rime transforment les jugements en sentences. L’esprit, tendu par le rhythme, s’étudie davantage, et arrive à la noblesse par la réflexion. Les jugements s’enchâssent en des images abréviatives ou en des lignes symétriques qui leur donnent la solidité et la popularité d’un dogme. Les vérités générales atteignent la forme définitive qui les transmet à l’avenir et les propage dans le genre humain. Tel est le mérite de ces poëmes : ils plaisent par leurs bonnes expressions780. Sur un tissu plein et solide se détachent des fils habilement noués ou éclatants. Ici Dryden a rassemblé en un vers un long raisonnement ; là une métaphore heureuse a ouvert sous l’idée principale une perspective nouvelle781 ; plus loin deux mots semblables collés l’un contre l’autre ont frappé l’esprit d’une preuve imprévue et victorieuse ; ailleurs une comparaison cachée a jeté une teinte de gloire ou de honte sur le personnage qui ne s’y attendait pas782. Ce sont toutes les adresses et les réussites du style calculé, qui rend l’esprit attentif et le laisse persuadé ou convaincu.

IX

À la vérité, il n’y a guère ici d’autre mérite littéraire. Si Dryden est un politique expérimenté, un controversiste instruit, bien muni d’arguments, sachant tous les tournants de la discussion, versé dans l’histoire des hommes et des partis, cette habileté de pamphlétaire, toute pratique et anglaise, le retient dans la basse région des combats journaliers et personnels, bien loin de la haute philosophie et de la liberté spéculative, qui impriment au style classique des contemporains français la durée et la grandeur. Au fond, dans ce siècle en Angleterre, toutes les discussions restent étroites. Excepté le terrible Hobbes, ils manquent tous de la grande invention. Dryden, comme les autres, reste confiné dans des raisonnements et des insultes de secte et de faction. Les idées alors sont aussi petites que les haines sont fortes ; nulle doctrine générale n’ouvre au-dessus du tumulte de la bataille des perspectives poétiques : des textes, des traditions, une triste escorte de raisonnements rigides, voilà les armes ; les préjugés et les passions se valent dans les deux partis. C’est pourquoi la matière manque à l’art d’écrire. Dryden n’a point de philosophie personnelle qu’il puisse développer ; il ne fait que versifier des thèmes qui lui sont donnés par autrui. Dans cette stérilité, l’art se réduit bientôt à revêtir des pensées étrangères, et l’écrivain se fait antiquaire ou traducteur. En effet, la plus grande partie des vers de Dryden sont des imitations, des remaniements ou des copies. Il a traduit Perse, Virgile, une partie d’Horace, de Théocrite, de Juvénal, de Lucrèce et d’Homère, et mis en anglais moderne plusieurs contes de Boccace et de Chaucer. Ces traductions alors semblaient d’aussi grandes œuvres que des compositions originales. Quand il aborda l’Énéide, « la nation, dit Johnson, parut se croire intéressée d’honneur à l’issue. ». Addison lui fournit les arguments de chaque livre et un essai sur les Géorgiques ; d’autres lui donnèrent des éditions, des notes ; des grands seigneurs rivalisèrent pour lui offrir l’hospitalité ; les souscripteurs abondèrent. On disait que le Virgile anglais allait donner le Virgile latin à l’Angleterre. Longtemps ce travail fut considéré comme sa première gloire ; de même à Rome, sous Cicéron, dans la disette originelle de la poésie nationale, les traducteurs des pièces grecques étaient aussi loués que les inventeurs.

Cette stérilité d’invention altère le goût ou l’alourdit. Car le goût est un système instinctif, et nous mène par des maximes intérieures que nous ignorons ; l’esprit, guidé par lui, sent des liaisons, fuit des dissonances, jouit ou souffre, choisit ou rejette, d’après des conceptions générales qui le maîtrisent et qu’il ne voit pas ; elles ôtées, on voit disparaître le tact qu’elles produisent, et l’écrivain commet des maladresses, parce que la philosophie lui a manqué. Telle est l’imperfection des récits remaniés par Dryden d’après Chaucer ou Boccace. Dryden ne sent pas que des contés de fées ou de chevaliers ne conviennent qu’à une poésie enfantine, que des sujets naïfs demandent un style naïf, que les conversations de Renard et de Chanteclair, les aventures de Palémon et d’Arcite, les métamorphoses, les tournois, les apparitions, réclament la négligence étonnée et le gracieux babil du vieux Chaucer. Les vigoureuses périodes, les antithèses réfléchies oppriment ici ces aimables fantômes ; les phrases classiques les accablent dans leurs plis trop serrés : on ne les voit plus ; pour les retrouver, on se retourne vers leur premier père ; on quitte la lumière trop crue d’un âge savant et viril ; on ne les suit bien que dans leur premier style, dans l’aurore de la pensée crédule, sous la vapeur qui joue autour de leurs formes vagues, avec toutes les rougeurs et tous les sourires du matin. D’ailleurs, quand Dryden entre en scène, il écrase les délicatesses de son maître, insérant des tirades ou des raisonnements, effaçant les tendresses abandonnées et sincères. Quelle distance entre son récit de la mort d’Arcite et celui de Chaucer ! Quelles misères que ses beaux mots d’auteur, sa galanterie, ses phrases symétriques, ses froids regrets, si on les compare aux cris douloureux, aux effusions vraies, à l’amour profond qui éclate chez l’autre ! Mais, le pire défaut, c’est que, presque partout, il est copiste et conserve les fautes en traducteur littéral, les yeux collés sur son ouvrage, impuissant à l’embrasser pour le refondre, plus voisin du versificateur que du poëte. Quand La Fontaine a mis Ésope ou Boccace en vers, il leur a soufflé un nouvel esprit ; il ne leur a pris qu’une matière ; l’âme nouvelle, qui fait le prix de son œuvre, est à lui, n’est qu’à lui, et cette âme convient à son œuvre. Au lieu des périodes cicéroniennes de Boccace, on voit courir de petits vers lestes, finement moqueurs, de volupté friande, de naïveté feinte, qui goûtent le fruit défendu parce qu’il est fruit et parce qu’il est défendu. Le tragique s’en va, les souvenirs du moyen âge sont à mille lieues ; il ne reste que la gaieté malicieuse, gauloise et bourgeoise, d’un frondeur et d’un gourmet. Ici les disparates abondent, et Dryden en est si peu choqué qu’il les importe ailleurs, dans ses poëmes théologiques, par exemple, représentant l’Église catholique par une biche et les hérésies par diverses bêtes, qui disputent entre elles aussi longuement et aussi savamment que des gradués d’Oxford783. Je ne l’aime pas davantage dans ses épîtres ; ordinairement elles ne consistent qu’en flatteries, presque toujours crues, souvent mythologiques, parsemées de sentences un peu banales. « J’ai étudié Horace, dit-il784, et je pense que le style de ses épîtres n’est pas mal imité ici785» N’en croyez rien. Les lettres d’Horace, quoique en vers, sont de vraies lettres, agiles, de mouvement inégal, toujours improvisées, naturelles. Rien de plus éloigné de Dryden que cet esprit original et mondain, philosophe et polisson786, le plus délicat et le plus nerveux des épicuriens, parent (à dix-huit cents ans de distance) d’Alfred de Musset et de Voltaire. Il faut, comme Horace, être penseur et homme du monde pour écrire de la morale agréable, et Dryden, non plus que ses contemporains, n’est homme du monde ou penseur.

Mais d’autres traits non moins anglais le soutiennent. Tout d’un coup, au milieu des bâillements qu’excitaient ces épîtres, les yeux s’arrêtent. L’accent vrai, les idées neuves ont paru ; Dryden, écrivant à son cousin, gentilhomme de campagne787, a rencontré une matière anglaise et originale. Il peint la vie d’un squire rural qui est l’arbitre de ses voisins, qui évite les procès et les médecins de la ville, qui se maintient en santé par la chasse et l’exercice. Il cause avec lui des affaires publiques. Il montre le bon député « servant à la fois le roi et le peuple, conservant à l’un sa prérogative, à l’autre son privilége », placé comme une digue entre les deux fleuves, cédant davantage au roi en temps de guerre et davantage au peuple en temps de paix, « empêchant l’un et l’autre de déborder et de tarir788» Cette grave conversation indique un esprit politique nourri par le spectacle des affaires, ayant, en matière de débats publics et pratiques, la supériorité que les Français ont dans les dissertations spéculatives et les entretiens de société. Pareillement, au milieu des sécheresses de sa polémique éclatent des magnificences subites, un jet de poésie, une prière sortie du plus profond du cœur ; la source anglaise de passion concentrée s’est tout d’un coup rouverte avec une largeur et un élan qu’on ne rencontre point ailleurs :

Comme les rayons empruntés de la lune et des étoiles luisent vainement pour le voyageur seul, las et égaré,  ainsi la pâle raison luit vainement pour l’âme. Et comme là-haut,  ces feux roulants ne découvrent que la voûte céleste sans nous éclairer ici-bas ; tel le rayon vacillant de la raison nous fut prêté, non pour assurer notre route incertaine,  mais pour nous guider là-haut vers un jour meilleur.  Et comme ces cierges de la nuit disparaissent quand l’éclatant seigneur du jour gravit notre hémisphère,  ainsi pâlit la raison quand la religion se montre ;  ainsi la raison meurt et s’évanouit dans la lumière surnaturelle789.

Ô Dieu miséricordieux, comme tu as bien préparé pour nos jugements faillibles un guide infaillible !  Ton trône est une obscurité dans l’abîme de lumière,  un flamboiement de gloire qui interdit le regard.  Oh ! enseigne-moi à croire en toi, tout caché que tu demeures,  à ne rien chercher au-delà de ce que toi-même as révélé,  à prendre celle-là seule pour ma souveraine que tu as promis de ne jamais abandonner !  Ma jeunesse imprudente a volé parmi les vains désirs ;  mon âge viril, longtemps égaré par des feux vagabonds,  a suivi des lueurs fausses, et quand leur éclair a disparu,  mon orgueil a fait jaillir de lui-même d’aussi trompeuses étincelles.  Tel j’étais, tel par nature je suis encore.  À toi la gloire, à moi la honte.  Que toute ma tâche maintenant soit de bien vivre ! Mes doutes sont finis790.

Telle est la poésie de ces âmes sérieuses. Après avoir erré dans les débauches et les pompes de la Restauration, Dryden entrait dans les graves émotions de la vie intérieure ; quoique catholique, il sentait en protestant les misères de l’homme et la présence de la grâce ; il était capable d’enthousiasme. De temps en temps un vers virile et poignant décèle, au milieu de ses raisonnements, la puissance de la conception et le souffle du désir. Quand le tragique se rencontre, il s’y assoit comme dans son domaine ; au besoin, il fouille dans l’horrible. Il a décrit la chasse infernale et le supplice de la jeune fille déchirée par les chiens avec la sauvage énergie de Milton791. Par contraste il a aimé la nature ; ce goût a toujours duré en Angleterre ; les sombres passions réfléchies se détendent dans la grande paix et l’harmonie des champs. Au milieu de la dispute théologique se développent des paysages ; il voit « de nouveaux bourgeons fleurir, de nouvelles fleurs se lever, comme si Dieu eût laissé en cet endroit les traces de ses pas et réformé l’année. Les collines pleines de soleil brillaient dans le lointain sous les rayons splendides, et, dans les prairies au-dessous d’elles, les ruisseaux polis semblaient rouler de l’or liquide. Enfin ils entendirent chanter le coucou folâtre, dont la note proclamait la fête du printemps792» On démêle sous ses vers réguliers une âme d’artiste793 ; quoique rétréci par les habitudes du raisonnement classique, quoique roidi par la controverse et la polémique, quoique impuissant à créer des âmes ou à peindre les sentiments naïfs et fins, il reste vraiment poëte ; il est troublé, soulevé par les beaux sons et les belles formes ; il écrit hardiment sous la pression d’idées véhémentes ; il s’entoure volontiers d’images magnifiques ; il s’émeut au bruissement de leurs essaims, au chatoiement de leurs splendeurs ; il est au besoin musicien et peintre ; il écrit des airs de bravoure qui ébranlent tous les sens, s’ils ne descendent pas jusqu’au cœur. Telle est cette ode pour la fête de sainte Cécile, admirable fanfare où le mètre et le son impriment dans les nerfs les émotions de l’esprit, chef-d’œuvre d’entraînement et d’art que Victor Hugo seul a renouvelé794. Alexandre est sur son trône dans le palais de Persépolis ; à côté de lui Thaïs florissante de beauté ; devant lui, dans l’immense salle, tous ses glorieux capitaines. Et Timothée chante : il chante Bacchus, « Bacchus toujours beau, Bacchus toujours jeune ; le joyeux dieu vient en triomphe : sonnez les trompettes ! battez les tambours ! Il vient la face empourprée, les yeux riants ; que les hautbois résonnent ! Il vient, il vient, Bacchus toujours beau, toujours jeune ; Bacchus a le premier établi les joies du vin ; les dons de Bacchus sont un trésor ; le vin est le plaisir du soldat ; riche est le trésor, doux est le plaisir ; doux est le plaisir après la peine795» Et sous les sons vibrants, le roi se trouble ; ses joues s’enflamment, ses combats lui reviennent en mémoire ; il défie les hommes et les dieux. Alors un chant triste l’apaise : Timothée pleure la mort de Darius trahi. Puis un chant tendre l’amollit : Timothée célèbre l’amour et la rayonnante beauté de Thaïs. Tout à coup les sons de la lyre s’enflent ; ils s’enflent plus haut ; ils grondent comme un tonnerre ; le roi assoupi se redresse égaré, les yeux fixes. « Vengeance ! vengeance ! regarde les Furies qui se lèvent ; regarde les serpents qu’elles brandissent, comme ils sifflent dans l’air ! et ces étincelles qui jaillissent de leurs yeux ! Vois cette bande de spectres, chacun une torche à la main : ce sont les spectres des Grecs immolés dans les batailles, laissés sur la plaine sans sépulture, sans honneur ! Regarde comme ils secouent leurs torches, comme ils les lèvent, comme ils montrent les palais persans, les temples étincelants des dieux leurs ennemis796 ! » Les princes applaudissent, ils saisissent des flambeaux, ils courent, Thaïs la première, et la nouvelle Hélène brûle la nouvelle Troie ! Ainsi jadis la musique attendrissait, exaltait, maîtrisait les hommes ; les vers de Dryden retrouvent son pouvoir en le décrivant.

X

Ce fut là une de ses dernières œuvres ; toute brillante et poétique, elle était née parmi les pires tristesses. Le roi pour lequel il avait écrit était détrôné et chassé ; la religion qu’il avait embrassée était méprisée et opprimée ; catholique et royaliste, il était confiné dans un parti vaincu, que la nation considérait avec ressentiment et avec défiance comme l’adversaire naturel de la liberté et de la raison. Il avait perdu les deux places qui le faisaient vivre ; il subsistait misérablement, chargé de famille, obligé de soutenir ses fils à l’étranger, traité en mercenaire par un libraire grossier, forcé de lui demander de l’argent pour payer une montre qu’on ne voulait pas lui laisser à crédit, priant lord Bolingbroke de le protéger contre ses injures, vilipendé par son boutiquier quand la page promise n’était pas pleine au jour dit. Ses ennemis le persécutaient de pamphlets ; le puritain Collier flagellait brutalement ses comédies ; on le damnait sans pitié et en conscience. Il était malade depuis longtemps, impotent, contraint de beaucoup écrire, réduit à exagérer la flatterie pour obtenir des grands l’argent indispensable que les éditeurs ne lui donnaient pas797. « Ce que Virgile a composé798, disait-il, dans la vigueur de son âge, dans l’abondance et le loisir, j’ai entrepris de le traduire dans le déclin de mes années ; luttant contre le besoin, opprimé par la maladie, contraint dans mon génie, exposé à voir mal interpréter tout ce que je dis, avec des juges qui, à moins d’être très-équitables, sont déjà indisposés contre moi par le portrait diffamatoire qu’on a fait de mon caractère. » Quoique bien disposé pour lui-même, il savait que sa conduite n’avait pas toujours été digne, et que tous ses écrits n’étaient pas durables. entre deux époques, il avait oscillé entre deux formes de vie et deux formes de pensée, n’ayant atteint la perfection ni de l’une ni de l’autre, ayant gardé des défauts de l’une et de l’autre, n’ayant point trouvé dans les mœurs environnantes un soutien digne de son caractère, ni dans les idées environnantes une matière digne de son talent. S’il avait institué la critique et le bon style, cette critique n’avait trouvé place qu’en des traités pédantesques ou des préfaces décousues ; ce bon style restait dépaysé dans des tragédies enflées, dispersé en des traductions multipliées, égaré en des pièces d’occasion, en des odes de commande, en des poëmes de parti, ne rencontrant que de loin en loin un souffle capable de l’employer et un sujet capable de le soutenir. Que d’efforts pour un effet médiocre ! C’est la condition naturelle de l’homme. Au bout de tout, voici venir la douleur et l’agonie. La gravelle, la goutte, depuis longtemps, ne lui laissaient plus de relâche ; un érésipèle couvrit sa jambe. Vers le mois d’avril 1700, il essaya de sortir ; son pied foulé se gangrena ; on voulut tenter l’opération, mais il jugea que ce qui lui restait de santé et de bonheur n’en valait pas la peine. Il mourut à soixante-neuf ans.