Chapitre IV.
Addison.
Dans cette vaste transformation des esprits qui occupe tout le dix-huitième siècle et
donne à l’Angleterre son assiette politique et morale, deux hommes paraissent,
supérieurs dans la politique et la morale, tous deux écrivains accomplis, les plus
accomplis qu’on ait vus en Angleterre ; tous deux organes accrédités d’un parti, maîtres
dans l’art de persuader ou de convaincre ; tous deux bornés dans la philosophie et dans
l’art, incapables de considérer les sentiments d’une façon désintéressée, toujours
appliqués à voir dans les choses des motifs d’approbation ou de blâme ; du reste
différents jusqu’au contraste, l’un heureux, bienveillant, aimé, l’autre haï, haineux et
le plus infortuné des hommes ; l’un partisan de la liberté et des plus nobles espérances
de l’homme, l’autre avocat du parti rétrograde et détracteur acharné de la nature
humaine ; l’un mesuré, délicat, ayant fourni le modèle des plus solides qualités
anglaises, perfectionnées par la culture continentale ; l’autre effréné et terrible,
ayant donné l’exemple des plus âpres instincts anglais, déployés sans limite ni règle,
par tous les ravages et à travers tous les désespoirs. Pour pénétrer dans l’intérieur de
cette civilisation et de ce peuple, il n’y a pas de meilleur moyen que de s’arrêter avec
insistance sur Swift et sur Addison.
« Après une soirée passée avec Addison, dit Steele, j’ai souvent réfléchi que j’avais
eu le plaisir de causer avec un proche parent de Térence ou de Catulle, qui avait tout
leur esprit et tout leur naturel, et par-dessus eux une invention et un agrément893 plus exquis et plus délicieux qu’on
ne vit jamais en personne. » Et Pope, rival d’Addison, et rival aigri, ajoutait : « Sa
conversation a quelque chose de plus charmant que tout ce que j’ai jamais vu en aucun
homme. » Ces mots expriment tout le talent d’Addison ; ses écrits sont des causeries,
chefs-d’œuvre de l’urbanité et de la raison anglaises ; presque tous les détails de
son caractère et de sa vie ont contribué à nourrir cette urbanité et cette raison.
Dès dix-sept ans, on le rencontre à l’Université d’Oxford, studieux et calme, amateur
de promenades solitaires sous les rangées d’ormes et parmi les belles prairies qui
bordent la rive de la Cherwell. Dans le fagot épineux de l’éducation scolaire, il
choisit la seule fleur, bien fanée sans doute, la versification latine, mais qui,
comparée à l’érudition, à la théologie, à la logique du temps, est encore une fleur.
Il célèbre en strophes ou en hexamètres la paix de Ryswick ou le système du docteur
Burnet ; il compose de petits poëmes ingénieux sur les marionnettes, sur la guerre des
pygmées et des grues ; il apprend à louer et à badiner, en latin, il est vrai, mais
avec tant de succès que ses vers le recommandent aux bienfaits des ministres et
parviennent jusqu’à Boileau. En même temps il se pénètre des poëtes romains ; il les
sait par cœur, même les plus affectés, même Claudien et Prudence ; tout à l’heure en
Italie les citations vont pleuvoir de sa plume ; de haut en bas, dans tous les coins
et sur toutes les faces, sa mémoire est tapissée de vers latins. On sent qu’il en a
l’amour, qu’il les scande avec volupté, qu’une belle césure le ravit, que toutes les
délicatesses le touchent, que nulle nuance d’art ou d’émotion ne lui échappe, que son
tact littéraire s’est raffiné et préparé pour goûter toutes les beautés de la pensée
et des expressions. Ce penchant trop longtemps gardé est un signe de petit esprit, je
l’avoue ; on ne doit pas passer tant de temps à inventer des centons ; Addison eût
mieux fait d’élargir sa connaissance, d’étudier les prosateurs romains, les lettres
grecques, l’antiquité chrétienne, l’Italie moderne, qu’il ne sait guère. Mais cette
culture bornée, en le laissant moins fort, l’a rendu plus délicat. Il a formé son art
en n’étudiant que les monuments de l’urbanité latine ; il a pris le goût des élégances
et de finesses, des réussites et des artifices de style ; il est devenu attentif sur
soi, correct, capable de savoir et de perfectionner sa propre langue. Dans les
réminiscences calculées, dans les allusions heureuses, dans l’esprit discret de ses
petits poëmes, je trouve d’avance plusieurs traits du Spectator.
Au sortir de l’Université, il voyagea longuement dans les deux pays les plus polis du
monde, la France et l’Italie. Il vit à Paris, chez son ambassadeur, cette régulière et
brillante société qui donna le ton à l’Europe ; il visita Boileau, Malebranche,
contempla avec une curiosité un peu malicieuse les révérences des dames fardées et
maniérées de Versailles, la grâce et les civilités presque fades des gentilshommes
beaux parleurs et beaux danseurs. Il s’égaya de nos façons complimenteuses, et
remarqua que chez nous un tailleur et un cordonnier en s’abordant se félicitaient de
l’honneur qu’ils avaient de se saluer. En Italie, il admira les œuvres d’art et les
loua dans une épitre894, dont
l’enthousiasme est un peu froid, mais fort bien écrit895. Vous voyez qu’il eut la culture fine qu’on donne
aujourd’hui aux jeunes gens du meilleur monde. Et ce ne furent point des amusements de
badauds ou des tracasseries d’auberge qui l’occupèrent. Ses chers poëtes latins le
suivaient partout ; il les avait relus avant de partir ; il récitait leurs vers dans
les lieux dont ils font mention. « Je dois avouer, dit-il, qu’un des principaux
agréments que j’ai rencontrés dans mon voyage a été d’examiner les diverses
descriptions en quelque sorte sur les lieux, de comparer la figure naturelle de la
contrée avec les paysages que les poëtes nous en ont tracés896. » Ce sont les plaisirs d’un gourmet en littérature ; rien de plus
littéraire et de moins pédant que le récit qu’il en écrivit au retour897. Bientôt cette
curiosité raffinée et délicate le conduisit aux médailles. « Il y a une parenté,
dit-il, entre elles et la poésie », car elles servent à les anciens
auteurs ; telle effigie des Grâces rend visible un vers d’Horace. Et à ce sujet il
écrivit un fort agréable dialogue, choisissant pour personnages des gens bien élevés,
« versés dans les parties les plus polies du savoir, et qui avaient voyagé dans les
contrées les plus civilisées de l’Europe. » Il mit la scène « sur les bords de la
Tamise, parmi les fraîches brises qui s’élèvent de la rivière et l’aimable mélange
d’ombrages et de sources dont tout le pays abonde898 » ; puis, avec une gaieté
tempérée et douce, il s’y moqua des pédants, qui consument leur vie à disserter sur la
toge ou la chaussure romaine, mais indiqua en homme de goût et d’esprit les services
que les médailles peuvent rendre à l’histoire et aux beaux-arts. Y eut-il jamais une
meilleure éducation pour un lettré homme du monde ? Depuis longtemps déjà il
aboutissait à la poésie du monde, je veux dire aux vers corrects de commande et de
compliment. Dans toute société polie on recherche l’ornement de la pensée ; on lui
veut de beaux habits rares, brillants, qui la distinguent des pensées vulgaires, et
pour cela on lui impose la rime, la mesure, l’expression noble ; on lui compose un
magasin de termes choisis, de métaphores vérifiées, d’images convenues qui sont comme
une garde-robe aristocratique dont elle doit s’empêtrer et se parer. Les gens d’esprit
y sont tenus d’y faire des vers et dans un certain style, comme les autres y sont
tenus d’y étaler des dentelles et sur certain patron. Addison revêtit ce costume et le
porta avec correction et avec aisance, passant sans difficulté d’une habitude à une
habitude semblable et des vers latins aux vers anglais. Son principal morceau, la Campagne
899,
est un excellent modèle de style convenable et classique. Chaque vers est plein,
achevé en lui-même, muni d’une antithèse habile, ou d’une bonne épithète, ou d’une
figure abréviative. Les pays y ont leur nom noble : l’Italie s’appelle l’Ausonie, la
mer Noire s’appelle la mer Scythique ; il y a des montagnes de morts et un fracas
d’éloquence autorisé par Lucien ; il y a de jolis tours d’adresse oratoire imités
d’Ovide ; les canons sont désignés par des périphrases poétiques comme plus tard dans
Delille900. Le poëme est une amplification officielle et
décorative semblable à celle que Voltaire arrangea plus tard sur la victoire de
Fontenoy. Addison fit mieux encore : il composa un opéra, une comédie, une tragédie
fort admirée sur la mort de Caton. Ces exercices furent partout, au siècle dernier, un
brevet d’entrée dans le beau style et dans le beau monde. Au sortir du collége, un
jeune homme, du temps de Voltaire, devait faire sa tragédie, comme aujourd’hui il doit
écrire un article d’économie politique ; c’était la preuve alors qu’il pouvait causer
avec les dames, comme c’est la preuve aujourd’hui qu’il peut raisonner avec les
hommes. Il apprenait l’art d’égayer, de toucher, de parler d’amour ; il sortait ainsi
des études arides ou spéciales ; il savait choisir parmi les événements et les
sentiments ceux qui peuvent intéresser ou plaire ; il était capable de tenir sa place
dans la bonne compagnie, d’y être quelquefois agréable, de n’y être jamais choquant.
Telle est la culture que ces ouvrages ont donnée à Addison ; peu importe qu’ils soient
médiocres. Il y a manié les passions, le comique ; il a trouvé dans son opéra quelques
peintures vives et riantes, dans sa tragédie quelques accents nobles ou
attendrissants ; il est sorti du raisonnement et de la dissertation pure ; il s’est
acquis l’art de rendre la morale sensible et la vérité parlante ; il a su donner une
physionomie aux idées, et une physionomie attachante. Ainsi s’est formé l’écrivain
achevé, au contact de l’urbanité antique et moderne, étrangère et nationale, par le
spectacle des beaux-arts, la pratique du monde et l’étude du style, par le choix
continu et délicat de tout ce qu’il y a d’agréable dans les choses et dans les hommes,
dans la vie et dans l’art.
Sa politesse a reçu de son caractère un tour et un charme singulier. Elle n’était pas
extérieure, simplement voulue et officielle ; elle venait du fond même. Il était doux
et bon, d’une sensibilité fine, timide même jusqu’à rester muet et paraître lourd en
nombreuse compagnie ou devant des étrangers, ne retrouvant sa verve que devant des
amis intimes, et disant même qu’on ne peut bien causer, sinon à deux. Il ne pouvait
souffrir la discussion âpre ; quand l’adversaire était intraitable, il faisait
semblant de l’approuver, et, pour toute punition, l’enfonçait discrètement dans sa
sottise. Il s’écartait volontiers des contestations politiques ; invité à les aborder
dans son Spectator, il s’enfermait dans les matières inoffensives et
générales qui peuvent intéresser tout le monde sans choquer personne. Il eût souffert
de faire souffrir autrui. Quoique whig très-décidé et très-fidèle, il resta modéré
dans la polémique, et dans un temps où les vainqueurs tâchaient légalement
d’assassiner ou de ruiner les vaincus, il se borna à montrer les fautes de
raisonnement que faisaient les tories ou à railler courtoisement leurs préjugés. À
Dublin, il alla le premier serrer la main de Swift, son grand adversaire tombé.
Insulté aigrement par Dennis et par Pope, il refusa d’employer contre eux son crédit
ou son esprit, et jusqu’au bout loua Pope. Rien de plus touchant, quand on a lu sa
vie, que son Essai sur la bonté ; on voit que sans s’en douter il
parle de lui-même. « Les plus grands esprits, dit-il, que j’ai rencontrés étaient des
hommes éminents par leur humanité. Il n’y a point de société ni de conversation qui
puisse subsister dans le monde sans bonté ou quelque autre chose qui en ait
l’apparence et en tienne la place ; pour cette raison, les hommes ont été forcés
d’inventer une sorte de bienveillance qui est ce que nous désignons par le mot
d’urbanité. » Il vient ici d’expliquer involontairement sa grâce et son succès.
Quelques lignes plus loin il ajoute : « La bonté naît avec nous ; mais la santé, la
prospérité et les bons traitements que nous recevons du monde contribuent beaucoup à
l’entretenir901. » C’est encore lui-même
qu’il dévoile ici : il fut très-heureux, et son bonheur se répandit tout autour de lui
en sentiments affectueux, en ménagements soutenus, en gaieté sereine. Dès le collége
il est célèbre ; ses vers latins lui donnent une place de fellow à
Oxford ; il y passe dix ans parmi des amusements graves et des études qui lui
plaisent. Dès vingt-deux ans, Dryden, le prince de la littérature, le loue
magnifiquement. Au sortir d’Oxford, les ministres lui font une pension de trois cents
guinées pour achever son éducation et le préparer au service du public. Au retour de
ses voyages, son poëme sur Blenheim le place au premier rang des whigs. Il devient
député, secrétaire en chef dans le gouvernement d’Irlande, sous-secrétaire d’État,
ministre. Les haines des partis l’épargnent ; dans la défaite universelle des whigs,
il est réélu au Parlement ; dans la guerre furieuse des whigs et des tories, whigs et
tories s’assemblent pour applaudir sa tragédie de Caton ; les plus
cruels pamphlétaires le respectent ; son honnêteté, son talent, semblent élevés d’un
commun accord au-dessus des contestations. Il vit dans l’abondance, l’activité et les
honneurs, sagement et utilement, parmi les admirations assidues et les affections
soutenues d’amis savants et distingués qui ne peuvent se rassasier de sa conversation,
parmi les applaudissements de tous les hommes vertueux et de tous les esprits cultivés
de l’Angleterre. Si deux fois la chute de son parti semble abattre ou retarder sa
fortune, il se tient debout sans beaucoup d’effort, par réflexion et sang-froid,
préparé aux événements, acceptant la médiocrité, assis dans une tranquillité naturelle
et acquise, s’accommodant aux hommes sans leur céder, respectueux envers les grands
sans s’abaisser, exempt de révolte secrète et de souffrance intérieure. Ce sont là les
sources de son talent ; y en a-t-il de plus pures et de plus belles ? y a-t-il quelque
chose de plus engageant que la politesse et l’élégance du monde, sans la verve factice
et les mensonges complimenteurs du monde ? Et chercherez-vous un entretien plus
aimable que celui d’un homme heureux et bon, dont le savoir, le goût, l’esprit ne
s’emploient que pour vous donner du plaisir ?
Ce plaisir vous sera utile. Votre interlocuteur est aussi grave que poli ; il veut et
peut vous instruire autant que vous amuser ; son éducation a été aussi solide
qu’élégante ; il avoue même dans son Spectator qu’il aime mieux le
ton sérieux que le ton plaisant. Il est naturellement réfléchi, silencieux, attentif.
Il a étudié avec une conscience d’érudit et d’observateur les lettres, les hommes et
les choses. Quand il a voyagé en Italie, ç’a été à la manière anglaise, notant les
différences des mœurs, les particularités du sol, les bons et mauvais effets des
divers gouvernements, s’approvisionnant de mémoires précis, de documents
circonstanciés sur les impôts, les bâtiments, les minéraux, l’atmosphère, les ports,
l’administration, et je ne sais combien d’autres sujets902. Un lord anglais qui
passe en Hollande entre fort bien dans une boutique de fromages pour voir de ses yeux
toutes les parties de la fabrication ; il revient, comme Addison, muni de chiffres
exacts, de notes complètes ; ces amas de renseignements vérifiés sont le fondement du
sens droit des Anglais. Addison y ajouta la pratique des affaires, ayant été tour à
tour ou à la fois journaliste, député, homme d’État, mêlé de cœur et de main à tous
les combats et à toutes les chances des partis. La simple éducation littéraire ne fait
que de jolis causeurs, capables d’orner ou de publier des idées qu’ils n’ont pas et
que les autres leur fournissent. Si les écrivains veulent inventer, il faut qu’ils
regardent non les livres et les salons, mais les événements et les hommes ; la
conversation des gens spéciaux leur est plus utile que l’étude des périodes
parfaites ; ils ne penseront par eux-mêmes qu’autant qu’ils auront vécu ou agi.
Addison sut agir et vivre. À lire ses rapports, ses lettres, ses discussions, on sent
que la politique et le gouvernement lui ont donné la moitié de son esprit. Placer les
gens, manier l’argent, interpréter la loi, démêler les motifs des hommes, prévoir les
altérations de l’opinion publique, être forcé de juger juste, vite et vingt fois par
jour, sur des intérêts présents et grands, sous la surveillance du public et
l’espionnage des adversaires, voilà les aliments qui ont nourri sa raison et soutenu
ses entretiens ; un tel homme pouvait juger et conseiller l’homme ; ses jugements
n’étaient pas des amplifications arrangées par un effort de tête, mais des
observations contrôlées par l’expérience ; on pouvait l’écouter en des sujets moraux,
comme on écoute un physicien en des matières de physique ; on le sentait autorisé et
on se sentait instruit.
Au bout d’un peu de temps on se sentait meilleur car on reconnaissait en lui dès
l’abord une âme singulièrement élevée, très-pure, préoccupée de l’honnête jusqu’à en
faire son souci constant et son plus cher plaisir. Il aimait naturellement les belles
choses, la bonté et la justice, la science et la liberté. Dès sa première jeunesse, il
s’était joint au parti libéral, et jusqu’au bout il y demeura, espérant bien de la
raison et de la vertu humaines, marquant les misères où tombent les peuples qui avec
leur indépendance abandonnent leur dignité903. Il
suivait les hautes découvertes de la physique nouvelle pour rehausser encore l’idée
qu’il avait de l’œuvre divine. Il aimait les grandes et graves émotions qui nous
révèlent la noblesse de notre nature et l’infirmité de notre condition. Il employait
tout son talent et tous ses écrits à nous donner le sentiment de ce que nous valons et
de ce que nous devons être. Des deux tragédies qu’il fit ou médita, l’une était sur la
mort de Caton, le plus vertueux des Romains ; l’autre sur celle de Socrate, le plus
vertueux des Grecs : encore, à la fin de la première, il eut un scrupule, et de peur
d’excuser le suicide, il donna à Caton un remords. Son opéra de Rosamonde s’achève par le conseil de préférer l’amour honnête aux joies
défendues ; son Spectator, son Tatler, son Guardian sont les sermons d’un prédicateur laïque. Bien plus, il a
pratiqué ses maximes. Lorsqu’il fut dans les emplois, son intégrité resta entière ; il
servit les gens, souvent sans les connaître, toujours gratuitement, refusant les
présents même déguisés. Lorsqu’il fut hors des emplois, sa loyauté resta entière ; il
persévéra dans ses opinions et dans ses amitiés, sans aigreur ni bassesse, louant
hardiment ses protecteurs tombés904, ne
craignant pas de s’exposer par là à perdre les seules ressources qu’il eût encore. Il
était noble par nature, et il l’était aussi par raison. Il jugeait qu’il y a du bon
sens à être honnête. Son premier soin, comme il le dit, était de ranger ses passions
« du côté de la vérité. » Il s’était fait intérieurement un portrait de la créature
raisonnable, et y conformait sa conduite autant par réflexion que par instinct. Il
appuyait chaque vertu sur un ordre de principes et de preuves. Sa logique nourrissait
sa morale, et la rectitude de son esprit achevait la droiture de son cœur. Sa
religion, tout anglaise, était pareille. Il appuyait sa foi sur une suite régulière de
discussions historiques905 ; il établissait l’existence de Dieu par une suite
régulière d’inductions morales ; la démonstration minutieuse et solide était partout
le guide et l’auteur de ses croyances et de ses émotions. Ainsi disposé, il aimait à
concevoir Dieu comme le chef raisonnable du monde ; il transformait les accidents et
les nécessités en calculs et en directions ; il voyait l’ordre et la Providence dans
le conflit des choses, et sentait autour de lui la sagesse qu’il tâchait de mettre en
lui-même. Il se confiait en Dieu, comme un être bon et juste qui se sent aux mains
d’un être juste et bon ; il vivait volontiers dans sa pensée et en sa présence, et
songeait à l’avenir inconnu qui doit achever la nature humaine et accomplir l’ordre
moral. Quand vint la fin, il repassa sa vie et se trouva on ne sait quel tort envers
Gay ; ce tort était bien léger sans doute, puisque Gay ne le soupçonnait pas. Addison
le pria de venir auprès de son lit, et lui demanda pardon. Au moment de mourir, il
voulut encore être utile, et fit approcher lord Warwick, son beau-fils, dont la
légèreté l’avait inquiété plus d’une fois. Il était si faible que d’abord il ne put
parler. Le jeune, homme, après avoir attendu un instant, lui dit : « Cher Monsieur,
vous m’avez fait demander ; je crois, j’espère que vous avez quelques commandements à
me donner ; je les tiendrai pour sacrés. » Le mourant, avec un effort, lui serra la
main et répondit doucement : « Voyez dans quelle paix un chrétien peut mourir. » Un
instant après, il expira.
« La grande et l’unique fin de ces considérations, dit Addison dans un numéro du Spectator, est de bannir le vice et l’ignorance du territoire de la
Grande-Bretagne906. » Et
il tient parole. Ses journaux sont tout moraux, conseils aux familles, réprimandes aux
femmes légères, portrait de l’honnête homme, remèdes contre les passions, réflexions
sur Dieu, la religion, la vie future. Je ne sais pas, ou plutôt je sais très-bien,
quel succès aurait en France une gazette de sermons. En Angleterre, il fut
, égal à celui des plus heureux romanciers modernes. Dans le désastre de
toutes les Revues ruinées par l’impôt de la presse, le Spectator
doubla son prix et resta debout. C’est qu’il offrait aux Anglais la peinture de la
raison anglaise ; le talent et la doctrine se trouvaient conformes aux besoins du
siècle et du pays.
Essayons de décrire cette raison qui peu à peu s’est dégagée du puritanisme et de sa
rigidité, de la Restauration et de son carnaval. En même temps que la religion et
l’État, l’esprit atteint son équilibre. Il conçoit la règle et discipline sa
conduite ; il s’écarte de la vie excessive et s’établit dans la vie sensée ; il fuit
la vie corporelle et prescrit la vie morale. Addison rejette avec dédain la grosse
joie physique, le plaisir brutal du bruit et du mouvement907. « Est-il possible », dit-il en parlant des farces et des
assauts de grimaces, « que la nature humaine se réjouisse de sa honte, prenne plaisir
à voir sa propre figure tournée en ridicule et travestie en des formes qui excitent
l’horreur et l’aversion ? Il y a quelque chose de bas et d’immoral à pouvoir supporter
une telle vue908. » À plus
forte raison s’élève-t-il contre la licence sans naïveté et la débauche systématique
qui fut le goût et l’opprobre de la Restauration. Il écrit des articles entiers contre
les jeunes gens à la mode, « sorte de vermine » qui remplit Londres de ses bâtards ;
contre les séducteurs de profession, qui sont les « chevaliers errants » du vice.
« Quand des gens de rang et d’importance emploient leur vie à ces pratiques et à ces
poursuites criminelles, ils devraient considérer qu’il n’y a point d’homme si bas par
sa condition et sa naissance au-dessous duquel leur infamie ne les dégrade909. » Il raille sévèrement
les femmes qui s’exposent aux tentations et qu’il appelle des salamandres : « Une
salamandre est une sorte d’héroïne de chasteté qui marche sur le feu et vit au milieu
des flammes sans être brûlée. Elle reçoit auprès de son lit un homme qui vient lui
faire visite, joue avec lui toute une après-midi au piquet, se promène avec lui deux
ou trois heures au clair de la lune, devient familière avec un étranger dès la
première vue, et n’a pas l’étroitesse d’esprit de regarder si la personne à qui elle
parle a des culottes ou des jupons910. »
Il combat en prédicateur l’usage des robes décolletées, et redemande gravement la
chemisette et la décence des anciens jours : « La modestie donne à la jeune fille une
beauté plus grande que la fleur de la jeunesse, répand sur l’épouse la dignité d’une
matrone, et rétablit la veuve dans sa virginité911. » Vous trouverez plus loin des semonces sur les mascarades
qui finissent en rendez-vous ; des préceptes sur le nombre de verres qu’on peut boire
et des plats qu’on peut manger ; des condamnations contre les libertins professeurs
d’irréligion et de scandale ; toutes maximes aujourd’hui un peu plates, mais nouvelles
et utiles, parce que Wycherley et Rochester avaient mis les maximes contraires en
pratique et en crédit. La débauche passait pour française et de bel air ; c’est
pourquoi Addison proscrit par surcroît toutes les frivolités françaises. Il se moque
des femmes qui reçoivent les visiteurs à leur toilette et parlent haut au théâtre.
« Rien ne les expose à de plus grands dangers que cette gaieté et cette vivacité
d’humeur. La conversation et les manières des Français travaillent à rendre le sexe
plus frivole ou (comme il leur plaît de l’appeler) plus éveillé que ne le permettent
la vertu et la discrétion. Au contraire, le souci de toute femme honnête et sage doit
être d’empêcher que son enjouement ne dégénère en légèreté912. » Vous voyez déjà dans ces reproches le portrait de la ménagère sensée,
de l’honnête épouse anglaise, sédentaire et grave, tout occupée de son mari et de ses
enfants. Addison revient à vingt reprises contre les manéges, les jolies enfances
affectées, la coquetterie, les futilités des dames. Il ne peut souffrir les habitudes
évaporées ou oisives. Il abonde en épigrammes développées contre les galanteries, les
toilettes exagérées, les visites vaines913. Il écrit le journal satirique de l’homme qui va
au club, apprend les nouvelles, bâille, regarde le baromètre, et croit son temps bien
rempli. Il juge que notre temps est un capital, nos occupations des devoirs et notre
vie une affaire.
Rien qu’une affaire. S’il se tient au-dessus de la vie sensuelle, il reste au-dessous
de la vie philosophique. Sa morale, tout anglaise, se traîne toujours terre à terre,
parmi les lieux communs, sans découvrir des principes, sans serrer des déductions. Les
hautes et fines parties de l’esprit lui manquent. Il donne aux gens des conseils
applicables, quelque consigne bien claire, justifiée par les événements d’hier, utile
pour la journée de demain. Il remarque que les pères ne doivent point être inflexibles
et que souvent ils se repentent lorsqu’ils ont poussé leurs enfants au désespoir. Il
découvre que les mauvais livres sont pernicieux, parce que leur durée porte leur venin
jusqu’aux générations futures. Il console une femme qui a perdu son fiancé en lui
représentant les infortunes de tant d’autres personnes qui souffrent en ce moment de
plus grands maux. Son Spectator n’est qu’un manuel de l’honnête
homme et ressemble souvent au Parfait notaire. C’est qu’il est tout
pratique, occupé non à nous distraire, mais à nous corriger. Le consciencieux
protestant, nourri de dissertations et de morale, demande un moniteur effectif, un
guide ; il veut que sa lecture profite à sa conduite et que son journal lui suggère
une résolution. À ce titre Addison prend des motifs partout. Il songe à la vie future,
mais il n’oublie pas la vie présente ; il appuie la vertu sur l’intérêt bien entendu.
Il ne pousse à bout aucun principe ; il les accepte tous, tels qu’on les trouve dans
le domaine public, d’après leur bonté visible, ne tirant que leurs premières
conséquences, évitant la puissante pression logique qui gâte tout, parce qu’elle
exprime trop. Regardez-le établir une maxime, par exemple nous recommander la
constance ; ses motifs sont de toute sorte et pêle-mêle : d’abord l’inconstance nous
expose aux mépris ; ensuite elle nous met dans une inquiétude perpétuelle ; en outre,
elle nous empêche le plus souvent d’atteindre notre but ; d’ailleurs elle est le grand
trait de la condition humaine et mortelle : enfin elle est ce qu’il y a de plus
contraire à la nature immuable de Dieu qui doit être notre modèle. Le tout est
illustré à la fin par une citation de Dryden et des vers d’Horace. Ce mélange et ce
décousu peignent bien l’esprit ordinaire qui reste au niveau de son auditoire, et
l’esprit pratique qui sait maîtriser son auditoire. Addison persuade le public, parce
qu’il puise aux sources publiques de croyance. Il est puissant parce qu’il est
vulgaire, et utile parce qu’il est étroit.
Figurez-vous maintenant cet esprit moyen par excellence, tout occupé à découvrir de
bons motifs d’action. Quel personnage réfléchi, toujours égal et digne ! Comme il est
muni de résolutions et de maximes ! Tout ce qui est verve, instinct, inspiration,
caprice, est en lui aboli ou discipliné. Il n’y a point de cas qui le surprenne ou
l’emporte. Il est toujours préparé et à l’abri. Il l’est si bien qu’il semble un
automate. Le raisonnement l’a figé et envahi. Voyez, par exemple, de quel style il
nous met en garde contre l’hypocrisie involontaire, annonçant, expliquant, distinguant
les moyens en ordinaires et en , se traînant en exordes, en
préparations, en exposés de méthodes, en commémorations de la sainte Écriture914. Après six lignes de cette
morale, un Français irait prendre l’air dans la rue. Que ferait-il, bon Dieu ! si pour
l’exciter à la piété on l’avertissait915 que l’omniscience et l’omniprésence de Dieu nous fournissent trois
sortes de motifs, et si on lui développait démonstrativement ces trois sortes, la
première, la seconde et la troisième ? Mettre partout le calcul, arriver avec des
poids et des chiffres au milieu des passions vivantes, les étiqueter, les classer
comme des ballots, annoncer au public que l’inventaire est fait, le mener, comptes en
main et par la seule vertu de la statistique, du côté de l’honneur et du devoir, voilà
la morale chez Addison et en Angleterre. C’est une sorte de bon sens commercial
appliqué aux intérêts de l’âme ; un prédicateur là-bas n’est qu’un économiste en
rabat, qui traite de la conscience comme des farines, et réfute le vice comme les
prohibitions.
Rien de sublime ni de chimérique dans le but qu’il nous propose ; tout y est
pratique, c’est-à-dire bourgeois et sensé ; il s’agit « d’être à l’aise ici-bas, et
heureux plus tard916. »
To be easy, mot intraduisible, tout anglais, qui signifie l’état
confortable de l’âme, état moyen de satisfaction calme, d’action approuvée et de
conscience sereine. Addison le compose de travail et de fonctions viriles
soigneusement et régulièrement accomplies. Il faut voir avec quelle complaisance il
peint dans sir Roger et dans le Freeholder les sérieux contentements du citoyen et du
propriétaire : « J’ai choisi ce titre de franc-tenancier, dit-il, parce qu’il est
celui dont je me glorifie le plus, et qui rappelle le plus efficacement en mon esprit
le bonheur du gouvernement sous lequel je vis. Comme franc-tenancier anglais, je
n’hésiterais pas à prendre le pas sur un marquis français, et quand je vois un de mes
compatriotes s’amuser dans son petit jardin à choux, je le regarde instinctivement
comme un plus grand personnage que le propriétaire du plus riche vignoble en
Champagne… Il y a un plaisir indicible à appeler une chose sa propriété. Une terre
franche, quand elle ne se composerait que de neige et de glace, rend son maître
heureux de sa possession et résolu pour sa défense… Je me considère comme un de ceux
qui donnent leur consentement à toutes les lois qui passent. Un franc-tenancier, par
la vertu de l’élection, n’est éloigné que d’un degré du législateur, et par cette
raison doit se lever pour la défense des lois qui sont jusqu’à un certain point son
ouvrage917. » Ce sont là tous les sentiments anglais, composés de
calcul et d’orgueil, énergiques et austères, et ce portrait s’achève par celui de
l’homme marié : « Rien n’est plus agréable au cœur de l’homme que le pouvoir ou la
domination, et je me trouve largement partagé à cet égard, à titre de père de famille.
Je suis perpétuellement occupé à donner des ordres, à prescrire des devoirs, à écouter
des parties, à administrer la justice, à distribuer des récompenses et des punitions.
Bref, je regarde ma famille comme un État patriarcal où je suis, à la fois roi et
prêtre… Quand je vois mon petit peuple devant moi, je me réjouis d’avoir fourni des
accroissements à mon espèce, à mon pays, à ma religion, en produisant un tel nombre de
créatures raisonnables, de citoyens et de chrétiens. Je suis content de me voir ainsi
perpétué ; et comme il n’y a point de production comparable à celle d’une créature
humaine, je suis plus fier d’avoir été l’occasion de dix productions aussi glorieuses,
que si j’avais bâti à mes frais cent pyramides ou publié cent volumes du plus bel
esprit et de la plus belle science918. » Si maintenant vous prenez l’homme hors de sa terre
et de son ménage, seul à seul avec lui-même, dans les moments d’oisiveté ou de
rêverie, vous le trouverez aussi positif. Il observe pour former sa raison et celle
des autres ; il s’approvisionne de morale ; il veut tirer le meilleur parti de
lui-même et de la vie. C’est pourquoi il songe à la mort. L’homme du Nord porte
volontiers sa pensée vers la dissolution finale et l’obscur avenir. Addison choisit
souvent pour lieu de promenade la sombre abbaye de Westminster, pleine de tombes. « Il
se plaît à regarder les fosses qu’on creuse et les fragments d’os et de crânes que
roule chaque pelletée de terre », et considérant la multitude d’hommes de toute espèce
qui maintenant confondus sous les pieds ne font plus qu’une poussière, il pense au
grand jour où tous les mortels, contemporains, apparaîtront ensemble919 » devant le juge, pour entrer dans
l’éternité heureuse ou malheureuse qui les attend. Et tout de suite son émotion se
transforme en méditations profitables. Au fond de sa morale est une balance qui pèse
des quantités de bonheur. Il s’excite par des comparaisons mathématiques à préférer
l’avenir au présent. Il essaye de se représenter, par des amas de chiffres, la
disproportion de notre courte durée et de l’éternité infinie. Ainsi naît cette
religion, œuvre du tempérament mélancolique et de la logique acquise, où l’homme,
sorte de Hamlet calculateur, aspire à l’idéal en s’arrangeant une bonne affaire et
soutient ses sentiments de poëte par des additions de financier.
En pareil sujet, ces habitudes choquent. Il ne faut pas vouloir trop définir et
prouver Dieu ; la religion est plutôt une affaire de sentiment que de science ; on la
compromet quand on exige d’elle des démonstrations trop rigoureuses et des dogmes trop
précis. C’est le cœur qui voit le ciel ; si vous voulez m’y faire croire, comme vous
me faites croire aux antipodes par des récits et des vraisemblances géographiques, j’y
croirai mal ou je n’y croirai point. Addison n’a guère que des arguments de collége ou
d’édification assez semblables à ceux de l’abbé Pluche, qui laissent les objections
entrer par toutes leurs fentes, et qu’il ne faut prendre que comme des exercices de
dialectique ou comme des sources d’émotion. Joignez-y des motifs d’intérêt et des
calculs de prudence qui peuvent faire des recrues, mais non des convertis : voilà ses
preuves. On trouve un fonds de grossièreté dans cette façon de traiter les choses
divines, et on aime encore moins l’exactitude avec laquelle il explique Dieu, le
réduisant à n’être qu’un homme agrandi. Cette netteté et cette étroitesse vont jusqu’à
décrire le ciel. « Il est un endroit où la Divinité se dévoile par une gloire
supérieure et visible. C’est là que, selon l’Écriture, les hiérarchies célestes et les
légions innombrables des anges entourent perpétuellement le trône de Dieu de leurs
alleluias et de leurs hymnes de gloire… Avec quel art doit être élevé le trône de
Dieu ! Combien grande doit être la majesté d’un lieu où tout l’art de la création a
été employé et que Dieu a choisi pour se manifester de la façon la plus magnifique !
Quelle doit être cette architecture élevée par la puissance infinie, sous la direction
de la sagesse infinie920 ! » De plus, l’endroit doit être très-grand, et on y
fait de la musique ; c’est un beau palais : probablement, n’est-ce pas, il y a des
anti-chambres ? C’en est assez, je n’y veux point aller. — La même précision
littérale et lourde lui fait rechercher quelle espèce de bonheur auront les élus921. Ils seront admis
dans les conseils de la Providence et comprendront toutes ses démarches « depuis le
commencement jusqu’à la fin des temps. » De plus « il y a certainement dans les
esprits une faculté par laquelle ils se perçoivent les uns les autres, comme nos sens
font des objets matériels, et il n’est pas douteux que nos âmes, quand elles seront
délivrées de leurs corps ou placées dans des corps glorieux, pourront par cette
faculté, en quelque partie de l’espace qu’elles résident, apercevoir toujours la
présence divine922. » Vous répugnez à cette philosophie si basse. Un mot
d’Addison va la justifier et vous la faire entendre : « L’affaire du genre humain dans
cette vie, dit-il, est bien plutôt d’agir que de savoir923. » Or, une
pareille philosophie est aussi utile dans l’action que plate dans la science. Toutes
ses fautes en spéculation deviennent des mérites en pratique. Elle suit terre à terre
la religion positive924 : quel appui pour elle que
l’autorité d’une tradition ancienne, d’une institution nationale, d’un clergé établi,
de cérémonies visibles, d’habitudes journalières ! Elle emploie pour arguments
l’utilité publique, l’exemple des grands hommes, la grosse logique, l’interprétation
littérale et les textes palpables ; quel meilleur moyen de gouverner la foule que de
rabaisser les preuves jusqu’à la vulgarité de son intelligence et de ses besoins !
Elle humanise Dieu : n’est-ce pas la seule voie de le faire entendre ? Elle définit
presque sensiblement la vie future : n’est-ce pas la seule voie pour la faire
désirer ? La poésie des grandes inductions philosophiques est faible auprès de la
persuasion intime enracinée par tant de descriptions positives et détaillées. Ainsi
naît la piété active, et la religion ainsi faite double la trempe du ressort moral.
Celle d’Addison est belle, tant elle est forte. L’énergie du sentiment sauve les
misères du dogme. Sous ses dissertations on sent qu’il est ému ; les minuties, la
pédanterie disparaissent. On ne voit plus en lui qu’une âme pénétrée jusqu’au fond
d’adoration et de respect ; ce n’est plus un prédicateur qui aligne les attributs de
Dieu et fait son métier de bon logicien : c’est un homme qui naturellement et par sa
seule pente revient devant un spectacle auguste, en parcourt avec vénération tous les
aspects, et ne le quitte que le cœur renouvelé ou confondu. Il n’y a pas jusqu’à des
prescriptions de catéchisme que la sincérité de ses émotions ne rende respectables. Il
demande des jours fixes de dévotion et de méditation qui puissent régulièrement nous
rappeler à la pensée de notre Créateur et de notre foi. Il insère des prières dans ses
feuilletons. Il interdit les jurons en nous recommandant d’avoir perpétuellement
présente l’idée du souverain Maître. « Cet hommage habituel bannirait d’entre nous
l’impiété à la mode qui consiste à employer son nom dans les occasions les plus
triviales… Ce serait un affront pour la raison que de mettre en lumière l’horreur et
le sacrilége d’une telle pratique925. » Un Français, au premier mot, entendant
qu’on lui défend de jurer, rirait peut-être : à ses yeux, c’est là une affaire de bon
goût, non de morale. Mais s’il entendait Addison lui-même prononcer ce que je viens de
traduire, il ne rirait plus.
Ce n’est pas une petite affaire que de mettre la morale à la mode. Addison l’y mit,
et elle y resta. Auparavant les gens honnêtes n’étaient point polis, et les gens polis
n’étaient point honnêtes ; la piété était fanatique et l’urbanité débauchée ; dans les
mœurs, comme dans les lettres, on ne rencontrait que des puritains ou des libertins.
Pour la première fois, Addison réconcilia le vertu avec l’élégance, enseigna le devoir
en style accompli, et mit l’agrément au service de la raison.
« On rapporte de Socrate, dit-il, qu’il fit descendre la philosophie du ciel pour la
loger parmi les hommes. Mon ambition sera qu’on dise de moi que j’ai fait sortir la
philosophie des cabinets et des bibliothèques, des écoles et des colléges, pour
l’installer dans les clubs et dans les assemblées, aux tables à thé et aux cafés.
Ainsi je recommande fort particulièrement mes méditations à toutes les familles bien
réglées, qui chaque matin réservent une heure au déjeuner de thé, pain et beurre, les
engageant, pour leur bien, à se faire servir ponctuellement cette feuille, comme un
appendice des cuillers et du plateau926. » Vous
voyez ici un demi-sourire ; une petite ironie est venue tempérer l’idée sérieuse ;
c’est l’accent d’un homme poli qui au premier signe d’ennui tourne, s’égaye, même à
ses dépens, finement, et veut plaire. C’est partout l’accent d’Addison.
Que d’art il faut pour plaire ! D’abord l’art de se faire entendre, du premier coup,
toujours, jusqu’au fond, sans peine pour le lecteur, sans réflexion, sans attention !
Figurez-vous des hommes du monde qui lisent une page entre deux bouchées de
gâteau927, des dames qui interrompent une phrase
pour demander l’heure du bal : trois mots spéciaux ou savants leur feraient jeter le
journal. Ils ne veulent que des termes clairs, de l’usage commun, où l’esprit entre de
prime-saut comme dans les sentiers de la causerie ordinaire ; en effet, pour eux, la
lecture n’est qu’une causerie et meilleure que l’autre. Car le monde choisi raffine le
langage. Il ne souffre point les hasards ni les à-peu-près de l’improvisation et de
l’inexpérience. Il exige la science du style comme la science des façons. Il veut des
mots exacts qui expriment les fines nuances de la pensée, et des mots mesurés qui
écartent les impressions choquantes ou extrêmes. Il souhaite des phrases développées
qui, lui présentant la même idée sous plusieurs faces, l’impriment aisément dans son
esprit distrait. Il demande des alliances de mots qui, présentant une idée connue sous
une forme piquante, l’enfoncent vivement dans son imagination distraite. Addison lui
donne tout ce qu’il désire ; ses écrits sont la pure source du style classique ;
jamais en Angleterre on n’a parlé de meilleur ton. Les ornements y abondent, et jamais
la rhétorique n’y a part. Partout de justes oppositions qui ne servent qu’à la clarté
et ne sont point trop prolongées ; d’heureuses expressions aisément trouvées qui
donnent aux choses un tour ingénieux et nouveau ; des périodes harmonieuses où les
sons coulent les uns dans les autres avec la diversité et la douceur d’un ruisseau
calme ; une veine féconde d’inventions et d’images où luit la plus aimable ironie.
Pardonnez au traducteur qui essaye d’en donner un exemple dans cette moqueuse peinture
du poëte et de ses libertés : « Il n’est pas contraint d’accompagner la Nature dans la
lente démarche qui la mène d’une saison à l’autre, ou de suivre sa conduite dans la
production successive des plantes et des fleurs. Il peut accumuler dans sa description
toutes les beautés du printemps et de l’automne, et, pour être plus agréable, mettre
tous les mois à contribution. Ses rosiers, ses chèvrefeuilles, ses jasmins fleuriront
ensemble, et ses plates-bandes se couvriront en même temps d’amarantes, de violettes
et de lis. Chez lui le sol n’est point réduit à certaines sortes de plantes ; il
convient également au chêne et au myrte, et s’accommode de lui-même aux produits de
tous les climats. Ses orangers peuvent y croître sauvages ; il y aura des myrtes dans
chaque haie ; s’il trouve bon d’avoir un bosquet d’aromates, il se procurera en un
moment assez de soleil pour le voir lever. Si tout cela n’est point assez pour lui
arranger un paysage agréable, il peut faire des espèces de fleurs nouvelles, aux
parfums plus riches, aux couleurs plus puissantes que toutes celles qui croissent dans
les jardins de la nature. Ses concerts d’oiseaux peuvent être aussi riches et aussi
harmonieux, ses bois aussi épais et aussi sombres qu’il le désire. Une vaste
perspective lui coûte aussi peu qu’une petite ; il peut aussi aisément lancer ses
cascades sur un précipice haut d’un demi-mille que sur un rocher de dix toises. Il a
les vents à son choix, et peut conduire les cours sinueux de ses rivières par tous les
détours variés qui charmeront le mieux l’imagination du lecteur928. »
Je trouve qu’Addison profite ici des droits qu’il accorde, et s’amuse, en nous
expliquant comment on peut nous amuser. Tel est le ton charmant du monde. En lisant
ces essais, on l’imagine encore plus aimable qu’il n’est ; nulle prétention ; jamais
d’efforts ; des ménagements infinis qu’on emploie sans le vouloir et qu’on obtient
sans les demander ; le don d’être enjoué et agréable ; un badinage fin, des railleries
sans aigreur, une gaieté soutenue ; l’art de prendre en toute chose la fleur la plus
épanouie et la plus fraîche, et de la respirer sans la froisser ni la ternir ; la
science, la politique, l’expérience, la morale apportant leurs plus beaux fruits, les
parant, les offrant au moment choisi, promptes à se retirer dès que la conversation
les a goûtés et avant qu’elle ne s’en lasse ; les dames placées au premier rang929, arbitres des
délicatesses, entourées d’hommages, achevant la politesse des hommes et l’éclat du
monde par l’attrait de leurs toilettes, la finesse de leur esprit et la grâce de leurs
sourires : voilà le spectacle intérieur où l’écrivain s’est formé et s’est complu.
Tant d’avantages ne vont point sans inconvénients. Les bienséances du monde, qui
atténuent les expressions, émoussent le style ; à force de régler ce qui est
primesautier et de tempérer ce qui est véhément, elles amènent le langage effacé et
uniforme. Il ne faut point toujours vouloir plaire, surtout plaire à l’oreille.
M. de Chateaubriand se glorifiait de n’avoir pas admis une seule élision dans le chant
de Cymodocée ; tant pis pour Cymodocée. Pareillement, les qui notent
dans Addison le balancement des périodes lui font tort930. Ils expliquent
ainsi pourquoi il ennuie un peu. La rotondité des phrases est un misérable mérite et
nuit aux autres. Calculer les longues et les brèves, poursuivre partout l’euphonie,
songer aux cadences finales, toutes ces recherches classiques gâtent un écrivain.
Chaque idée a son accent, et tout notre travail doit être de le rendre franc et simple
sur notre papier comme il l’est dans notre esprit. Nous devons copier et noter notre
pensée avec le flot d’émotions et d’images qui la soulèvent, sans autre souci que
celui de l’exactitude et de la clarté. Une phrase vraie vaut cent périodes
nombreuses ; l’une est un document qui fixe pour toujours un mouvement du cœur ou des
sens ; l’autre est un joujou bon pour amuser des têtes vides de versificateurs ; je
donnerais vingt pages de Fléchier pour trois lignes de Saint-Simon. Le rhythme
régulier mutile l’élan de l’invention naturelle ; les nuances de la vision intérieure
disparaissent ; nous ne voyons plus une âme qui pense ou sent, mais des doigts qui
scandent : la période continue ressemble aux ciseaux de La Quintinie, qui tondent tous
les arbres en boule, sous prétexte de les orner. C’est pourquoi il y a quelque
froideur dans le style d’Addison, quelque monotonie. Il a l’air de s’écouter parler.
Il est trop modéré, trop correct. Ses histoires les plus touchantes, par exemple celle
de Théodose et Constance, touchent médiocrement ; qui aurait envie de pleurer en
écoutant des périodes comme celle-ci ? « Constance, sachant que la nouvelle de son
mariage pouvait seule avoir poussé son amant à de telles extrémités, ne voulait pas
recevoir de consolations ; elle s’accusait elle-même à présent d’avoir si docilement
prêté l’oreille à une proposition de mariage, et regardait son nouveau prétendant
comme le meurtrier de Théodose ; bref, elle se résolut à souffrir les derniers effets
de la colère de son père plutôt que de se soumettre à un mariage qui lui paraissait si
plein de crime et d’horreur931. » Est-ce ainsi qu’on peint l’horreur et le
crime ? Où sont les mouvements passionnés qu’Addison prétend peindre ? Ceci est
raconté, mais n’est point vu.
Au fond, le classique ne sait pas voir. Toujours mesuré et
raisonnable, il s’occupe avant tout de proportionner et d’ordonner. Il a ses règles en
poche et les tire à tout propos. Il ne remonte pas à la source du beau du premier
coup, comme les vrais artistes, par la violence et la lucidité de l’inspiration
naturelle ; il s’arrête dans les régions moyennes, parmi les préceptes, sous la
conduite du goût et du sens commun. C’est pour cela que la critique, chez Addison, est
si solide et si médiocre. Ceux qui cherchent des idées feront bien de ne point lire
son Essai sur l’imagination, si vanté, si bien écrit, mais d’une
philosophie si écourtée, si ordinaire, toute rabaissée par l’intervention des causes
finales. Son célèbre du Paradis perdu ne vaut guère
mieux que les dissertations de Batteux et du P. Bossu. Il y a tel endroit où il
compare, presque sur la même ligne, Homère, Virgile et Ovide. C’est que le bel
ajustement d’un poëme en est pour lui le premier mérite. Les purs classiques goûtent
mieux l’arrangement et le bon ordre que la vérité naïve et la forte invention. Ils ont
toujours en main leur manuel de poésie : si vous êtes conforme au patron établi, vous
avez du génie ; sinon, non. Addison, pour louer Milton, établit que, selon la règle du
poëme épique, l’action du Paradis est une, complète et grande ; que
les caractères y sont variés et d’un intérêt universel, que les sentiments y sont
naturels, appropriés et élevés ; que le style y est clair, diversifié et sublime :
maintenant, vous pouvez admirer Milton ; il a un certificat d’Aristote. Écoutez par
exemple ces froides minuties de la dissertation classique : « Si j’avais suivi la
méthode de M. Bossu dans mon premier article sur Milton, j’aurais daté l’action du Paradis perdu du discours de Raphaël au cinquième livre932. » — « Quoique l’allégorie du Péché et de
la Mort puisse en quelque mesure être excusée par sa beauté, je ne saurais admettre
que deux personnages d’une existence si chimérique soient les acteurs convenables d’un
poëme épique. » Plus loin il définit les machines poétiques, les conditions de leur
structure, l’utilité de leur emploi. Il me semble voir un qui vérifie la
construction d’un escalier. Ne croyez pas que les choses artificielles le choquent ;
au contraire, il les admire. Il trouve sublimes les tirades de Dieu le père et les
politesses monarchiques dont se régalent les personnages de la Trinité. Les campements
des anges, leurs habitudes de chapelle et de caserne, leurs disputes d’école, leur
style de puritains aigres ou de royalistes dévots n’ont pour lui rien de faux ni de
désagréable. La pédanterie d’Adam et ses prédications de ménage lui semblent convenir
au pur état d’innocence. En effet, les classiques des deux derniers siècles n’ont
jamais conçu l’esprit humain que comme cultivé. L’enfant, l’artiste, le barbare,
l’inspiré leur échappent ; à plus forte raison tous les personnages qui sont au-delà
de l’homme : leur monde se réduit à la terre, et la terre au cabinet d’étude et au
salon ; ils n’atteignent ni Dieu ni la nature, ou, s’ils y touchent, c’est pour
transformer la nature en un jardin compassé et Dieu en un surveillant moral. Ils
réduisent le génie à l’éloquence, la poésie au discours, le drame au dialogue. Ils
mettent la beauté dans la raison, sorte de faculté moyenne, impropre à l’invention,
puissante pour la règle, qui équilibre l’imagination comme la conduite, et qui
institue le goût arbitre des lettres en même temps que la morale arbitre des actions.
Ils écartent les jeux de mots, les grossièretés sensuelles, les écarts d’imagination,
les invraisemblances, les atrocités et tout le mauvais bagage de Shakspeare933 ; mais ils ne le
suivent qu’à demi dans les profondes percées par lesquelles il entre au cœur de
l’homme pour y dévoiler l’animal et le Dieu. Ils veulent bien être touchés, mais non
renversés ; ils souffrent qu’on les frappe, mais ils exigent qu’on leur plaise. Plaire
raisonnablement, voilà l’objet de leur littérature. Telle est la critique d’Addison,
semblable à son art, née, comme son art, de l’urbanité classique, appropriée, comme
son art, à la vie mondaine, ayant la même solidité et les mêmes limites parce qu’elle
a les mêmes sources, qui sont la règle et l’agrément.
Encore faut-il songer que nous sommes ici en Angleterre, et que bien des choses n’y
sont point agréables à un Français. C’est en France que l’âge classique a rencontré sa
perfection ; de sorte que, comparés à lui, ceux des autres pays manquent un peu de
fini. Addison, si élégant chez lui, ne l’est point tout à fait pour nous. Auprès de
Tillotson, c’est le plus charmant homme du monde. Auprès de Montesquieu, il n’est qu’à
demi poli. Sa conversation n’est pas assez vive ; les promptes allures, les faciles
changements de ton, le sourire aisé, vite effacé et vite repris, ne s’y rencontrent
guère. Il se traîne en phrases longues et trop uniformes ; sa période est trop
carrée ; on pourrait l’alléger de tout un bagage de mots inutiles. Il annonce ce qu’il
va dire, il marque les divisions et les subdivisions, il cite du latin, même du grec ;
il étale et allonge indéfiniment l’enduit utile et pâteux de sa morale. Il ne craint
pas d’être ennuyeux. C’est que devant des Anglais cela n’est pas à craindre. Des gens
qui aiment les sermons démonstratifs longs de trois heures ne sont point difficiles en
fait d’amusement. Souvenez-vous que là-bas les femmes vont par plaisir aux meetings et se divertissent à écouter pendant une demi-journée des
discours sur l’ivrognerie ou sur l’échelle mobile ; ces patientes personnes n’exigent
point que la conversation soit toujours alerte et piquante. Par suite, elles peuvent
souffrir une politesse moins fine et des compliments moins déguisés. Quand Addison les
salue, ce qui lui arrive souvent, c’est d’un air grave, et sa révérence est toujours
accompagnée d’un avertissement ; voyez ce mot sur les toilettes trop éclatantes : « Je
contemplai ce petit groupe bigarré avec autant de plaisir qu’une planche de tulipes,
et je me demandai d’abord si ce n’était pas une ambassade de reines indiennes ; mais,
les ayant regardées de face, je me détrompai à l’instant et je vis tant de beauté dans
chaque visage que je les reconnus pour anglais ; nul autre pays n’eût pu produire de
telles joues, de telles lèvres et de tels yeux934. » Dans cette raillerie discrète, tempérée par une admiration
presque officielle, vous apercevez la manière anglaise de traiter les femmes ;
l’homme, vis-à-vis d’elles, est toujours un prédicateur laïque ; elles sont pour lui
des enfants charmants ou des ménagères utiles, jamais des reines de salon ou des
égales comme chez nous. Quand Addison veut ramener les dames légitimistes au parti
protestant, il les traite presque en petites filles à qui on promet, si elles veulent
être sages, de leur rendre leur poupée ou leur gâteau935. « Elles devraient réfléchir aux grandes souffrances et aux
persécutions auxquelles elles s’exposent par l’opiniâtreté de leur conduite. Elles ne
sont plus élues dans les clubs quand on nomme les belles dont on boit la santé ; elles
sont obligées par leurs principes de se coller une mouche sur le côté du front où cela
va le plus mal ; elles se condamnent à perdre les toilettes du jour de naissance ; il
ne leur sert de rien qu’il y ait une armée et tant de jeunes gens porteurs de chapeaux
à plumes ; elles sont forcées de vivre à la campagne et de nourrir leurs poulets,
juste dans le temps où elles auraient pu se montrer à la cour et étaler une robe de
brocart, si elles voulaient se bien conduire… Un homme est choqué de voir un beau sein
soulevé par une rage politique qui est déplaisante même dans un sexe plus rude et plus
âpre… Et cependant nous avons souvent le chagrin de voir un corset près d’être rompu
par l’effort d’une colère séditieuse, et d’entendre les passions les plus viriles
exprimées par les plus douces voix… » Mais, heureusement, ce chagrin est rare ; « là
où croissent un grand nombre de fleurs, la terre de loin en semble couverte ; on est
obligé d’avancer et d’entrer, avant de distinguer le petit nombre de mauvaises herbes
qui ont poussé dans ce bel assemblage de couleurs. » Cette galanterie est trop posée ;
on est un peu choqué de voir une femme touchée de si près par des mains si réfléchies.
C’est de l’urbanité de moraliste ; il a beau être bien élevé, il n’est point tout à
fait aimable, et, si nous devons aller prendre de lui des leçons de pédagogie et de
conduite, il pourra venir chercher près de nous des modèles de savoir-vivre et de
conversation.
Si le premier soin du Français en société est d’être aimable, celui de l’Anglais est
de rester digne ; leur tempérament les porte à l’immobilité, comme le nôtre nous porte
aux gestes ; et leur plaisanterie est aussi grave que la nôtre est gaie. Le rire chez
eux est tout en dedans ; ils évitent de se livrer ; ils s’amusent silencieusement.
Consentez à comprendre ce genre d’esprit, il finira par vous plaire. Quand le flegme
est joint à la douceur, comme dans Addison, il est aussi agréable que piquant. On est
charmé de rencontrer un homme enjoué et pourtant maître de lui-même. On est tout
étonné de voir ensemble deux qualités aussi contraires. Chacune d’elles rehausse et
tempère l’autre. On n’est point rebuté par l’âcreté venimeuse, comme dans Swift, ou
par la bouffonnerie continue, comme dans Voltaire. On jouit avec une complaisance
entière de la rare alliance qui assemble pour la première fois la tenue sérieuse et la
bonne humeur. Lisez cette petite satire contre le mauvais goût du théâtre et du
public936.
« Rien n’a plus amusé la ville, dans ces dernières années, que le combat du signor
Nicolini contre un lion, à Haymarket, spectacle qui a été donné fort souvent, à la
satisfaction générale de la noblesse haute et basse, dans le royaume de la
Grande-Bretagne… Le premier lion était un moucheur de chandelles, homme d’un naturel
colérique et entêté qui outrepassait son rôle, et ne se laissait pas tuer aussi
aisément qu’il l’aurait dû… Le second lion était un tailleur par métier, appartenant
au théâtre, et qui avait dans sa profession le renom d’homme doux et paisible. Si le
premier était trop furieux, celui-ci était trop mouton, tellement qu’après une courte
et modeste promenade sur les planches, il se laissait tomber au premier attouchement
d’Hydaspe, sans lutter avec lui ou lui donner l’occasion de déployer toute la variété
de ses postures italiennes. On dit, à la vérité, qu’un jour il lui fit une déchirure
dans son pourpoint couleur de chair, mais c’était seulement pour se procurer de
l’ouvrage et en sa qualité particulière de tailleur… Le lion qui joue à présent est, à
ce que j’apprends, un gentleman de province qui fait cela pour son amusement, mais
souhaite que son nom reste caché. Il allègue très-noblement comme excuse qu’il ne joue
pas pour le gain ; qu’il se livre à un plaisir innocent ; qu’il vaut mieux passer sa
soirée de cette façon qu’à jouer ou à boire… Le caractère de ce gentleman est un si
heureux mélange de douceur et de férocité qu’il surpasse ses deux prédécesseurs et
attire de plus grandes foules de spectateurs qu’on n’en vit de mémoire d’homme… J’ai
raconté ce combat du lion pour montrer quels sont à présent les divertissements
favoris des gens bien élevés de la Grande-Bretagne. »
Il y a beaucoup d’originalité dans cette gaieté grave. En général, la singularité est
dans le goût du pays ; ils aiment à être frappés fortement par des contrastes. Notre
littérature leur semble effacée ; en revanche, nous les trouvons souvent peu délicats.
Tel numéro du Spectator qui paraissait joli aux dames de Londres eût
choqué à Paris. Par exemple, Addison raconte en manière de rêve la dissection du
cerveau d’un élégant937 : « La glande pinéale, que plusieurs de nos
philosophes modernes considèrent comme le siége de l’âme, exhalait une très-forte
odeur de parfums et de fleur d’oranger. Elle était enfermée dans une sorte de
substance cornée taillée en une infinité de petites facettes ou miroirs, lesquels
étaient imperceptibles à l’œil nu ; de telle sorte que l’âme, s’il y en avait une là,
avait dû passer tout son temps à contempler ses propres beautés. Nous observâmes un
large ventricule, ou cavité, dans le sinciput, lequel était rempli de rubans, de
dentelles et de broderies. Nous ne trouvâmes rien de remarquable dans l’œil, sinon que
les musculi amatorii, ou, comme on peut traduire, les muscles qui
lorgnent, étaient fort diminués et altérés par l’usage, tandis que l’élévateur,
c’est-à-dire le muscle qui tourne l’œil vers le ciel, ne paraissait pas avoir du tout
servi. » Ces détails anatomiques, qui nous dégoûteraient, amusent un esprit positif ;
la crudité n’est pour lui que de l’exactitude ; habitué aux images précises, il ne
trouve point de mauvaise odeur dans le style médical. Addison n’a pas nos répugnances.
Pour railler un vice, il se fait mathématicien, économiste, pédant, apothicaire. Les
termes spéciaux l’amusent. Il institue une cour pour juger les crinolines, et condamne
les jupons avec des formules de procédure. Il enseigne le maniement de l’éventail
comme une charge en douze temps. Il dresse la liste des gens morts ou malades d’amour,
et des causes ridicules qui les ont mis dans ce triste état. « William Simple, frappé
à l’Opéra par un regard adressé à un autre. — Sir Christopher Crazy, baronnet, blessé
par le frôlement d’un jupon de baleine. — M. Courtly présentant à Flavia son gant
(qu’elle avait laissé tomber exprès), Flavia reçut le gant, et tua l’homme d’une
révérence938. » D’autres statistiques, avec
récapitulations et tables de chiffres, racontent l’histoire du saut de Leucade.
« Aridæus, beau jeune homme d’Épire, amoureux de Praxinoé, femme de Thespis, fut
retiré sain et sauf, hormis deux dents cassées et le nez qui fut un peu aplati. —
Hipparchus, passionnément épris de sa femme qui aimait Bathylle, sauta et mourut de
sa chute ; sur quoi la femme épousa son amant939. » Vous voyez cette étrange façon
de peindre les sottises humaines : on l’appelle humour. Elle
renferme un bon sens incisif, l’habitude de se contenir, des façons d’homme
d’affaires, mais par-dessus tout un fonds d’invention énergique. La race est moins
fine, mais plus forte, et les agréments qui contentent son esprit et son goût
ressemblent aux liqueurs qui conviennent à son palais et à son estomac.
Cette puissante séve germanique crève, même chez Addison, son enveloppe classique et
latine. Il a beau goûter l’art, il aime encore la nature. Son éducation, qui l’a
encombré de préceptes, n’a point détruit en lui la virginité du sentiment vrai. Dans
son voyage de France, il a préféré la sauvagerie de Fontainebleau à la correction de
Versailles. Il s’affranchit des raffinements mondains pour louer la simplicité des
vieilles ballades nationales. Il fait comprendre au public les images sublimes, les
gigantesques passions, la profonde religion du Paradis perdu. Il est
curieux de le voir, le compas à la main, bridé par Bossu, empêtré de raisonnements
infinis et de phrases académiques, atteindre tout à coup, par la force de l’émotion
naturelle, les hautes régions inexplorées où Milton est soulevé par l’inspiration de
la foi et du génie. Ce n’est pas lui qui dira avec Voltaire que l’allégorie du Péché
et de la Mort est bonne pour faire vomir les entrailles. Il y a en lui un fond
d’imagination grandiose qui le rend insensible aux petites délicatesses de la
civilisation mondaine. Il habite volontiers parmi les grandeurs et les étonnements de
l’autre monde. Il est pénétré par la présence de l’invisible ; il a besoin de dépasser
les intérêts et les espérances de la vie mesquine où nous rampons940. Cette
source de croyance jaillit en lui de tous côtés ; en vain elle est enfermée dans le
conduit régulier du dogme officiel ; les textes, les arguments dont elle se couvre
laissent voir sa véritable origine. Elle part de l’imagination sérieuse et féconde qui
ne peut se contenter que par la vue de l’au-delà.
Une telle faculté occupe tout l’homme, et si l’on redescend dans l’examen des
agréments littéraires, on l’aperçoit ici-bas comme en haut. Rien de plus varié, de
plus riche, chez Addison, que les tours et la mise en scène. La plus sèche morale se
transforme sous sa main en peintures et en récits. Ce sont des lettres de toutes
sortes de personnages, ecclésiastiques, gens du peuple, hommes du monde, qui chacun
gardent leur style et déguisent le conseil sous l’apparence d’un petit roman. C’est un
ambassadeur de Bantam qui raille, à la façon de Montesquieu, les mensonges de la
politesse européenne. Ce sont des contes grecs ou orientaux, des voyages imaginaires,
la vision d’un voyant écossais, les Mémoires d’un rebelle, l’histoire des fourmis, les
métamorphoses d’un singe, le journal d’un oisif, une promenade à Westminster, la
généalogie de l’humour, les statuts des clubs ridicules ; bref une
abondance intarissable de fictions agréables ou solides. Les plus nombreuses sont des
allégories. On sent qu’il se plaît dans ce monde magnifique et fantastique ; c’est une
sorte d’opéra qu’il se donne ; ses yeux ont besoin de contempler des couleurs. En
voici une sur les religions, bien protestante, mais aussi éclatante qu’ingénieuse :
l’agrément là-bas ne consiste point, comme chez nous, dans la vivacité et la variété
des tons, mais dans la splendeur et la justesse de l’invention. « La figure du milieu,
qui attira d’abord les yeux de tout le monde, et qui était beaucoup plus grande que
les autres, était une matrone habillée comme une dame noble et âgée du temps de la
reine Élisabeth. On remarquait surtout dans son habillement le chapeau avec une
couronne en clocher941, l’écharpe plus sombre que la martre, et le
tablier de linon, plus blanc que l’hermine. Sa robe était du plus riche velours noir,
et, juste à l’endroit du cœur, garnie de larges diamants d’un prix inestimable
disposés en forme de croix. Son maintien respirait la dignité et la sérénité riante,
et, quoique avancée en âge, son visage montrait tant d’animation et de vivacité,
qu’elle paraissait à la fois âgée et immortelle. À sa vue, je sentis mon cœur touché
de tant d’amour et de vénération, que les larmes coulèrent sur mes joues, et plus je
la regardais, plus mon cœur se fondait en sentiments de tendresse et d’obéissance
filiale. — À sa droite était assise une femme si couverte d’ornements que sa
personne, son visage et ses mains en étaient presque entièrement cachés. Le peu qu’on
pouvait voir de sa figure était fardé, et, ce qui me parut fort singulier, on y
démêlait des sortes de rides artificielles… Sa coiffure s’élevait fort haut par trois
étages ou degrés distincts ; ses vêtements étaient bigarrés de mille couleurs et
brodés de croix en or, en argent, en soie. Elle n’avait rien sur elle, pas même un
gant ou une pantoufle qui ne fût marqué de ce signe ; bien plus, elle en paraissait si
superstitieusement éprise, qu’elle était assise les jambes croisées… Un peu plus loin
était la figure d’un homme qui regardait avec des yeux pleins d’horreur un bassin
d’argent rempli d’eau. Comme j’observais dans son maintien quelque chose qui
ressemblait à la folie, j’imaginai d’abord qu’il était là pour représenter cette sorte
de démence que les médecins appellent hydrophobie ; mais m’étant rappelé le but du
spectacle, je revins à moi à l’instant, et conclus que c’était l’Anabaptisme942. » C’est au lecteur de deviner ce que représentaient ces
deux premières figures. Elles plairont plus à un anglican qu’à un catholique ; mais je
crois qu’un catholique lui-même ne pourra s’empêcher de reconnaître l’abondance et la
vivacité de la fiction.
La véritable imagination aboutit naturellement à l’invention des caractères. Car si
vous vous figurez vivement une situation ou une action, vous verrez du même élan tout
le réseau de ses attaches ; les passions et les facultés, tous les gestes et tous les
sons de voix, tous les détails d’habillement, d’habitation, de société, qui en
découlent, se lieront dans votre esprit, attireront leurs précédents et leurs suites ;
et cette multitude d’idées, organisée lentement, se concentrera à la fin en un
sentiment unique d’où jaillira, comme d’une source profonde, la peinture et l’histoire
d’un personnage complet. Il y en a plusieurs dans Addison : l’observateur taciturne,
William Honeycomb, le campagnard tory, sir Roger de Coverley, qui ne sont pas des
thèses satiriques, comme celles de La Bruyère, mais de véritables individus semblables
et parfois égaux aux personnages des grands romans contemporains. En effet, sans s’en
douter, il invente le roman en même temps et de la même façon que ses voisins les plus
illustres. Ses personnages sont pris sur le vif, dans les mœurs et les conditions du
temps, longuement et minutieusement décrits dans toutes les parties de leur éducation
et de leur entourage, avec la précision de l’observation positive,
réels et anglais. Un chef-d’œuvre en même temps qu’un document d’histoire est sir
Roger de Coverley, le gentilhomme de campagne, loyal serviteur de la Constitution et
de l’Église, justice of the peace, patron de l’ecclésiastique, et
dont le domaine montre en abrégé la structure du pays anglais. Ce domaine est un petit
État, paternellement gouverné, mais gouverné. Sir Roger gourmande ses tenanciers, les
passe en revue à l’église, sait leurs affaires, leur donne des avis, des secours, des
ordres ; il est respecté, obéi, aimé, parce qu’il vit avec eux, parce que la
simplicité de ses goûts et de son éducation le met presque à leur niveau, parce qu’à
titre de magistrat, d’ancien propriétaire, d’homme riche, de bienfaiteur et de voisin,
il exerce une autorité morale et légale, utile et consacrée. Addison en même temps
montre en lui le solide et singulier caractère anglais, bâti de cœur de chêne avec
toutes les rugosités de l’écorce primitive, qui ne sait ni s’adoucir ni s’aplanir ; un
grand fond de bonté qui s’étend jusqu’aux bêtes, l’amour de la campagne et des
occupations corporelles, le goût du commandement et de la discipline, le sentiment de
la subordination et du respect, beaucoup de bon sens et peu de finesse, l’habitude
d’étaler et d’installer en public ses particularités et ses bizarreries, sans souci du
ridicule, sans pensée de bravade, uniquement parce qu’on ne reconnaît d’arbitre sur
soi que soi-même. Puis cent traits qui peignent le temps : le manque de lecture, un
reste de croyance aux sorcières, des façons de paysan et de chasseur, des ignorances
d’esprit naïf ou arriéré. Sir Roger donne aux enfants qui répondent bien au catéchisme
une Bible pour eux et un quartier de lard pour leur mère. Quand un verset lui plaît,
il le chante une demi-minute encore après que la congrégation l’a fini. Il tue huit
cochons gras à Noël, et envoie du boudin avec un paquet de cartes à chaque famille
pauvre de la paroisse. Quand il va au théâtre, il munit ses gens de gourdins pour se
garder des bandits qui, à son avis, doivent infecter Londres. Addison revient vingt
fois sur son vieux chevalier, découvrant toujours quelque nouvel aspect de son
caractère, observateur désintéressé de la nature humaine, curieusement assidu et
perspicace, véritablement créateur, n’ayant plus qu’un pas à faire pour se lancer,
comme Richardson et Fielding, dans la grande œuvre des lettres modernes, qui est le
roman de mœurs.
Au-dessus est la poésie. Elle a coulé, dans sa prose, mille fois plus sincère et plus
belle que dans ses vers. De riches fantaisies orientales viennent s’y dérouler sans
petillement d’étincelles comme dans Voltaire, mais sous une sereine et abondante
lumière qui fait ondoyer les plis réguliers de leur pourpre et de leur or. La musique
des larges phrases cadencées et tranquilles promène doucement l’esprit parmi les
magnificences et les enchantements romanesques, et le profond sentiment de la nature
toujours jeune rappelle la quiétude fortunée de Spenser943. À travers les
discrètes moqueries ou les intentions morales, on sent que son imagination est
heureuse, qu’elle se plaît à contempler les balancements des forêts qui peuplent les
montagnes, l’éternelle verdure des vallées que vivifient les sources fraîches, et les
larges horizons qui ondulent au bord du ciel lointain. Les sentiments grands et
simples viennent d’eux-mêmes se lier à ces nobles images, et leur harmonie mesurée
compose un spectacle unique, digne de ravir le cœur d’un honnête homme par sa gravité
et par sa douceur. Telle est cette vision de Mirza qu’il faut traduire presque en
entier944 : « Le
cinquième jour de la lune, étant monté sur les hautes collines de Bagdad, pour passer
le reste du jour dans la méditation et dans la prière, je tombai en une profonde
méditation sur la vanité de la vie humaine, et passant d’une pensée à l’autre :
Sûrement, me dis-je, l’homme n’est qu’une ombre et la vie un songe. — Pendant que je
rêvais ainsi, je jetai les yeux sur le sommet d’un roc qui n’était pas loin de moi, et
j’y aperçus une figure en habit de berger, avec un instrument de musique à la main.
Comme je le regardais, il porta l’instrument à ses lèvres et se mit à en jouer. Le son
était infiniment doux et modulé en une variété de tons d’une mélodie inexprimable,
tout à fait différente de ce que j’avais jamais entendu. Ils me firent penser à ces
airs célestes qui accueillent les âmes envolées des justes à leur entrée dans le
paradis pour effacer le souvenir de leur récente agonie et les préparer aux plaisirs
de ce lieu bienheureux. Mon cœur se fondait dans un secret ravissement… Le Génie me
conduisit alors vers la plus haute cime du roc et me posa sur le faîte. Jette tes yeux
vers l’orient, me dit-il ; et raconte-moi ce que tu vois. — Je vois, répondis-je, une
large vallée et un prodigieux courant de mer qui roule à travers elle. — Considère
maintenant, me dit-il, cette mer, qui à ses deux extrémités est bornée par des
ténèbres, et dis-moi ce que tu y découvres. — Je vois, repris-je, un pont qui s’élève
au milieu du courant. — Le pont que tu vois, me dit-il, est la vie humaine :
considère-le attentivement. — L’ayant regardé plus à loisir, je vis qu’il consistait
en soixante-dix arches entières et en plusieurs arches rompues qui, avec les autres,
faisaient environ cent. Comme je les comptais, le Génie me dit que ce pont était
d’abord de mille arches, mais qu’une grande inondation avait balayé le reste, et
l’avait laissé ruiné comme je le voyais maintenant. — Dis-moi encore, reprit-il, ce
que tu y découvres. — Je vois, répondis-je, une multitude de gens qui le traversent,
et un nuage noir suspendu sur chacune de ses deux issues. — Puis, regardant plus
attentivement, je vis plusieurs des voyageurs tomber au travers dans la grande marée
qui conduit au-dessous, et je découvris bientôt qu’il y avait dans ce pont
d’innombrables trappes cachées, où l’on ne mettait le pied que pour s’enfoncer et
disparaître à l’instant. Ces piéges étaient très-serrés à l’entrée du pont, en sorte
que des multitudes d’arrivants, à peine sortis du nuage, s’y engloutissaient dès
l’abord. Ils devenaient moins nombreux vers le milieu, mais se multipliaient et se
pressaient en approchant des dernières arches complètes. Quelques voyageurs, à la
vérité, mais leur nombre était bien petit, avançaient en clopinant jusque sur les
arches rompues, mais tombaient tour à tour, au travers, épuisés comme ils étaient et
accablés d’une si longue marche… Mon cœur se remplit d’une profonde tristesse en
voyant plusieurs des passants qui tombaient à l’improviste, au milieu de leur joie et
de leurs éclats de rire, et s’accrochaient à tout ce qui était près d’eux pour se
sauver. D’autres avaient les yeux vers le ciel, dans une attitude pensive, et au
milieu de leur contemplation trébuchaient, et on ne les revoyait plus. Il y avait des
multitudes affairées à la poursuite de babioles qui brillaient et dansaient devant
leurs yeux ; mais souvent, au moment où ils croyaient les saisir, le pied leur
manquait, et ils étaient précipités… Je poussai un profond soupir, et le Génie, touché
de compassion, me dit de regarder vers cet épais brouillard dans lequel le courant
portait les diverses générations de mortels engloutis. Je regardai, et mes yeux qu’il
avait fortifiés virent que la vallée s’ouvrait à son extrémité et s’étendait en un
océan immense où s’allongeait un roc énorme de diamant qui la divisait en deux parts.
Les nuages reposaient encore sur une des deux moitiés, en sorte que de ce côté je ne
pus rien découvrir ; mais l’autre était un vaste océan semé d’îles innombrables : ces
îles étaient couvertes de fruits et de fleurs, et entrecoupées de mille petites mers
brillantes qui serpentaient tout au travers. J’y pus distinguer des personnages
revêtus d’habits glorieux avec des couronnes sur leurs têtes, les uns passant parmi
les arbres, d’autres couchés au bord des fontaines, d’autres reposant sur des lits de
fleurs, et j’entendis une harmonie confuse de chants d’oiseaux, d’eaux murmurantes, de
voix humaines et d’instruments mélodieux. — La joie entra dans mon cœur à la vue
d’une apparition si délicieuse. Je souhaitai les ailes d’un aigle pour m’envoler
jusqu’à ces demeures fortunées ; mais le Génie me dit qu’on n’y pénétrait que par les
portes de la mort que je voyais s’ouvrir à chaque instant sur le pont. — Ces îles, me
dit-il, que tu vois si fraîches et si vertes et dont la face de l’Océan semble
bigarrée aussi loin que tes regards portent, sont plus nombreuses que les grains de
sable sur le rivage de la mer ; il y en a des myriades derrière celles que tu
découvres, au-delà de ce que ton œil, et même de ce que ton imagination peut
atteindre. Elles sont les demeures des hommes de bien après leur mort… Ne sont-ce
point là, ô Mirza, des asiles dont la possession mérite des efforts ? La vie
semble-t-elle misérable, lorsqu’elle fournit l’occasion de gagner une telle
récompense ? Dois-tu craindre la mort qui te conduit vers une vie si heureuse ? Ne
juge pas que l’homme ait été fait en vain, puisqu’une telle éternité lui a été
réservée. — Je contemplai avec un plaisir inexprimable ces îles bienheureuses. —
Maintenant, dis-je au Génie, montre-moi, je t’en supplie, les secrets cachés derrière
ces noirs nuages qui couvrent l’Océan de l’autre côté du roc de diamant. — Comme le
Génie ne me répondait pas, je me tournai pour lui faire une seconde fois ma demande,
mais je trouvai qu’il m’avait quitté. Je voulus revoir alors la vision que j’avais si
longtemps contemplée. Mais au lieu de la marée roulante, du pont avec ses arches, et
des îles heureuses, je ne vis rien que la longue vallée creuse de Bagdad avec les
troupeaux de bœufs, de brebis et de chameaux qui paissaient sur ses deux flancs. »
Dans cette morale ornée, dans cette belle raison si correcte et si éloquente, dans
cette imagination ingénieuse et noble, je trouve en abrégé tous les traits d’Addison.
Ce sont les nuances anglaises qui distinguent leur âge classique du nôtre, une raison
plus étroite et plus pratique, une urbanité plus poétique et moins éloquente, un fonds
d’esprit plus inventif et plus riche, moins sociable et moins délicat.
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