Chapitre III.
La critique et l’histoire. Macaulay.
Je n’entreprendrai point ici d’écrire la vie de lord Macaulay ; c’est dans vingt ans
seulement qu’on pourra la raconter, lorsque ses amis auront recueilli leurs souvenirs.
Pour ce qui est public aujourd’hui, il me semble inutile de le rappeler ; chacun sait
qu’il eut pour père un philanthrope abolitionniste, qu’il fit les plus brillantes et les
plus complètes études classiques, qu’à vingt-cinq ans son essai sur Milton le rendit
célèbre, qu’à trente ans il entra au Parlement, et y marqua entre les premiers orateurs,
qu’il alla dans l’Inde réformer la loi, et qu’au retour il fut nommé à de grandes
places, qu’un jour, ses opinions libérales en matière de religion lui ôtèrent les voix
de ses électeurs, qu’il fut réélu aux applaudissements universels, qu’il demeura le
publiciste le plus célèbre et l’écrivain le plus accompli du parti whig, et qu’à ce
titre, à la fin de sa vie, la reconnaissance de son parti et l’admiration publique le
firent lord et pair d’Angleterre. — Ce sera une belle vie à raconter, honorée et
heureuse, dévouée à de nobles idées et occupée par des entreprises viriles, littéraire
par excellence, mais assez remplie d’action et assez mêlée aux affaires pour fournir la
substance et la solidité à l’éloquence et au style, pour former l’observateur à côté de
l’artiste, et le penseur à côté de l’écrivain. Je ne veux décrire aujourd’hui que ce
penseur et cet écrivain ; je laisse la vie, je prends ses livres et d’abord ses Essais.
Ceci est un recueil d’articles ; j’aime, je l’avoue, ces sortes de livres. D’abord
on peut jeter le volume au bout de vingt pages, commencer par la fin, ou au milieu ;
vous n’y êtes pas serviteur, mais maître ; vous pouvez le traiter comme journal ; en
effet, c’est le journal d’un esprit. — En second lieu, il est varié ; d’une page à
l’autre vous passez de la Renaissance au dix-neuvième siècle, de l’Inde à
l’Angleterre ; cette diversité surprend et plaît. — Enfin, involontairement,
l’auteur y est indiscret ; il se découvre à nous, sans rien réserver de lui-même ;
c’est une conversation intime, et il n’y en a point qui vaille celle du plus grand
historien de l’Angleterre. On est content d’observer les origines de ce généreux et
puissant esprit, de découvrir quelles facultés ont nourri son talent, quelles
recherches ont formé sa science, quelles opinions il s’est faites sur la
philosophie, sur la religion, sur l’État, sur les lettres, ce qu’il était et ce
qu’il est devenu, ce qu’il veut et ce qu’il croit.
Assis sur un fauteuil, les pieds au feu, on voit peu à peu, en tournant les
feuillets, une physionomie animée et pensante se dessiner comme sur la toile
obscure ; ce visage prend de l’expression et du relief ; ses divers traits
s’expliquent et s’éclairent les uns les autres ; bientôt l’auteur revit pour nous et
devant nous ; nous sentons les causes et la génération de toutes ses pensées, nous
prévoyons ce qu’il va dire ; ses façons d’être et de parler nous sont aussi
familières que celles d’un homme que nous voyons tous les jours ; ses opinions
corrigent et ébranlent les nôtres ; il entre pour sa part dans notre pensée et dans
notre vie ; il est à deux cents lieues de nous, et son livre imprime en nous son
image, comme la lumière réfléchie va peindre au bout de l’horizon l’objet d’où elle
est partie. Tel est le charme de ces livres qui remuent tous les sujets, qui donnent
l’opinion de l’auteur sur toutes choses, qui nous promènent dans toutes les parties
de sa pensée, et, pour ainsi dire, nous font faire le tour de son esprit.
Macaulay traite la philosophie à la façon des Anglais, en homme pratique. Il est
disciple de Bacon, et le met au-dessus de tous les philosophes ; il juge que la
véritable science date de lui, que les spéculations des anciens penseurs ne sont que
des jeux d’esprit, que pendant deux mille ans l’esprit humain a fait fausse route,
que depuis Bacon seulement il a découvert le but vers lequel il doit tendre et la
méthode par laquelle il peut y parvenir. Ce but est l’utile.
L’objet de la science n’est pas la théorie, mais l’application. L’objet des
mathématiques n’est pas la satisfaction d’une curiosité oisive, mais l’invention de
machines propres à alléger le travail de l’homme, à augmenter sa puissance à dompter
la nature, à rendre la vie plus sûre, plus commode et plus heureuse. L’objet de
l’astronomie n’est pas de fournir matière à d’immenses calculs et à des cosmogonies
poétiques, mais de servir à la géographie, et de guider la navigation. L’objet de
l’anatomie et des sciences zoologiques n’est pas de suggérer d’éloquents systèmes
sur la nature de l’organisation, ou d’exposer aux yeux l’ordre des animaux par une
classification ingénieuse, mais de conduire la main du chirurgien et les prévisions
du médecin. L’objet de toute recherche et de toute étude est de diminuer la douleur,
d’augmenter le bien-être, d’améliorer la condition de l’homme ; les lois théoriques
ne valent que par leurs usages pratiques ; les travaux du laboratoire et du cabinet
ne reçoivent leur sanction et leur prix que par l’emploi qu’en font les ateliers et
les usines ; l’arbre de la science ne doit s’estimer que par ses fruits. Si l’on
veut juger d’une philosophie, il faut regarder ses effets ; ses œuvres ne sont point
ses livres mais ses actes. Celle des anciens a produit de beaux écrits, des phrases
sublimes, des disputes infinies, des rêveries creuses, des systèmes renversés par
des systèmes, et a laissé le monde aussi ignorant, aussi malheureux et aussi méchant
qu’elle l’a trouvé. Celle de Bacon a produit des observations, des expériences, des
découvertes, des machines, des arts et des industries entières. « Elle a allongé la
vie, elle a diminué la douleur, elle a éteint des maladies ; elle a accru la
fertilité du sol ; elle a enlevé la foudre au ciel ; elle a éclairé la nuit de toute
la splendeur du jour ; elle a étendu la portée de la vue humaine ; elle a accéléré
le mouvement, anéanti les distances ; elle a rendu l’homme capable de pénétrer dans
les profondeurs de l’océan, de s’élever dans l’air, de traverser la terre sur des
chars qui roulent sans chevaux, et l’océan sur des navires qui filent dix nœuds à
l’heure contre le vent. » L’une s’est consumée à déchiffrer des énigmes
indéchiffrables, à fabriquer les portraits d’un sage imaginaire, à se guinder
d’hypothèses en hypothèses, à rouler d’absurdités en absurdités ; elle a méprisé ce
qui était praticable ; elle a promis ce qui était impraticable, et, parce qu’elle a
méconnu les limites de l’esprit humain, elle en a ignoré la puissance. L’autre,
mesurant notre force et notre faiblesse, nous a détournés des routes qui nous
étaient fermées, pour nous lancer dans les routes qui nous étaient ouvertes ; elle a
connu les faits et leurs lois, parce qu’elle s’est résignée à ne point connaître
leur essence ni leurs principes ; elle a rendu l’homme plus heureux, parce qu’elle
n’a point prétendu le rendre parfait ; elle a découvert de grandes vérités et
produit de grands effets, parce qu’elle a eu le courage et le bon sens d’étudier de
petits objets et de se traîner longtemps sur des expériences vulgaires ; elle est
devenue glorieuse et puissante, parce qu’elle a daigné se faire humble et utile. La
science autrefois ne formait que des prétentions vaniteuses, et des conceptions
chimériques, lorsqu’elle se tenait à l’écart, loin de la vie pratique, et se disait
souveraine de l’homme. La science aujourd’hui possède des vérités acquises,
l’espérance de découvertes plus hautes, une autorité sans cesse croissante, parce
qu’elle est entrée dans la vie active, et qu’elle s’est déclarée servante de
l’homme. Qu’elle se renferme dans ses fonctions nouvelles ; qu’elle n’essaye pas de
pénétrer dans le domaine de l’invisible ; qu’elle renonce à ce qu’il faut ignorer ;
elle n’a point son but en elle-même, elle n’est qu’un moyen ; l’homme n’est point
fait pour elle, elle est faite pour l’homme ; elle ressemble à ces thermomètres et à
ces piles qu’elle construit pour ses expériences ; toute sa gloire, tout son mérite,
tout son office est d’être un instrument.
« Un disciple d’Épictète et un disciple de Bacon, compagnons de route, arrivent
ensemble dans un village où la petite vérole vient d’éclater. Ils trouvent les
maisons fermées, les communications suspendues, les malades abandonnés, les mères
saisies de terreur et pleurant sur leurs enfants. Le stoïcien assure à la population
désolée qu’il n’y a rien de mauvais dans la petite vérole, et que pour un homme sage
la maladie, la difformité, la mort, la perte des amis ne sont point des maux. Le
baconien tire sa lancette et commence à vacciner. — Ils trouvent une troupe de
mineurs dans un grand effroi. Une explosion de vapeurs délétères a tué plusieurs de
ceux qui étaient à l’ouvrage, et les survivants n’osent entrer dans la caverne. Le
stoïcien leur assure qu’un tel accident n’est rien qu’un simple ἀποπροηγμένον. Le
baconien, qui n’a pas de si beaux mots à sa disposition, se contente de fabriquer
une lampe de sûreté. — Ils rencontrent sur le rivage un marchand naufragé qui se
tord les mains. Son navire vient de sombrer avec une cargaison d’un prix énorme, et
il se trouve réduit en un moment de l’opulence à la mendicité. Le stoïcien l’exhorte
à ne point chercher le bonheur en des objets qui sont hors de lui-même, et lui
récite tout le chapitre d’Épictète : à ceux qui craignent la
pauvreté. Le baconien construit une cloche à plongeur, y entre, descend et
revient avec les objets les plus précieux de la cargaison. Telle est la différence
entre la philosophie des mots et la philosophie des effets1364. »
Je n’ai point à discuter ces opinions ; c’est au lecteur de les blâmer ou de les
louer, s’il le trouve à propos ; je ne veux point juger des doctrines, mais peindre
un homme ; et certainement rien de plus frappant que ce mépris absolu de la
spéculation et cet amour absolu de la pratique. Une telle disposition d’esprit est
tout à fait conforme au génie de la nation ; en Angleterre, un baromètre s’appelle
encore un instrument philosophique ; aussi la philosophie y est-elle chose inconnue.
On y voit des moralistes, des psychologues, mais point de métaphysiciens ; si l’on
en rencontre un, par exemple, M. Hamilton, il est sceptique en métaphysique ; il n’a
lu les philosophes allemands que pour les réfuter ; il regarde la philosophie
spéculative comme une de cerveaux creux, et il est obligé de demander
grâce à ses lecteurs pour l’étrangeté de la matière, lorsqu’il essaye de tâcher de
leur faire entendre quelque chose des conceptions de Hegel. Les Anglais, hommes
positifs et pratiques, excellents pour la politique, l’administration, la guerre et
l’action, ne sont pas plus propres que les anciens Romains aux abstractions de la
dialectique subtile et des systèmes grandioses ; et Cicéron jadis s’excusait aussi,
lorsqu’il tentait d’exposer à son auditoire de sénateurs et d’hommes publics les
profondes et audacieuses déductions des stoïciens.
La seule partie de la philosophie qui plaise aux hommes de ce caractère est la
morale, parce qu’ainsi qu’eux elle est toute pratique, et ne s’occupe que des
actions. On n’étudiait point autre chose à Rome, et chacun sait quelle part elle a
dans la philosophie anglaise : Hutcheson, Price, Ferguson, Wollaston, Adam Smith,
Bentham, Reid, et tant d’autres, ont rempli le siècle dernier de dissertations et de
discussions sur la règle qui fixe nos devoirs, et sur la faculté qui les découvre ;
et les Essais de Macaulay sont un nouvel exemple de cette
inclination nationale et dominante ; ses biographies sont moins des portraits que
des jugements. Quel est au juste le degré d’honnêteté et de malhonnêteté du
personnage, voilà pour lui la question importante ; il y rapporte toutes les
autres ; il ne s’attache partout qu’à justifier, excuser, accuser ou condamner.
Qu’il parle de lord Clive, de Warren Hastings, de sir William Temple, d’Addison, de
Milton, ou de tout autre, il s’applique avant tout à mesurer exactement le nombre et
la grandeur de leurs défauts ou de leurs vertus ; il s’interrompt au milieu d’une
narration pour examiner si l’action qu’il raconte est juste ou injuste ; il la
considère en légiste et en moraliste, d’après la loi positive et d’après la loi
naturelle ; il tient compte au prévenu de l’état de l’opinion publique, des exemples
qui l’entouraient, des principes qu’il professait, de l’éducation qu’il avait
reçue ; il appuie son opinion sur des analogies qu’il tire de la vie ordinaire, de
l’histoire de tous les peuples, de la législation de tous les pays ; il apporte tant
de preuves, des faits si certains, des raisonnements si concluants, que le meilleur
avocat pourrait trouver en lui un modèle, et quand enfin il prononce la sentence, on
croit entendre le résumé d’un président de cour d’assises. S’il analyse une
littérature, par exemple celle de la Restauration, il institue devant le lecteur une
sorte de jury pour la juger. Il la fait comparaître, et lit l’acte d’accusation ; il
présente ensuite le plaidoyer des défenseurs, qui essayent d’excuser ses légèretés
et ses indécences ; enfin, il prend la parole à son tour, et prouve que les
raisonnements exposés ne s’appliquent pas au cas en question, que les écrivains
inculpés ont travaillé avec effet et préméditation à corrompre les mœurs, que
non-seulement ils ont employé des mots inconvenants, mais qu’ils ont à dessein et de
propos délibéré représenté des choses inconvenantes ; qu’ils ont pris soin partout
d’effacer l’odieux du vice, de rendre la vertu ridicule, de ranger l’adultère parmi
les belles façons et les exploits obligés d’un homme de goût, que cette intention
est d’autant plus manifeste qu’elle était dans l’esprit du temps, et qu’ils
flattaient un travers de leur siècle. Si j’osais employer, comme Macaulay, des
comparaisons religieuses, je dirais que sa critique ressemble au jugement dernier,
où la diversité des talents, des caractères, des rangs, des emplois, disparaîtra
devant la considération de la vertu et du vice, et où il n’y aura plus d’artistes,
mais un juge entre des justes et des pécheurs.
La critique en France a des allures plus libres ; elle est moins asservie à la
morale, et ressemble plus à l’art. Quand nous essayons de raconter la vie ou de
figurer le caractère d’un homme, nous le considérons assez volontiers comme un
simple objet de peinture ou de science : nous ne songeons qu’à exposer les divers
sentiments de son cœur, la liaison de ses idées et la nécessité de ses actions ;
nous ne le jugeons pas, nous ne voulons que le représenter aux yeux et le faire
comprendre à la raison. Nous sommes des curieux et rien de plus. Que Pierre ou Paul
soit un coquin, peu nous importe, c’était l’affaire des contemporains ; ils
souffraient de ses vices, et ne devaient penser qu’à le mépriser et à le condamner.
Aujourd’hui nous sommes hors de ses prises, et la haine a disparu avec le danger. À
cette distance et dans la perspective historique, je ne vois plus en lui qu’une
machine spirituelle, munie de ressorts donnés, lancée par une impulsion première,
heurtée par diverses circonstances : je calcule le jeu de ses moteurs, je ressens
avec elle les coups des obstacles, je vois d’avance la courbe que son mouvement va
décrire ; je n’éprouve pour elle ni aversion ni dégoût ; j’ai laissé ces sentiments
à la porte de l’histoire, et je goûte le plaisir très-profond et très-pur de voir
agir une âme selon une loi définie, dans un milieu fixé, avec toute la variété des
passions humaines, avec la suite et l’enchaînement que la construction intérieure de
l’homme impose au développement extérieur de ses passions.
Dans un pays où l’on s’occupe tant de morale et si peu de philosophie, il y a
beaucoup de religion. Faute d’une théologie naturelle, on s’en tient à la théologie
positive, et l’on demande à la Bible la métaphysique que ne donne pas la raison1365. Macaulay est protestant, et quoique d’un
esprit fort ouvert et fort libéral, il garde parfois les préjugés anglais contre la
religion catholique1366. Le papisme passe toujours en Angleterre
pour une idolâtrie impie, et pour une servitude dégradante. Depuis les deux
révolutions, le protestantisme, allié à la liberté, a paru la religion de la
liberté, et le catholicisme, allié au despotisme, a paru la religion du despotisme ;
les deux doctrines ont pris, toutes les deux, le nom de la cause qu’elles avaient
soutenue. On a reporté sur la première l’amour et la vénération qu’on avait pour les
droits qu’elle défendait ; on a versé sur la seconde le mépris et la haine qu’on
ressentait pour la servitude qu’elle voulait introduire ; les passions politiques
ont enflammé les croyances religieuses ; le protestantisme s’est confondu avec la
patrie victorieuse, le catholicisme avec l’ennemi vaincu ; le préjugé a subsisté
quand la lutte cessait, et aujourd’hui encore les protestants d’Angleterre n’ont
point pour les doctrines des catholiques la bienveillance ou même l’impartialité que
les catholiques de France ont pour les doctrines des protestants.
Mais ces opinions anglaises sont tempérées dans Macaulay par l’amour ardent de la
justice. Il est libéral dans le plus large et le plus beau sens du mot. Il demande
que tous les citoyens soient égaux devant la loi, que les hommes de toutes les
sectes soient déclarés capables de toutes les fonctions publiques, que les
catholiques et les juifs puissent, comme les luthériens, les anglicans et les
calvinistes, s’asseoir au parlement. Il réfute M. Gladstone et les partisans des
religions d’État avec une ardeur d’éloquence, une abondance de preuves, une force de
raisonnement incomparables ; il démontre jusqu’à l’évidence que l’État n’est qu’une
association laïque, que son but est tout temporel, que son seul objet est de
protéger la vie, la liberté et la propriété des citoyens ; qu’en lui confiant la
défense des intérêts spirituels, on renverse l’ordre des choses, et que lui
attribuer une croyance religieuse, c’est ressembler à un homme qui, non content de
marcher avec ses pieds, confierait encore à ses pieds le soin d’entendre et de voir.
On a bien des fois traité cette question en France ; on la traite encore
aujourd’hui ; mais personne n’y a porté plus de bon sens, des raisons plus
pratiques, des arguments plus palpables. Macaulay tire la discussion de la région
métaphysique ; il la ramène sur terre ; il la rend accessible à tous les esprits ;
il prend ses preuves et ses exemples dans les faits les plus connus de la vie
ordinaire ; il s’adresse au marchand, au bourgeois, à l’artiste, au savant, à tout
le monde ; il attache la vérité qu’il démontre aux vérités familières et intimes que
personne ne peut s’empêcher d’admettre, et qu’on croit avec toute la force de
l’expérience et de l’habitude ; il emporte et maîtrise la croyance par des raisons
si solides que ses adversaires lui sauront bon gré de les avoir convaincus ; et si
par hasard quelques personnes, chez nous, avaient besoin d’une leçon de tolérance,
c’est dans cet Essai qu’elles devraient la chercher.
Cet amour de la justice devient une passion quand il s’agit de la liberté
politique ; c’est là le point sensible, et quand on la touche, on touche l’écrivain
au cœur. Macaulay l’aime par intérêt, parce qu’elle est la seule garantie des biens,
du bonheur et de la vie des particuliers ; il l’aime par orgueil, parce qu’elle est
l’honneur de l’homme ; il l’aime par patriotisme, parce qu’elle est un héritage
légué par les générations précédentes, parce que, depuis deux cents ans, une
succession d’hommes honnêtes et de grands hommes l’ont défendue contre toutes les
attaques et sauvée de tous les dangers, parce qu’elle fait la force et la gloire de
l’Angleterre, parce qu’en enseignant aux citoyens à vouloir et à juger par
eux-mêmes, elle accroît leur dignité et leur intelligence, parce qu’en assurant la
paix intérieure et le progrès continu, elle garantit le pays des révolutions
sanglantes et de la décadence tranquille. Tous ces biens sont perpétuellement
présents à ses yeux ; et quiconque attaque la liberté qui les fonde devient à
l’instant son ennemi. Il ne peut voir paisiblement l’oppression de l’homme ; tout
attentat à la volonté humaine le blesse comme un outrage personnel. À chaque pas,
les mots amers lui échappent, et les plates adulations des courtisans qu’il
rencontre amènent sur ses lèvres des sarcasmes d’autant plus violents qu’ils sont
plus mérités. Pitt, dit-il, fit au collége des vers latins sur la mort de George
Ier. « Dans cette pièce, les Muses sont priées de venir
pleurer sur l’urne de César ; car César, dit le poëte, aimait les Muses, César qui
n’était pas capable de lire un vers de Pope, et qui n’aimait rien que le punch et
les femmes grasses. » — Ailleurs, dans la biographie de miss Burney, il raconte
comment la pauvre jeune fille, devenue célèbre par ses deux premiers romans, reçut
en récompense, et par grande faveur, une place de femme de chambre chez la reine
Charlotte ; comment, épuisée de veilles, malade, presque mourante, elle demanda en
grâce la permission de s’en aller ; comment « la douce reine » s’indigna de cette
impertinence, ne pouvant comprendre qu’on refusât de mourir à son service et pour
son service, ou qu’une femme de lettres préférât la santé, la vie et la gloire, à
l’honneur de plier les robes de Sa Majesté. Mais c’est lorsque M. Macaulay arrive à
l’histoire de la révolution qu’il tire justice et vengeance de ceux qui ont violé
les droits du public, qui ont haï ou trahi la cause nationale, qui ont attenté à la
liberté. Il ne parle pas en historien, mais en contemporain ; il semble que sa vie
et son honneur sont en jeu, qu’il plaide pour lui-même, qu’il est membre du Long
Parlement, qu’il entend à la porte les mousquets et les épées des gardes envoyés
pour arrêter Pym et Hampden. M. Guizot a raconté la même histoire ; mais vous
reconnaissez dans son livre le jugement calme et l’émotion impartiale d’un
philosophe. Il ne condamne point les actions de Strafford ou de Charles ; il les
explique ; il montre dans Strafford le naturel impérieux, le génie dominateur qui se
sent né pour commander et briser les résistances, qu’un penchant invincible révolte
contre la loi ou le droit qui l’enchaîne, qui opprime par une sorte de nécessité
intérieure, et qui est fait pour gouverner comme une épée pour frapper. Il montre
dans Charles le respect inné de la royauté, la croyance au droit divin, la
conviction enracinée que toute remontrance ou réclamation est une insulte à sa
couronne, un attentat à sa propriété, une sédition impie et criminelle : dès lors,
vous ne voyez plus dans la lutte du roi et du parlement que la lutte de deux
doctrines ; vous cessez de prendre intérêt à une ou à l’autre pour prendre intérêt à
toutes les deux ; vous êtes les spectateurs d’un drame ; vous n’êtes plus les juges
d’un procès. C’est un procès que Macaulay instruit devant nous ; il y prend parti ;
son récit est un réquisitoire, le plus entraînant, le plus âpre, le mieux raisonné
qu’on ait écrit. Il approuve la condamnation de Strafford ; il honore et admire
Cromwell ; il exalte le caractère des puritains ; il loue Hampden jusqu’à l’égaler à
Washington ; il n’a pas de paroles assez méprisantes et assez insultantes pour
Laud ; et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que chacun de ses jugements est
justifié par autant de citations, d’autorités, de précédents historiques, de
raisonnements, de preuves concluantes, qu’en pourrait amasser la vaste érudition de
Hallam ou la calme dialectique de Mackintosh. Qu’on juge de cette passion emportée
et de cette logique accablante par un seul passage :
Pendant plus de dix ans, le peuple avait vu les droits qui lui appartenaient à
double titre, par héritage immémorial et par achat récent, brisés par le roi perfide
qui les avait reconnus. À la fin, les circonstances forçaient Charles de convoquer
un nouveau parlement ; une chance nouvelle s’offrait à nos pères : devaient-ils la
rejeter comme ils avaient rejeté la première ? devaient-ils encore une fois se
laisser duper par un le roi le veut ? devaient-ils encore une fois
avancer leur argent sur des promesses violées, et puis violées encore ? devaient-ils
aller déposer une seconde pétition des droits au pied du trône, prodiguer une
seconde fois des subsides en échange d’une seconde cérémonie vaine, ensuite prendre
leur congé, jusqu’à ce que, après dix autres années de fraude et d’oppression, leur
prince demandât un nouveau subside et le payât d’un nouveau parjure ? Ils étaient
forcés de choisir entre deux partis : se fier à un tyran ou l’abattre. Nous pensons
qu’ils choisirent sagement et noblement.
Les avocats de Charles, comme les avocats d’autres malfaiteurs, contre lesquels on
produit des preuves accablantes, évitent ordinairement toute discussion sur les
faits, et se contentent d’en appeler aux témoignages portés sur son caractère. Il
avait tant de vertus privées ! Est-ce que Jacques II n’avait pas de vertus privées ?
Et quelles sont, après tout, ces vertus attribuées à Charles ? un zèle religieux qui
n’était pas plus sincère que celui de son fils, et qui était tout aussi étroit et
tout aussi puéril, et un petit nombre de ces qualités ordinaires de ménage et de
bienséance, que la moitié des pierres tumulaires réclament chez nous pour les morts
qu’elles recouvrent ! Bon père ! Bon mari ! Grande apologie sans doute pour quinze
ans de persécution, de tyrannie et de mensonge !
Nous lui imputons d’avoir violé son vœu de couronnement, et on nous répond qu’il a
gardé son vœu de mariage ! Nous l’accusons d’avoir livré son peuple aux sévérités
impitoyables des prélats les plus fanatiques et les plus durs, et son excuse est
qu’il prit son petit garçon sur ses genoux pour l’embrasser ! Nous lui reprochons
d’avoir violé les articles de la Pétition des droits, après avoir, moyennant bonnes
et solides compensations, promis de les respecter, et on nous apprend qu’il avait
coutume d’aller écouter des prières dès six heures du matin ! C’est à des
considérations de ce genre, et aussi à son habit par Van Dick, à sa belle figure, à
sa barbe en pointe, qu’il doit, nous le croyons fermement, la popularité dont il
jouit auprès de notre génération.
Quant à nous, nous ne comprenons pas cette phrase banale : homme de bien, mais
mauvais roi. Nous concevrions aussi aisément qu’on dît : homme de bien, et père
dénaturé ; homme de bien, et ami déloyal. Nous ne pouvons, en appréciant le
caractère d’un individu, faire abstraction, dans l’examen de sa conduite, de
l’office le plus important de l’homme ; et si, dans cet office, nous le trouvons
égoïste, cruel et trompeur, nous prendrons la liberté de l’appeler méchant homme ;
en dépit de toute sa tempérance à table et de toute sa régularité à la chapelle1367.
Voilà pour le père ; voici pour le fils. Le lecteur sentira, à la fureur de
l’invective, quel excès de rancune le gouvernement des Stuarts a laissé dans le cœur
d’un patriote, d’un whig, d’un protestant et d’un Anglais :
Alors vinrent ces jours dont on ne se souviendra jamais sans rougir, jours de
servitude sans fidélité, de sensualité sans amour, de talents imperceptibles et de
vices gigantesques, le paradis des cœurs froids et des esprits étroits, l’âge d’or
des lâches, des bigots et des esclaves. Le roi rampa devant son rival pour obtenir
les moyens de fouler aux pieds son peuple, descendit jusqu’à être un vice-roi de
France, et empocha, avec une infamie complaisante, ses insultes dégradantes et son
or plus dégradant encore. Les caresses des prostituées et les plaisanteries des
bouffons réglèrent la politique de l’État ; le gouvernement eut juste assez
d’habileté pour tromper, et juste assez de religion pour persécuter ; les principes
de la liberté furent la dérision de tout arlequin de cour et l’anathème de tout
valet d’église. Dans tous les hauts lieux, on rendit culte et hommage à Charles et à
Jacques, à Bélial et à Moloch ; et l’Angleterre apaisa ces obscènes et cruelles
idoles avec le sang des meilleurs et des plus braves de ses enfants. Le crime
succéda au crime, la honte à la honte, jusqu’à ce que la race maudite de Dieu et des
hommes fût une seconde fois chassée pour errer sur la face de la terre, pour servir
de proverbe aux peuples et pour être montrée au doigt par les nations1368.
Je n’ai pu traduire toutes les métaphores bibliques de ce morceau, qui a gardé
quelque chose de l’accent de Milton et des prophètes puritains ; il suffit cependant
pour montrer vers quelle issue se portent les diverses tendances de ce grand esprit,
quelle est sa pente, comment l’esprit pratique, la science et le talent historique,
la présence incessante des idées morales et religieuses, l’amour de la patrie et de
la justice, concourent à faire de lui l’historien de la liberté.
Son talent y a aidé ; car ses opinions sont de la même famille que son talent.
Ce qui frappe en lui d’abord, c’est l’extrême solidité de son esprit. Il prouve
tout ce qu’il dit, avec une force et une autorité étonnantes. On est presque sûr de
ne jamais s’égarer en le suivant. S’il emprunte un témoignage, il commence par
mesurer la véracité et l’intelligence des auteurs qu’il cite, et par corriger les
erreurs qu’ils peuvent avoir commises par négligence ou partialité. S’il prononce un
jugement, il s’appuie sur les faits les plus certains, sur les principes les plus
clairs, sur les déductions les plus simples et les mieux suivies. S’il développe un
raisonnement, il ne se perd jamais dans une digression ; il a toujours son but
devant les yeux ; il y marche par le chemin le plus sûr et le plus droit. S’il
s’élève à des considérations générales, il monte pas à pas tous les degrés de la
généralisation, sans en omettre un seul ; il sonde à chaque instant le terrain ; il
n’ajoute ni ne retranche rien aux faits ; il veut, au prix de toutes les précautions
et de toutes les recherches, arriver à l’exacte vérité. Il sait un nombre infini de
détails de toute espèce ; il possède un très-grand nombre d’idées philosophiques et
de tout ordre ; mais son érudition est d’aussi bon aloi que sa philosophie, et l’une
et l’autre forment une monnaie digne d’avoir cours auprès de tous les esprits
pensants. On sent qu’il ne croit rien sans raison ; que, si on révoquait en doute
l’un des faits qu’il avance ou l’une des vues qu’il propose, on verrait arriver à
l’instant une multitude de documents authentiques et un bataillon serré d’arguments
convaincants. Nous sommes trop habitués en France et en Allemagne à recevoir des
hypothèses sous le nom de lois historiques, et des anecdotes douteuses sous le nom
d’événements attestés. Nous voyons trop souvent des systèmes entiers se fonder du
jour au lendemain, au caprice d’un écrivain, sortes de châteaux fantastiques dont
l’ordonnance régulière simule l’apparence des édifices véritables, et qui
s’évanouissent d’un souffle dès qu’on veut les toucher. Nous avons tous fait des
théories, au coin du feu, dans une discussion, pour le besoin de la cause, lorsque,
faute d’une raison, il nous fallait un argument postiche, semblables à ces généraux
chinois qui, pour effrayer les ennemis, rangent parmi leurs troupes des monstres
formidables de carton peint. Nous avons jugé les hommes à la volée, sur l’impression
du moment, sur une action détachée, sur un document isolé, et nous les avons
affublés de vices ou de vertus, de sottise ou de génie, sans contrôler par la
logique ni par la critique les décisions aventureuses où notre précipitation nous
avait emportés. Aussi éprouve-t-on un contentement profond et une sorte de paix
intérieure, lorsqu’on quitte tant de doctrines écloses au jour le jour dans nos
livres ou dans nos revues, pour suivre la marche assurée d’un guide si clairvoyant,
si réfléchi, si instruit, si capable de nous bien conduire. On comprend pourquoi les
Anglais accusent les Français d’être légers et les Allemands d’être chimériques.
Macaulay porte dans les sciences morales cet esprit de circonspection, ce besoin de
certitude et cet instinct du vrai qui composent l’esprit pratique, et qui, depuis
Bacon, font dans les sciences le mérite et la puissance de sa nation. Si l’art et la
beauté y perdent, la vérité et la certitude y gagnent ; et, par exemple, personne
n’ose lui savoir mauvais gré d’avoir inséré la démonstration suivante dans la vie
d’Addison :
Pope voulait refondre son poëme sur la Boucle de cheveux enlevée.
Addison essaya de l’en détourner, et Pope déclara dans la suite que ce conseil
insidieux lui avait fait deviner pour la première fois la déloyauté de celui qui
l’avait donné. Aujourd’hui il ne peut y avoir de doute que le plan de Pope ne fût
très-ingénieux et qu’il ne l’ait exécuté avec une habileté et un succès très-grands.
Mais s’ensuit-il nécessairement que l’avis d’Addison fût mauvais ? Et si l’avis
d’Addison était mauvais, s’ensuit-il nécessairement qu’il ait été donné avec de
mauvaises intentions ? Supposons qu’un ami vienne nous demander si nous lui
conseillons de risquer toute sa fortune dans une loterie où il n’a qu’une chance
contre dix, nous ferions de notre mieux pour l’empêcher de courir un pareil risque.
Quand il serait assez heureux pour gagner le lot de trente mille guinées, nous
n’admettrions pas que notre conseil fût pour cela mauvais, et nous croirions
certainement que ce serait à lui le comble de l’injustice de nous accuser d’avoir
agi par méchanceté. Nous pensons que l’avis d’Addison était un bon avis. Il était
appuyé sur un principe solide, fruit d’une longue et vaste expérience. La règle
générale est indubitablement que lorsqu’un ouvrage d’imagination a réussi, on ne
doit pas le refondre. Nous ne pouvons en ce moment nous rappeler un seul exemple où
cette règle ait été transgressée avec un heureux effet, excepté l’exemple de la Boucle de cheveux. Le Tasse refondit sa Jérusalem.
Akenside refondit ses Plaisirs de l’imagination et son Épître à Curion ; Pope lui-même, enhardi sans doute par le succès
avec lequel il avait étendu et remanié la Boucle de cheveux, fit
la même expérience sur la Dunciade. Tous ces essais échouèrent.
Qui pouvait prévoir que Pope, une fois dans sa vie, serait capable de faire ce qu’il
ne put faire lui-même une seconde fois, et ce que personne autre n’a jamais
fait ?
L’avis d’Addison était bon. Mais, quand même il eût été mauvais, pourquoi le
déclarerions-nous déloyal ? Walter Scott nous dit qu’un de ses meilleurs amis
prédisait une chute à son Waverley. Herder conjura Gœthe de ne pas
prendre un sujet si défavorable que Faust. Hume voulut dissuader
Robertson d’écrire l’Histoire de Charles-Quint. Bien plus, Pope
lui-même fut parmi ceux qui prédisaient que Caton ne réussirait
jamais sur la scène, et il engagea Addison à l’imprimer, sans risquer une
représentation. Mais Walter Scott, Gœthe, Robertson, Addison, eurent le bon sens et
la générosité de supposer à leurs conseillers des intentions pures. Pope n’avait
point un cœur comme eux1369.
Que pense le lecteur de ce dilemme et de cette double série d’inductions ? La
démonstration ne serait ni plus soignée, ni plus rigoureuse, s’il s’agissait de
prouver une loi de physique.
Ce talent de démontrer est accru par le talent de développer. Macaulay porte la
lumière dans les esprits inattentifs, comme il porte la conviction dans les esprits
rebelles ; il fait voir aussi bien qu’il fait croire, et répand autant d’évidence
sur les questions obscures, que de certitude sur les points douteux. Il est
impossible de ne pas le comprendre ; il aborde son sujet par toutes les faces, il le
retourne de tous les côtés ; il semble qu’il s’occupe de tous les spectateurs, et
songe à se faire entendre de chacun en particulier ; il calcule la portée de chaque
esprit, et cherche, pour chacun d’eux, une forme d’exposition convenable ; il nous
prend tous par la main et nous conduit tour à tour au but qu’il s’est marqué. Il
part des données les plus simples, il descend à notre niveau, il se met de
plain-pied avec notre esprit ; il nous épargne la peine du plus léger effort ; puis
il nous emmène, et partout sur la route il nous aplanit le chemin ; nous montons peu
à peu sans nous apercevoir de la pente, et à la fin, nous nous trouvons sur la
hauteur, après avoir marché aussi commodément qu’en plaine. Lorsqu’un sujet est
obscur, il ne se contente pas d’une première explication, il en donne une seconde,
puis une troisième ; il jette à profusion la lumière, il l’apporte de tous côtés, il
va la chercher dans toutes les parties de l’histoire ; et ce qu’il y a de
merveilleux, c’est qu’il n’est jamais long. En le lisant, on se trouve dans son
naturel ; on sent qu’on est fait pour comprendre ; on se sait mauvais gré d’avoir
pris si longtemps le demi-jour pour le jour ; on se réjouit de voir sortir et
jaillir à flots cette clarté surabondante ; le style exact, les antithèses d’idées,
les constructions symétriques, les paragraphes opposés avec art, les résumés
énergiques, la suite régulière des pensées, les comparaisons fréquentes, la belle
ordonnance de l’ensemble, il n’est pas une idée ni une phrase de ses écrits où
n’éclatent le talent et le besoin d’expliquer, qui sont le propre de l’orateur. Il
était membre du parlement, et parlait si bien, dit-on, qu’on l’écoutait pour le seul
plaisir de l’entendre. L’habitude de la tribune est peut-être la cause de cette
lucidité incomparable. Pour convaincre une grande assemblée, il faut s’adresser à
tous ses membres ; pour garder l’attention d’hommes distraits et fatigués, il faut
leur éviter toute fatigue ; il faut qu’ils comprennent trop pour comprendre assez.
Parler en public, c’est vulgariser les idées ; c’est tirer la vérité des hauteurs où
elle habite avec quelques penseurs pour la faire descendre au milieu de la foule ;
c’est la mettre au niveau des esprits communs qui, sans cette intervention, ne
l’auraient jamais aperçue que de loin, et bien au-dessus d’eux. Aussi, lorsque les
grands orateurs consentent à écrire, ils sont les plus puissants des écrivains ; ils
rendent la philosophie populaire ; ils font monter tous les esprits d’un étage, et
semblent agrandir l’intelligence du genre humain. Entre les mains de Cicéron les
dogmes des stoïciens et la dialectique des académiciens perdent leurs épines. Les
subtils raisonnements des Grecs deviennent unis et aisés ; les difficiles problèmes
de la providence, de l’immortalité, du souverain bien, entrent dans le domaine
public. Les sénateurs, hommes d’affaires, les jurisconsultes, amateurs des formules
et de la procédure, les massives et étroites intelligences des publicains
comprennent les déductions de Chrysippe ; et le livre des Devoirs a rendu vulgaire
la morale de Panætius. Aujourd’hui M. Thiers, dans ses deux grandes histoires, a mis
à la portée du premier venu les questions les plus embrouillées de stratégie et de
finances ; s’il voulait faire un cours d’économie politique au commissionnaire du
coin, je suis sûr qu’il se ferait comprendre ; et des écoliers de seconde ont pu
lire l’Histoire de la civilisation par M. Guizot.
Lorsqu’avec la faculté de prouver et d’expliquer, on en ressent le désir, on arrive
à la véhémence. Ces raisonnements serrés et multipliés qui se portent tous vers un
seul but, ces coups répétés de logique qui viennent à chaque instant, et l’un sur
l’autre, ébranler l’adversaire, communiquent au style la chaleur et la passion.
Rarement éloquence fut plus entraînante que celle de Macaulay. Il a le souffle
oratoire ; toutes ses phrases ont un accent ; on sent qu’il veut gouverner les
esprits, qu’il s’irrite de la résistance, qu’il combat en dissertant. Toujours, dans
ses livres, la discussion saisit et emporte le lecteur ; elle avance d’un mouvement
égal, avec une force croissante, en ligne droite, comme ces grands fleuves
d’Amérique, aussi impétueux qu’un torrent et aussi larges qu’une mer. Cette
abondance de pensée et de style, cette multitude d’explications, d’idées et de
faits, cet amas énorme de science historique va roulant, précipité en avant par la
passion intérieure, entraînant les objections sur son passage, et ajoutant à l’élan
de l’éloquence la force irrésistible de sa masse et de son poids. On peut dire que
l’histoire de Jacques Il est un discours en deux volumes, prononcé d’une haleine,
sans que la voix ait jamais faibli. On voit l’oppression et le mécontentement
commencer, grandir, s’étendre, les partisans de Jacques l’abandonner un à un, l’idée
de la révolution naître dans tous les cœurs, s’affermir, se fixer, les préparatifs
se faire, l’événement s’approcher, devenir imminent, puis tout d’un coup fondre sur
l’aveugle et injuste monarque, et balayer son trône et sa race avec la violence
d’une tempête prévue et fatale. La véritable éloquence est celle qui achève ainsi le
raisonnement par l’émotion, qui reproduit par l’unité de la passion l’unité des
événements, qui répète le mouvement et l’enchaînement des faits par le mouvement et
l’enchaînement des idées. Elle est la véritable imitation de la nature ; elle est
plus complète que la pure analyse ; elle ranime les êtres ; son élan et sa véhémence
font partie de la science et de la vérité. Quelle que soit la question qu’il traite,
économie politique, morale, philosophie, littérature, histoire, Macaulay se
passionne pour son sujet. Le courant qui emporte les choses excite en lui, dès qu’il
l’aperçoit, un courant qui emporte sa pensée. Il n’expose pas son opinion ; il la
plaide. Il a ce ton énergique, soutenu et vibrant, qui fait fléchir les oppositions
et conquiert les croyances. Sa pensée est une force active ; elle s’impose à
l’auditeur ; elle l’aborde avec tant d’ascendant, elle arrive avec un si grand
cortége de preuves, avec une autorité si manifeste et si légitime, avec un élan si
puissant, qu’on ne songe pas à lui résister, et elle maîtrise le cœur par sa
véhémence en même temps que par son évidence elle maîtrise la raison.
Tous ces dons sont communs aux orateurs ; on les retrouve avec des proportions et
des degrés différents chez des hommes comme Cicéron et Tite-Live, comme Bourdaloue
et Bossuet, comme Fox et Burke. Ces beaux et solides esprits forment une famille
naturelle, et les uns comme les autres ont pour trait principal l’habitude et le
talent de passer des idées particulières aux idées générales, avec ordre et avec
suite, comme on monte un escalier en posant le pied tour à tour sur chaque degré.
L’inconvénient de cet art, c’est l’emploi du lieu commun. Les hommes qui le
pratiquent ne peignent pas les objets avec précision, ils tombent aisément dans la
rhétorique vague. Ils ont en main des développements tout faits, sorte d’échelles
portatives qui s’appliquent également bien sur les deux faces contraires de la même
question et de toute question. Ils demeurent volontiers dans une région moyenne
parmi des tirades et des arguments d’avocat, avec une connaissance telle quelle du
cœur humain, et un nombre raisonnable d’amplifications sur l’utile et le juste. En
France et à Rome, chez les races latines, surtout au dix-septième siècle, ils aiment
à se tenir au-dessus de la terre, parmi les mots nobles ou dans les considérations
générales, dans le style de salon et d’académie. Ils ne descendent pas jusqu’aux
petits faits, jusqu’aux détails probants, jusqu’aux exemples circonstanciés de la
vie vulgaire. Ils sont plus enclins à plaider qu’à démontrer. En cela Macaulay se
sépare d’eux. Son principe est qu’un fait particulier a plus de prise sur l’esprit
qu’une réflexion générale. Il sait que pour donner à des hommes une idée nette et
vive, il faut les reporter à leur expérience personnelle. Il remarque que pour1370 leur faire comprendre une tempête, le seul moyen est de leur
rappeler tel orage qu’ils ont vu de leurs yeux, entendu de leurs oreilles, dont leur
mémoire est encore pleine, et qui, par contre-coup, bruisse encore dans tous leurs
sens. Il pratique dans son style la philosophie de Bacon et de Locke. Selon lui
comme selon eux, le commencement de toute idée est une sensation. Tout raisonnement
compliqué, toute conception d’ensemble a pour unique soutien quelques faits
particuliers. Il en est pour tout échafaudage d’idées comme pour une théorie
scientifique. Au-dessous des longs calculs, des formules d’algèbre, des déductions
subtiles, des volumes écrits qui contiennent les combinaisons et les élaborations
des cervelles savantes, il y a deux ou trois expériences sensibles, deux ou trois
petits faits qu’on vous fait toucher du doigt, un tour de roue dans une machine, une
coupure de scalpel sur un corps vivant, une coloration imprévue dans un liquide. Ce
sont là les spécimens décisifs. Toute la substance de la théorie,
toute la force de la preuve y est contenue. La vérité y est comme une noix dans sa
coque ; la pénible et ingénieuse discussion n’y ajoute rien ; elle ne fait
qu’ la noix. C’est pourquoi si l’on veut bien prouver, on doit avant tout
présenter ces spécimens, insister sur eux, les rendre visibles et tangibles au
lecteur autant qu’on le peut avec des mots. Cela est difficile, car les mots ne sont
pas les choses. La seule ressource de l’écrivain est d’employer des mots qui mettent
les choses devant les yeux. Pour cela, il faut faire appel à l’observation
personnelle du lecteur, partir de son expérience, comparer les objets inconnus qu’on
lui montre aux objets connus qu’il voit tous les jours, rapprocher les événements
anciens des événements contemporains. Macaulay a toujours devant les yeux des
imaginations anglaises, remplies par des images anglaises, je veux dire par le
souvenir détaillé et présent d’une rue de Londres, d’un cellier à spiritueux, d’une
allée de pauvres, d’une après-midi à à Hyde-Park, d’un paysage humide et vert, d’une
maison blanche et garnie de lierre à la campagne, d’un clergyman en cravate blanche,
d’un matelot en casquette de cuir. C’est à ces souvenirs qu’il s’adresse ; il les
rend encore plus précis par des peintures et des statistiques ; il marque les
couleurs et les qualités ; il est passionné pour l’exactitude ; ses descriptions
sont dignes à la fois d’un peintre et d’un géographe ; il écrit en homme qui voit
l’objet physique et sensible, et qui en même temps le classe et l’évalue. Vous le
verrez porter ses nombres jusque dans les valeurs morales ou littéraires, assignera
une action, à une vertu, à un livre, à un talent sa case et son rang dans l’échelle
avec une telle netteté et un tel relief qu’on se croirait volontiers dans un muséum
cadastré non pas de peaux empaillées, je vous prie de le croire, mais d’animaux
sentants, souffrants et vivants.
Considérez, par exemple, ces phrases par lesquelles il essaye de rendre sensibles à
un public anglais les événements de l’Inde : « Au temps de Warren Hastings, dit-il,
la grande affaire d’un serviteur de la Compagnie était d’extorquer aux indigènes
cent ou deux cent mille livres sterling aussi promptement que possible, afin de
pouvoir revenir en Angleterre avant que sa constitution eût souffert du climat, pour
épouser la fille d’un pair, acheter des bourgs pourris dans le Cornouailles, et
donner des bals à Saint-James square… Il y avait encore un nabab du Bengale, qui
jouait le même rôle vis-à-vis des dominateurs anglais de son pays, qu’Augustule
auprès d’Odoacre, ou les derniers Mérovingiens avec Charles Martel et Pépin le Bref.
Il vivait à Moorshedabad, entouré d’un appareil magnifique et princier. On
l’approchait avec des marques extérieures de respect, et son nom figurait dans les
actes officiels. Mais pour le gouvernement du pays, il y avait moins de part que le
plus jeune commis ou cadet au service de la Compagnie… » Pour Nuncomar, le ministre
indigène de la Compagnie, « il est difficile d’en donner une idée à ceux qui ne
connaissent la nature humaine que par les traits sous lesquels elle se montre dans
notre île. Ce que l’Italien est à l’Anglais, ce que l’Hindou est à l’Italien, ce que
le Bengalais est aux autres Hindous, Nuncomar l’était aux autres Bengalais.
L’organisation physique du Bengalais est si faible qu’elle est efféminée. Il vit
dans un bain perpétuel de vapeur. Ses occupations sont sédentaires, ses membres
délicats, ses mouvements languissants. Pendant plusieurs siècles, il a été foulé aux
pieds par des hommes de race plus hardie et plus entreprenante. Le courage, l’esprit
d’indépendance, la véracité sont des qualités auxquelles sa constitution et sa
situation sont également défavorables. Son esprit est singulièrement analogue à son
corps. Il est faible jusqu’à s’abandonner lorsqu’il faut une résistance virile ;
mais sa souplesse et son tact excitent chez les enfants des climats plus rudes une
admiration qui n’est pas exempte de dédain. Tous les artifices qui sont la défense
naturelle du faible sont plus familiers à cette race subtile qu’à l’Ionien du temps
de Juvénal, ou au juif du moyen âge. Ce que les cornes sont pour le buffle, ce que
la griffe est pour le tigre, ce que l’aiguillon est pour l’abeille, ce que la
beauté, selon la vieille chanson grecque, est pour la femme, la ruse et la perfidie
le sont pour le Bengalais. Grandes promesses, excuses mielleuses, tissus élaborés de
mensonges compliqués, chicanes, parjures, faux, telles sont les armes défensives et
offensives des gens du Bas-Gange. Tous ces millions d’hommes ne fournissent pas un
cipaye aux armées de la Compagnie. Mais comme usuriers, changeurs, procureurs
retors, aucune classe d’êtres ne peut supporter avec eux la comparaison1371… »
Ce sont ces hommes et ces affaires qui allaient fournir à Burke la plus ample et la
plus éclatante matière d’éloquence, et lorsque Macaulay décrit le talent propre du
grand orateur, c’est le sien par contre-coup qu’il décrit.
Il avait au plus haut degré la magnifique faculté par laquelle l’homme est capable
de vivre dans le passé et dans l’avenir, dans les choses éloignées, et dans les
choses imaginaires. L’Inde et ses habitants n’étaient point pour lui comme pour la
plupart des Anglais de simples noms, des abstractions, mais un pays réel et des
hommes réels. Le soleil brûlant, l’étrange végétation de cocotiers et de palmiers,
le champ de riz, le réservoir d’eau, les arbres énormes, plus vieux que l’empire
Mogol, sous lesquels s’assemblent les foules villageoises, le toit de chaume de la
hutte du paysan, les riches arabesques de la mosquée où l’iman prie la face tournée
vers la Mecque, les tambours et les bannières, les idoles parées, le pénitent
balancé dans l’air, la gracieuse jeune fille, avec sa cruche sur la tête, descendant
les marches de la rivière, les figures noires, les longues barbes, les bandes jaunes
des sectaires, les turbans et les robes flottantes, les lances et les masses
d’armes, les éléphants avec leurs pavillons de parade, le splendide palanquin du
prince, la litière fermée de la noble dame ; toutes ces choses étaient pour lui
comme les objets parmi lesquels sa vie s’était passée, comme les objets qui sont sur
la route entre Beaconsfield et Saint-James Street. L’Inde entière était présente
devant les yeux de son esprit, depuis les salles où les suppliants déposent l’or et
les parfums aux pieds des monarques, jusqu’au marais sauvage où le camp des
Bohémiens est dressé, depuis les bazars qui bourdonnent comme des ruches d’abeilles
avec la foule des vendeurs et des acheteurs, jusqu’à la jungle où le courrier
solitaire secoue son paquet d’anneaux de fer pour écarter les hyènes. Il avait une
idée précisément aussi vive de l’insurrection de Bénarès que de l’émeute de lord
George Gordon, et de l’exécution de Nuncomar que de l’exécution du docteur Dodd.
L’oppression au Bengale était la même chose pour lui que l’oppression dans les rues
de Londres1372.
D’autres parties de ce talent sont plus particulièrement anglaises. Macaulay a la
main rude ; quand il frappe, il assomme. Chez nous, disait Béranger,
Chez nous point
Et le lecteur français s’étonnerait s’il entendait un grand historien traiter un
illustre poëte de la façon que voici :
Dans tous les ouvrages où M. Southey a complétement abandonné la narration, et
essayé de traiter des questions morales et politiques, sa chute a été complète et
ignominieuse. En ces occasions, ses écrits n’ont été protégés contre l’extrême
mépris et l’extrême dérision que par la beauté et la pureté du style. Nous
trouvons, nous l’avouons, un si grand charme dans son anglais, que même lorsqu’il
écrit des absurdités, nous le lisons généralement avec plaisir, excepté lorsqu’il
essaye d’être plaisant. Un plus intolérable bouffon n’a jamais existé. Il
s’efforce très-souvent d’être comique, et pourtant nous ne nous rappelons pas une
seule occasion où il ait réussi à être autre chose que bizarrement et étourdiment
insipide. Un homme sensé pourrait dire des sottises pareilles au coin de son feu ;
mais qu’un être humain, après avoir fait de tels jeux de mots, les écrive, les
recopie, les transmette à l’imprimeur, en corrige les épreuves et les lance dans
le monde, c’en est assez pour nous faire rougir de notre espèce1373.
On devine bien qu’il n’est pas plus doux pour les morts que pour les vivants. Par
exemple, s’il s’agit de l’archevêque Laud :
Le plus sévère châtiment que les deux chambres eussent pu lui infliger, était de
le mettre en liberté et de l’envoyer à Oxford. Là il serait demeuré, torturé par
son humeur diabolique, affamé de mettre au pilori et de mutiler les protestants,
tourmentant les cavaliers, faute d’autres, par sa sottise et son aigreur,
s’acquittant dans la cathédrale de ses génuflexions et de ses grimaces, continuant
cet incomparable journal que nous ne regardons jamais sans que l’imbécillité de
son intelligence nous fasse oublier les vices de son cœur, notant minutieusement
ses rêves, comptant les gouttes de sang qui coulaient de son nez, surveillant de
quel côté tombait le sel et écoutant les cris de la chouette. Le mépris et la
pitié étaient la seule vengeance que le parlement aurait dû prendre d’un si
ridicule vieux bigot1374.
Quand il plaisante, il reste grave, ainsi que font presque tous les écrivains de
son pays. L’humour consiste à dire d’un ton solennel des choses
extrêmement comiques, et à garder le style noble et la phrase ample, au moment même
où l’on fait rire tous ses auditeurs. Tel est le commencement d’un article sur un
nouvel historien de Burleigh :
L’ouvrage du docteur Nares, dit-il, nous a rempli d’un étonnement semblable à
celui qu’éprouva le capitaine Lemuel Gulliver, lorsqu’il aborda pour la première
fois à Brobdingnag, et vit des tiges de blé aussi hautes que des chênes, des dés
aussi grands que des seaux, et des roitelets aussi gros que des dindons. L’ouvrage
et toutes ses parties sont composés sur une échelle gigantesque ; le titre est
aussi long qu’une préface ordinaire, la préface remplirait un livre ordinaire, et
le livre contient autant de matière qu’une bibliothèque. Nous ne pouvons mieux
résumer les mérites de cette prodigieuse masse de papier qu’en disant qu’elle
consiste en deux mille pages in-4º environ d’impression serrée, qu’elle occupe en
volume quinze cents pouces cubes, et qu’elle pèse soixante livres bien comptées.
Un tel livre, avant le déluge, eût été considéré comme une lecture aisée par Hilpa
et Shalum ; mais malheureusement la vie de l’homme n’est aujourd’hui que de
soixante-dix ans, et nous ne pouvons nous empêcher de dire au docteur Nares que ce
n’est pas bien à lui de nous demander une grande portion d’une si courte
existence1375.
Cette comparaison, empruntée à Swift, est une moquerie dans le goût de Swift. Les
mathématiques deviennent, entre les mains des Anglais, un excellent moyen de
raillerie, et l’on se rappelle comment le spirituel doyen, comparant par des
chiffres la générosité romaine et la générosité anglaise, accablait Marlborough sous
une addition. L’humour emploie contre les gens des faits positifs,
des arguments de commerçant, des contrastes bizarres tirés de la vie vulgaire. Cela
surprend et déroute tout d’un coup le lecteur ; on tombe brusquement sous quelque
détail familier et grotesque ; le choc est violent ; on éclate de rire sans beaucoup
de gaieté ; la détente part si soudainement et si durement qu’elle est comme un coup
d’assommoir. En voici un exemple : Macaulay réfute ceux qui ne veulent pas qu’on
imprime les auteurs classiques indécents :
Nous avons peine à croire, dit-il, que dans un monde aussi plein de tentations que
celui-ci, un homme, qui aurait été vertueux s’il n’avait pas lu Aristophane et
Juvénal, devienne vicieux parce qu’il les a lus. Celui qui, exposé à toutes les
influences d’un état de société semblable au nôtre, craint de s’exposer aux
influences de quelques vers grecs et latins, agit selon nous, comme le voleur qui
demandait aux shérifs de lui faire tenir un parapluie au-dessus de la tête, depuis
la porte de Newgate jusqu’à la potence, parce que la matinée était pluvieuse et
qu’il craignait de prendre froid1376.
L’ironie, le sarcasme, les genres de plaisanterie les plus amers sont habituels aux
Anglais : ils déchirent lorsqu’ils égratignent. Si l’on veut s’en convaincre, on
peut comparer la médisance française telle que Molière l’a représentée dans le Misanthrope, et la médisance anglaise telle que Shéridan l’a
représentée en imitant Molière et le Misanthrope. Célimène pique,
mais ne blesse pas ; les amis de lady Sneerwell blessent et laissent dans toutes les
réputations qu’ils touchent des marques sanglantes ; la raillerie que je vais
traduire est une des plus douces de Macaulay.
Les ministres donnèrent, dit-il, le commandement à lord Galway, vétéran
expérimenté, qui était dans la guerre ce que les docteurs de Molière étaient en
médecine, qui trouvait beaucoup plus honorable d’échouer en suivant les règles que
de réussir par des innovations, et qui aurait été très-honteux de lui-même s’il
avait pris Montjouy par les moyens singuliers que Peterborough employa. Ce grand
commandant conduisit la campagne de 1707 de la manière la plus scientifique. Il
rencontra l’armée des Bourbons dans la plaine d’Almanza. Il rangea ses troupes
d’après les méthodes prescrites par les meilleurs écrivains, et en peu d’heures
perdit dix-huit mille hommes, cent vingt étendards, tout son bagage et toute son
artillerie1377.
Ces rudesses sont d’autant plus fortes, que le ton ordinaire est plus noble et plus
sérieux.
On n’a vu jusqu’ici que le raisonneur, le savant, l’orateur et l’homme d’esprit ;
il y a encore dans Macaulay un poëte ; et, quand on n’aurait pas lu ses Chants de l’ancienne Rome, il suffirait, pour le deviner, de lire
quelques-unes de ses phrases où l’imagination, longtemps contenue par la sévérité de
la démonstration, déborde tout d’un coup par des métaphores magnifiques, et se
répand en comparaisons splendides, dignes par leur ampleur d’être reçues dans une
épopée.
L’Arioste, dit-il, nous raconte l’histoire d’une fée, qui par une loi mystérieuse
de sa nature, était condamnée à paraître en certaines saisons sous la forme d’un
hideux et venimeux serpent. Ceux qui la maltraitaient pendant la période de son
déguisement étaient à jamais exclus des bienfaits qu’elle prodiguait aux hommes.
Mais pour ceux qui, en dépit de son aspect repoussant, avaient pitié d’elle et la
protégeaient, elle se révélait plus tard à leurs yeux sous la belle et céleste forme
qui lui était naturelle, accompagnait leurs pas, exauçait tous leurs désirs,
remplissait leur maison de richesses, les rendait heureux dans l’amour et victorieux
dans la guerre. Telle est cette déesse qu’on nomme la Liberté. Parfois elle prend la
forme d’un odieux reptile ; elle rampe, elle siffle, elle mord. Mais malheur à ceux
qui, saisis de dégoût, essayeront de l’écraser ! Et heureux les hommes, qui, ayant
osé la recevoir sous sa forme effrayante et dégradée, seront enfin récompensés par
elle au temps de sa beauté et de sa gloire1378 !
Ces généreuses paroles partent du cœur ; la source est pleine, elle a beau couler,
elle ne tarit pas ; dès que l’écrivain parle de la cause qu’il aime, dès qu’il voit
se lever devant lui la Liberté, l’Humanité et la Justice, la Poésie naît d’elle-même
dans son âme, et vient poser sa couronne sur le front de ses nobles sœurs.
La Réforme, dit-il ailleurs, est un événement depuis longtemps accompli ; ce volcan
a épuisé sa rage ; les vastes ravages causés par son irruption sont oubliés. Les
bornes qu’il avait emportées ont été replacées ; les édifices ruinés ont été
réparés. La lave a couvert d’une croûte féconde les champs que jadis elle avait
dévastés, et après avoir changé un riche et beau jardin en un désert, elle a changé
de nouveau le désert en un jardin plus riche et plus beau. La seconde irruption
n’est pas encore terminée. Les marques de son ravage sont toujours autour de nous ;
les cendres sont encore chaudes sous nos pieds. Dans quelques directions, ce déluge
de feu continue encore à s’étendre. Cependant l’expérience nous autorise à croire
avec certitude que cette explosion, comme celle qui l’a précédée, fertilisera le sol
qu’elle a dévasté. Déjà, dans les parties qui ont souffert le plus cruellement,
d’opulentes cultures et de paisibles habitations commencent à s’élever au milieu de
la solitude. Plus nous lirons l’histoire des âges passés, plus nous observerons les
signes de notre époque, plus nous sentirons nos cœurs se remplir et se soulever
d’espérance à la pensée des futures destinées du genre humain1379.
Je devrais peut-être, en achevant cette analyse, indiquer quelles imperfections
sont l’effet de ces grandes qualités ; comment l’aisance, la grâce, la verve
aimable, la variété, la simplicité, l’enjouement, manquent à cette mâle éloquence, à
cette solide raison, à cette ardente dialectique ; pourquoi l’art d’écrire et la
pureté classique ne se rencontrent point toujours dans cet homme de parti,
combattant de tribune ; bref, pourquoi un Anglais n’est ni un Français ni un
Athénien. J’aime mieux traduire encore un passage, dont la solennité et la
magnificence donneront quelque idée des sérieux et riches ornements qu’il jette sur
son récit, sorte de végétation puissante, fleurs de pourpre éclatante, pareilles à
celles qui s’épanouissent à chaque page du Paradis perdu et de Childe Harold. Warren Hasting arrivait de l’Inde et venait d’être
décrété d’accusation.
Le 13 février 1788, les séances de la cour commencèrent. On a vu des spectacles
plus éblouissants pour l’œil, plus resplendissants de pierreries et de drap d’or,
plus attrayants pour des hommes enfants ; mais peut-être il n’y en eut jamais de
mieux calculé pour frapper un esprit réfléchi et une imagination cultivée. Tous les
genres divers d’intérêt qui appartiennent au passé et au présent, aux objets voisins
et aux objets éloignés, étaient rassemblés dans un même lieu, et dans une même
heure. Tous les talents et toutes les facultés qui sont développés par la liberté et
par la civilisation étaient en ce moment déployés avec tous les avantages qu’ils
pouvaient emprunter à leur alliance et à leur contraste. Chaque pas du procès
reportait à l’esprit, soit en arrière, à travers tant de siècles troublés, jusqu’aux
jours où les fondements de notre constitution furent posés ; soit bien loin dans
l’espace, par-dessus des mers et des déserts sans bornes, jusque parmi des nations
bronzées, qui habitent sous des étoiles inconnues, qui adorent des dieux inconnus,
et qui écrivent en caractères étranges de droite à gauche. La grande cour du
parlement allait siéger, selon les formes transmises depuis les jours des
Plantagenets, et juger un Anglais accusé d’avoir exercé la tyrannie sur le souverain
de la sainte cité de Bénarès, et sur les dames de la maison princière d’Oude.
L’endroit était digne d’un tel jugement. C’était la grande salle de Guillaume le
Roux, la salle qui avait retenti d’acclamations à l’inauguration de trente rois, la
salle qui avait vu la juste condamnation de Bacon, et le juste acquittement de
Somers, la salle où l’éloquence de Strafford avait pour un moment confondu et touché
un parti victorieux enflammé d’un juste ressentiment, la salle où Charles avait fait
face à la haute cour de justice avec ce tranquille courage qui a racheté à demi sa
réputation. Ni la pompe militaire, ni la pompe civile ne manquaient à ce spectacle.
Les avenues étaient bordées d’une ligne de grenadiers ; des postes de cavalerie
maintenaient les rues libres. Les pairs, en robe d’or et d’hermine, étaient conduits
à leurs places par des hérauts sous l’ordre de Jarretière, le roi d’armes ; les
juges, dans leurs vêtements d’office, étaient là pour donner leur avis sur les
points de loi. Près de cent soixante-dix lords, les trois quarts de la chambre
haute, marchaient en ordre solennel de leur lieu ordinaire d’assemblée au tribunal ;
le plus jeune des barons conduisait le cortége, Georges Elliot, lord Heathfield,
récemment anobli pour sa mémorable défense de Gibraltar contre les flottes et les
armées de France et d’Espagne. La longue procession était fermée par le duc de
Norfolk, comte maréchal du royaume, par les grands dignitaires, par les frères et
fils du roi ; le prince de Galles venait le dernier, remarquable par la beauté de sa
personne et par sa noble attitude. Les vieux murs gris étaient tendus d’écarlate ;
les longues galeries étaient couvertes d’un auditoire tel qu’il s’en trouva rarement
de semblable pour exciter les craintes ou l’émulation des orateurs. Là étaient
rassemblés, de toutes les parties d’un empire vaste, libre, éclairé et prospère, la
grâce et l’amabilité féminines, l’esprit et la science, les représentants de toute
science et de tout art. Là étaient assis autour de la reine les jeunes princesses de
la maison de Brunswick avec leurs blonds cheveux ; là, les ambassadeurs de grands
rois et de grandes républiques contemplaient avec admiration un spectacle que nulle
autre contrée ne pouvait leur présenter. Là, Siddons, dans toute la fleur de sa
majestueuse beauté, regardait avec émotion une scène qui surpassait toutes les
imitations du théâtre. Là, l’historien de l’empire romain pensait aux jours où
Cicéron plaidait la cause de la Sicile contre Verrès, où, devant un sénat qui
retenait encore quelque apparence de liberté, Tacite tonnait contre l’oppresseur de
l’Afrique. Là, on voyait assis l’un à côté de l’autre, le plus grand peintre et le
plus grand érudit de l’époque. Ce spectacle avait fait quitter à Reynold le chevalet
qui nous a conservé les fronts pensifs de tant d’écrivains et d’hommes d’État, et
les doux sourires de tant de nobles dames. Il avait engagé Parr à suspendre les
travaux qu’il poursuivait dans la sombre et profonde mine d’où il avait tiré un si
vaste trésor d’érudition, trésor trop souvent enseveli dans la terre, trop souvent
étalé avec ostentation, sans jugement et sans goût, mais cependant précieux, massif
et splendide. Là, se montraient les charmes voluptueux de celle à qui l’héritier du
trône avait en secret engagé sa foi ; là aussi était cette beauté, mère d’une race
si belle, la sainte Cécile dont les traits délicats, illuminés par l’amour et la
musique, ont été dérobés par l’art à la destruction commune ; là étaient les membres
de cette brillante société qui citait, critiquait et échangeait des reparties sous
les riches tentures en plumes de paon qui ornaient la maison de mistress Montague ;
là enfin, ces dames dont les lèvres, plus persuasives que celles de Fox lui-même,
avaient emporté l’élection de Westminster en dépit de la cour et de la trésorerie,
brillaient autour de Georgiana, duchesse de Devonshire1380.
Cette évocation de l’histoire, de la gloire et de la constitution nationale forme
un tableau d’un genre unique. L’espèce de patriotisme et de poésie qu’elle révèle
est le résumé du talent de Macaulay ; et le talent, comme le tableau, est tout
anglais.
Ainsi préparé, il a abordé l’histoire d’Angleterre ; il y a choisi l’époque qui
convenait le mieux à ses opinions politiques, à son style, à sa passion, à sa science,
au goût de sa nation, à la sympathie de l’Europe. Il a raconté l’établissement de la
constitution anglaise, et concentré tout le reste de l’histoire autour de cet
événement unique, « le plus beau qu’il y ait au monde1381 », aux yeux d’un Anglais et d’un politique. Il a
porté dans cette œuvre une méthode nouvelle d’une grande beauté, d’une extrême
puissance : le succès a été . Quand parut le second volume, trente mille
exemplaires étaient demandés d’avance. Essayons de décrire cette histoire, de la
rattacher à cette méthode, et cette méthode à ce genre d’esprit.
Cette histoire est universelle et n’est point brisée. Elle comprend les événements de
tout genre et les mène de front. Les uns ont raconté l’histoire des races, d’autres
celle des classes, d’autres celle des gouvernements, d’autres celle des sentiments,
des idées et des mœurs ; Macaulay les raconte toutes : « J’accomplirais bien
imparfaitement la tâche que j’ai entreprise, si je ne parlais que des batailles et des
siéges, de l’élévation et de la chute des gouvernements, des intrigues du palais, des
débats du parlement. Mon but et mes efforts seront de faire l’histoire de la nation
aussi bien que l’histoire du gouvernement, de marquer le progrès des beaux-arts et des
arts utiles, de décrire la formation des sectes religieuses et les variations du goût
littéraire, de peindre les mœurs des générations successives, et de ne point négliger
même les révolutions qui ont changé les habits, les ameublements, les repas et les
amusements publics. Je porterai volontiers le reproche d’être descendu au-dessous de
la dignité de l’histoire, si je réussis à mettre sous les yeux des Anglais du
dix-neuvième siècle un tableau vrai de la vie de leurs ancêtres1382. » Il a tenu
parole. Il n’a rien séparé et rien omis. Chez lui, les portraits se mêlent au récit.
Vous voyez ceux de Danby, de Nottingham, de Shrewsbury, de Howe, dans l’histoire d’une
session, entre deux décisions du parlement. Les petites anecdotes curieuses, les
détails d’intérieur, la description d’un mobilier viennent couper l’exposé d’une
guerre sans le rompre. En quittant le récit des grandes affaires, on voit volontiers
les goûts hollandais du roi Guillaume, le musée chinois, les grottes, les labyrinthes,
les volières, les étangs, les parterres géométriques, dont il enlaidit Hampton-Court.
Une dissertation politique précède ou suit la narration d’une bataille ; d’autres fois
l’auteur se fait touriste ou psychologue avant de devenir politique ou tacticien. Il
décrit les hautes terres d’Écosse, demi-papistes et demi-païennes, les voyants
enveloppés dans une peau de bœuf, attendant le moment de l’inspiration, des hommes
baptisés faisant aux démons du lieu des libations de lait ou de bière ; les femmes
grosses, les filles de dix-huit ans labourant un misérable champ d’avoine, pendant que
leurs maris ou leurs pères, hommes athlétiques, se chauffent au soleil ; les
brigandages et les barbaries regardés comme de belles actions ; les gens poignardés
par derrière ou brûlés vifs ; les mets rebutants, l’avoine de cheval et les gâteaux de
sang de vache vivante offerts aux hôtes par faveur et politesse ; les huttes infectes,
où l’on se couchait sur la fange, et où l’on se réveillait à demi étouffé, à demi
aveuglé et à demi lépreux. Un instant après, il s’arrête pour noter un changement du
goût public, l’horreur qu’on éprouvait alors pour ces repaires de brigands, pour cette
contrée de rocs sauvages et de landes stériles ; l’admiration qu’on ressent
aujourd’hui pour cette patrie de guerriers héroïques, pour ce pays de montagnes
grandioses, de cascades bouillonnantes, de défilés pittoresques. Il trouve dans le
progrès du bien-être physique les causes de cette révolution morale, et juge que si
nous louons les montagnes et la vie sauvage, c’est que nous sommes rassasiés de
sécurité. Il est tour à tour économiste, littérateur, publiciste, artiste, historien,
biographe, conteur, philosophe même ; par cette diversité de rôles, il égale la
diversité de la vie humaine, et présente aux yeux, au cœur, à l’esprit, à toutes les
facultés de l’homme, l’histoire complète de la civilisation de son pays.
D’autres, comme Hume, ont essayé ou essayent de le faire. Ils mettent ici les
affaires religieuses, un peu plus loin les événements politiques, ensuite des détails
littéraires, à la fin des considérations générales sur les changements de la société
et du gouvernement, croyant qu’une collection d’histoires est l’histoire, et que des
membres attachés bout à bout sont un corps. Macaulay ne l’a point cru, et a bien fait.
Quoique Anglais, il a l’esprit d’ensemble. Tant d’événements amassés font chez lui non
un total, mais un tout. Explications, récits, dissertations, anecdotes, peintures,
rapprochements, allusions aux événements modernes, tout se tient dans son livre. C’est
que tout se tient dans son esprit. Il a le plus vif sentiment des causes ; et ce sont
les causes qui lient les faits. Par elles les événements épars se rassemblent en un
événement unique ; elles les unissent parce qu’elles les produisent, et l’historien
qui les recherche toutes ne peut manquer d’apercevoir ou de sentir l’unité qui est
leur effet. Lisez, par exemple, le voyage du roi Jacques en Irlande : point de
peinture plus curieuse ; n’est-ce pourtant qu’une peinture curieuse ? Arrivé à Cork,
il ne trouve point de chevaux pour le porter. Le pays est un désert. Plus d’industrie,
plus de culture, plus de civilisation, depuis que les colons anglais et protestants
ont été chassés, volés, tués. Il est reçu entre deux haies de brigands demi-nus, armés
de couteaux et de bâtons ; sous les pas de son cheval, on étend en guise de tapis des
manteaux de grosse toile comme en portent les bandits et les bergers. On lui offre des
guirlandes de tiges de choux en manière de couronnes de lauriers. Dans un large
district, il ne se trouve en tout que deux charrettes. Le palais du lord lieutenant
est si mal bâti que la pluie noie les appartements. On part pour l’Ulster ; les
officiers français croient « voyager dans les solitudes de l’Arabie. » Le comte
d’Avaux écrit à sa cour que, pour trouver une botte de foin, il faut courir à cinq ou
six milles. À Charlemont, à grand’peine, comme marque de grande faveur, on procura un
sac de gruau à l’ambassade française. Les officiers supérieurs couchent dans des
tanières qu’ils auraient trouvées trop sales pour leurs chiens. Les soldats irlandais
sont des maraudeurs demi-sauvages qui ne savent que crier, égorger et se débander. Mal
rassasiés de pommes de terre et de lait aigre, ils se jettent en affamés sur les
grands troupeaux des protestants. Ils déchirent, à belles dents, la chair des bœufs et
des moutons, et l’avalent demi-saignante et demi-pourrie. Faute de chaudières, ils la
font cuire dans la peau. Le carême survenant, ils cessent d’engloutir les viandes, et
ne cessent pas de tuer les bêtes. Un paysan abat une vache pour se faire une paire de
souliers. Parfois, une bande égorge d’un coup cinquante ou soixante bêtes, enlève les
peaux et abandonne les corps qui empoisonnent l’air. L’ambassadeur de France estime
qu’en six semaines il y eut cinquante mille bêtes à cornes abattues qui pourrirent sur
le sol. On évaluait le nombre des moutons et brebis tués à trois ou quatre cent mille.
— Ne voit-on pas d’avance l’issue de la révolte ? Qu’attendre de ces serfs gloutons,
stupides et sauvages ? Que pourra-t-on tirer d’un pays dévasté, et peuplé de
dévastateurs ? À quelle discipline voudra-t-on soumettre ces maraudeurs et ces
bouchers ? Quelle résistance feront-ils à la Boyne, quand ils verront les vieux
régiments de Guillaume, les furieux escadrons des réfugiés français, les protestants
acharnés et insultés de Londonderry et d’Enniskillen se lancer dans la rivière et
courir l’épée haute contre leurs mousquets ? Ils s’enfuiront le roi en tête, et les
minutieuses anecdotes, éparses dans le récit des réceptions, des voyages et des
cérémonies, auront annoncé la victoire des protestants. L’histoire des mœurs se trouve
ainsi rattachée à l’histoire des événements ; les uns causent les autres, et la
description explique le récit.
Ce n’est pas assez de voir des causes ; il faut encore en voir beaucoup. Tout
événement en a une multitude. Me suffit-il, pour comprendre l’action de Marlborough ou
de Jacques, de me rappeler une disposition ou qualité qui l’explique ? Non, car,
puisqu’elle a pour cause toute une situation et tout un caractère, il faut que
j’aperçoive d’un seul coup et en abrégé tout le caractère et toute la situation qui
l’ont produite. Le génie concentre. Il se mesure au nombre des souvenirs et des idées
qu’il ramasse en un seul point. Ce que Macaulay en rassemble est énorme. Je ne sache
point d’historien qui ait une mémoire plus sûre, mieux fournie, mieux réglée.
Lorsqu’il raconte les actions d’un homme ou d’un parti, il revoit en une minute tous
les événements de son histoire, et toutes les maximes de sa conduite ; il a tous les
détails présents ; ils lui reviennent à chaque instant par multitudes. Il n’a rien
oublié ; il les parcourt aussi aisément, aussi complétement, aussi sûrement que le
jour où il les a énumérés et écrits. Personne n’a si bien enseigné et si bien su
l’histoire. Il en est aussi pénétré que ses personnages. Le whig ou le tory ardent,
expérimenté, rompu aux affaires, qui se levait et agitait la chambre, n’avait pas des
arguments plus nombreux, mieux rangés, plus précis. Il ne savait pas mieux le fort et
le faible de sa cause ; il n’était pas plus familier avec les intrigues, les rancunes,
les variations des partis, les chances de la lutte, les intérêts des particuliers et
du public. Les grands romanciers entrent dans l’âme de leurs personnages, prennent
leurs sentiments, leurs idées, leur langage ; il semble que Balzac ait été
commis-voyageur, portière, courtisane, vieille fille, poëte, et qu’il ait employé sa
vie à être chacun de ces personnages : son être est multiple et son nom est légion.
Avec un talent différent, Macaulay a la même puissance : avocat incomparable, il
plaide un nombre infini de causes ; et il possède chacune de ces causes aussi
pleinement que son client. Il a des réponses pour toutes les objections, des
éclaircissements pour toutes les obscurités, des raisons pour tous les tribunaux. Il
est prêt à chaque instant, et sur toutes les parties de sa cause. Il semble qu’il ait
été whig, tory, puritain, membre du conseil privé, ambassadeur. Il n’est point poëte
comme M. Michelet ; il n’est point philosophe comme M. Guizot ; mais il possède si
bien toutes les puissances oratoires, il accumule et ordonne tant de faits, il les
tient dans sa main si serrés, il les manie avec tant d’aisance et de vigueur, qu’il
réussit à recomposer la trame entière et suivie de l’histoire, sans en omettre un fil
et sans en séparer les fils. Le poëte ranime les êtres morts ; le philosophe formule
les lois créatrices ; l’orateur connaît, expose et plaide des causes. Le poëte
ressuscite des âmes, le philosophe ordonne un système, l’orateur reforme des chaînes
de raisons ; mais tous trois vont au même but par des voies différentes, et l’orateur
comme ses rivaux, et par d’autres moyens que ses rivaux, reproduit dans son œuvre
l’unité et la complexité de la vie.
Un second caractère de cette histoire est la clarté. Elle est populaire ; personne
n’explique mieux et n’explique autant que Macaulay. Il semble qu’il fasse une gageure
contre son lecteur, et qu’il lui dise : « Soyez aussi distrait, aussi sot, aussi
ignorant qu’il vous plaira. Vous aurez beau être distrait, vous m’écouterez ; vous
aurez beau être sot, vous comprendrez ; vous aurez beau être ignorant, vous
apprendrez. Je répéterai la même idée sous tant de formes, je la rendrai sensible par
des exemples si familiers et si précis, je l’annoncerai si nettement au commencement,
je la résumerai si soigneusement à la fin, je marquerai si bien les divisions, je
suivrai si exactement l’ordre des idées, je témoignerai un si grand désir de vous
éclairer et vous convaincre, que vous ne pourrez manquer d’être éclairé et
convaincu. » Certainement, il pensait ainsi, quand il préparait ce morceau sur la loi
qui, pour la première fois, accorda aux dissidents l’exercice de leur culte.
De toutes les lois qui furent jamais portées par un parlement, l’Acte de Tolérance
est peut-être celle qui met le mieux en lumière les vices particuliers et l’excellence
particulière de la législation anglaise. La science de la politique, à quelques
égards, ressemble fort à la science de la mécanique. Le mathématicien peut aisément
démontrer qu’une certaine force, appliquée au moyen d’un certain levier ou d’un
certain système de poulies, suffira pour élever un certain poids. Mais sa
démonstration part de cette supposition que la machine est telle que nulle charge ne
la fera fléchir ou rompre. Si le mécanicien, qui doit soulever une grande masse de
granit au moyen de poutres réelles et de cordes réelles, se fiait sans réserve à la
proposition qu’il trouve dans les traités de dynamique, et ne tenait pas compte de
l’imperfection de ses matériaux, tout son appareil de leviers, de roues et de cordes
s’écroulerait bientôt en débris, et avec toute sa science géométrique, on le jugerait
bien inférieur dans l’art de bâtir à ces barbares barbouillés d’ocre, qui, sans jamais
avoir entendu parler du parallélogramme des forces, trouvèrent le moyen d’empiler les
pierres de Stonehenge. Ce que le mécanicien est au mathématicien, l’homme d’État
pratique l’est à l’homme d’État spéculatif. À la vérité, il est très-important que les
législateurs et les administrateurs soient versés dans la philosophie du
gouvernement ; de même qu’il est très-important que l’architecte qui doit fixer un
obélisque sur son piédestal, ou suspendre un pont tabulaire sur une embouchure de
fleuve, soit versé dans la philosophie de l’équilibre et du mouvement. Mais, de même
que celui qui veut bâtir effectivement doit avoir dans l’esprit beaucoup de choses qui
n’ont jamais été remarquées par d’Alembert ni Euler, celui qui veut gouverner
effectivement doit être perpétuellement guidé par des considérations dont on ne
trouvera point la moindre trace dans les écrits d’Adam Smith et de Jérémie Bentham. Le
parfait législateur est un exact intermédiaire entre l’homme de pure théorie, qui ne
voit rien que des principes généraux, et l’homme de pure pratique, qui ne voit rien
que des circonstances particulières. Le monde, pendant ces quatre-vingts dernières
années, a été singulièrement fécond en législateurs en qui l’élément spéculatif
prédominait à l’exclusion de l’élément pratique. L’Europe et l’Amérique ont dû à leur
sagesse des douzaines de constitutions avortées, constitutions qui ont vécu juste
assez longtemps pour faire un tapage misérable, et ont péri dans les convulsions. Mais
dans la législature anglaise, l’élément pratique a toujours prédominé, et plus d’une
fois prédominé avec excès sur l’élément spéculatif. Ne point s’inquiéter de la
symétrie, et s’inquiéter beaucoup de l’utilité ; n’ôter jamais une anomalie,
uniquement parce qu’elle est une anomalie ; ne jamais innover, si ce n’est lorsque
quelque malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser du
malaise ; n’établir jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on
remédie : telles sont les règles qui, depuis l’âge de Jean jusqu’à l’âge de Victoria,
ont généralement guidé les délibérations de nos deux cent cinquante parlements1383.
L’idée est-elle encore obscure, douteuse ? A-t-elle encore besoin de preuves,
d’éclaircissement ? Souhaite-t-on quelque chose de plus ? Vous répondez non ; Macaulay
répond oui. Après l’explication générale vient l’explication particulière ; après la
théorie, l’application ; après la démonstration théorique, la démonstration pratique.
Vous vouliez vous arrêter, il poursuit :
L’Acte de Tolérance approche très-près de l’idéal d’une grande loi anglaise. Pour
un juriste versé dans la théorie de la législation, mais qui ne connaîtrait point à
fond les dispositions des partis et des sectes entre lesquels l’Angleterre était
divisée au temps de la Révolution, cet acte ne serait qu’un chaos d’absurdités et de
contradictions. Il ne supporte pas l’examen, si on le juge d’après des principes
généraux solides. Bien plus, il ne supporte pas l’examen, si on le juge d’après un
principe solide ou non. Le principe solide est évidemment que la simple erreur
théologique ne doit pas être punie par le magistrat civil. Ce principe non-seulement
n’est pas reconnu par l’Acte de Tolérance, mais encore il est rejeté positivement.
Pas une seule des lois cruelles portées contre les non-conformistes par les Tudors
et les Stuarts n’est rapportée. La persécution continue à être la règle générale ;
la tolérance est l’exception. Ce n’est point tout. La Liberté qui est donnée à la
conscience est donnée de la façon la plus capricieuse. Un quaker, qui fait une
déclaration de foi en termes généraux, obtient le plein bénéfice de l’acte, sans
signer un seul des trente-neuf articles ; un ministre indépendant, qui est
parfaitement disposé à faire la déclaration demandée au quaker, mais qui a des
doutes sur six ou sept des articles, demeure sous le coup des lois pénales. Howe est
exposé à des châtiments, s’il prêche avant d’avoir solennellement déclaré qu’il
adhère à la doctrine anglicane touchant l’Eucharistie. Penn, qui rejette entièrement
l’Eucharistie, obtient la parfaite liberté de prêcher sans faire aucune déclaration,
quelle qu’elle soit, à ce sujet.
Voilà quelques-uns des défauts qui ne peuvent manquer de frapper toute personne qui
examinera l’Acte de Tolérance d’après ces lois de la raison qui sont les mêmes dans
tous les pays et dans tous les âges. Mais ces défauts paraîtront peut-être des
mérites, si nous prenons garde aux passions et aux préjugés de ceux pour qui l’Acte de
Tolérance fut composé. Cette loi, remplie de contradictions que peut découvrir le
premier écolier venu en philosophie politique, fit ce que n’eût pu faire une loi
composée par toute la science des plus grands maîtres de philosophie politique. Que
les articles résumés tout à l’heure soient gênants, puérils, incompatibles entre eux,
incompatibles avec la vraie théorie de la liberté religieuse, chacun doit le
reconnaître. Tout ce qu’on peut dire pour leur défense est qu’ils ont ôté une grande
masse de maux sans choquer une grande masse de préjugés ; que, d’un seul coup et pour
toujours, sans un seul vote de division dans l’une ou dans l’autre chambre, sans une
seule émeute dans les rues, sans presque un seul murmure même dans les classes qui
étaient le plus profondément imprégnées de bigoterie, ils ont mis fin à une
persécution qui s’était déchaînée pendant quatre générations, qui avait brisé un
nombre infini de cœurs, qui avait désolé un nombre infini de foyers, qui avait rempli
les prisons d’hommes dont le monde n’était pas digne, qui avait chassé des milliers de
ces laboureurs et de ces artisans honnêtes, actifs, religieux, qui sont la vraie force
des nations, et les avait forcés à chercher un refuge au-delà de l’Océan, parmi les
wigwams des Indiens rouges et les repaires des panthères. Une telle défense paraîtra
faible peut-être à des théoriciens étroits. Mais probablement les hommes d’État la
jugeront complète1384.
Pour moi, ce que je trouve complet ici, c’est l’art de développer. Ces antithèses
d’idées soutenues par des antithèses de mots, ces phrases symétriques, ces expressions
répétées à dessein pour attirer l’attention, cet épuisement de la preuve mettent sous
nos yeux le talent d’avocat et d’orateur que nous rencontrions tout à l’heure dans
l’art de plaider toutes les causes, de posséder un nombre infini de moyens, de les
posséder tous et toujours à chaque incident du procès. Ce qui achève de manifester ce
genre d’esprit, ce sont les fautes où son talent l’entraîne. À force de développer, il
allonge. Plus d’une fois ses explications sont des lieux communs. Il prouve ce que
tout le monde accorde. Il éclaircit ce qui est clair. Tel passage sur la nécessité des
réactions semble l’amplification d’un bon élève1385. Tel autre, excellent et nouveau, ne peut être lu qu’une fois avec
plaisir. À la seconde, il paraît trop vrai ; on a tout vu du premier coup, et l’on
s’ennuie. J’ai omis un tiers du morceau sur l’Acte de Tolérance ; et les esprits vifs
diront que j’aurais dû en omettre un autre tiers.
Le dernier trait, le plus singulier, le moins anglais de cette histoire, c’est
qu’elle est intéressante. Macaulay a écrit, dans la Revue
d’Édimbourg, cinq volumes d’Essais ; et chacun sait que le premier mérite d’un
reviewer, ou d’un journaliste, est de se faire lire. Un gros
volume a le droit d’ennuyer ; il n’est pas gros pour rien ; sa taille réclame d’avance
l’attention de celui qui l’ouvre. La solide reliure, la table symétrique, la préface,
les chapitres substantiels alignés comme des soldats en bataille, tout vous ordonne de
prendre un fauteuil, d’endosser une robe de chambre, de mettre vos pieds au feu, et
d’étudier ; vous ne devez pas moins à l’homme grave qui se présente à vous armé de six
cents pages de texte et de trois ans de réflexion. Mais un journal qu’on parcourt dans
un café, une revue qu’on feuillette dans un salon, le soir avant de se mettre à table,
ont besoin d’attirer les yeux, de vaincre la distraction, de conquérir leurs lecteurs.
Macaulay a pris ce besoin dans cet exercice, et il a conservé dans l’histoire les
habitudes qu’il avait gagnées dans les journaux. Il emploie tous les moyens de garder
l’attention, bons ou médiocres, dignes ou indignes d’un grand talent, entre autres,
l’allusion aux circonstances actuelles. Vous savez ce mot d’un directeur de revue à
qui Pierre Leroux proposait un article sur Dieu. « Dieu ! cela n’a pas d’actualité ! »
Macaulay en profite. S’il nomme un régiment, il indique en quelques lignes les actions
d’éclat qu’il a faites depuis son institution jusqu’à nos jours : voilà les officiers
de ce régiment campés en Crimée, à Malte ou à Calcutta, obligés de lire son histoire.
— Il raconte la réception de Schomberg par la Chambre : qui s’intéresse à Schomberg ?
À l’instant il ajoute que Wellington, cent ans plus tard, fut reçu en pareilles
circonstances avec un cérémonial copié du premier : quel Anglais ne s’intéresse pas à
Wellington ? — Il raconte le siége de Londonderry, il désigne la place que les
anciens bastions occupent dans la ville actuelle, le champ qui était couvert par le
camp irlandais, le puits où buvaient les assiégeants : quel habitant de Londonderry
pourra s’empêcher d’acheter son livre ? — Quelque ville qu’il aborde, il marque les
changements qu’elle a subis, les nouvelles rues ajoutées, les bâtiments réparés ou
construits, l’augmentation du commerce, l’introduction d’industries nouvelles : voilà
tous les aldermen et tous les négociants obligés de souscrire à son ouvrage. —
Ailleurs nous rencontrons une anecdote sur un acteur et une actrice : comme les
superlatifs intéressent, il commence par dire que William Mountford était « le plus
agréable comédien », qu’Anne Bracegirdle était « l’actrice la plus populaire » du
temps. S’il introduit un homme d’État, il l’annonce toujours par quelque grand mot :
c’était « le plus insinuant », ou bien « le plus équitable », ou bien « le plus
instruit », ou bien « le plus acharné et le plus débauché » de tous les politiques
d’alors. — Mais ses grandes qualités le servent aussi bien là-dessus que ces machines
littéraires un peu trop visibles, un peu trop nombreuses, un peu trop grossières. La
multitude étonnante des détails, le mélange de dissertations psychologiques et
morales, des descriptions, des récits, des jugements, des plaidoiries, des portraits,
par-dessus tout la bonne composition et le courant continu d’éloquence occupent et
retiennent l’attention jusqu’au bout. On éprouve de la peine à finir un volume de
Lingard et de Robertson ; on aurait de la peine à ne pas finir un volume de
Macaulay.
Voici une narration détachée qui montre fort bien et en abrégé les moyens
d’intéresser qu’il emploie, et le grand intérêt qu’il excite. Il s’agit du massacre de
Glencoe. Il commence par décrire l’endroit en voyageur qui l’a vu, et le signale aux
bandes de touristes et d’amateurs, historiens et antiquaires, qui tous les ans partent
de Londres.
Mac-Ian habitait à l’entrée d’un ravin situé près du rivage méridional de Lochleven.
Près de la maison étaient deux ou trois petits hameaux habités par sa tribu. La
population qu’il gouvernait n’excédait pas, dit-on, deux cents âmes. Dans le voisinage
de ce petit groupe de villages, il y avait quelques bois-taillis et quelques
pâturages ; mais, en remontant un peu le défilé, on ne voyait aucun signe d’habitation
et de culture. En langue gaélique, Glencoe signifie Vallée des Larmes ; en effet, elle
est le plus mélancolique et le plus désolé de tous les défilés écossais. C’est
vraiment la vallée de l’Ombre de la Mort1386. Des
brouillards et des orages pèsent sur elle pendant la plus grande partie des beaux
étés ; et même dans les jours rares où le soleil est brillant, quand il n’y a aucun
nuage dans le ciel, l’impression que laisse le paysage est triste et accablante. Le
sentier longe un ruisseau qui sort du plus sombre et du plus lugubre des étangs de
montagne. De grands murs de roc menacent des deux côtés. Même en juillet, on peut
souvent distinguer des lignes de neige dans les fentes, près des sommets. Sur tous les
versants, des amas de ruines marquent la course furieuse des torrents. Mille après
mille, le voyageur cherche en vain des yeux la fumée d’une hutte, ou une forme humaine
enveloppée dans un plaid ; il écoute en vain pour entendre les aboiements d’un chien
de berger ou le bêlement d’un agneau. Mille après mille, le seul son qui indique la
vie est le cri indistinct d’un oiseau de proie, perché sur quelque créneau de roche
battu par la tempête. Le progrès de la civilisation qui a changé tant de landes
incultes en champs dorés de moissons, ou égayés par les fleurs des pommiers, n’a fait
que rendre Glencoe plus désolée. Toute la science et toute l’industrie d’un âge
pacifique ne peuvent rien d’utile de ce désert ; mais dans un âge de violence
et de rapine, le désert lui-même devenait utile par l’abri qu’il offrait au bandit et
à son butin1387.
La description, quoique fort belle, est écrite en style démonstratif. L’antithèse de
la fin l’explique ; l’auteur l’a faite pour montrer que les gens de Glencoe étaient
les plus grands brigands du pays.
Le maître de Stairs, qui représentait Guillaume en Écosse, s’autorisant de ce que
Mac-Ian n’avait pas prêté le serment de fidélité au jour marqué, voulut détruire le
chef et son clan. Il n’était poussé ni par une haine héréditaire, ni par un intérêt
privé ; il était homme de goût, poli et aimable. Il fit ce crime par humanité,
persuadé qu’il n’y avait pas d’autre moyen de pacifier les hautes terres. Là-dessus,
Macaulay insère une dissertation de quatre pages, fort bien faite, pleine d’intérêt et
de science, dont la diversité nous repose, qui nous fait voyager à travers toutes
sortes d’exemples historiques, et toutes sortes de leçons morales.
Nous voyons chaque jour des hommes faire pour leur parti, pour leur secte, pour leur
pays, pour leurs projets favoris de réforme politique et sociale, ce qu’ils ne
voudraient pas faire pour s’enrichir ou se venger eux-mêmes. Devant une tentation
directement offerte à notre cupidité privée ou à notre animosité privée, ce que nous
avons de vertu prend l’alarme. Mais la vertu elle-même contribue à la chute de celui
qui croit pouvoir, en violant quelque règle morale importante, rendre un grand service
à une Église, à un État, à l’humanité. Il fait taire les objections de sa conscience,
et endurcit son cœur contre les spectacles les plus émouvants, en se répétant à
lui-même que ses intentions sont pures, que son objet est noble, et qu’il fait un
petit mal pour un grand bien. Par degrés, il arrive à oublier entièrement l’infamie
des moyens en considérant l’excellence de la fin, et accomplit sans un seul remords de
conscience des actions qui feraient horreur à un boucanier. Il n’est pas à croire que
saint Dominique, pour le meilleur archevêché de la chrétienté, eût poussé des pillards
féroces à voler et à massacrer une population pacifique et industrieuse, qu’Éverard
Digby, pour un duché, eût fait sauter une grande assemblée en l’air, ou que
Robespierre eût tué, moyennant salaire, une seule des personnes dont il tua des
milliers par philanthropie.1388
Ne reconnaît-on pas ici l’Anglais élevé parmi les essais et les sermons
psychologiques et moraux, qui involontairement, à chaque instant, en répand quelqu’un
sur le papier ? Ce genre est inconnu dans nos chaires et dans nos revues ; c’est
pourquoi il est inconnu dans nos histoires. Chez nos voisins, pour entrer dans
l’histoire, il n’a qu’à descendre de la chaire et du journal.
Je ne traduis pas la suite de l’explication, les exemples de Jacques V, de
Sixte-Quint et de tant d’autres, que Macaulay cite pour donner des précédents au
maître de Stairs. Suit une discussion très-circonstanciée et très-solide prouvant que
le roi Guillaume n’est pas responsable du massacre. Il est clair que l’objet de
Macaulay, ici comme ailleurs, est moins de faire une peinture que de suggérer un
jugement. Il veut que nous ayons une opinion sur la moralité de l’acte, que nous
l’attribuions à ses véritables auteurs, que chacun d’eux ait exactement sa part, et
point davantage. Un peu plus loin, quand il s’agira de punir le crime, et que
Guillaume, ayant châtié sévèrement les exécuteurs, se contentera de révoquer le maître
de Stairs, Macaulay compose une dissertation de plusieurs pages pour juger cette
injustice et pour blâmer le roi. Ici, comme ailleurs, il est encore orateur et
moraliste ; aucun moyen n’a plus de force pour intéresser un lecteur anglais.
Heureusement pour nous, il redevient enfin narrateur ; les détails qu’il choisit
alors fixent l’attention et mettent la scène sous les yeux.
La vue des habits rouges qui approchaient inquiéta un peu la population de la vallée.
John, le fils aîné du chef, accompagné par vingt hommes de son clan, vint à la
rencontre des étrangers, et leur demanda ce que signifiait cette visite. Le lieutenant
Lindsay répondit que les soldats venaient en amis et ne demandaient que des logements.
Ils furent accueillis amicalement et logées sous les toits de chaume de la petite
communauté. Glenlyon et plusieurs de ses hommes furent reçus dans la maison d’un
montagnard qui s’appellait Inverrigen, du nom du groupe de huttes sur lesquelles il
avait autorité. Lindsay eut son logis plus près de la demeure du vieux chef.
Auchintriater, un des principaux du clan, qui gouvernait le petit hameau d’Auchnaion,
y trouva des quartiers pour une troupe d’hommes commandée par le sergent Barbour. Les
provisions furent libéralement fournies. On mangea des bœufs qui probablement avaient
été engraissés dans des pâturages éloignés ; aucun payement ne fut demandé ; car, en
hospitalité comme en brigandage, les maraudeurs celtes étaient rivaux des Bédouins.
Pendant douze jours, les soldats vécurent familièrement avec les habitants de la
vallée. Le vieux Mac-Ian, qui avait été fort inquiet, ne sachant s’il était considéré
comme sujet ou comme rebelle, paraît avoir vu cette visite avec plaisir. Les officiers
passaient une grande partie de leur temps avec lui et avec sa famille. Les longues
soirées coulaient gaiement auprès du feu de tourbe, grâce à quelques paquets de
cartes, qui avaient trouvé leur chemin jusqu’à ce coin reculé du monde, et à quelques
flacons d’eau-de-vie française, qui probablement, étaient l’adieu de Jacques à ses
partisans des hautes terres. Glenlyon paraissait chaudement attaché à la nièce du
vieux chef et à son mari Alexandre. Chaque jour il venait dans leur maison pour boire
le coup du matin. Cependant il observait avec une attention scrupuleuse tous les
chemins par où les Macdonalds pourraient essayer de s’enfuir quand on donnerait le
signal du massacre, et il envoyait le résultat de ses observations à Hamilton1389…
La nuit était rude. Très-tard dans la soirée, le vague soupçon de quelque mauvais
dessein traversa l’esprit du fils aîné du chef. Les soldats étaient évidemment dans un
état d’agitation ; et quelques-uns d’entre eux prononçaient des cris singuliers. On
entendit, à ce que l’on prétend, deux hommes chuchoter : « Je n’aime pas cette
besogne. » Un d’entre eux murmura : « Je serais content de combattre les Macdonalds.
Mais tuer des hommes dans leur lit ! — Il faut faire ce qu’on nous commande, répondit
une autre voix ; s’il y a là quelque chose de mal, c’est l’affaire de nos officiers. »
— John Macdonald fut si inquiet qu’un peu après minuit il alla au quartier de
Glenlyon. Glenlyon et ses hommes étaient tous debout, et semblaient mettre leurs armes
en état pour une action. John, très-alarmé, demanda pourquoi ces préparatifs. Glenlyon
se répandit en protestations amicales. « Des gens de Glengarry maraudent dans le pays,
nous nous préparons pour marcher contre eux. Vous êtes bien en sûreté. Croyez-vous que
si vous couriez quelque danger, je n’aurais pas donné un avis à votre frère Sandy et à
sa femme ? Les soupçons de John se calmèrent. Il revint chez lui, et se coucha1390. »
Le lendemain, à cinq heures du matin, le vieux chef fut assassiné, ses hommes
fusillés dans leur lit ou au coin de leur feu. Des femmes furent égorgées ; un enfant
de douze ans, qui demandait la vie à genoux, tué ; ceux qui s’étaient enfuis demi-nus,
les femmes, les enfants, périrent de froid et de faim dans la neige.
Ces détails précis, ces conversations de soldats, cette peinture des soirées passées
au coin du foyer, donnent à l’histoire le mouvement et la vie du roman. Et pourtant
l’historien reste orateur ; car il a choisi tous ces faits pour mettre en lumière la
perfidie des assassins et l’horreur du massacre, et il s’en servira plus tard pour
demander, avec toute la puissance de la passion et de la logique, la punition des
criminels.
Ainsi, cette histoire dont les qualités semblent si peu anglaises porte partout la
marque d’un talent vraiment anglais. Universelle, suivie, elle enveloppe tous les
faits dans sa vaste trame sans la diviser ni la rompre. Développée, abondante, elle
éclaircit les faits obscurs, et ouvre aux plus ignorants les questions les plus
compliquées. Intéressante, variée, elle attire à elle l’attention et la garde. Elle a
la vie, la clarté, l’unité, qualités qui semblaient toutes françaises. Il semble que
l’auteur soit un vulgarisateur comme M. Thiers, un philosophe comme M. Guizot, un
artiste comme M. Thierry. La vérité est qu’il est orateur, et orateur à la façon de
son pays ; mais comme il possède au plus haut degré les facultés oratoires, et qu’il
les possède avec un tour et des instincts nationaux, il paraît suppléer par elles aux
facultés qu’il n’a pas. Il n’est pas véritablement philosophe : la médiocrité de ses
premiers chapitres sur l’ancienne histoire d’Angleterre le prouve assez ; mais sa
force de raisonnement, ses habitudes de classification et d’ordre mettent l’unité dans
son histoire. Il n’est pas véritablement artiste : quand il fait une peinture, il
songe toujours à prouver quelque chose ; il insère des dissertations aux endroits les
plus touchants ; il n’a ni grâce, ni légèreté, ni vivacité, ni finesse, mais une
mémoire étonnante, une science énorme, une passion politique ardente, un grand talent
d’avocat pour exposer et plaider toutes les causes, une connaissance précise des faits
précis et petits qui attachent l’attention, font illusion, diversifient, animent et
échauffent un récit. Il n’est pas simplement vulgarisateur : il est trop ardent, trop
acharné à prouver, à conquérir des croyances, à abattre ses adversaires, pour avoir le
limpide talent de l’homme qui explique et qui expose, sans avoir d’autre but que
d’expliquer et d’exposer, qui répand partout de la lumière, et ne verse nulle part la
chaleur, mais il est si bien fourni de détails et de raisons, si avide de convaincre,
si riche en développements, qu’il ne peut manquer d’être populaire. Par cette ampleur
de science, par cette puissance de raisonnement et de passion, il a produit un des
plus beaux livres du siècle, en manifestant le génie de sa nation. Cette solidité,
cette énergie, cette profonde passion politique, ces préoccupations de morale, ces
habitudes d’orateur, cette puissance limitée en philosophie, ce style un peu uniforme,
sans flexibilité ni douceur, ce sérieux éternel, cette marche géométrique vers un but
marqué, annoncent en lui l’esprit anglais. Mais s’il est anglais pour nous, il ne
l’est pas pour sa nation. L’animation, l’intérêt, la clarté, l’unité de son récit les
étonnent. Ils le trouvent brillant, rapide, hardi ; c’est, disent-ils, un esprit
français. Sans doute, il l’est en plusieurs points ; s’il entend mal Racine, il admire
Pascal et Bossuet ; ses amis disent qu’il faisait de Mme de Sévigné sa lecture
journalière. Bien plus, par la structure de son esprit, par son éloquence et par sa
rhétorique, il est latin ; en sorte que la charpente intérieure de son talent le range
parmi les classiques ; c’est seulement par son vif sentiment du fait particulier,
complexe et sensible, par son énergie et sa rudesse, par la richesse un peu lourde de
son imagination, par l’intensité de son coloris, qu’il est de sa race. Comme Addison
et Burke, il ressemble à une greffe étrangère alimentée et transformée par la séve du
tronc national. En tout cas, ce jugement est la plus forte marque de la différence des
deux peuples. Pour aller chez ses voisins, un Français doit faire deux voyages. Quand
il a franchi la première distance, qui est grande, il aborde sur Macaulay. Qu’il se
rembarque ; il lui faut entreprendre une seconde traversée aussi longue pour parvenir
sur Carlyle, par exemple, sur un esprit foncièrement germanique, sur le vrai sol
anglais.
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