(1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XV. »

Chapitre XV.

Autres essais de poésie lyrique à Rome en dehors de la scène, mais toujours à l’exemple des Grecs.  Art savant de Catulle.  Lucrèce. Grande poésie avant le règne d’Auguste.

Il faut donc le reconnaître, l’inspiration lyrique s’était peu rencontrée dans les premiers efforts du génie romain. Elle n’y prenait pas une place à part ; elle n’avait pas su attacher aux traditions religieuses et aux fêtes nationales quelques empreintes immortelles d’imagination et d’art, ; elle n’était pas entrée dans la vie des Romains, moins poétique et moins libre que celle des Grecs : et, si elle s’était mêlée parfois à ces œuvres artificielles du théâtre que Rome victorieuse chercha comme une distraction, elle n’avait eu, sous cette forme, qu’un rôle secondaire, dont le cadre même devenait difficile et rare sous le pouvoir absolu d’Auguste.

Et toutefois peut-on nier quelle force de naturel et de grâce, quelle perfection animée la poésie allait prendre dans cet âge mémorable, ouvert et terminé par tant de crimes et de hontes ?

Comment ce qui semblait manquer aux beaux jours de la république, à l’époque où elle avait produit de si grands hommes, lui fut-il donné sous le joug d’un maître habile mais sans grandeur, indigne par ses premiers crimes des éloges qu’à mérités la modération prudente de ses dernières années ? Là se remarque bien cette action générale de l’esprit d’un peuple conduit par degré à un point plus élevé de puissance et de culture . Évidemment, son premier progrès de politesse avait anticipé, de longue date, sur l’époque nommée le siècle d’Auguste.

Par la vérité, la raison fine, la justesse élégante et parfois la délicatesse morale, Térence avait devancé les écrivains de cette époque. Ami des Scipions, il avait trouvé pour l’art et pour le goût, dans le commerce de quelques nobles âmes, ce que la culture plus générale des esprits devait un jour étendre et renouveler sous le règne d’Auguste.

Gardons-nous, soit d’exagérer, soit de méconnaître le principe dominant de cette époque mémorable. Ce principe, ce ne fut ni la volonté créatrice, ni la dictature d’un homme : ce fut la rencontre heureuse de l’état moral des Romains avec l’intérêt de leur chef, cette trêve de Dieu sur le monde qui permit à la nation conquérante, toute pleine encore de jeunesse et de génie, et aux nations assujetties qu’elle éleva bientôt jusqu’à elle, de se reposer dans une paix active de quarante années, embellie par la richesse et les arts. À ce titre, le siècle d’Auguste ne fit que recueillir l’héritage de la république, dont il n’a point réellement surpassé le grand poëte et dont il n’égala point le grand orateur. À part tout ce que le temps nous a ravi des premiers siècles de Rome, à part cette suite d’orateurs, cette voix publique de Rome, dont le souvenir s’est comme enseveli sous la ruine des Institutions qu’elle avait animées, Lucrèce et Cicéron, l’ami de Memmius et l’immortelle victime d’Antoine, demeurent sur les confins de la république à l’empire, comme ces débris de quelque admirable portique, ces colonnes impérissables qui précèdent et dominent les constructions belles encore, mais plus timides, des siècles suivants.

Lucrèce, nous ne voulons parler ici que de poésie, pour la verve, la grandeur, la magnificence, demeure le premier poëte de Rome. Mais ce poëte, si puissant de sève natale et de génie, s’est formé sous l’influence de l’âge philosophique des Grecs. Il en a reçu l’incrédulité aux Dieux et la négation de l’âme spirituelle, le culte de la matière et l’indifférence sur la vertu, toutes les croyances en un mot qui sont ennemies de l’enthousiasme et devraient éteindre l’imagination comme le cœur. Que cependant l’âme de Lucrèce, que sa vive impression des spectacles de la nature et des souffrances glorieuses de Rome, que son effroi de la vie publique, son amour de la retraite et de la contemplation solitaire lui aient inspiré d’admirables accents, on ne peut le méconnaître.

Mais le raisonnement chez Lucrèce a retenu l’essor du génie. Une imagination, égale peut-être à celle d’Homère, s’arrête captive dans les lacets subtils de la dialectique argutieuse qu’avait tissée l’oisiveté d’Athènes. Sous cette entrave cependant, la lumière sortie de l’âme du poëte s’échappe, et brille au moins par les bords du nuage qui la couvre. De là ces traits de feu, ces grâces ravissantes jetées çà et là dans les chants du poëme de Lucrèce ; de là cette fréquente contradiction de son art et de son système, ce retour involontaire au polythéisme qu’il maudit, ces nouvelles apothéoses substituées aux idoles qu’il renverse, et cet hymne de louange et d’amour qu’il semble près d’exhaler sans cesse, et dont il cherche l’objet en dédaignant tous les anciens cultes de la terre.

Là même, vous le savez, une émotion poétique, plus forte que son abstraite doctrine, le ramène aux crédulités du culte national. Au moment où, conduit par une rêverie savante à ce matérialisme épicurien dont César devait abuser en factieux quelques années après, Lucrèce allait expliquer la formation spontanée du monde, l’action exclusive de la matière, l’intelligence passagère qui en résulte et la mortalité absolue de l’être humain, il élève ses regards vers les cieux ; il y voit briller un astre cher à la superstition romaine ; il en retrouve le souvenir et le nom dans les origines de Rome, et il ouvre son poëme antimythologique et antiplatonique par cette invocation incomparable à la déesse de la fécondité dans la nature, à cette déesse de la beauté et de l’amour, qu’il supplie de désarmer le dieu de la force et de la guerre :

« Mère des enfants d’Énée, charme des hommes et des dieux, bienfaisante Vénus ! qui, du milieu des astres circulant au ciel, peuples la mer chargée de vaisseaux et la terre couverte de moissons ; car c’est par toi que toute race vivante est conçue, et visite en naissant la lumière du jour : ô déesse ! devant toi les vents fuient ; devant toi, devant ton approche, les nuages du ciel disparaissent ! pour toi la terre diaprée épanouit ses fleurs ; pour toi sourit la face de l’Océan, et le ciel apaisé brille de flots de lumière. Car, sitôt que s’est rouvert l’éclat des jours de printemps et que le souffle délivré du Zéphire a repris sa puissance féconde, d’abord les oiseaux de l’air t’annoncent, ô déesse ! ils ont senti ton retour, atteints au cœur de ta flamme. Effarouchés, les troupeaux bondissent à travers les riants pâturages et passent les fleuves rapides. Tant, saisie par ta grâce et les douces amorces, toute nature animée te suit avec ardeur, où que tu veuilles la conduire ! et, par les mers, les monts, les fleuves impétueux, les retraites ombragées des oiseaux et les vertes campagnes, jetant l’attrait de l’amour dans tous les cœurs, tu donnes à tous les êtres l’ardeur de perpétuer leur race.

« Aussi, puisque seule tu gouvernes la nature, que sans toi rien ne s’élève jusqu’aux rivages célestes du jour, que rien d’heureux, rien d’aimable ne peut naître sans toi, j’aspire à t’avoir pour associée dans les vers que je vais écrire, ces vers sur la Nature, auxquels je travaille pour notre cher Memmius, que toi, déesse, tu as voulu toujours orner de tous les dons ! Accorde d’autant plus à mes paroles, ô déesse, une éternelle grâce.

« Fais, dans l’intervalle, que sur les mers et par toute la terre les rudes travaux des armes sommeillent et reposent. Seule tu peux assurer une tranquille paix aux mortels : car les rudes travaux de la guerre sont sous la loi de Mars tout-puissant, qui souvent se jette sur ton sein, comme enchaîné par la blessure d’un immortel amour ; et, les yeux élevés vers toi, la tête mollement renversée en arrière, nourrit d’amour ses regards avides, aspirant à toi, ô déesse ! et l’âme suspendue à tes lèvres. Mais toi, ô déesse ! tandis qu’il repose sur tes membres sacrés, l’enveloppant de toi-même, prodigue-lui de ta bouche de douces paroles, et demande pour les Romains le bonheur de la paix. Car nous, durant les maux de la patrie, nous ne pouvons achever notre œuvre avec un esprit assez libre ; et l’illustre descendant de Memmius ne pourrait non plus, pour être attentif à pareille chose, manquer au salut public. »

Mais ce magnifique essor du poëte, à l’ouverture de ses chants, est à la fois son premier salut et son adieu à l’enthousiasme lyrique. Sous le joug de sa fatale doctrine, pareils accents ne lui reviendront plus. Il sera subtil, éloquent, pathétique même ; il trouvera, pour peindre quelques phénomènes du monde physique, avec de fausses applications, d’admirables couleurs ; il épuisera tour à tour l’énergie et la grâce. Mais, destructeur des idoles sans rien adorer à leur place, il aura desséché la poésie tout en triomphant par elle.

Que n’a-t-il su, que n’a-t-il osé combattre le polythéisme, non par Épicure, ‘mais par Anaxagore et Platon ? Quelle grandeur alors auraient eue ses tableaux, épurés de cette mythologie qu’il méprise, mais remplis de cette présence divine que ses yeux trompés n’ont pas aperçue dans l’univers ! Quelle sanction sublime auraient reçue les fragments de vérité, les éclairs de sentiment moral, les premiers cris de justice et d’humanité mêlés souvent aux erreurs de sa philosophie et aux pernicieux exemples de son siècle corrompu ! Cette condition seule peut-être a manqué pour donner dès-lors au Latium, dans un autre ordre de génie, une gloire égale à celle d’Homère.

Mais, loin de, passant de l’incrédulité païenne à l’athéisme, ne décréditant les déités sans nombre dont l’imagination avait peuplé l’univers que pour nier aussi la divinité même de l’âme, que pour abaisser l’homme à la condition de la brute, n’accusant la superstition crédule et barbare que pour ôter en même temps au crime ses barrières et ses terreurs, Lucrèce s’est arraché lui-même la plus belle part de son génie. Sa verve n’est pas éteinte sans doute ; elle semble se nourrir de réflexions et de regrets, de pitié pour la douleur et d’amour pour la vérité : mais elle n’a qu’un enthousiasme mélancolique qui touche au désespoir, l’enthousiasme du néant, et par là du repos, l’hymne à la destruction. Et cependant, sous cette glace d’un désolant système, quelle tendresse émue dans les vers du poëte, lorsqu’après avoir affermi l’homme par l’indifférence sur le sort futur de ses restes matériels devenus insensibles à la souffrance, il affecte de répondre par le même espoir d’impassibilité à d’autres craintes et à d’autres douleurs !

« Il est vrai172, tu ne te verras plus accueilli d’une Il famille joyeuse et d’une excellente épouse : ils n’accourront plus, ces chers enfants, se disputer tes baisers et remplir ton cœur d’un charme secret : tu ne pourras plus, par ton courage, prêter force à toi-même et aux tiens. Malheur à toi, malheur à toi ! dit-on : tous ces biens de la vie, un seul jour ennemi te les enlève. »

Jusqu’ici, je sens l’âme du poëte ; je jouis de sa compassion ; je bénirais en mourant son espérance, s’il en avait une à me donner. Mais il reprend avec froideur, d’abord :

« On n’ajoute pas ici que, ces mêmes choses enlevées, il n’en reste pas le regret après elles. Si les hommes voyaient cela nettement et s’en appliquaient les conséquences, ils se délivreraient d’une grande angoisse de douleur et de crainte. Tel que tu es endormi par la mort, tel tu seras, dans la suite de la durée, exempt de toute douleur. Mais nous, lorsque tu seras devenu cendre, près de ton bûcher funèbre, nous te pleurerons, et jamais le temps n’effacera ce deuil de notre âme. Il reste à demander qu’y a-t-il donc là de si amer, si tout se réduit au sommeil et au repos ? Qu’y a-t-il là, pour se consumer d’une éternelle affliction ? Ainsi raisonnent les hommes, quand, à l’alentour d’une table, souvent ils tiennent la coupe, et que, couronnant leur tête de fleurs, ils disent volontiers : Ce plaisir n’a qu’un moment pour les pauvres humains ; tout à l’heure il aura passé, et il ne sera pas permis de le rappeler jamais. »

Cette fois encore un prélude avait retenti, non pas sans doute de la lyre sacrée, mais de cette corde mélancolique et douce que devait bientôt toucher Horace avec plus d’insouciance que de triste certitude, et en égayant son âme par les douceurs de la vie sans prétendre la convaincre qu’elle doit à jamais mourir. Lucrèce, sous une inspiration moins heureuse, rompt tout à coup le charme commencé de ses vers par cette singulière explication qu’il donne de l’ivresse de ses convives :

« Comme si, dit-il173, dans la mort, la plus grande peine pour eux devait être une soif ardente qui les brûle et les dévore, ou quelque autre besoin qui les obsède. »

O grand poëte, qu’êtes-vous devenu ? sur quel néant fondez-vous votre orgueil ? À quoi réduisez-vous vos imaginations et notre espérance ? Vous n’avez plus d’autre argument que de multiplier les ruines, en preuve de la destruction universelle qui nous attend, d’autre consolation que de nommer tour à tour les rois, les grands hommes, les poëtes, les sages, dont la mort a précédé celle que vous déclarez pour chacun de nous aussi absolue qu’elle est inévitable ; vous dites éloquemment :

« Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a laissé ses ossements à la terre comme le plus infime esclave. Ajoutez encore les inventeurs de la science et des grâces ; ajoutez les amis des Muses, entre lesquels Homère, unique souverain, est endormi du même sommeil que les autres. Enfin Démocrite, lorsque le déclin de l’âge l’avertit que son esprit commençait à languir, vint par un choix volontaire se livrer à la mort. Epicure lui-même est mort, au terme de la carrière, lui qui par le génie surpassa l’espèce humaine et couvrit toutes les renommées de son éclat, comme le soleil dans les airs éteint toutes les étoiles. Et toi, tu craindras174 et tu t’indigneras de mourir ! »

Certes, l’accent d’une telle voix est bien élevé ; il touche au sublime ; mais il y touche une dernière fois, pour se perdre dans le néant. Le poëte saisit une grande image terrestre ; mais il n’a plus rien au-delà, et s’arrête au bord de l’infini, sans amour et sans espérance.

Ce qui manquait si fort, nous le voyons, au premier grand poëte de Rome, ce qui glaçait pour lui l’enthousiasme lyrique, pouvons-nous le trouver dans d’autres génies du même temps, nourris au milieu des mêmes corruptions, et n’ayant pas peut-être cette mélancolie mêlée de pitié qui rend si éloquent même le scepticisme de Lucrèce ? Fénelon, dans la chasteté de son âme et de son goût, a pu louer la simplicité passionnée de Catulle, et citer de lui quelques mouvements d’une poésie ravissante. Ce jeune Romain, formé aux deux écoles des Grecs, nourri de la plus belle antiquité comme de la plus fine élégance, et corrigeant Callimaque par Sapho, avait, on peut le croire, une âme meilleure que sa vie et que les mœurs de son temps. Fils d’un personnage consulaire, ami de César, il ne fut esclave ni de la puissance ni des vices du dictateur ; et il s’honora par sa fidélité à des amis malheureux, et par ses regrets pour un frère dont il alla, dans un long et dangereux voyage, honorer les restes ensevelis eu Asie. Et toutefois, dans le dégoût que donnent quelques poésies impures conservées sous le nom de Catulle, on ne sera guère tenté de chercher près de lui l’étincelle lyrique, telle du moins qu’elle nous plaît. Songeons, pour être justes, en dépit des grossières peintures échappées au chantre délicat du Moineau de Lesbie, que du même foyer est sorti le grand lyrique de Rome, demeuré tel pour le monde moderne. Aussi peut-on, je crois, essayer déjà sur Catulle quelques-uns des blâmes mérités par Horace.

Nous ne saurions juger, d’après des œuvres trop mutilées, toute la verve satirique de Catulle. Ce que Suétone appelle d’immortels stigmates infligés par ce poëte à César, nous paraît surtout bassement obscène ; et il semble que la probité fière et libre du jeune patricien, revenu de Bithynie sans emploi et sans trésor, aurait dû lancer sur la corruption et les vices dont s’entourait César d’autres traits plus pénétrants et plus durables. Mais quel charme parfois, quel accent rapide et vrai dans les moindres souvenirs de son voyage d’Asie !

« Déjà le printemps ramène sa fraîche tiédeur ; déjà l’impétueuse violence du ciel équinoxial se tait sous Ct la douce haleine du Zéphire. Vite, quittons, ô Catulle, les plaines de la Phrygie et le fertile terroir de la brûlante Nicée : courons vers les villes fameuses d’Asie. Déjà ma pensée tressaille, impatiente de partir et d’errer ; déjà, dans leur ardeur, trépignent mes pieds agiles. Adieu175, réunions aimables de compagnons, qui, sortis ensemble du pays, y retournez également par des chemins divers ! »

Ceci n’est rien sans doute, quand le charme des vers a disparu, quand l’harmonie s’est envolée ; et toutefois, on y sent cette grâce naturelle, cette vérité vive qui charmait Fénelon. En sera-t-il de même, quand Catulle voudra rendre quelques-uns des sentiments publics que Rome affectait encore, mais qui n’avaient plus racine dans les âmes, et surtout dans celle du poëte licencieux et voyageur ?

Qu’en effet Catulle, ou par un jeu d’esprit, ou par déférence officielle pour une fêle qui revenait à Rome au mois d’août chaque année, ait composé un hymne à Diane, nous y sentirons, sinon la même ironie, du moins la même froideur que dans quelques odes demi-religieuses d’Horace. Ici donc l’imitation lyrique de la Grèce commençait par le plus entier oubli de cette foi candide qui seule aurait pu l’inspirer. Ce n’était pas non plus la poésie subtile et savante des hymnes de Callimaque, mais une simple liturgie chantée par deux chœurs de jeunes filles et de jeunes garçons.

« Nous sommes au service de Diane176, jeunes filles et jeunes adolescents ; jeunes garçons et jeunes filles, chantons Diane.

« Ô fille de Latone ! grand rejeton du très grand Jupiter, que ta mère a déposée près du laurier de Délos,

« Pour te laisser souveraine des montagnes, des vertes forêts, des gorges abritées et des fleuves retentissants !

« Pour les épouses en travail d’enfant, tu es Lucine Junon ; tu es aussi la puissante Trivia, et la Lune brillante d’une lumière empruntée.

« Par ton décours d’un mois, ô déesse ! mesurant la route de l’année, tu remplis de précieuses moissons les toits rustiques du laboureur.

« Sois consacrée, sous quelque nom que tu préfères ; et cette race antique de Romulus, préserve-la, selon ta coutume, par ton salutaire appui ! »

Dans d’autres occasions, Catulle nous rend l’image de cette poésie grecque mêlée si souvent aux fêtes de la vie privée, au luxe de la richesse. Son chant sur les Noces de Julie et de Manlius devait avoir plus d’une ressemblance avec les épithalames de cette muse lesbienne dont ailleurs il a si bien imité le brûlant délire. Le mètre en est court et rapide, l’expression plus libre que passionnée, la mythologie moins inventive que celle de Sapho. Le poëte invoque ce dieu de l’hymen dont le culte et les symboles, conservés jusque dans la ruine du paganisme, devaient effrayer bientôt les mœurs chrétiennes, ou parfois même les altérer de son hardi mélange dans les pompes nuptiales de quelques riches néophytes : tant une licence consacrée d’âge en âge conservait d’empire !

Chez les Romains et dans les vers de Catulle, cette licence s’égare jusqu’aux plus impurs souvenirs ; et cependant le poëte connaît toutes les grâces, même celle de la pudeur.

« Sans toi, dit-il177, ô hymen ! nulle maison ne peut donner d’enfants, nul père avoir postérité : on le peut avec toi. Qui oserait se comparer il tel dieu ?

« La terre, privée de tes cérémonies saintes, ne pourrait donner de gardiens à ses frontières. Elle le peut, grâce à toi. Qui oserait se comparer il tel dieu ? »

Puis à ces graves paroles en succèdent d’autres, pures du moins et délicates :

« Ouvrez les portes ; la vierge paraît. Vois-tu comme les torches agitent leur flamboyante chevelure ? Mais tu t’arrêtes, et le jour s’éloigne ; avance, nouvelle épouse. Une candide pudeur la retient ; et cependant, docile, elle pleure d’être obligée d’aller plus loin. Mais tu tardes, et le jour s’éloigne ; avance, nouvelle épouse.

« Cesse de pleurer178. Pour toi, jeune vierge ! il n’est pas à craindre que femme plus belle ait vu la lumière du jour sortir du sein de l’Océan.

« Telle, dans le verger à mille couleurs d’un maître opulent, paraît la fleur d’hyacinthe. Mais tu tardes, et le jour s’éloigne ; avance, nouvelle épouse.

« Avance, s’il te plaît, et je le crois ainsi ; et entends nos paroles. Vois-tu comme les torches agitent leur chevelure dorée ? avance, nouvelle épouse. »

Une autre poésie de Catulle, différente par la forme, sur le même sujet, devait, ce semble, reproduire cette pompe musicale et ces chœurs que disposait Pindare. C’est la poésie lyrique en action ; et nulle part, à nos yeux, elle n’aura montré plus de grâce noble et naïve. Rappelez-vous ce que Pindare aimait quelquefois à dessiner dans ses vers, la demeure splendide d’un riche citoyen, les élégants portiques, l’appareil de la fête, la joie des amis et l’empressement de la foule. Ici, soit que l’hommage s’adresse à Manlius et à Julia, ou à d’autres grands noms de la noblesse romaine, on entend aussitôt la voix du chœur de jeunes hommes, auquel répond un chœur de jeunes filles :

« L’étoile du soir approche, ô jeunes gens ; l’étoile du soir, dans l’Olympe, achève à peine de montrer sa lumière si fort attendue. Il est temps de vous lever et de quitter ce riche banquet. La jeune vierge va venir ; le dieu d’hymen va s’avancer. Accours, ô Hymen ! accours, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« Voyez-vous, ô vierges, ces jeunes gens ? Levez-vous aussi, quand l’astre de la nuit couronne de lumière le sommet de l’Œta. Voyez comme ils se sont précipités à la hâte. Et pourquoi cet élan rapide ? Ils vont chanter ce qu’il leur est donné de voir. Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES HOMMES.

« Une palme facile, ô amis, ne se prépare point pour nous. Voyez comme ces vierges pensives ont médité leurs chants ! Et leur effort n’est pas vain : elles disent des choses dignes de mémoire. Et il ne faut s’en étonner, voyant qu’elles y mettent toute leur âme. Nous, notre esprit est d’un côté, et nos oreilles ailleurs. Donc, à bon droit, nous serons vaincus. La victoire veut qu’on travaille pour elle. Ainsi, à cette heure, tenez du moins vos esprits attentifs. Elles commenceront le chant ; et il vous appartiendra de répondre : Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« Astre du soir ! quelle flamme se lève plus impitoyable dans les cieux que toi, qui du sein d’une mère peux arracher sa fille, l’arracher aux embrassements dont la mère la retient, et livrer à l’ardeur d’un jeune homme cette vierge pudique ? Que feraient de plus cruel des soldats ennemis dans une ville emportée d’assaut ? Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES GENS.

« Astre du soir, quel feu brille au ciel plus aimable que toi, qui de ta flamme confirmes les alliances jurées, ce qu’ont promis les hommes, ce qu’ont réglé les pères, ces unions qui ne sont pas scellées avant que ta lumière se lève à l’horizon ? Qu’est-il accordé par les dieux de plus envié que cette heure propice ? Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous, Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« L’astre du soir, amies, a ravi l’une de nous. À ton approche, astre du soir, la garde est toujours vigilante. La nuit cache les voleurs, que toi, dans ton retour, tu surprends les mêmes sous un autre nom.

CHŒUR DE JEUNES HOMMES.

« Il plaît aux jeunes filles de te poursuivre d’une plainte mensongère. Que sera-ce, si elles accusent celui qu’au fond de l’âme elles souhaitent ? Hymen, ô dieu de l’hyménée ! viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée !

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

« Telle qu’une fleur solitaire est née dans l’enclos d’un jardin, à l’abri des troupeaux, loin du soc de la charrue, caressée par les souffles de l’air, fortifiée par le soleil, nourrie des eaux du ciel, objet d’envie qu’ont souhaité bien des enfants et des jeunes filles ; et puis, s’est-elle fanée sous le doigt léger qui la cueille, nuls enfants, nulles jeunes filles ne l’ont plus souhaitée : telle la vierge, tant qu’elle reste pure, est chérie des siens. A-t-elle perdu la chaste fleur de sa beauté, elle n’est plus aimable aux yeux des adolescents, ni chère aux jeunes filles.

CHŒUR DE JEUNES HOMMES.

« Telle une vigne qui naît isolée dans une campagne nue, ne s’élève jamais, ne porte jamais de grappes mûres, mais, inclinant sous son propre poids sa tige délicate, touche de sa racine le faîte de ses branches, et n’attire près d’elle nuls laboureurs et nuls troupeaux. La même vigne est-elle unie à l’orme qui la protège bien des laboureurs, bien des troupeaux s’en approchent ; telle la vierge, tant qu’elle reste seule, vieillit sans culture. Mais, lorsqu’elle a trouvé dans la saison naturelle un lien assorti, elle est plus chère à son époux et plus agréable à sa mère. Pour toi, ne Lutte pas contre un tel mari, ô vierge ! Il ne convient pas de repousser celui à qui t’ont donnée le père et la mère auxquels tu dois obéissance. Ne résiste pas à la volonté de tous deux ; avec ta dot, ils ont transmis leurs droits à ton époux. Hymen, ô dieu de l’hyménée, viens à nous ; Hymen, ô dieu de l’hyménée ! »

Il y a sans doute un charme de poésie et même de pureté dans ce second Épithalame, réduit aux chants alternatifs de ces deux chœurs d’élite, qui souvent représentaient la jeunesse romaine aux fêtes des dieux. Quelque chose de la gravité patricienne semble ici modérer la passion, ou la licence de la muse grecque ; mais c’est en oubliant sa gracieuse mythologie. Nul doute cependant que, formé par l’étude de plusieurs âges de la poésie grecque, Catulle n’en ait retrouvé et mêlé habilement les couleurs dans une autre œuvre de son art, dans un autre souvenir qu’Hésiode lui-même179 avait chanté, l’épithalame de Thétis et de Pélée. Depuis Hésiode et depuis Homère, l’art grec avait dû bien des fois reprendre ce souvenir voisin des Argonautes et de la guerre de Troie. Il n’en était pas de plus favorable à la poésie de tradition, à cette toile de Pénélope que tissaient les ingénieux travailleurs d’Alexandrie. Quelques siècles auparavant, Pindare avait dit de Pélée : « Il a vu le cercle magnifique180 où s’étaient assis les rois du ciel et de la mer, faisant apparaître les dons et la puissance qu’ils destinaient à sa race. »

Depuis lors, cette image des noces de Thétis et de Pélée avait souvent occupé la peinture comme la poésie : c’était un des thèmes favoris de l’art grec, aussi familier que le voyage des Argonautes, la vengeance de Médée, ou l’abandon d’Ariane.

La pensée studieuse de Catulle devait en être tentée. C’était, pour la rudesse romaine, une moisson à cueillir dans les champs fleuris de la Grèce. Catulle s’inquiète peu de l’ordre à mettre dans cette richesse, et du soin qui en lierait les diverses parties : il jette des vers admirables de description ou de passion, comme autant de couleurs dérobées aux maîtres de l’art hellénique.

C’est une étude de grand peintre, plutôt qu’une œuvre originale et librement conçue. Concevrait-on autrement que la fable si poétique d’Ariane n’occupe qu’un coin du tableau, et figure dans le récit comme une légende retracée sur les tapisseries qui paraient la salle de noces des deux époux ? Toutefois, dans cette étude même, le poëte romain a trouvé place pour des accents lyriques ; il s’anime du feu d’Homère, et, par une fiction vraiment grande, il transforme la fête qu’il semble décrire. Il fait de l’épithalame une prophétie d’héroïsme et de gloire. Ce sont les Parques présentes à la fête qui chantent l’hymne conjugal :

« Ô soutien glorieux, qui par tes vertus agrandis et protèges la puissance de l’Épire, père illustre par ton fils, apprends ce que les sœurs du Destin mettent au grand jour pour toi ; entends leur véridique oracle.

« Et vous, pour en retracer la suite, courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Elle va venir l’étoile du soir, apportant les joies désirées des époux ; elle va venir, avec l’astre favorable, l’épouse qui pénétrera ton âme de son impérieux amour et partagera près de toi la langueur de ton doux sommeil, ses bras gracieux passés sous ton col héroïque. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Nulle maison jamais ne cacha sous ses toits de telles amours. Nul amour jamais ne réunit deux âmes par un accord tel que le sent Thétis, tel que le sent Pélée. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Il naîtra pour vous un Achille au-dessus de la crainte, dont l’ennemi ne verra jamais que le front et la poitrine hardie, et qui souvent, vainqueur aux jeux de la course, passera de bien loin les traces enflammées de la biche légère. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Nul héros ne pourra se comparer à lui dans la mêlée, quand les fleuves de Phrygie déborderont de sang troyen, et que, sous les coups d’une guerre lointaine, le troisième héritier du parjure Pélops ravagera les murs de Troie. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Ses éclatantes prouesses, ses faits glorieux, souvent les mères les attesteront aux funérailles de leurs fils, alors qu’on les verra laisser flotter sur la cendre leurs cheveux blanchis, et de leurs faibles mains meurtrir leurs seins livides. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames.

« Comme le moissonneur, abattant de sa faux les épis serrés sous un ardent soleil, dépouille les blondes campagnes, il abattra de son glaive ennemi les ce corps des Troyens. Courez, fuseaux, courez en Lissant vos trames.

« À ses grands exploits rendra témoignage l’onde du Scamandre, qui va se verser dans l’Hellespont rapide, par une route rétrécie sous l’amas des cadavres dont le sang par sa main échauffera le lit du fleuve. Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames181»

Avec la majesté de l’hexamètre latin, on sent ici le souffle de la muse grecque, et aussi comme un reste de la barbarie première dans l’image de Polyxène immolée sur le tombeau d’Achille. Mais le génie de Catulle et le caractère de son siècle se marquent surtout dans l’épilogue du poëme. À la tradition poétique, à l’imitation des écoles d’Athènes et d’Alexandrie, succède la douleur d’un citoyen sur les maux et les vices de Rome. C’est presque le langage de Lucrèce, de l’ami de Memmius, retrouvant les fables et les monstres de l’enfer dans les crimes et les souffrances dont était affligée la terre.

« Ainsi prophétisant, jadis les Parques avaient chanté l’heureux hymne du destin de Pélée. Car, dans les chastes maisons des hommes, les dieux alors avaient pour usage de descendre et de se montrer aux yeux mortels, la piété n’ayant pas encore cessé d’être en honneur. Souvent le père des dieux, dans la splendeur du temple, visitant les saints mystères dont les fêtes étaient venues, assista sur la terre à la course des chars. Souvent le dieu du vin, errant au sommet du Parnasse, excita lui-même les bacchantes aux longs cheveux épars, alors que les Delphiens, élancés hors des murs de leur ville, accueillaient le dieu par l’encens de leurs autels. Souvent, aux luttes sanglantes de la guerre, Mars, ou Pallas, ou la vierge Némésis anima de sa présence les bataillons armés. Mais, depuis que la terre s’est imprégnée de meurtres criminels, et que les hommes ont chassé la justice de leurs âmes avides, des frères ont souillé leurs mains du sang de leurs frères. Le fils a cessé de pleurer la mort de ses parents ; le père a souhaité le trépas d’un fils premier-né, pour jouir sans contrainte des attraits d’une jeune marâtre. La mère sacrilège, se prostituant à son fils trompé, n’a pas craint de rendre complices de son crime les dieux domestiques. Dès lors, le bien, le mal, confondus par un malfaisant délire, ont repoussé loin de nous l’attention tutélaire des dieux. Ils ne daignent plus visiter de telles réunions d’hommes, et ne se laissent plus voir dans une pleine lumière182»

Ce triste retour convient au tempsCatulle vécut, ami de Cicéron et amnistié par César. Mais, entre les rêves sanglants de Catilina et les cruautés des Triumvirs, quelle que fut encore la jeunesse de l’idiome et du génie romain, il n’y avait guère de place pour l’enthousiasme du beau et la puissance des arts. Lucrèce, presque seul, fut inspiré et égaré par ces temps affreux, alors qu’il passait du juste mépris d’un culte aussi corrompu que ses adorateurs à la négation d’une Providence qui permettait tant de crimes, et à l’apothéose du plaisir comme seul dédommagement des misères de l’homme. Mais, pour le génie même, cette veine était étroite et bientôt épuisée. Elle pouvait entretenir, sous quelque obscur abri, le rêveur solitaire, le sage égoïste, au milieu des tumultes de la guerre ou du silence imposé par la proscription. Elle ne réveillait ni le courage actif au bien, ni la pitié pour le malheur, ni l’ambition de la gloire : elle n’aspirait point vers le ciel désert et fermé ; elle ne consolait point la terre ; elle n’était pas plus capable de courageux dévouement que d’indignation vertueuse. Par l’ordre des idées, elle ne parlait point à la foule ; par la disposition même du poëte, elle s’adressait rarement à l’âme, et ne pouvait lui donner ni passion, ni grandeur ; elle n’était pas lyrique. Seulement, il nous reste à chercher ce que deviendra cette poésie, lorsqu’à l’horreur des guerres civiles et de l’anarchie succéderont la modération habile d’un maître et la monotone sécurité d’un long esclavage. Les rudes imitations ou les élans patriotiques des vieux poëtes de la tragédie romaine ne retentiront plus au théâtre, ne plairont plus aux esprits élégants et seront comptés parmi les admirations surannées qu’on reprochait à Cicéron en fait de poésie. La force et la mélancolie de Lucrèce ne se renouvelleront pas, non plus que son audacieuse incrédulité, qui ne sera plus professée dans le sénat par un Jules César.

Mais cette étude profonde de la poésie grecque, ce sentiment du beau qui remonte, non pas au type divin, mais aux copies sublimes de l’art, ce second enthousiasme, de l’admiration et du goût, continuera de suivre la trace marquée par Catulle. Et, grâce à des jours plus heureux, sans mœurs plus sévères, la poésie lyrique pourra fleurir à Rome. À la passion de la liberté et de la gloire elle viendra substituer le culte de la fortune, l’idolâtrie de la victoire ; puis, par un contraste séduisant et vrai, elle célébrera l’amour du repos, la passion de l’insouciance. Elle profitera de la solitude du forum et de la paix discrète du sénat, pour élever la voix dans cette Rome magnifiquement parée des dépouilles du monde. Ce que les souvenirs mythologiques de la Grèce, les héros fondateurs de ses jeux, les origines fabuleuses de ses cités avaient été pour le grand poëte lyrique de Thèbes, quelques noms glorieux et lointains de l’ancienne Rome le seront pour le chantre du siècle d’Auguste.

Il n’aura pas respiré, il n’aura pas souhaité même l’horizon lumineux du poëte grec, l’âge héroïque de la Muse, les jours à jamais glorieux du triomphe de l’Europe sur l’Asie, de la liberté sur le despotisme barbare. Tel est pourtant le privilège du génie raffiné par le goût, que son nom et ses vers traverseront les siècles et plairont à jamais aux esprits délicats, dans ce monde déjà tant renouvelé et qui change toujours. Mais il faut nous recueillir un peu et bien étudier le prix du naturel dans l’art, pour parler aujourd’hui d’Horace.