(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Malherbe et son école. Mémoire sur la vie de Malherbe et sur ses œuvres par M. de Gournay, de l’Académie de Caen (1852.) » pp. 67-87
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Malherbe et son école. Mémoire sur la vie de Malherbe et sur ses œuvres par M. de Gournay, de l’Académie de Caen (1852.) » pp. 67-87

Malherbe et son école.
Mémoire sur la vie de Malherbe et sur ses œuvres
par M. de Gournay, de l’Académie de Caen (1852.)

La Normandie est une province qui, de tout temps et dès qu’elle s’est senti un passé, s’est volontiers occupée de ses antiquités et de ses grands hommes : elle n’a cessé de vivre d’une sorte de vie qui lui est propre et qui ne la rend que plus française. Célèbre par les poètes qu’elle a produits et au Moyen Âge et à la naissance de notre littérature classique (sans parler des plus récents), elle les honore, et, ce qui est la meilleure manière de les honorer, elle les étudie. Le recueil des Mémoires de l’Académie de Caen en particulier est rempli de recherches sur nos vieux poètes dont un si grand nombre sont normands. Aujourd’hui M. de Gournay a voulu résumer et recueillir ce qu’on sait de positif sur Malherbe, et graver de nouveau les traits de cette sèche, altière et maîtresse figure. J’en prendrai occasion à mon tour de redire quelque chose et sur Malherbe lui-même10 et sur ses disciples Racan et Maynard, dont les beaux vers lui reviennent à bon droit, car ils ne se seraient pas faits sans lui. Il y eut là, tout au sortir de l’enseignement de Malherbe, dans notre poésie française lyrique, une veine trop peu abondante, trop tôt distraite et interrompue, mais très pure, très française, neuve, élevée et douce : il en est resté quatre ou cinq odes au plus, mais dignes d’Horace, qu’on y retrouve imité sans servilité et avec génie, et bien faites surtout pour enchanter et inspirer, comme cela a dû être, la jeunesse de La Fontaine. Combien il y a peu, dans notre ancienne poésie lyrique, de ces pièces de vers qu’on puisse relire ainsi à chaque printemps !

Les nombreuses anecdotes que chacun sait par cœur sur Malherbe, et dont plus d’une fait sourire, ne doivent point détourner un moment la critique du trait original et significatif qui est à respecter en lui : il eut le caractère et l’autorité, ce qui fait le chef de secte et le chef d’école. Né à Caen en 1555 d’un père magistrat, d’une famille plus noble que riche, l’aîné de neuf enfants, ayant fait d’ailleurs des études assez variées et de gentilhomme sous la conduite d’un précepteur, tantôt à Caen, tantôt à Paris, et pendant deux ans aux universités d’Allemagne, il quitta tout à fait la maison paternelle à vingt et un ans pour s’attacher au service du duc d’Angoulême, fils naturel de Henri II, et grand prieur de France. Il fut auprès de lui, en qualité de premier secrétaire, à Aix où ce prince faisait fonction de gouverneur. Il s’y donnait un peu glorieusement pour fils d’un conseiller au parlement de Normandie, tandis que son père n’était que conseiller au présidial : « petit mensonge d’amour-propre, nous dit M. de Gournay, par lequel il élevait son père d’un échelon dans la magistrature ». Malherbe reste là dix ans en Provence, et Aix peut se dire sa seconde patrie. Sous le haut patronage du prince, il y voyait l’élite de la société ; il s’y maria à vingt-six ans à une femme de trois ou quatre ans plus âgée que lui, veuve déjà pour la seconde fois, et appartenant à une famille parlementaire des plus considérées dans le pays. D’Aix il accompagna quelque temps son prince à Marseille, puis revint avec lui à Aix. Il goûtait la conversation et l’esprit de la Provence. Ces propos de haute saveur lui revenaient fort ; on trouverait même trace de lui et de ses gaietés dans les poètes provençaux de cette date. Quand il eut perdu son protecteur en 1586, il habita tantôt la Normandie, tantôt la Provence, et l’on sait peu de chose de lui durant ces années de troubles civils. Il tira sans doute l’épée quand il le fallut ; il vivait de la vie de société et de voisinage ; il s’occupait de ses affaires et de sa famille, il essayait péniblement d’établir sa maison : ayant perdu un fils aîné en bas âge et une fille déjà grandissante, il élevait un dernier fils auquel il devait encore survivre. Il a dressé pour ce fils une Instruction publiée depuis peu11, et qui n’est pas, comme on pourrait croire, une instruction morale, mais un état de biens, une pièce de précaution et de défense en cas de procès de famille : l’esprit normand, par un coin, s’y retrouve. Ce qu’on peut dire au point de vue du talent, c’est que tous ces retards, ces contrariétés qui barrèrent si longuement sa carrière, furent utiles à Malherbe : elles l’empêchèrent de se classer décidément comme poète avant l’heure voulue, et de débuter trop en public dans un temps où il aurait encore porté des restes de couleur de l’école poétique finissante. Il eut tout le loisir de prendre son pli et de marquer dans sa manière en quoi il se séparait de ses prédécesseurs. Son genre d’esprit et de génie avait besoin d’ailleurs d’un régime fixe, régulier ; l’ordre public rétabli par Henri IV devait naturellement appuyer et précéder cet ordre tout nouveau à établir également dans les lettres et dans les rimes.

La première ode de Malherbe qui le mit en vue fut celle qu’il présenta, étant à Aix en 1600, à Marie de Médicis, la jeune reine qui venait prendre possession du trône :

Peuples, qu’on mette sur la tête
Tout ce que la terre a de fleurs…

André Chénier, commentateur excellent, a remarqué les beautés rares, et à cette date toutes neuves, de cette ode qui aujourd’hui frappe bien plutôt le lecteur par ses côtés exagérés et faux. En même temps, André Chénier touche à un défaut trop réel chez Malherbe, la stérilité d’invention et d’idées :

Au lieu, dit-il, de cet insupportable amas de fastidieuse galanterie dont il assassine cette pauvre reine, un poète fécond et véritablement lyrique, en parlant à une princesse du nom de Médicis, n’aurait pas oublié de s’étendre sur les louanges de cette famille illustre qui a ressuscité les lettres et les arts en Italie, et de là en Europe. Comme elle venait régner en France, il en aurait tiré un augure favorable pour les arts et la littérature de ce pays. Il eût fait un tableau court, pathétique et chaud de la barbarie où nous étions jusqu’au règne de François Ier. Ce plan lui eût fourni un poème grand, noble, varié, plein d’âme et d’intérêt, et plus flatteur pour une jeune princesse, surtout s’il eût su lui parler de sa beauté moins longuement et d’une manière plus simple, plus vraie, plus naïve qu’il ne l’a fait. Je demande si cela ne vaudrait pas mieux pour la gloire du poète et pour le plaisir du lecteur. Il eût peut-être appris à traiter l’ode de cette manière, s’il eût mieux lu, étudié, compris la langue et le ton de Pindare qu’il méprisait beaucoup au lieu de chercher à le connaître un peu.

Cette remarque essentielle d’André Chénier, en nous éclairant sur le côté faible de Malherbe, a l’avantage de faire apprécier Pindare par son côté supérieur et le plus inventif. Ces développements, en effet, qui aujourd’hui et de si loin nous semblent des hors-d’œuvre et des digressions dans les odes de Pindare, étaient précisément ce qui, à l’origine, et dans le temps où les souvenirs étaient vivants, formait l’à-propos le plus heureux de ses sujets et qui en devenait l’enrichissement le plus fertile : c’était le contraire du lieu commun vague, de ce qui domine trop fréquemment dans notre ode classique.

Depuis cette ode de bienvenue à la reine Marie de Médicis, cinq années s’écoulèrent encore avant que Malherbe fût appelé à la Cour, où ses compatriotes Du Perron et Des Yveteaux avaient parlé de lui et l’avaient recommandé au roi. Mais, à partir de septembre 1605, il y fut introduit et aussitôt en pied ; à peu près inconnu de la veille, il y prend sa place dès le premier jour, et son astre règne. Il avait pour lors cinquante ans. Sa vie, depuis cette heure, est en pleine lumière ; ses singularités, ses moindres mots ont été recueillis. Tranchant, exclusif, grondeur, bourru même, avare ou du moins positif, cynique parfois, n’oublions jamais le bon sens qui se mêle à ses saillies et qu’il observe toujours jusque dans ses accès d’enthousiasme et d’orgueil. Sa verve même, quand elle lui vient, se combine avec une certaine habitude raisonnable qui est le propre de la race française en poésie, et qu’il a contribué à fortifier, jusque dans les familiarités et les inélégances de sa conversation, il avait cela du poète que, s’il parlait peu, « il ne disait mot qui ne portât ». Dans ses œuvres rares, difficiles, toujours remaniées, qu’il prise haut, mais qu’il n’estima jamais assez terminées pour en publier lui-même le recueil, il semble avoir cherché surtout à donner des exemples d’une nouvelle et meilleure manière de faire : on dirait qu’il n’a voulu que changer le procédé et remonter l’instrument plutôt que d’en user largement lui-même. Ne lui demandons que quelques strophes. Les quatre stances où il a paraphrasé une partie du psaume cxlv sont parfaites :

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde ;
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empêche de calmer.
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre :
        C’est Dieu qui nous fait vivre,
        C’est Dieu qu’il faut aimer !…

Quelques strophes de ce ton suffisent pour réparer une langue et pour monter une lyre. Celles-ci sont des derniers temps de sa vie ; car sa vieillesse est allée jusqu’au terme en s’affermissant et se perfectionnant. Son ode à Louis XIII partant pour la Rochelle (1627), qu’il a faite à soixante-douze ans, est la plus complète de toutes, la plus hardie de composition, de style, d’images, et vers la fin la plus virilement touchante :

Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages,
Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,
A de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
          Sa première vigueur.

Les puissantes faveurs dont Parnasse m’honore
Non loin de mon berceau commencèrent leur cours ;
Je les possédais jeune, et les possède encore
          À la fin de mes jours…

Le ton de Corneille est déjà trouvé. Ne prenons Malherbe que là où il est bon, là où il est excellent. Retranchons le reste ; nous-mêmes soyons-lui Malherbe. Cette belle ode finale à Louis XIII commence en ces mots : « Donc un nouveau labeur à tes armes s’apprête !… » Malherbe a de ces brusqueries majestueuses ; il débute bien ; il entonne son chant avec vigueur et avec essor en raccompagnant, d’un geste haut et souverain. Cela se retrouve chez lui dans les petites pièces comme dans les grandes ; ainsi, dans ce sonnet au cardinal de Richelieu : « À ce coup, nos frayeurs n’auront plus de raison… » Le sonnet, la chanson même chez Malherbe ont de la tournure et de la fierté : cela dure peu, la voix chez lui se casse vite, mais le ton est donné. Il porte le mouvement lyrique jusque dans les moindres choses. On aurait lu, aujourd’hui, dans une demi-heure tout ce qui est à retenir de Malherbe : on commencerait par ses fameuses stances à Du Perrier, stances qui elles-mêmes sont de moitié trop longues : il aurait fallu un second Malherbe pour les abréger. On mettrait au premier rang quelques morceaux que le poète n’a point achevés, tels que le fragment Aux mânes de Damon où se trouve cette belle stance sur l’Orne et ses campagnes, le seul endroit où il ait exprimé avec vérité et largeur le sentiment de la nature champêtre. On a de Malherbe quelques belles strophes d’attente qui étaient toutes taillées pour des odes qui ne sont point venues ; ce sont des ébauches fières, un peu roides, des jets de marbre coupés court, mais qui sentent un mâle ciseau. En tout, Malherbe, même dans sa maigreur et son peu d’étoffe, est toujours digne et a des moments d’une élégance parfaite et ravissante. C’est un gentilhomme lyrique qui s’entend admirablement à draper son court manteau, et qui laisse voir jusque dans sa pauvreté bien de la distinction et de la noblesse naturelle.

On a dit de nos jours avec un grain de malice et un coin de vérité : « La poésie française, au temps de Henri IV, était comme une demoiselle de trente ans qui avait déjà manqué deux ou trois mariages, lorsque, pour ne pas rester fille, elle se décida à faire un mariage de raison avec M. de Malherbe, lequel avait la cinquantaine. » Mais ce ne fut pas seulement un mariage de raison que la poésie française contracta alors avec Malherbe, ce fut un mariage d’honneur. Elle trouvait un honnête homme et sensé, et qui, s’il ne lui donna pas tous les agréments, la mit désormais hors d’état de déchoir et l’ennoblit.

Nous ne connaissons Malherbe que déjà gris et ridé, dans sa verte vieillesse. À en juger par ce qu’on a de lui, on croirait qu’il a eu de la jeunesse à peine ; il en a eu pourtant, et il l’a sentie. N’est-ce pas lui qui a fait ces vers délicieux qui expriment comme dans un regret rapide et sobre les premières grâces de la vie :

Tout le plaisir des jours est en leurs matinées ;
La nuit est déjà proche à qui passe midi.

Il y a quelquefois chez Malherbe une grâce fine et rare qui, au milieu de cette hauteur et de cette roideur lyrique, a tout son prix.

Deux contemporains, deux disciples de Malherbe, Balzac et Godeau, ont très bien marqué un des points principaux de son innovation et de sa réforme. Rendant hommage aux poètes français du xvie  siècle, à ceux que Malherbe avait eu le tort de trop dépriser, et leur faisant jusqu’à un certain point réparation, Godeau, dans le discours qui servait de préface à la première édition de Malherbe, ajoutait pourtant : « La passion qu’ils avaient pour les anciens était cause qu’ils pillaient leurs pensées plutôt qu’ils ne les choisissaient. » Et il fait sentir que la méthode habile et combinée, cette méthode d’abeille par laquelle Horace imitait les Grecs, a succédé en France, grâce à Malherbe, à l’imitation confuse, à l’importation trop directe et trop entière des originaux grecs eux-mêmes. Balzac, dans son xxxie  entretien, ne nous le dit pas moins nettement ; après avoir parlé de cette première forme indigeste et avide qu’avait prise chez nous l’imitation des anciens :

Les imitations de Malherbe, remarque-t-il, sont bien moins violentes, sont bien plus fines et plus adroites, il ne gâte point les inventions d’autrui en se les appropriant. Au contraire, ce qui n’était que bon au lieu de son origine, il sait le rendre meilleur par le transport qu’il en fait. Il va presque toujours au-delà de son exemple, et, dans une langue inférieure à la latine, son français égale ou surpasse le latin.

Il en cite quelques exemples qui, s’ils ne prouvent point la supériorité de Malherbe sur les Latins, montrent du moins une émulation savante et assez brillante. Cette observation de Balzac et de Godeau se peut résumer ainsi : Ronsard et son école ne savaient pas l’art d’imiter ; dans leur ardeur et leur inexpérience première, ils transportaient tout de l’antiquité, l’arbre et les racines : Malherbe le premier sut et enseigna l’art de greffer les beautés poétiques.

Ses disciples en profitèrent, et Racan le premier. C’était un heureux et facile génie que Racan, peut-être mieux doué, à quelques égards, que Malherbe, et en poésie comme en distraction un vrai précurseur de La Fontaine. Mais sans Malherbe, sans sa juste et ferme direction, on peut croire que Racan n’eût point été ce qu’on l’a vu, et lui-même, s’adressant à son maître, a dit : « Je sais bien que votre jugement est si généralement approuvé, que c’est renoncer au sens commun que d’avoir des opinions contraires aux vôtres. » Né en 1589 au château de La Roche-Racan, en Touraine, aux confins du Maine et de l’Anjou, Racan, de trente-quatre ans plus jeune que son maître, connut Malherbe étant page de la chambre de Henri IV. Il s’attacha à lui, prit ses conseils, ne réussit jamais à le satisfaire entièrement, car il avait bien des ignorances involontaires et des nonchalances, mais il réussit une ou deux fois par ses accès de talent à lui donner, honneur insigne ! un peu de jalousie. On parle toujours des Bergeries de Racan. Ce n’est point là cependant qu’il faut l’aller chercher. Ses Bergeries, publiées pour la première fois en 1625, ne sont qu’une espèce de comédie pastorale en cinq actes, assez mal cousus ensemble, où les personnages ne parlent qu’un langage de convention, qui n’est ni celui de la Cour ni celui du village, mais dont le mélange dut plaire, en effet, aux ruelles de ce temps-là, où régnaient les bergers de L’Astrée. Quelques vers heureux et d’un caractère vraiment rural et villageois, qui y sont clairsemés12, ne sauraient en racheter les continuelles fadeurs. Prenons Racan dans les ouvrages de moindre haleine, là où il est supérieur, là où, lui qui ne savait pas le latin, il s’est montré tout à coup un émule d’Horace et en partie héritier de sa lyre, comme a dit La Fontaine. Ses stances sur La Retraite sont les plus célèbres ; il les adresse à un ami qui est engagé comme lui dans le monde, et qu’il convie ainsi que lui-même à s’en retirer :

Tircis, il faut penser à faire la retraite ;
La course de nos jours est plus qu’à demi faite ;
L’âge insensiblement nous conduit à la mort ;
Nous avons assez vu, sur la mer de ce monde,
Errer au gré des flots notre nef vagabonde ;
Il est temps de jouir des délices du port.

Et bientôt, après quelques mots sur la fragilité de la fortune, sur la vanité des poursuites de l’ambition, il passe à la description des délices des champs ; et de cette peinture tant de fois célébrée, il tire une inspiration naturelle, large et durable. Sa pièce n’est, si l’on veut, qu’une paraphrase de l’épode d’Horace : « Beatus ille qui procul negotiis… » Racan, qui ne lisait pas Horace dans l’original, avait sous les yeux une traduction en prose que lui en avait donnée son parent et cousin le chevalier de Bueil. Il y a pourtant entre la pièce d’Horace et celle de Racan des différences de ton et de sentiment qui laissent à cette dernière son caractère tout à fait particulier et son charme propre. Horace est ici imité comme lui-même avait imité les Grecs, c’est-à-dire en n’y prenant pas tout et en y mettant du sien.

La pièce d’Horace si souvent citée n’a pas le sens tout à fait simple qu’on lui prêle d’ordinaire lorsqu’on y fait vaguement allusion. Cette pièce, dont le cadre premier et le motif paraissent empruntés d’un ïambe d’Archiloque, est une satire ; cet éloge des champs tourne à l’ironie. Ce n’est point le poète qui est censé parler dans ces vœux et dans ces jouissances anticipées de bonheur champêtre : c’est un usurier, Alfius, qui, tout d’un coup épris, pour une raison qu’on ne dit pas, d’un merveilleux amour des champs, veut quitter les affaires et la Bourse de Rome pour aller cultiver la terre de ses mains et pratiquer la douceur des géorgiques : mais cette belle disposition ne tient pas ; le naturel l’emporte, et tous ces fonds qu’Alfius a retirés le 15 du mois, il cherche à les replacer dès le 1er du mois suivant. Telle est la pensée d’Horace, pensée de moraliste bien plus encore que d’amateur des champs. Le piquant, c’est qu’il ne démasque son intention que dans les derniers vers de la pièce : rien jusque-là n’avertit que ces peintures vives et riantes ne soient qu’un transport de l’imagination et un caprice de l’esprit chez celui qui s’y livre. Les meilleurs critiques ont repoussé l’idée que, même en étant averti, on pût y saisir de l’ironie jusqu’au dernier instant où seulement elle éclate. Il est des lecteurs simples et à l’âme droite qui, touchés à première vue de ces paysages et de ces tableaux innocents et les ayant pris au sérieux, ont regretté que l’impression en fût ainsi détruite vers la fin et comme tournée en raillerie : ils voudraient retrancher les quatre derniers vers. Le docte et ingénieux Orelli combat cette critique : « Supprimez cette fin, dit-il, nous n’aurons plus qu’une amplification de rhétorique en l’honneur de la vie champêtre, célébrée sans motif et sans but, une description plus digne réellement de Vanière et de Gessner que d’Horace. » C’est pourtant ce que Racan a fait et ce qu’eût fait aussi Fénelon ; il a supprimé toute ironie, et comme, en le faisant, il était dans sa nature, il a retrouvé par ce côté non pas la supériorité, mais une originalité en face d’Horace.

Et, en effet, ce qui règne et ce qu’on respire en ces belles et harmonieuses stances de Racan, déroulées avec tant d’ampleur et de mollesse d’abandon dans un style un peu vieilli, qui n’en ressemble que davantage aux grands bois paternels et aux hautes futaies voisines du manoir, c’est la paix des champs, c’est l’étendue et le silence. J’en comparerai l’effet à celui que produisent certaines élégies rurales de Tibulle plus encore qu’à celui de l’ode d’Horace. On y reconnaît un amour reposé des champs, non pas tant pour le plaisir de les chanter que pour la douceur et l’habitude d’y vivre. Horace, même quand il célèbre la campagne, est plus brillant, plus travaillé ; il y porte cette curiosité heureuse, cette ciselure de diction qui ne l’abandonne jamais dans ses odes et qui rappelle l’art ; son expression est vive et concise, son image serrée et polie jusqu’à l’éclat : elle luit comme un marbre de Paros, comme un portique d’Albano au soleil. Ne cherchons rien de pareil chez Racan ; avec lui nous sommes en Gaule, en Touraine, tout près du Maine, en bon et doux pays, mais où tout ne brille pas, où chaque colline n’a pas son marbre étincelant ni son bois sacré. Ne cherchons que le sentiment sincère dans sa plénitude, le calme, la tranquillité stable d’une vie heureuse, l’idéal d’une médiocrité domestique frugale et abondante : or, tout cela s’y exhale, et on en reçoit l’impression en le lisant. Son gentilhomme de campagne, il ne va pas le demander aux anciens ; il l’a sous les yeux, et il le décrit d’après nature :

Il laboure le champ que labourait son père :
Il ne s’informe point de ce qu’on délibère
Dans ces graves Conseils d’affaires accablés ;
Il voit sans intérêt la mer grosse d’orages,
Et n’observe des vents les sinistres présages
Que pour le soin qu’il a du salut de ses blés.

Roi de ses passions, il a ce qu’il désire :
Son fertile domaine est son petit empire,
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces
Et, sans porter envie à la pompe des princes,
Se contente chez lui de les voir en tableau.

Il voit de toutes parts combler d’heur sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous la faucille,
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers ;
Et semble qu’à l’envi les fertiles montagnes,
Les humides vallons et les grasses campagnes
S’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Il suit aucune fois un cerf par les foulées,
Dans ces vieilles forêts du peuple reculées…

Laissons le chasseur disparaître dans la profondeur de ces grandes allées sombres, qui nous sont traduites par cette harmonie même. La pièce de Racan est toute de ce ton. S’il dit les choses avec moins de particularité qu’Horace, il ne les rend pas avec moins de naturel ; car, en admettant que (les derniers vers exceptés) il n’y ait point d’ironie proprement dite dans le courant de l’ode d’Horace, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’Alfius, ce soudain amateur des champs, se complaît fort, au milieu de son vœu frugal, à nommer les huîtres et les poissons du lac Lucrin, auxquels il déclare renoncer ; il y parle en détail des mets rares, des gelinottes, faisans ou autres oiseaux recherchés, auxquels il se promet désormais de préférer la mauve et l’olive. Ces ressouvenirs de la vie gastronomique, qui sont bien à leur place dans la bouche du citadin fraîchement converti et bientôt relaps, feraient tache dans un tableau simplement puisé au cœur de la vie rustique. Ce n’est donc pas tout à fait un désavantage pour Racan de s’en être tenu dans sa peinture à des images plus générales et plus larges : il y a gagné de produire une inspiration plus uniment champêtre, et sa pièce, moins curieuse pittoresquement que celle d’Horace, a bien plus de naïveté.

À côté et à la suite des stances de Racan, il faut relire les derniers vers de la fable de La Fontaine, Le Songe d’un habitant du Mogol, sur l’amour de la retraite : c’en est comme la continuation dans la même nuance, dans le même langage. J’indiquerai également, comme sorties du même courant et de la même source, comme inspirées par un semblable et pur amour de la campagne, les belles et douces stances de Lamartine dans ses secondes Méditations poétiques : « Ô vallons paternels ! doux champs ! humble chaumière !… » M. de Lamartine voudra bien me pardonner de l’oser louer en le rapprochant de La Fontaine. Mais le bon Racan, avant eux, avait retrouvé le premier quelques sons de cette flûte pastorale de l’âge d’or.

Racan, tout ignorant qu’il était, a encore imité Horace avec bonheur dans son ode au comte de Bussy : « Bussy, notre printemps s’en va presque expiré… » Son cousin, également, lui aura traduit ce jour-là le « Quid bellicosus Cantaber ». Les amateurs remarqueront, dans le rythme qu’il y emploie, une heureuse coupe de vers et un entrelacement de rimes plein de nonchalance. Il a de même imité Virgile, à un endroit, dans des stances de Consolation à M. de Bellegarde sur la mort de M. de Termes, son frère. On sait les beaux vers de Virgile (églogue V) sur la mort de Daphnis : « Daphnis, est-il dit, tout éblouissant de lumière, admire le seuil inaccoutumé de l’Olympe, et voit sous ses pieds les nuées et les étoiles. » Cette consolation est celle qu’on aime toujours à donner aux vivants en deuil lors de la séparation et du départ d’une âme élevée et céleste. Or, Racan applique ainsi cette image à M. de Termes, mort dans les combats :

Il voit ce que l’Olympe a de plus merveilleux ;
Il y voit à ses pieds ces flambeaux orgueilleux,
Qui tournent à leur gré la Fortune et sa roue ;
Et voit comme fourmis marcher nos légions
Dans ce petit amas de poussière et de boue,
Dont notre vanité fait tant de régions13.

Pour un homme qui ne savait pas le latin et qui n’avait jamais pu, dit-on, apprendre à réciter par cœur même son Confíteor, on conviendra que c’est assez bien imiter et surpasser son poète. On raconte que Malherbe conçut un peu de jalousie de Racan pour cette belle stance ; et Boileau disait que, pour avoir fait les trois derniers vers, il donnerait les trois meilleurs des siens : ce que Daunou, qui n’entend bien que la prose, ne comprend pas. Ces trois vers sont admirables en effet, pour représenter le bonheur d’un héros chrétien désabusé, dans le ciel. Racan était doué d’une naïveté charmante et d’une élévation naturelle : mais distrait, paresseux, modeste à l’excès, privé trop tôt des conseils de Malherbe et abandonné à son instinct, il vécut au hasard, s’oublia volontiers aux champs, et n’eut que des accidents de génie dont j’ai noté les meilleurs. Il mourut en février 1670, à l’âge de quatre-vingt-un ans, en plein siècle de Louis XIV. Il s’était amusé à traduire en vers les Psaumes pour occuper la seconde moitié de sa vie. Des tribulations de famille, des procès que, dit-on, il ne fuyait pas toujours, des infirmités achevèrent de lui remplir ces longues années du déclin.

Un autre élève de Malherbe, et le seul après Racan qui mérite un souvenir, parce qu’il est le seul qui ait laissé en poésie, et dans le goût du maître, quelque chose de durable, c’est Maynard. Né en 1582 dans le Midi, Toulouse, Aurillac et Saint-Céré se disputent, dit-on, l’honneur de sa naissance1. Il mériterait une étude à part, et je ne puis ici que lui accorder un rapide souvenir. Jeune, il avait été attaché comme secrétaire à la reine Marguerite, la première femme de Henri IV, lorsqu’elle vint dans les derniers temps habiter à Paris. Il devint ensuite président au présidial d’Aurillac en Auvergne et y végéta presque toute sa vie. Il mourut en 1646 à soixante-quatre ans, sans avoir pu jamais forcer la fortune. Il avait joui d’une certaine vogue et d’une première faveur sous Henri IV ; il ne la put jamais retrouver sous Richelieu. De bonne heure, il se sent rejeté dans sa province et en danger de se rouiller. Bel esprit né pour l’Académie, et l’un des premiers sur la liste lors de la fondation, il ne put guère jouir des avantages que procurait cette naissante et déjà illustre compagnie. Chapelain, sans le vouloir, lui perçait le cœur lorsqu’il lui écrivait dans le premier âge d’or de l’institution (août 1634) :

Quand il n’y aurait autre avantage qu’une fois la semaine on se voie avec ses amis en un réduit plein d’honneur, je ne croirais pas que ce fût une chose de petite consolation et d’utilité médiocre. M. de Racan est en cette ville, qui n’en manque point et confesse avec sa bonté ordinaire que les conférences qui s’y font ne lui sont pas inutiles, quelque excellent homme qu’il soit14.

Oh ! combien ces conférences, ces belles conversations qu’on y tenait, combien les entretiens exquis du Marais ou de la place Royale faisaient défaut à Maynard absent ! Il le déplore sans cesse. Son peu de bien le retenait au logis et lui interdisait les fréquents voyages. Après la mort d’un de ses fils, il trouva pourtant le moyen d’aller à Rome pour se distraire et se consoler, de s’y attacher à M. de Noailles, l’ambassadeur, et d’y rester environ deux ans ; mais il fallut revenir et reprendre la vie de province avec les ennuis du métier. On a le recueil des Lettres de Maynard qui nous racontent en style fleuri ses occupations, ses tracas, ses inquiétudes. Il passe ses instants de loisir à polir durant des années des épigrammes de toutes sortes qu’il emprunte à Martial, à Catulle ou à de moins dignes, à correspondre avec les académiciens en renom, avec son voisin Balzac, « l’incomparable ermite de la Charente », avec les illustres de Paris, Chapelain, Gomberville et autres : il leur prodigue les louanges pour qu’ils les lui rendent ; il cherche à se rattacher à ceux qui vivent, et à ce qu’on dise de lui le moins possible feu Maynard. C’est là son souci continuel. Tout au contraire de Racan, il se tourmente et se consume autant que l’autre se distrayait aisément et s’oubliait : « Je suis venu trop tôt ou trop tard au monde, s’écriait-il ; tout autre siècle que celui-ci eût rougi de me laisser vieillir dans le village. » Sa plus grande crainte est de passer pour gascon et pour avoir des gasconismes dans son langage ; il est le premier à demander grâce et à s’excuser de ses rudesses ; mais, si on le prend au mot et qu’on paraisse lui en trouver en effet, il prétend aussitôt qu’il n’en a pas, et il met au défi toute l’Académie pour la politesse de la diction et l’exactitude. On voit que Maynard prêterait un peu au ridicule et qu’il offrirait au besoin un type de l’écrivain atteint du mal de province et qui a la peur d’être devenu suranné avant l’âge. Eh bien ! ce même Maynard, de peu d’invention d’ordinaire, et qui se borne de préférence à mettre en œuvre les pensées d’autrui, a fait une ou deux pièces fort belles. Son ode intitulée La Belle Vieille est célèbre ; elle s’adresse à une de ces beautés comme nous en avons connu, qui défient les années et dont les retours de saison ont des triomphes comme les printemps :

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête :
Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris,
Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête
Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.
……………………………………………………
L’âme pleine d’amour et de mélancolie,
Et couché sur des fleurs et sous des orangers,
J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie,
Et fait dire ton nom aux échos étrangers.

Mais ce ne sont là que deux strophes ; le reste de la pièce ne se soutient pas à cette hauteur. La pièce vraiment belle de Maynard, celle qui mérite de conserver son nom, est une autre ode de lui : « Alcippe, reviens dans nos bois… » Le thème y est à peu près le même que celui de Racan ; il s’agit d’arracher à la Cour un ami que la fortune y abandonne et qui s’acharne à une ingrate poursuite. Maynard, en sondant cette fois dans son propre cœur, a su y trouver des accents de vrai poète et d’une élévation inaccoutumée :

        La Cour méprise ton encens :
        Ton rival monte, et tu descends,
Et dans le cabinet le favori te joue.
    Que t’a servi de fléchir les genoux
Devant un Dieu fragile et fait d’un peu de boue,
Qui souffre et qui vieillit pour mourir comme nous ?

        Romps tes fers, bien qu’ils soient dorés ;
        Fuis les injustes adorés,
Et descends dans toi-même à l’exemple du sage.
    Tu vois de près ta dernière saison ;
Tout le monde connaît ton nom et ton visage,
Et tu n’es pas connu de ta propre raison.

        Ne forme que de saints désirs,
        Et te sépare des plaisirs
Dont la molle douceur te fait aimer la vie.
   Il faut quitter le séjour des mortels ;
Il faut quitter Philis, Amarante et Sylvie,
À qui ta folle amour élève des autels…

Il continue ainsi l’énumération de tout ce qu’il faut quitter ; on reconnaît le linquenda tellus d’Horace. Toute l’ode de Maynard se continue et se soutient dans cet ordre d’idées : c’est le lieu commun éternel sur le néant de toute chose, sur la nécessité de mourir, quoi qu’on fasse. Mais le lieu commun est grandement traité ; il y est même rehaussé vers la fin ; et, allant au-delà d’Horace, Maynard, pour détacher son ami des ambitions périssables, montre que ce ne sont pas seulement les hommes, ni les cités, ni les empires qui doivent finir ; ce ne sont là que de petits débris : ce ciel physique lui-même, ce théâtre de tant de splendeurs, dit-il, finira, et il aura son jour de ruine :

            Le grand astre qui l’embellit
            Fera sa tombe de son lit.
L’air ne formera plus ni grêles, ni tonnerres ;
    Et l’univers, qui, dans son large tour,
Voit courir tant de mers et fleurir tant de terres.
Sans savoir où tomber, tombera quelque jour.

Pour ce beau trait suprême, Maynard s’est souvenu d’un chœur de Sénèque dans la tragédie d’Hercule sur le mont Œta (acte III). Il a couronné toutes les images d’Horace par la plus vaste image funèbre, et c’est ainsi encore que, dans cet art des imitations combinées et fondues au sein d’une inspiration vive, il s’est montré un digne élève de Malherbe.

On trouverait difficilement la trace directe du maître dans ses autres disciples ; ils sont élégants, mais faibles, et, à la seconde génération, les plus purs, comme Segrais, dérivent vers le bel esprit. Il y eut interruption dès lors dans la descendance lyrique de Malherbe. On aura plus tard d’éclatants retours, et plus d’un jet moderne surpassera en puissance et en largeur la source première : on ne retrouvera plus cette veine charmante et trop peu suivie, qui n’a d’ancien qu’une plus douce couleur, cette veine non plus italienne, ni grecque, ni espagnole, mais purement française de ton et de goût jusque dans ses réminiscences d’Horace.

On représente le plus souvent Malherbe dans sa chambre, entouré de ses disciples, trônant au milieu d’eux et leur disant toutes sortes de mots plus ou moins mémorables. Il y aurait quelque chose de mieux : quand on réimprime ses Œuvres on devrait y ajouter les stances de Racan Sur la retraite, son ode À Bussy, sa Consolation sur la mort de M. de Termes, et aussi l’ode de Maynard À Alcippe, quatre pièces de plus en tout, et l’on aurait droit de dire : Voilà ce que Malherbe a fait ou fait faire, voilà l’œuvre de Malherbe au complet dans sa première sève et sa floraison.