(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Duclos. — II. Duclos historien » pp. 224-245
/ 5837
(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Duclos. — II. Duclos historien » pp. 224-245

II. Duclos historien

Duclos a fait quelques ouvrages qui prouvent ou supposent de l’érudition : comme membre de l’Académie des inscriptions et belles-Lettres, il y lut plusieurs mémoires sur des points d’Antiquité ou de Moyen Âge ; mais la première production importante, par laquelle il rompit avec les romans et se déclara un écrivain tout à fait sérieux et solide, fut son Histoire de Louis XI, publiée en 1745 avec la nouvelle année. C’étaient là pour le public des étrennes tout autres que le conte d’Acajou publié l’année d’auparavant : elles ne prirent pas moins bien. Une préface vive, sensée, résolue, attirait d’abord l’attention. Duclos répondait à une première objection qui se présentait naturellement, à savoir, que la véritable histoire de Louis XI était déjà faite par Philippe de Commynes. Commynes ne passa en effet de la cour de Bourgogne à celle de France qu’en 1472, et n’assista point aux premières années du règne. Duclos allait plus loin : « Oserai-je avancer, disait-il, une proposition qui, pour avoir l’air d’un paradoxe, n’en est peut-être pas moins vraie : Ce ne sont pas toujours les auteurs contemporains qui sont le plus en état d’écrire l’histoire. Ils ne peuvent donner que des mémoires dont la postérité fait usage. » Duclos remarquait avec raison que : « l’homme de la Cour le plus instruit ne peut jamais l’être aussi parfaitement qu’un historien à qui l’on remettrait les actes, les lettres, les traités, les comptes, et généralement tout ce qui sert de fondement à l’histoire ». Or cette collection existe concernant Louis XI. L’abbé Le Grand, oratorien dans sa jeunesse, homme des plus laborieux, mort en 1733, avait passé trente ans de sa vie à former un recueil de toutes les pièces qui se rapportent à ce règne, et il avait composé sur ces matériaux des annales plutôt encore qu’une histoire. Duclos reconnaissait d’une manière ouverte les obligations qu’il avait au recueil de l’abbé Le Grand, déposé dès lors dans la Bibliothèque du roi : « Son travail m’a été extrêmement utile et m’en a épargné beaucoup ; c’est une reconnaissance que je lui dois, et que je ne saurais trop publier. Cependant je n’ai point suivi son plan ; j’ai encore moins adopté ses vues. » Il se flattait d’avoir apporté dans son travail plus de critique et de justesse. Il avait en même temps cherché à débarrasser le corps de l’histoire de tout ce qui retarde inutilement sa marche :

L’historien doit chercher à s’instruire des moindres détails, parce qu’ils peuvent servir à l’éclairer, et qu’il doit examiner tout ce qui a rapport à son sujet ; mais il doit les épargner au lecteur. Ce sont des instruments nécessaires à celui qui construit l’édifice, inutiles à celui qui l’habite. L’historien doit tout lire, et ne doit écrire que ce qui mérite d’être lu.

L’ouvrage était dédié au comte de Maurepas, que l’auteur avait connu familièrement dans la société. Un compliment adressé à ce ministre et d’un heureux tour avait singulièrement réussi : « Tous les dépôts, disait Duclos, m’ont été ouverts par les ordres de M. le comte de Maurepas, à qui le roi a confié le département des lettres, des sciences et des arts, comme s’il eût consulté ceux qui les cultivent. » Ces jolis mots ont toujours faveur en France, et, mis en tête même d’un livre grave, ils contribuent à sa fortune.

Celle qu’obtint d’abord le Louis XI de Duclos fut grande : « Le livre a été lu de tout le monde avec avidité, surtout des dames, dont il a mérité l’approbation » ; c’est ce qu’écrivait l’abbé Desfontaines, assez favorable d’ailleurs à l’ouvrage58 : ce critique nous fait remarquer que des dames illustres et aimables s’intéressaient même au débit matériel et en plaçaient des exemplaires. En homme de collège qui s’égaye, il fit à ce sujet une petite épigramme latine dans le genre de Martial, qui commence par ces vers :

Inclyta dum narrat Ludovici Closius acta,
      Foemina dulciloqui pendet ab ore viri, etc., etc ;

et dont voici le sens :

Tandis que Duclos raconte les grandes actions de Louis XI, les femmes sont sous le charme, suspendues à son doux langage. (Ce mot doux est sans doute ici un peu ironique, car Desfontaines vient de reprocher à Duclos le style haché et les brèves sentences.) L’argent qui pleut de toutes parts fait l’éloge de l’auteur, et, si l’on en croit son libraire Prault, l’ouvrage est décidément immortel. Pourquoi donc, ô Ponticus, ces coups de crayon dont tu le notes et le censures par endroits ? Peut-il n’être pas excellent, quand il est ainsi protégé par la beauté ? que dis-je, protégé ! Vénus elle-même est en campagne pour lui briguer des suffrages, et le livre partout célébré est en vente jusque chez les Grâces. Bonsoir désormais le triste Apollon ! et bonsoir les ingrates Muses ! que Vénus seule désormais protège mes écrits !

En un mot, la comtesse de Rochefort, tout ce beau monde des Forcalquier, peut-être Mme de Pompadour elle-même, qui était alors dans le premier éclat de son début, entreprirent le succès du livre de Duclos et le lui firent. On poussait en même temps l’auteur à toutes voiles à l’Académie française, où il ne fut reçu pourtant que deux ans après (janvier 1747).

Voltaire, déjà historien, qui s’occupait de son Siècle de Louis XIV, et qui avait donné son Histoire de Charles XII, s’empressa d’applaudir à Duclos, et il lui laissa, en passant chez lui, ce petit billet des plus scintillants et qui semble écrit sous le coup de l’enthousiasme :

J’en ai déjà lu cent cinquante pages, mais il faut sortir pour souper. Je m’arrête à ces mots : « Le brave Huniade Corvin, surnommé la terreur des Turcs, avait été le défenseur de la Hongrie, dont Ladislas n’avait été que le roi. »

Courage ! il n’appartient qu’aux philosophes d’écrire l’histoire. En vous remerciant bien tendrement, monsieur, d’un présent qui m’est bien cher, et qui me le serait quand même vous ne me le seriez pas. — Je passe à votre porte pour vous dire combien je vous aime, combien je vous estime, et à quel point je vous suis obligé ; et je vous l’écris dans la crainte de ne pas vous trouver. Bonsoir, Salluste.

Ce billet est le plus vif de tous ceux qu’on lit dans la correspondance de Voltaire avec Duclos ; car ils ne furent jamais dans des termes intimes ni bien tendres.

Le chancelier d’Aguesseau plus calme, qui connaissait le travail de l’abbé Le Grand et qui s’était autrefois confié en ce docte et laborieux personnage pour le projet d’une nouvelle collection des Historiens de France, disait après avoir lu le livre de Duclos : « C’est un ouvrage écrit aujourd’hui avec l’érudition d’hier. » Le fait est qu’en lisant de suite ce récit de Duclos, on n’est point intéressé, on n’entre point avant dans le sujet, on n’y vit point, et il semble dès lors que l’auteur n’y a pas non plus habité suffisamment ni vécu. Cette espèce d’incertitude et d’embarras, cette question qu’on s’adresse à soi-même pendant la lecture, vient à cesser et elle s’explique lorsqu’on a recouru, comme je l’ai dû faire, et comme M. Petitot l’avait déjà fait précédemment, au volumineux travail de l’abbé Le Grand. Duclos, malgré l’aveu de sa préface, n’a pas assez dit tout ce qu’il devait à ce savant devancier. Le fonds de l’abbé Le Grand concernant Louis XI, et qui fut vendu au roi par Mme de Rousseville, sœur et héritière de l’abbé, cette vaste collection, entrée à la Bibliothèque du roi en avril 1741, se compose, reliée comme elle l’est aujourd’hui, de 31 volumes in-folio, dont 3 volumes d’histoire ou annales divisées en 26 livres, 4 volumes de pièces, lettres, actes, etc., en original, et 23 ou 24 volumes de copies de pièces. C’est là-dessus que Duclos a travaillé en toute sécurité et stabilité, sans aucun souci de recherches. Il s’est conduit comme un grand seigneur à qui le vilain rabattait le gibier dans les chasses : il n’a eu qu’à viser à coup sûr ce qui passait devant lui. Il était assez reçu autrefois que l’histoire devait être écrite en beau langage par quelque académicien, et qu’il fallait quelque abbé ou bénédictin de métier pour faire les recherches : on ménageait le bel esprit brillant et qu’on savait volontiers impatient de sa nature ; il ne venait qu’à la fin tout frais et tout reposé. L’Histoire de saint Louis, écrite académiquement par M. de La Chaise, avait été préparée et digérée en corps par le scrupuleux Tillemont. Duclos se dit qu’il pouvait se permettre d’en user de même avec l’abbé Le Grand, en appliquant le genre philosophique à l’histoire. Mais dans quelle mesure s’est-il servi de son auteur et préparateur ? quelle sorte d’addition et d’innovation a-t-il apportée au premier travail ? quelles parties lui sont propres, et quel est son coin d’originalité, soit pour la pensée, soit pour la forme ? C’est ce qu’il est curieux d’examiner.

Duclos, dans ses premières pages, donne un tableau général succinct de l’état de la France sous le règne de Charles VII. Il y a deux ou trois pages de lui, mais dès la cinquième il emprunte à l’abbé Le Grand non seulement ses jugements, mais ses expressions. Il s’agit du caractère de Charles VII, que l’abbé Le Grand oppose dès l’abord à celui de Louis XI et que Duclos donne sans poser le contraste : j’indique sur deux colonnes, comme l’a fait M. Petitot, la citation parallèle ; ce n’est, comme on le pense bien, qu’un très faible échantillon ; c’est aux curieux à pousser plus loin et dans le même sens une comparaison plus ample, qui ne fera que confirmer le premier aperçu :

Charles, dit Duclos, était doux, facile, généreux, sincère, bon père, bon maître, digne d’être aimé et capable d’amitié. Il avait toutes les qualités d’un particulier estimable ; peut-être était-il trop faible pour un roi. Uniquement livré aux plaisirs, il était moins sensible à l’éclat du trône, qu’importuné des devoirs qu’il impose… Le connétable Arthus de Bretagne, comte de Richemont, Giac, Le Camus de Beaulieu, La Trémoille, le comte du Maine, gouvernèrent successivement l’esprit du roi.

Charles, dit l’abbé Le Grand, était doux, facile, adonné à ses plaisirs et tellement livré à ses favoris et à ses maîtresses qu’il ne pouvait avoir d’autres passions ni d’autres sentiments que ceux qu’ils lui inspiraient. Giac, Le Camus de Beaulieu, La Trémoille, le comte du Maine, le possédèrent entièrement l’un après l’autre.

Dans l’intervalle des phrases de Duclos que j’ai rapprochées, celui-ci a eu soin d’introduire un brillant éloge d’Agnès Sorel et un mot sur Jeanne d’Arc, qu’il appelle d’ailleurs une généreuse fille ; mais Agnès Sorel a tous les honneurs :

Ce fut la maîtresse pour qui Charles eut la plus forte passion et qui fut la plus digne de son attachement : sa beauté singulière la fit nommer la belle Agnès… Rare exemple pour celles qui jouissent de la même faveur, elle aima Charles uniquement pour lui-même, et n’eut jamais d’autre objet dans sa conduite que la gloire de son amant et le bonheur de l’État.

Ce trait allait directement à l’adresse de Mme de Pompadour, qui était à la veille de son établissement à Versailles, et auprès de laquelle Duclos allait avoir accès par son intime ami l’abbé de Bernis. C’était un à-propos de boudoir jeté d’un air de conseil et de précepte. De telles choses ne se trouvent point, est-il besoin de le dire ? dans le texte de l’abbé Le Grand.

Les réflexions sur l’état misérable de la France, sur le pillage, l’indiscipline et les désordres de tout genre qui désolaient les provinces sous le règne de Charles VII, sont résumées chez Duclos aux mêmes endroits du récit, et presque dans les mêmes termes que l’a fait l’abbé Le Grand : seulement Duclos ramasse les traits avec plus de concision et d’un ton d’autorité que le digne annaliste ne se permet pas. Le genre d’observations qui est propre à Duclos est sensé, rapide, mais d’une nature très sobre :

J’ai cru devoir donner, dit-il, une idée de l’état de la France et de la cour de Charles VII, pour faire mieux entendre ce qui regarde son successeur : on verra que Louis XI, né et élevé au milieu de ces désordres, en sentit les funestes effets. Indépendamment de son caractère propre, les réflexions qu’il fit sur les premiers objets dont il fut frappé contribuèrent beaucoup à la conduite que nous lui verrons tenir.

L’abbé Le Grand ne fait pas cette remarque, d’ailleurs très naturelle et judicieuse. Louis XI, encore Dauphin, dans ses traverses et ses brouilles avec son père, envoie-t-il une lettre circulaire à tout le clergé du royaume pour demander des prières, Duclos ajoute : « Il faisait ordinairement des vœux lorsqu’il se croyait sans ressource du côté des hommes. » Louis XI, Dauphin, se réfugie-t-il en Bourgogne, en se confiant pour l’y conduire au prince d’Orange et au maréchal de Bourgogne, c’est-à-dire à ses deux plus grands ennemis, Duclos dit : « Le Dauphin préféra des ennemis généreux à des amis suspects. » Pendant son séjour à la cour de Bourgogne, le Dauphin montre-t-il le plus violent dépit de ce que son père a nommé d’autres officiers en Dauphiné, Duclos dira : « Il était aussi jaloux de son autorité que s’il ne fût jamais sorti de son devoir. » Si minutieuses que puissent sembler ces remarques, j’ose assurer que, pour les divers livres que j’ai examinés, la part d’originalité de Duclos, dans sa rédaction de l’Histoire de Louis XI, se réduit à peu près à de tels ornements et assaisonnements de narration. Joignez-y quelques maximes jetées d’un air de leçon. Tout le reste est emprunté.

Et nulle part il n’offre ce grand côté de talent, il n’a cet éclat de vue et de nouveauté qui absout, qui couvre et honore tous les emprunts.

Louis XI vient au monde ; il naît à Bourges dans le palais archiépiscopal le samedi 3 juillet 1423. Il y a là des détails positifs pour lesquels tous les historiens qui se succèdent sont forcés de se copier. Mais, dès que Louis XI est né, on tire son horoscope, et l’abbé Le Grand nous raconte ce qu’on lui prédit :

On prédit qu’il vivrait soixante et dix ans, et qu’il passerait les mers, ce qui s’est trouvé faux. On devina mieux pour le reste : on dit qu’il aimerait la chasse passionnément ; que les princes, ses parents et ses voisins, auraient beaucoup d’envie et de jalousie contre lui, qu’ils lui susciteraient de fâcheuses affaires, qu’ils lui feraient la guerre ; qu’il serait plus heureux dans sa vieillesse que dans sa jeunesse, etc.

En indiquant ce qui s’est vérifié, l’abbé Le Grand donne, dès les premières lignes, un aperçu et comme un tracé général de la vie et du règne qu’il va raconter. Duclos, qui est philosophe et qui méprise l’astrologie, dit en deux mots : « L’on prédit, suivant l’usage, beaucoup de choses vagues, et flatteuses pour le prince régnant. » Je n’ai pas grand regret à la suppression du détail de l’horoscope ; mais, comme Duclos appliquera presque partout cette méthode de suppression et retranchera les détails qui peignent le temps, il en résulte à la longue maigreur et sécheresse, tandis que l’abbé Le Grand, qui ne songe qu’à raconter fidèlement et non à peindre, se trouve présenter un récit qui a plus de corps et de substance, et qui est nourri de ces choses particulières que l’esprit aime à saisir.

On marie le Dauphin à Marguerite d’Écosse, qui fait son entrée à Tours le 24 juin 1436. L’abbé Le Grand donne tous les détails qu’il a trouvés sur la cérémonie du mariage, sur le dîner qui suivit et sur ceux qui y assistèrent. Duclos supprime tout cela. Le Dauphin bien jeune, et à l’âge de quatorze ans, commence ce rôle de répression des grands et de réparation du royaume qu’il poursuivra plus tard comme roi ; il parcourt tout le Languedoc, accompagné des principaux de la province : « Il fit son entrée à Toulouse, dit l’abbé Le Grand, vêtu d’une casaque d’écarlate, ayant des manches très larges au milieu et fort serrées sur le poignet, avec une ceinture ou écharpe, etc. » Cette petite vignette de Louis XI à quatorze ans, et préludant à son rôle de roi, a disparu chez Duclos.

Enflé des éloges que lui méritent ses succès précoces, obéissant à son naturel ingrat, et souffrant sans doute aussi de l’indolente incapacité de son père, qui ne sait point profiter de son aide, le Dauphin se laisse entraîner par les grands et se révolte contre le roi. Celui-ci se résout enfin à sévir, et, arrivant en Poitou, il apprend que les religieux de l’abbaye de Saint-Maixent ont résisté vaillamment aux rebelles, bien que le château fût déjà tombé en leur pouvoir. Le roi, dans sa reconnaissance, s’empresse de récompenser les religieux en accordant à l’abbaye les plus grands privilèges : l’abbé Le Grand les énumère : par exemple, « l’exemption de tout impôt pour les domestiques et fermiers de l’abbaye, le droit de pêche dans la rivière de Sèvres, la permission à l’abbaye de porter pour armes de gueules à une fleur de lis d’or, surmontée d’une couronne de même au chef de France ». Rien de tout cela n’est sans doute bien essentiel à rapporter, mais ces particularités animent le chemin ; elles dessinent et fixent les événements dans l’esprit, et surtout la suppression constante et systématique qu’on en fait en toute rencontre a tous les inconvénients de la sécheresse. — Pourquoi cela ne plaît-il pas ? pourquoi cela ne peint-il pas ? se demande-t-on involontairement en lisant Duclos. On a maintenant la réponse.

Louis XI, établi par son père dans le gouvernement du Dauphiné, y remédie aux abus et s’y essaye à sa future administration de roi. L’abbé Le Grand est abondant sur cette époque première et antérieure de Louis XI. Le Dauphin, dans les premiers temps, n’en continue pas moins de servir fidèlement son père et de l’assister de son épée dans les sièges de Creil et de Pontoise contre les Anglais. La France était réduite au plus misérable état :

Comme les finances étaient épuisées, dit l’abbé Le Grand, ni le père ni le fils n’avaient pas beaucoup d’argent. Le Dauphin emprunta de l’abbaye de Saint-Antoine de Vienne une croix d’or pesant deux marcs, ornée d’un rubis, de douze pierres balais, de vingt-huit grosses perles, et de plus un hanap d’argent doré, aux armes du duc de Bourbon ; il y avait huit pierres balais, cinq saphirs, douze petits diamants, quarante-huit grosses perles : tout cela fut engagé pour douze cents écus. Cette somme, quoique modique, fut d’un très grand secours dans les besoins où l’on était ; et le premier soin du Dauphin, lorsqu’il fut parvenu à la couronne, fut de retirer cette croix et ce hanap, et de les rendre aux religieux de Saint-Antoine.

Duclos s’empare de ce fait, mais, à force de l’abréger, il en ôte le sens et la force : « L’épuisement des finances, dit-il, fit que le Dauphin, pour suivre le roi, emprunta de l’abbaye de Saint-Antoine de Vienne une croix d’or de deux marcs, ornée de quelques pierreries, qu’il mit en gage pour douze cents écus. La ville de Tartas, etc. » Et il poursuit son récit sur d’autres points. Qui ne voit (sans compter le hanap qu’il oublie) qu’il y a presque un faux sens dans ce mot négligemment jeté : quelques pierreries ? c’est beaucoup qu’il fallait dire, et si l’on ne voulait pas, comme l’abbé Le Grand, les énumérer dans leur richesse, il fallait du moins y insister davantage, pour prouver l’extrême détresse et pénurie, pour donner une juste idée de la disproportion qu’il y avait entre les magnifiques objets mis en gage et l’argent prêté dessus.

Ce genre de remarques serait perpétuel. Louis XI, réfugié auprès du duc de Bourgogne, vit et habite à Gennep, que le duc lui a donné pour résidence, et qui était le plus beau pays de chasse qui fût dans la Flandre et le Brabant ; il y partage son temps entre la chasse, la promenade et la lecture. Duclos le dit après l’abbé Le Grand. Pourquoi omet-il ce trait qu’avait ajouté le docte abbé, et qui caractérise un goût de Louis XI : « Il fit venir ses livres de Dauphiné ? »

Le portrait de la première Dauphine, de Marguerite d’Écosse, celle qui donna le baiser de sapience à Alain Chartier endormi, et qui mourut à la fleur de l’âge, victime de la calomnie et abreuvée de dégoûts, en disant pour dernière parole : « F. de la vie ! qu’on ne m’en parle plus 59 ! » ce portrait est très agréable chez Duclos, mais il est pris tout entier de l’abbé Le Grand, qui ne fait que l’étendre un peu plus, et y mêler de ses longueurs et de sa bonhomie d’expression. Si l’on mettait les deux portraits sur deux colonnes en regard, on aurait idée du sans-gêne avec lequel Duclos en a usé dans ses emprunts à peu près textuels. Il trouve pourtant moyen d’omettre encore des traits : « Elle aimait passionnément les lettres », dit-il tout court. — « Elle aimait les lettres, dit l’abbé Le Grand, et elle avait une si grande passion pour la poésie, qu’elle passait les nuits à faire des vers. »

La conclusion de l’Histoire de Duclos est piquante et elle a couru comme un de ces mots heureux qu’il lançait en causant. L’abbé Le Grand, dans les pages qui terminent, lui a servi de guide comme partout. Après avoir raconté la mort de Louis XI, le judicieux abbé disait : « Telle fut la fin de ce prince. S’il eut de grands défauts, il eut aussi de très grandes vertus, et la France a eu peu de rois qui eussent eu plus de talents et de qualités nécessaires pour bien gouverner. » Et après une comparaison suivie de Louis XI avec Louis XIII, puis avec Louis XII, il termine de la sorte :

Si présentement quelqu’un, dépouillé de toute prévention et pesant tout au poids du sanctuaire, voulait faire le parallèle de ces deux rois, il trouverait qu’après avoir épargné Louis XII sur tout ce qu’il a fait jusqu’à ce qu’il soit monté sur le trône, on n’en pourrait faire que ce qui s’appelle un bonhomme, et que Louis XI, malgré tous les défauts qu’on peut lui reprocher, a été un grand roi.

Duclos ici s’est piqué d’honneur et, rentrant dans ce genre de tour énergique et bref qui est à lui, il a dit : « Il s’en faut beaucoup que Louis XI soit sans reproche, peu de princes en ont mérité d’aussi graves ; mais on peut dire qu’il fût également célèbre par ses vices et par ses vertus, et que, tout mis en balance, c’était un roi. » On a là le plus frappant exemple du genre de supériorité que Duclos a sur l’abbé Le Grand comme écrivain. Pour tout le reste, il lui est inférieur non seulement en mérite historique, mais l’oserai-je dire ? sinon pour l’agrément (laissons ce mot qui ne s’applique ni à l’un ni à l’autre), du moins pour l’intérêt, pour cet intérêt lent et suivi qui naît du fond des choses et qui, de l’auteur consciencieux, se communique au lecteur réfléchi. Comparé à son devancier, Duclos ne saurait être défini qu’un abréviateur avec trait. Voltaire lui écrivait par compliment : « Bonsoir, Salluste. » Il aurait dû se contenter de lui écrire : « Bonsoir, Justin. »

Mais dans ses Mémoires secrets, dans cette histoire de son temps, qu’il a retracée en qualité d’historiographe, et qui n’a été publiée que longtemps après sa mort (1790), c’est là que Duclos, dit-on, s’est montré lui-même : « On y trouve, dit Grimm, ce qu’il sut pour ainsi dire toute sa vie, ce qu’il sut mieux que personne ; très répandu dans la société, M. Duclos a connu personnellement la plupart des personnages qu’il a entrepris de peindre à la postérité. » Il n’avait pas soupé avec Louis XI, a remarqué Sénac de Meilhan, expliquant par là la froideur de la précédente Histoire ; il avait, au contraire, soupé avec bon nombre de ceux dont il fait mention dans ses Mémoires de la Régence et du règne de Louis XV. Cela est vrai ; les Mémoires secrets de Duclos ont de l’intérêt, de l’agrément, de la vivacité ; il y a du sien souvent ; il y marque sa griffe par certaines anecdotes qu’il savait d’original. Mais chose singulière et qu’on n’a pas assez relevée, il n’a fait dans l’ensemble, et pour les trois quarts de l’ouvrage, qu’appliquer exactement le même procédé dont il avait usé dans l’Histoire de Louis XI, et qu’il avait trouvé apparemment commode : il n’a fait que suivre pas à pas et abréger Saint-Simon.

Comme dans son Histoire de Louis XI, il y a mis une excellente préface. Il avoue tout d’abord les obligations qu’il a à Saint-Simon :

Aussitôt que le roi m’eut nommé historiographe, mon premier soin fut de rassembler les pièces qui m’étaient nécessaires. J’ai eu la liberté d’entrer dans les différents dépôts du ministère, et j’en ai fait usage longtemps avant d’écrire… Les Mémoires du duc de Saint-Simon m’ont été utiles pour le matériel des faits dont il était instruit ; mais sa manie ducale, son emportement contre les princes légitimés, etc.

Il passe aussitôt à la critique. On verra tout à l’heure jusqu’à quel point l’assertion est exacte, et si c’est pour le matériel des faits seulement ou pour leur expression aussi, que Duclos s’appuie sur son devancier. Dans sa préface, Duclos regrette de n’avoir pu jeter plus de lumière sur la partie financière de son sujet :

La politique, dit-il, la guerre, la finance, exigeraient chacune une histoire particulière et un écrivain qui eût fait son objet capital de l’étude de sa matière. L’article de la finance serait peut-être le point d’histoire qu’il serait le plus important d’éclaircir pour en découvrir les vrais principes.

Il reconnaît n’avoir point eu les éléments ni les informations nécessaires pour écrire une telle histoire : celle qu’on doit chercher dans son livre n’est donc que « l’histoire des hommes et des mœurs ».

Il commence par un tableau circonstancié des dernières années de Louis XIV : ici, malgré les imitations et les emprunts que nous allons signaler, on sent dans le récit de Duclos une vive impression personnelle, qui y donne le mouvement. Enfant, né en 1704, il avait vu cette fin de Louis XIV, comme ceux qui sont nés au commencement de ce siècle, à la date correspondante, ont pu voir les dernières années de l’Empire. Duclos avait encore présentes certaines scènes de 1711, de 1712, et en avait gardé les poignantes émotions, comme nous avons eu celles de 1812 et de 1814 ; les victoires de Marlborough, les menaces et les outrageuses espérances du prince Eugène, l’épuisement de la France dans cette lutte extrême60, la carte du démembrement projeté, il rend cela avec nerf et dans un sentiment patriotique : c’est lorsqu’il en vient aux portraits des personnages qu’il s’en remet purement à Saint-Simon. A-t-il à parler, par exemple, de Monseigneur, fils unique de Louis XIV, et de sa maîtresse, Mlle Choin, que ce prince avait peut-être épousée en secret, Duclos copie, abrège et ne fait qu’adoucir Saint-Simon. Là où celui-ci nous dit nettement de Mlle Choin : « Ce n’a jamais été qu’une grosse camarde brune », Duclos se contente de dire : « Elle n’était pas jolie » ; mais d’ailleurs on pourrait faire comme pour ce qui est de l’abbé Le Grand et imprimer les portraits sur deux colonnes, on verrait les emprunts continuels et d’autant plus à noter qu’ils ne sont pas avoués : par exemple, toujours sur Mlle Choin :

Duclos.

Au surplus, elle paraissait à Meudon tout ce que Mme de Maintenon était à Versailles, gardant son fauteuil devant le duc et la duchesse de Bourgogne et le duc de Berry, qui venaient souvent la voir, les nommant familièrement le duc, la duchesse, sans addition du monsieur, ni de madame, en parlant d’eux devant eux. Le duc de Bourgogne était le seul pour qui elle employât le mot de monsieur, parce que son maintien sérieux n’inspirait pas la familiarité ; au lieu que la duchesse de Bourgogne faisait à Mlle Choin les mêmes petites caresses qu’à Mme de Maintenon. La favorite de Meudon avaient donc tout l’air et le ton d’une belle-mère.

 

 

 

 

Saint-Simon.

Mais de la voir aux parvulo de Meudon, dans un fauteuil devant Monseigneur, en présence de tout ce qui y était admis, Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse de Berry, qui y fut tôt introduite, chacune sur un tabouret, dire devant Monseigneur et tout cet intérieur : la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Berry et le duc de Berry, en parlant d’eux ; répondre souvent sèchement aux deux filles de la maison, les reprendre, trouver à redire à leur ajustement, et quelquefois à leur air et à leur conduite, et le leur dire, on a peine à tout cela à ne pas reconnaître la belle-mère et la parité avec Mme de Maintenon, etc.

 

Ce que je fais là pour le portrait de Mlle Choin, on peut le faire presque indifféremment pour le portrait de n’importe quel personnage du temps, le duc et la duchesse de Bourgogne, le maréchal de Villars, Louis XIV mourant, Mme des Ursins, le père Tellier, etc. ; entre la copie de Duclos et l’original de Saint-Simon, le rapport est le même. Ici il ne fait pas comme avec l’abbé Le Grand, il ne prête pas du trait, il en ôte plutôt. Il avait donné du ton à l’un, il éteint un peu l’autre : c’est du Saint-Simon refait avec un crayon bien taillé, mais avec un crayon de mine de plomb. Je ne sais si on publiera jamais le travail de l’abbé Le Grand sur Louis XI comme on vient de publier celui de Tillemont sur saint Louis ; dans tous les cas le livre de Duclos, déjà mis de côté, n’en sera qu’assez obscurément écrasé et enterré : mais Saint-Simon, avec lequel Duclos s’est trop comporté comme s’il ne devait jamais être publié, a des revanches éclatantes et soudaines. Duclos, qui ne le cite guère que pour le critiquer, aurait dû dire : « Je l’abrège, je le tronque, je le copie à chaque page, et, si je vous intéresse en y mêlant çà et là quelques traits de moi, honneur avant tout à lui ! »

Il y a une scène assez piquante dans les derniers temps de Louis XIV. Pour arriver à la conclusion de la paix générale, il est convenu que les deux couronnes de France et d’Espagne ne seront jamais réunies sur une seule tête. Le duc de Berry, très en vue un moment (après la mort du duc de Bourgogne), et le duc d’Orléans se rendent au Parlement pour la formalité des renonciations. Le premier président de Mesmes ouvre la séance par un compliment au duc de Berry, qui oublie la réponse qu’il devait faire et qui reste court après avoir répété plusieurs fois : « Monsieur… Monsieur… » De là, à son retour à Versailles, une amère douleur du jeune prince qui s’en prend au duc de Beauvilliers, son gouverneur, et au roi, et qui accuse l’éducation qu’on lui a donnée :

Ils n’ont songé, s’écrie-t-il, qu’à m’abêtir et à étouffer tout ce que je pouvais être. J’étais cadet, je tenais tête à mon frère, ils ont eu peur des suites, ils m’ont anéanti ; on ne m’a rien appris qu’à jouer et à chasser, et ils ont réussi à faire de moi un sot et une bête, incapable de tout.

Duclos raconte et emprunte tout ce détail ; il fait dire au prince en sanglotant : « J’étais cadet, j’avais autant de dispositions que mes aînés ; on a eu peur de moi ; on ne m’a appris qu’à chasser ; on n’a cherché qu’à m’abrutir… » Ici j’arrête Duclos : il fallait mieux copier et laisser le mot abêtir, qui n’a pas tout à fait le sens d’abrutir. On abrutit quelqu’un en le livrant au vin, aux femmes, à quelque excès grossier : pour l’abêtir, il suffit de lui retrancher toute étincelle d’éducation libérale et de l’appliquer à des pratiques insipides, insignifiantes.

Il y a une autre scène où Duclos prend avec Saint-Simon des libertés de forme et se permet des variantes de ton qui ne sont pas d’un narrateur assez scrupuleux. Il s’agit d’une assez singulière histoire. Louis XIV, tout à la fin de sa vie, s’était pris de goût et d’amitié pour une demoiselle de Chausseraye (ou de La Chausseraye), qui avait de l’esprit qu’elle cachait sous un air d’ingénuité. Elle divertissait le roi par ses façons de gentillesse et de simplicité amicale, et le désennuyait quelquefois, ce qui était la grande affaire. Cette demoiselle de Chausseraye, qui était de l’intimité de la duchesse de Ventadour, y entendit parler, sans en avoir l’air, d’un grave projet, d’une sorte de conjuration ecclésiastique qu’on était parvenu à faire accepter au roi : c’était d’enlever l’archevêque de Paris Noailles pendant qu’il irait à sa maison de Conflans, et de l’expédier tout de suite à Rome pour l’y faire déposer de son siège. Mademoiselle de Chausseraye, qui avait du bon et quelques principes de générosité, et qui d’ailleurs était amie du cardinal de Noailles, résolut de faire échouer, s’il se pouvait, cette machination du père Tellier, et, causant avec le roi, elle y parvint de la manière qu’expose Saint-Simon :

Elle trouva le roi triste et rêveur ; elle affecta de lui trouver mauvais visage et d’être inquiète de sa santé. Le roi, sans lui parler de l’enlèvement proposé du cardinal de Noailles, lui dit qu’il était vrai qu’il se trouvait extrêmement tracassé de cette affaire de la Constitution ; qu’on lui proposait des choses auxquelles il avait peine à se résoudre ; qu’il avait disputé tout le matin là-dessus ; que tantôt les uns et tantôt les autres se relayaient sur les mêmes choses, et qu’il n’avait point de repos. L’adroite Chausseraye saisit le moment et répondit au roi « qu’il était bien bon de se laisser tourmenter de la sorte à faire chose contre son gré, son sens, sa volonté ; que ces bons messieurs ne se souciaient que de leur affaire et point du tout de sa santé, aux dépens de laquelle ils voulaient l’amener à tout ce qu’ils désiraient ; qu’en sa place, content de ce qu’il avait fait, elle ne songerait qu’à vivre et à vivre en repos, les laisserait battre tant que bon leur semblerait, sans s’en mêler davantage ni en prendre un moment de souci, bien loin de s’agiter comme il faisait, d’en perdre son repos et d’altérer sa santé, comme il n’y paraissait que trop à son visage ; que, pour elle, elle n’entendait rien ni ne voulait entendre à toutes ces questions d’école ; qu’elle ne se souciait pas plus d’un des deux partis que de l’autre ; qu’elle n’était touchée que de sa vie, de sa tranquillité, de sa santé… ». Elle en dit tant, et avec un air si simple, si indifférent sur les partis et si touchant sur l’intérêt qu’elle prenait au roi, qu’il lui répondit qu’elle avait raison ; qu’il suivrait son conseil en tout ce qu’il pourrait là-dessus, parce qu’il sentait que ces gens-là le feraient mourir…

Or, que fait Duclos ? Ne trouvant pas, apparemment, assez de vivacité à ce récit de Saint-Simon et à ce discours indirect, il le met en scène, en dialogue ; il suppose les paroles mêmes des deux personnages et leur prête à tous deux de sa familiarité. Louis XIV, si poli avec les femmes, va tutoyer Mlle de Chausseraye, et celle-ci va parler à la Duclos, c’est-à-dire manquer à sa tactique d’indifférence, et, en s’adressant au roi, avoir une pointe de jurement comme dans un café. Voici ce récit, refait par Duclos d’après Saint-Simon :

Sire, lui dit-elle, je ne vous trouve pas aussi bon visage qu’hier, vous avez l’air triste : je crois qu’on vous donne du chagrin. — Tu as raison, répondit le roi, j’ai quelque chose qui me tracasse ; on veut m’engager dans une démarche qui me répugne, et cela me fâche… — Je respecte vos secrets, Sire, poursuivit-elle ; mais je parierais que c’est pour cette Bulle où je n’entends rien ; je ne suis qu’une bonne chrétienne qui ne m’embarrasse pas de leurs disputes. Si ce n’est que cela, vous êtes trop bon : laissez-les s’arranger comme ils voudront. Ils ne pensent qu’à eux et ne s’inquiètent ni de votre repos ni de votre santé : voilà ce qui m’intéresse, moi, et ce qui doit intéresser tout le royaume. — Tu fais bien, mon enfant, reprit le roi en secouant la tête ; j’ai envie de faire comme toi. — Faites donc, Sire, dit-elle ; au diable toutes ces querelles de prêtres ! reprenez votre santé, et tout ira bien.

C’est ainsi que, pour être plus piquant et plus vif, Duclos travestit en son propre langage le ton d’une conversation d’intérieur entre une jeune personne et Louis XIV.

Duclos, dans la suite de son récit, ne quitte Saint-Simon, ou plutôt n’est abandonné de lui qu’à la date de 1723, à la mort du duc d’Orléans et à l’époque du ministère de M. le Duc. On s’en aperçoit, car, à partir de ce moment, son histoire se prolonge peu ; elle ne fait que languir : il y a une longue digression sur la Russie qui en interrompt le fil. M. Villenave a eu entre les mains des extraits des Mémoires manuscrits de Blondel qui avait été ministre à Francfort près de l’électeur de Bavière (l’empereur Charles VII), et ensuite chargé d’affaires à Vienne ; il y a trouvé, dit-il, des parties textuellement reproduites dans les Mémoires de Duclos. Ce qu’on vient de voir permet de conjecturer que, Saint-Simon lui manquant, Duclos a profité, dans la même mesure, des autres secours manuscrits qu’il aura trouvés pour la suite de sa narration.

Mais il est un chapitre intéressant et neuf de son ouvrage qui sans doute (je l’espère du moins) lui appartient plus en propre et auquel il faut rendre toute justice, c’est celui qui a pour titre Histoire des causes de la guerre de 1756. Ami intime de Bernis et tenu par lui au courant de tout le jeu, Duclos a écrit ce qu’il y a de plus exact sur cette partie délicate de l’histoire politique du xviiie  siècle. Il y a mêlé plus qu’ailleurs de son accent et de son talent incisif. Parlant des insultes de nos côtes, de la descente des Anglais en Bretagne et du combat de Saint-Cast, où ils furent vaillamment rejetés à la mer (septembre 1758), Duclos, après avoir cité quelques actions glorieuses de cette journée toute bretonne et toute française, ajoute avec une vigueur d’ironie patriotique : « On vit dans cette occasion ce que peut la persuasion la plus légère d’avoir une patrie. »

Dans cet examen rapide de Duclos historien, mon intention n’a pas été de diminuer l’idée qu’on doit avoir de son esprit, mais seulement de bien montrer à quoi s’est réduit son travail. Je crois qu’une comparaison plus suivie et plus approfondie que celle que j’ai pu faire conduirait jusqu’au bout dans le même sens, et ne ferait que confirmer le résultat que j’ai indiqué. Duclos historien n’a qu’un procédé, il n’est qu’un abréviateur ; il l’est avec trait, je l’ai dit, quand il a affaire à l’abbé Le Grand ; il l’est avec un certain goût et avec un adoucissement relatif quand il a affaire à Saint-Simon ; dans l’un et dans l’autre cas pourtant, il n’a pas toutes les qualités de son office secondaire, et il ne porte au suprême degré ni les soins délicats du narrateur, ni même les scrupules du peintre qui dessine d’après un autre, et de l’écrivain qui observe les tons : il va au plus gros, au plus pressé, à ce qui lui paraît suffire ; c’est un homme sensé, expéditif et concis, et qui se contente raisonnablement ; il a de la vigueur naturelle et de la fermeté sans profondeur ; nulle part il ne marche seul dans un sujet, et jamais il ne livre avec toutes les forces de sa méditation et de son talent une de ces grandes batailles qui honorent ceux qui les engagent, et qui illustrent ceux qui les gagnent. « Il ne s’est pas beaucoup exposé, disait un contemporain qui l’a bien jugé ; son genre n’est pas le plus difficile, et il n’en avait qu’un. » Il n’est pas de ceux dont on puisse dire à aucun jour : Il s’est surpassé.

Qui que nous soyons et dans quelque genre que la vocation ou la destinée nous ait poussés, tâchons d’être de ceux-là ; tâchons, un jour ou l’autre, d’arriver à la perfection de ce qu’il nous est donné de faire, à la réunion de toutes nos forces, à la plus haute puissance de nous-mêmes : et, comme cette heure et cet accident de grâce et de lumière n’est pas en notre pouvoir, tenons-nous prêts et montrons-nous-en dignes en y visant constamment. La simple étude approfondie et creusée dans ses plus laborieux sillons produit à la longue des fruits dont la postérité elle-même est reconnaissante : n’est-ce pas une gloire aussi que ce surcroît d’estime unanimement décerné aux Du Cange, aux Mabillon, aux Tillemont ? Et quant à ceux auxquels il est accordé de revêtir leur pensée d’une expression d’éclat et d’imprimer il leur œuvre un cachet d’imagination et de grandeur, ne croyez pas, en général, qu’ils y soient arrivés du premier coup et sans une longue et opiniâtre conquête au-dedans. Montesquieu, pendant la conception et l’effort de L’Esprit des lois, ne semblait encore qu’un homme de beaucoup d’esprit à la plupart de ses plus sérieux contemporains. Duclos n’est jamais resté que ce qu’il avait paru d’abord, et il a plutôt diminué en continuant. Entre ces érudits modestes qui s’ensevelissent dans les fondations d’un vieux règne et dans les monuments d’un siècle où ils deviennent ensuite d’indispensables guides (comme l’abbé Le Grand), entre ces peintres éclatants et fougueux qui mettent toute leur époque en pleine lumière et qui la retournent plus vivante à tous les regards (comme Saint-Simon), Duclos n’a suivi qu’une voie moyenne, conforme sans doute à la nature de son esprit, mais qu’il n’a rien fait pour élargir, pour décorer chemin faisant, pour marquer fortement à son empreinte et diriger vers quelque but immortel ou simplement durable : l’abbé Le Grand le surpasse dans un sens, comme dans l’autre Saint-Simon le couvre et l’efface, et comme le domine Montesquieu.

Je ne croyais pas aujourd’hui que cette considération de Duclos historien dût me mener si loin : il me resterait à son sujet, en le suivant dans son rôle de meneur ou de censeur à demi républicain à l’Académie, dans ses relations avec Voltaire et avec le parti encyclopédique, à compléter un des principaux chapitres de l’histoire littéraire du xviiie  siècle ; mais, si je dois l’écrire, je demande à l’ajourner, n’oubliant pas que nous sommes dans l’Avent et ayant à parler de Bourdaloue.