(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Jouffroy.] » pp. 532-533
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Jouffroy.] » pp. 532-533

[Jouffroy.]

J’ai donné au tome Ier de mes Portraits littéraires un article fort étudié sur M. Jouffroy, et j’ai reparlé de lui au tome VIII de ces Causeries, à l’occasion d’un discours de M. Mignet. J’ai reçu depuis lors une lettre intéressante à son sujet, de l’un de ses compatriotes franc-comtois, M. Gindre de Mancy. J’en donnerai un extrait à l’usage des curieux en matière de biographie littéraire et qui, une fois mis en goût sur un auteur de renom, trouvent qu’on n’en sait jamais trop :

…… Peut-être ne vous sera-t-il pas indifférent d’avoir quelques détails sur la jeunesse du philosophe dont vous suiviez avec tant d’amour les leçons dans sa petite chambre de la rue du Four.

Jouffroy faisait sa seconde au collège de Lons-le-Saulnier, sous la discipline d’un abbé, le seul bon professeur de ce collège, lorsque j’entrais en quatrième sous l’abbé Jouffroy, le parent et l’hôte de notre philosophe. Une circonstance toute particulière nous rapprocha : je fus mis en répétition, moi troisième, chez le bon abbé Jouffroy. Je passais là une partie de la journée avec son neveu et le jeune Béchet, mort, il y a quelques années, conseiller à la cour de Besançon : il était dans la même classe que Jouffroy, qui n’a pas nui à son avancement. Ces répétitions avaient lieu le plus souvent en l’absence de l’abbé et nous laissaient par conséquent pleine et entière liberté ; on en usait pour causer de tout autre chose que de la grammaire et du latin, et souvent pour composer des vers, Dieu sait quels vers ! sur des jeunes filles nos voisines. Mais ce dernier soin concernait uniquement mes camarades ; je ne me regardais que comme un petit en admiration devant mes aînés, et je n’étais pas encore

            Mordu du chien de la métromanie.

Les jours de congé venaient encore resserrer les liens de la camaraderie d’étude. M. Béchet le père, secrétaire général de la préfecture du Jura, et de plus homme réellement instruit, aimait à réunir chez lui les condisciples de son fils. Je fus admis dans le petit cénacle ; nous formions une espèce de franc-maçonnerie qui avait même son langage et son écriture hiéroglyphique. Puis, voyez quelle était notre innocence ! nous avions pris nos noms de guerre dans le Numa Pompilius et le Gonsalve de Cordoue de Florian, sans descendre toutefois jusqu’au Némorin. Ainsi Jouffroy, si j’ai bonne mémoire, s’appelait Lara, l’ami fidèle et dévoué de Gonsalve. Les camarades ne voyaient alors en lui qu’un poète futur ou qu’un preux chevalier, je dirais presque un jeune et beau Danois, pour me servir du langage de l’époque. Un caractère généreux, poétique et chevaleresque, voilà ce qui le distinguait à nos yeux : le philosophe nous échappait d’autant plus qu’il n’existait pas même de classe de philosophie au collège de Lons-le-Saulnier.

Ceci se passait en 1811 ; l’année suivante, Jouffroy nous quitta pour entrer au lycée de Dijon, où il fit sa rhétorique et apprit assez de grec et de philosophie pour se faire admettre en 1813 à l’École normale. Ce fut là que se manifesta sa véritable vocation, quoique les amis des lettres puissent regretter qu’il ne se fût pas voué exclusivement à elles. Je n’eus plus qu’indirectement de ses nouvelles, entre autres, dans une circonstance qui me fut extrêmement pénible, et que je rappelle ici pour vous donner une idée de l’esprit plus libéral que patriotique qui animait alors l’École normale. C’était, je crois, dans les vacances de Pâques de 1814, et je les passais chez un grand-oncle, grand ami de l’abbé Jouffroy, prêtre insermenté comme lui et curé d’une paroisse de la montagne à quelques lieues de Lons-le-Saulnier. C’est là que j’appris la triste nouvelle de la capitulation de Paris et de la chute de Napoléon, qui me semblait entraîner celle de la France entière. L’abbé Jouffroy vint dans le même temps rendre visite à mon oncle, et lui lut dans toute la joie de son cœur une lettre du jeune normalien qui battait des deux mains à la chute du tyran. Il s’indignait même à la seule pensée de la résistance de Paris et faisait les plus belles phrases de rhétorique du monde sur le boulet qui viendrait éclater au milieu du musée et détruire les plus beaux chefs-d’œuvre de l’art, etc., etc. Jugez quel bouleversement, je dirai même quelle indignation un tel langage devait soulever dans mon âme, moi qui ne songeais, ainsi que tous mes camarades, qu’à la patrie et à vingt-cinq ans de gloire effacés par un jour de revers ! Aussi, tandis que les deux prêtres se réjouissaient fort naturellement de ce que je regardais comme le plus grand de malheurs, me dérobai-je à eux le plus tôt que je pus, pour aller pleurer en liberté sur la montagne ce grand désastre. Il ne faut donc pas s’étonner si en 1815 Jouffroy figura avec la plupart des élèves de l’École normale, M. Cousin en tête, dans les rangs des volontaires royaux. J’aime à croire cependant que Waterloo lui aura inspiré de tout autres sentiments que la capitulation de Paris. Quant à moi, quelques modifications que le temps ait pu apporter à mes opinions, ce seront toujours à mes yeux des jours néfastes.

Quelques années après, je vins aussi à Paris ; mais j’y vis très rarement Jouffroy. Enchaîné par mes occupations, je respectais trop les siennes pour lui parler de mes misères. Puis je manquais de confiance en lui ; sous cet air si grave et si froid, je ne sus pas reconnaître tout ce qu’il y avait de chaleur et même d’enthousiasme dans le cœur. Je ne pouvais oublier non plus la capitulation de Paris, aggravée encore par le désastre de Waterloo. Je regrettais enfin qu’il m’eût parlé avec une espèce de dédain de l’abbé Jouffroy, son parent, très médiocre professeur, il est vrai, mais excellent homme et qui avait été pour lui un second père : c’était, selon moi, pousser un peu loin le zèle d’un nouveau converti. Il est très vrai qu’il appartenait à une famille essentiellement catholique, et même contre-révolutionnaire. Le frère de l’abbé, doué comme celui-ci d’une force herculéenne, était dans mes montagnes une espèce de Rob Roy, la terreur des gendarmes et la providence des émigrés. Le collège de Lons-le-Saulnier n’avait pour professeurs que des prêtres insermentés, ce qui ne nous empêcha pas de sortir de leurs mains tous plus ou moins disciples de Voltaire ou de Rousseau. Je ne pense pas que Jouffroy ait échappé à la contagion commune ; sa foi devait être bien ébranlée avant la fameuse nuit qui décida de sa conversion. Ce qui le distingua de ses camarades sceptiques, c’est qu’elle fit place à une foi non moins sincère dans la philosophie : ce fut pour lui une nouvelle religion dans laquelle il se flatta de trouver la solution de l’insoluble problème de la destinée humaine. C’était encore, hélas ! une belle illusion de sa poétique imagination.

Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire sur Jouffroy, et ce qui ne fait que confirmer ce que vous en pensiez. J’ajouterai seulement que je le vis avec peine sacrifier la philosophie à la politique, où il ne trouva que les plus amers déboires. C’était la maladie du temps, et c’est ce qui l’a tué ; moins sages en cela, lui, Lamartine et Victor Hugo, que ne l’a été en 1848 notre bon Béranger.