(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Fénelon. Sa correspondance spirituelle et politique. — I. » pp. 19-35
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Fénelon. Sa correspondance spirituelle et politique. — I. » pp. 19-35

I.

Lorsque Fénelon, jeune, entendait les prédicateurs les plus célèbres de son temps, et Bourdaloue tout le premier, il n’était point entièrement satisfait ; il eût voulu en maint cas une manière de prêcher plus vive, plus courte, plus familière, plus nuancée ; il eût voulu qu’on ne pût en rien soupçonner que le discours qu’on écoutait était un discours écrit à l’avance, appris et retenu, mais qu’à de certaines inflexions, à de certaines marques involontaires et même à des négligences, on crût sentir que cela était dit de source et d’abondance de cœur, et que cette éloquence coulait de génie. En un mot, l’esprit si fin et si pénétrant, si athénien et si chrétien tout ensemble, de Fénelon, jugeant le talent des autres, même lorsque ce talent était le plus solide et le mieux établi, y voyait tous les défauts qu’un goût délicat peut seul ressentir, et il les eût voulu éviter.

Quand il parlait pour son compte dans ses missions, dans ses instructions pastorales, dans ses homélies de diocèse, je ne fais nul doute que Fénelon ne fût arrivé à une sorte de perfection, délicieuse pour les gens d’esprit qui l’écoutaient, en même temps que salutaire et persuasive pour tous. La Bruyère, dans son discours de réception à l’Académie, parlant de Fénelon, qui était le dernier académicien reçu et qui, trois mois avant lui, avait fait un charmant discours, disait :

… Après ce que vous avez entendu, comment osé-je parler, comment daignez-vous m’entendre ? Avouons-le : on sent la force et l’ascendant de ce rare esprit, soit qu’il prêche de génie et sans préparation, soit qu’il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu’il explique ses pensées dans la conversation. Toujours maître de l’oreille et du cœur de ceux qui l’écoutent, il ne leur permet pas d’envier ni tant d’élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse ; on est assez heureux de l’entendre, de sentir ce qu’il dit, et comme il le dit…

C’était avec son esprit, avec son âme, avec son goût, que Fénelon fut orateur comme il fut tout ce qu’il voulut être, et on ne désirait rien déplus en l’écoutant. Toutefois, et malgré les efforts de l’abbé Maury pour porter au rang des chefs-d’œuvre deux des sermons de Fénelon, ce dernier, en raison même de la multiplicité de ses dons, n’avait pas reçu avant tout celui de la puissance oratoire, de cette organisation manifeste, naturellement montée pour être sonore et retentissante, pour être hautement distributive à distance, et qu’il suffit ensuite de nourrir au-dedans de forte doctrine, d’étude et de saines pensées, pour que tout cela tourne en fleuve, en pluie, en tonnerre majestueux, ou en une vaste canalisation fécondante. Quand il parlait comme lorsqu’il écrivait, Fénelon se tenait plus volontiers à mi-côte et sur les collines : « Son style noble et léger, a-t-il dit de Pellisson, ressemblait à la démarche des divinités fabuleuses qui coulaient dans les airs sans poser le pied sur la terre. » On peut le dire de lui-même et en supprimant l’image de fabuleuses ; sa parole avait quelque chose de noble et de léger qui rappelle ces figures angéliques, amies de l’homme, et se tenant toujours à sa portée, qui pourraient s’enlever plus haut, qui ne le veulent pas, et qui aiment mieux, dès qu’il le faut, redescendre. Fénelon, dans ses effusions de parole publique ou particulière, a des instants d’énergie et de grande force2, mais ce ne sont que des instants ; la familiarité, la grâce, l’insinuation, sont sa plus ordinaire habitude et son allure naturelle. Il dit vite et court, il recommence plus d’une fois ; il glisse, il coule, on dirait qu’il va s’élever, il en donne le sentiment ; il semble vous épargner plutôt que lui-même en ne vous saisissant pas, en ne vous ravissant pas. Il touche, il accommode le détail, il y verse un esprit d’onction. En un mot, il a surtout les qualités qui devaient agir de près quand il entretenait quelque âme en peine et tourmentée de scrupules dans le petit entresol de la duchesse de Beauvilliers, ou, comme il le dit, « auprès de la petite cheminée de marbre blanc ».

Fénelon est surtout un parfait et souverain directeur. Je vais tout d’abord au-devant de l’objection. Comme tel, comme arbitre secret des âmes, il a eu ses erreurs, il a dévié, il s’est livré surabondamment à ses goûts et à sa prédilection. Il y a eu dans sa vie un moment critique où ce penchant et cette vocation particulière qu’il se sentait pour la direction intérieure et pour les mystères délicats de la piété l’ont abusé et légèrement enivré. En rencontrant chez Mme Guyon une âme tendre et subtile, qui renouvelait en apparence ce qu’on a rapporté des ferveurs les plus saintes et les plus favorisées, il s’oublia trop à spéculer avec elle et à rivaliser de curiosité ou d’abandon. Passons l’éponge sur ce moment d’illusion et d’oubli dans lequel nous ne pourrions d’ailleurs faire un seul pas sans obscurité ou sans éblouissement. Ce n’est pas à nous et ce n’est pas ici qu’il convient d’entrer en éclaircissement sur ce qu’on a appelé les divers degrés d’oraison : nous ne pouvons rester qu’au seuil, et c’est beaucoup déjà de nous y tenir. Je ne prendrai donc Fénelon qu’en dehors de cette affaire du quiétisme, et tout simplement comme un guide approprié, le plus fin, le plus distingué, le plus à souhait, que consultaient quelques âmes inquiètes, quelques amis fidèles.

On a depuis longtemps recueilli sous le titre de Lettres spirituelles les lettres de Fénelon qui portent spécialement sur ces points de la vie intérieure, et dans lesquelles il enseigne à faire de vrais progrès « dans l’art d’aimer Dieu ». Ce recueil, si répandu et si estimé qu’il soit, n’est pas celui de Fénelon que je conseillerais aux personnes du monde ni que je préfère. On y a trop exclusivement rassemblé ce qui tient aux choses intérieures, en retranchant des lettres ce qui s’y mêlait d’accidentel, de relatif au monde, aux personnes, ce qui y donnait de la réalité. Je ne saurais mieux comparer l’effet continu de ces lettres ainsi réduites qu’à un festin dans lequel, sous prétexte de retrancher des aliments et des mets toute portion inutile ou grossière, on n’aurait servi que des gelées, des consommés, des sirops et des élixirs : on en est tout aussitôt rassasié. La meilleure manière, selon moi, de lire les Lettres spirituelles de Fénelon lorsqu’on veut en faire un lent et juste usage, c’est de les lire dans leur suite et leur diversité, telles qu’on les a recueillies et disposées dans la grande édition en onze volumes de la Correspondance (1827). Là on trouve les noms, les dates, les événements, tout ce qui circonstancie et qui fait vivre.

Et par exemple, nous connaissons la comtesse de Grammont : elle était née Hamilton, et sœur du piquant et moqueur écrivain ; elle était femme du chevalier, depuis comte de Grammont, si connu par les Mémoires que rédigea pour lui son beau-frère. Amenée jeune en France par ses parents pendant les troubles civils de son pays, elle avait été élevée au monastère de Port-Royal et y avait toujours conservé des attaches. Revenue plus tard en France à titre de comtesse de Grammont, femme de la Cour des plus en vue, hautaine, brillante, galante même, mais respectée et considérée jusque dans ses dissipations, elle garda en vieillissant des restes de beauté, se fit agréer en tout temps de Louis XIV, et au point de donner par moments de l’ombrage à Mme de Maintenon. Saint-Simon et Mme de Caylus nous apprennent tout cela, et ne nous laissent pas ignorer non plus les variations d’humeur et de caractère qui faisaient d’elle une personne encore plus agréable qu’aimable. Eh bien, la comtesse de Grammont est une des correspondantes spirituelles de Fénelon, non pas précisément une de ses pénitentes ; pourtant il semble être celui qui contribua le plus à la ramener et à la fixer aux idées de religion, et ce ne fut que lorsque Fénelon fut retiré à Cambrai et dans l’exil que la comtesse revint à ses anciens errements de Port-Royal et à se déclarer ouvertement de ce côté : jusque-là, et tant que Fénelon avait été à sa portée, elle se contint dans une voie moyenne.

C’est vers l’âge de quarante-cinq ans que la comtesse de Grammont commença ainsi à changer et à vouloir régler sa vie. Elle avait fort à faire :

Vous avez beaucoup à craindre et du dedans et du dehors, lui écrivait Fénelon. Au-dehors, le monde vous rit, et la partie du monde la plus capable de nourrir l’orgueil donne au vôtre ce qui peut le flatter, par les marques de considération que vous recevez à la Cour. Au-dedans, vous avez à surmonter le goût d’une vie délicate, un esprit hautain et dédaigneux, avec une longue habitude de dissipation. Tout cela, mis ensemble, fait comme un torrent qui entraîne malgré les meilleures résolutions.

Et il conseillait comme vrai remède de sauver chaque jour quelques heures pour la prière et pour la lecture. Ne fût-ce qu’une demi-heure le matin, qu’un demi-quart d’heure pris sur les embarras et bien ménagé, tout est bon. De plus, même dans la vie la plus envahie, il y a des instants d’intervalle toujours : « Divers petits temps, ramassés dans la journée, ne laisseront pas de faire tous ensemble quelque chose de considérable. » C’est dans ces instants qu’on se renouvelle, dit-il, devant Dieu et qu’on répare à la hâte les brèches que le monde a faites. Le silence surtout lui paraît un grand remède, et le seul dans les instants même qu’on ne peut dérober au monde. Imaginez la sœur d’Hamilton, digne en tout de lui pour l’esprit, pour les grâces moqueuses, pour l’ironie fine, imperceptible, élégante, impitoyable et vengeresse : il faut retrancher tout cela, laisser aux autres les honneurs de la conversation : « Vous ne pouvez dompter votre esprit dédaigneux, moqueur et hautain, qu’en le tenant comme enchaîné par le silence… Vous ne sauriez trop rudement jeûner des plaisirs d’une conversation mondaine. Il faut vous rabaisser sans cesse : vous ne vous relèverez toujours que trop. » Il sait bien le point où il touche, et il y revient instamment : conserver le recueillement même en conversation : « Vous avez plus besoin qu’un autre de ce contrepoison. » Mais encore faut-il que ce silence qu’on observe et auquel on se condamne ne soit pas un silence sec et dédaigneux, car l’amour-propre refoulé a bien des détours : « Il faut au contraire que ce soit un silence de déférence à autrui. » Ainsi Fénelon sur tous les tons et avec toutes les adresses essaie d’insinuer la charité pour le prochain à la sœur d’Hamilton3. Fénelon se méfie aussi avec elle d’un autre écueil : « Vous avez plus de besoin d’être mortifiée, lui dit-il, que de recevoir des lumières. » Ces lumières de religion, il sait bien que la comtesse les a reçues dès l’enfance dans le monastère où elle a été élevée ; elle a plutôt besoin, en revenant du monde à la religion, de ne point passer d’un amour-propre à un autre, de ne point chercher à exceller ni à être merveilleuse dans un autre sens :

Ce que je vous souhaite le plus est la petitesse et la simplicité d’esprit. Je crains pour vous une dévotion lumineuse, haute, qui, sous prétexte d’aller au solide en lecture et en pratique, nourrisse en secret je ne sais quoi de grand et de contraire à Jésus-Christ enfant, simple et méprisé des sages du siècle. Il faut être enfant avec lui. Je le prie de tout mon cœur, madame, de vous ôter non seulement vos défauts, mais encore ce goût de grandeur dans les vertus, et de vous rapetisser par grâce.

Il n’y a rien dans ces lettres de Fénelon à Mme de Grammont qui paraisse excéder pour le fond ce que le bon sens délicat du directeur chrétien le plus éclairé peut conseiller et prescrire. Dans l’expression pourtant il se glisse quelques termes trop enfantins comme on en passe à saint François de Sales, mais qui sont déplaisants ici sous une plume châtiée et dans le sérieux du Grand Siècle : « Il faut vous apetisser, vous faire enfant, vous emmaillotter et vous donner de la bouillie ; vous serez encore une méchante enfant. » Ce sont là les mièvreries du genre, et le mauvais goût de Fénelon. C’est par ce côté qu’il n’a point repoussé d’instinct et par une aversion première Mme Guyon et son jargon, comme l’eût fait Bossuet ou même Duguet.

Dans le temps que Mme de Grammont se réfugiait ainsi avec assez de peine, mais avec sincérité, vers la pensée religieuse, il y avait des exemples à l’entour ou de conversions ou de rechutes, et qui faisaient bruit. M. de Tréville, dont il m’arrive de parler quelquefois et qui était un personnage considérable aux yeux de la société d’alors, venait de retomber dans des habitudes mondaines après quelques années de retraite et d’austérités. Ce pourrait bien être de lui et de son exemple que Mme de Grammont était préoccupée en 1686, et Fénelon lui répondait :

Ce qui me fâche le plus dans ces affaires malheureuses, c’est que le monde, qui n’est que trop accoutumé à juger mal des gens de bien, conclut qu’il n’y en a point sur la terre. Les uns sont ravis de le croire et en triomphent malignement ; les autres en sont troublés… On s’étonne de voir un homme qui a fait semblant d’être bon, ou, pour mieux dire, qui, ayant été véritablement converti dans la solitude, est retombé dans ses inclinations et dans ses habitudes, dès qu’il a été exposé au monde. Ne savait-on pas que les hommes sont fragiles, que le monde est contagieux, que les gens faibles ne peuvent se conserver qu’en fuyant les occasions ? Qu’y a-t-il donc de nouveau ? Voilà bien du bruit pour la chute d’un arbre sans racines, et attaqué de tous les vents !

Mais une autre conversion qui occupa le monde quelques années après et qui tint bon, fut celle de Mme de La Sablière, cette amie désabusée de La Fare, cette patronne constante de La Fontaine :

Ce que vous me mandez de Mme de La Sablière, écrivait Fénelon de Versailles (1691), me touche et m’édifie. Je ne l’ai vue qu’une fois, mais il m’en est resté une grande impression. Elle a bien raison de ne chercher plus rien dans les hommes, ayant trouvé Dieu, et de faire le sacrifice de ses meilleurs amis. Le bon ami est au-dedans du cœur.

Les mortifications de divers genres ne manquèrent point à Mme de Grammont en ces années. MM. Hamilton ses frères, qui étaient de l’expédition d’Irlande et du parti de Jacques II, échouèrent en quelque occasion particulière, furent blâmés et encoururent quelque disgrâce à Saint-Germain : elle en fut piquée et outrée dans sa tendresse et dans son orgueil ; elle s’y retrouva tout entière avec « son humeur hautaine, injuste et révoltée ». Fénelon fait tout pour la dompter et pour l’adoucir :

Hélas ! madame, qu’attendiez-vous des hommes ? Vous ne les connaissiez donc pas ? Ils sont faibles, inconstants, aveugles ; les uns ne veulent pas ce qu’ils peuvent, les autres ne peuvent pas ce qu’ils veulent. La créature est un roseau cassé : si on veut s’appuyer dessus, le roseau plie, ne peut vous soutenir et vous perce la main.

Ce sont les touches énergiques chez Fénelon. L’expression toutefois est-elle aussi ferme et aussi exacte de tout point que l’aurait eue en pareil cas Pascal ou Bossuet ? Ce roseau cassé, ce roseau résistant et sec, et qui perce la main quand on s’y appuie, est-il bien de la même nature que le roseau qui plie et qui, par conséquent, se dérobe ? Fénelon n’a-t-il pas associé dans une même image deux roseaux d’espèce différente ? Je rougis presque de hasarder ce doute littéraire à l’occasion d’une belle pensée morale.

À cette modification de famille et d’orgueil, il s’en joignait en ce temps-là une autre pour Mme de Grammont, une mortification plus intime et plus secrète, qui tenait à la personne et à la beauté. Elle n’était plus jeune, elle n’était plus belle, elle le disait sans doute, mais elle avait de beaux restes, elle le savait, elle en jouissait encore tout bas comme un vaincu généreux qui sait se faire respecter, même en se retirant. Or voilà qu’une disgrâce désagréable vient la saisir au front ; son visage se couvre de rougeurs ; des dartres (puisqu’il faut les appeler par leur nom) viennent l’éprouver :

Dieu vous a donné, lui disait Fénelon, une rude croix par le mal que vous souffrez. Il est opiniâtre, il est douloureux ; outre les douleurs du mal, vous avez celles des remèdes. Mais la douleur n’est pas ce qui vous fait le plus de peine ; vous êtes courageuse et dure contre vous-même pour souffrir patiemment ; mais Dieu vous a prise par un autre endroit plus sensible, qui est votre faible, il attaque votre délicatesse et votre propreté. Vous qui êtes d’un goût si exquis et si dédaigneux, vous êtes réduite à être dégoûtée de vous-même…

Chaque fois qu’il revient sur ce point pénible, Fénelon a soin de montrer combien l’épreuve est bien choisie, combien l’espèce de mal est appropriée à cette fine et fière nature, la plus faite pour en ressentir l’affront. Il ne manque pas d’ajouter que « la lèpre de l’orgueil, de l’amour-propre et de toutes les autres passions de l’esprit, si nous n’étions point aveugles, nous paraîtrait bien plus horrible et plus contagieuse ». Mme de  Grammont le croyait sans doute comme lui, mais elle souffrait tout en le croyant.

Pendant qu’il lui écrivait ces lettres de demi-consolation, Fénelon était encore à Versailles, attaché à l’éducation du duc de Bourgogne, et il ne pouvait dérober que des quarts d’heure de son temps. Mme de Grammont s’en plaignait quelquefois et semblait croire que de plus heureux qu’elles occupaient ses soins comme directeur. Il s’en défendait fort : « Ce n’est pas moi, madame, qui suis difficile à voir, c’est vous. Souvenez-vous-en bien, et n’allez plus gronder contre les gens qui me gardent comme une relique. » Fénelon n’entra donc jamais très avant ni d’une manière parfaitement suivie dans la direction de Mme de Grammont ; ses conseils tournent dans un même cercle et ne se renouvellent que par l’agrément d’expression qu’il y met : « Surtout, madame, sauvez votre matin, et défendez-le comme on défend une place assiégée. Faites des sorties vigoureuses sur les importuns ; nettoyez la tranchée, et puis renfermez-vous dans votre donjon… »

Quelques-unes de ces lettres que Fénelon adresse à la comtesse de Grammont vont pourtant plus avant et développent les points importants, et toujours intelligibles, de sa doctrine de piété. Les stoïciens, Épictète par exemple, posaient en principe que, pour être heureux et sage, il faut se retrancher en soi et dans les seules choses qui dépendent de nous, en coupant court à ce qui est du dehors, aux accidents, et en levant pour ainsi dire à chaque fois le pont-levis, de telle sorte que la communication ne se fasse que par manière d’acquit et sans nous affecter essentiellement. Fénelon, comme tous les vrais chrétiens, trouverait cette façon d’atteindre à la sagesse et au bonheur bien morne et bien insuffisante ; ce n’est point en se réfugiant et en se retranchant dans le moi qu’il croit possible de trouver la paix : car en nous, pense-t-il, et dans notre nature sont les racines de tous nos maux ; tant que nous restons renfermés dans nous-mêmes, nous offrons prise sous le souffle du dehors à toutes les impressions sensibles et douloureuses :

Notre humeur nous expose à celle d’autrui ; nos passions s’entrechoquent avec celles de nos voisins ; nos désirs sont autant d’endroits par où nous donnons prise à tous les traits du reste des hommes ; notre orgueil, qui est incompatible avec l’orgueil du prochain, s’élève comme les flots de la mer irritée : tout nous combat, tout nous repousse, tout nous attaque ; nous sommes ouverts de toutes parts par la sensibilité de nos passions et par la jalousie de notre orgueil.

Le remède, à ses yeux, est donc de sortir de soi pour trouver la paix, et de s’élever par le cœur et par la prière, de se plonger et de se perdre autant qu’on le peut dans la pensée de l’Être infini, de l’Être paternel, aimant et bon, et toujours présent ; d’obtenir, s’il est possible, que sa volonté se substitue en nous à la nôtre :

Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté… ; alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous, car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes ; alors nous voulons tout et nous ne voulons rien. C’est être inaccessible à l’ennemi ; c’est devenir invulnérable.

Qu’il y ait eu dans la doctrine des derniers stoïciens, d’Épictète même et de Marc-Aurèle, un commencement de cette manière de concevoir l’affranchissement de l’esprit, je ne le nierai pas ; mais une telle pensée n’a eu son éclaircissement entier et son accomplissement que dans le christianisme et dans l’idée de Dieu qu’il est venu révéler au monde. La doctrine de Fénelon, dégagée de quelques subtilités d’expression et de quelques renchérissements particuliers à sa manière de sentir et d’écrire, n’est autre que la doctrine chrétienne dans sa plus spirituelle vivacité.

Qu’on veuille un moment y penser ! L’idée de Dieu, c’est-à-dire d’une cause supérieure et première qui nous domine et nous environne, est une idée toute naturelle et selon la perspective humaine de tous les temps. Il arrive seulement que cette idée varie dans son mode et dans ses degrés. Aux époques où l’on n’avait pas étudié la nature physique et où les causes secondes et les lois de l’univers étaient peu connues, la toute-puissance suprême semblait plus rapprochée de chacun en ce qu’on la voyait comme directement dans chaque événement inattendu, dans chaque phénomène. Le bon Joinville, en son voyage d’Égypte et de Syrie, nous est une image fidèle de ces époques naïves et ferventes, pour qui le miracle éclatait et renaissait à chaque pas. Depuis que la nature physique est plus connue et que la science en observe et en expose successivement les lois, il serait à craindre que la pensée de Dieu, même auprès de ceux qui ne cessent de l’admettre et de s’incliner devant elle, ne reculât en quelque sorte aux confins de l’univers et ne s’éloignât trop de l’homme, jusqu’à ne plus être à son usage et à sa portée ; il serait à craindre que ce Dieu, tel qu’on a reproché à Bolingbroke de le vouloir établir, Dieu plus puissant que bon, plus souverainement imposant que présent et que juste, Dieu qu’on admet en un mot, mais qu’on n’adore point et qu’on ne prie point, il serait à craindre que ce Dieu-là ne prît place, et seulement pour la forme, dans les esprits, si la pensée chrétienne ne veillait tout à côté, si le Dieu du Pater ne cessait d’être présent matin et soir à chaque cœur, et si la prière ne maintenait cette communication invisible et continuelle de notre esprit borné avec l’Esprit qui régit tout. Avant d’ouvrir les écrits spirituels de Fénelon ou ceux de tout autre chrétien, c’est là ce qu’il faut se dire pour ne pas être étonné de certaines expressions vives. Les écrivains dits spirituels et mystiques, à force de sentir cette condition de l’homme souffrant, dénué et orphelin, qui n’a pas cessé d’être dans un rapport intime avec un Dieu aussi tendre et aussi miséricordieux que puissant, ont eu des paroles qui semblent annoncer une exaltation excessive et une certaine ivresse. Fénelon non plus que saint François de Sales n’en est pas exempt.

On est plus disposé à passer cet excès à saint François de Sales, en raison de son siècle, et aussi à la faveur d’une certaine poésie franche qui s’y mêle et qui ne se donne que comme poésie. On comprendra qu’entre ces deux natures si déliées, si fines, si élevées, je n’aie pas à exprimer même une préférence, et je ne puis que parler en général de la diversité de ton et de nuance qui caractérise leur manière. Saint François de Sales a plus d’enthousiasme, et un enthousiasme toujours renaissant ; il a la verve lyrique, l’hymne amoureux qui s’élance : Fénelon a plus le don de la causerie, de la conversation légère, le conseil gracieux, délié et rapide (lenes susurri). Saint François de Sales court de çà et de là et sort de son sujet, ou du moins voltige alentour ; il chante comme un oiseau en sautant de branche en branche ; il a l’ébriété de la vigne mystique, et il ne le cache pas. Il voit la nature toute fleurie, toute vivante sous ses plus riants emblèmes ; il rejoint plus directement les objets de sa piété aux images de la nature physique, aux vendanges, au printemps. S’il a l’esprit sérieux, il le dérobe souvent, il a l’enfance de l’imagination ; la langue de son temps y prête, et il en use comme d’un privilège qui lui serait singulier. Son expression prend feu et reluit à chaque pas :

J’ai fait un sermon ce matin tout de flammes… — Voyez-vous, je ris déjà dans le cœur sur l’attente de votre arrivée. — Ô Dieu ! ma chère fille, elles s’en vont ces années et courent à la file imperceptiblement les unes après les autres, et, en dévidant leur durée, elles dévident notre vie mortelle ; et, se finissant, elles finissent nos jours. Oh ! que l’éternité est incomparablement plus aimable !…

Ces chants-là, ces accents et ces essors sont perpétuels chez lui. Quand il parle de la Fête-Dieu, du Saint-Sacrement ou de la Vierge, chevalier naïf de l’ordre de Dieu, il n’a pas seulement le saint nom gravé sur la poitrine, il porte au bras les rubans et les couleurs. Il est plein d’abus de goût ; il s’amuse, il folâtre, il se joue. On devrait inventer un mot comme marivauder pour saint François de Sales, mais un mot sans blâme et sans injure : je dirai de lui qu’il séraphise. On le lui passe comme à quelqu’un qui tient d’Amyot, qui est venu avant Bossuet et qui s’est formé avant Malherbe.

Fénelon est racinien de ton ; il a la distinction et le fini des sentiments, il a plus rarement l’image. Elle lui vient pourtant, discrète, courante, familière, et quelquefois trop familière : « Vous pouvez faire de moi, écrit-il au duc de Chaulnes, comme d’un mouchoir qu’on prend, qu’on laisse, qu’on chiffonne : je ne veux que votre cœur, et je ne veux le trouver qu’en Dieu. » J’aime mieux qu’il dise à Mme de Grammont : « Vous êtes une bonne montre, mais dont la corde est courte et qu’il faut remonter souvent. Reprenez les lectures qui vous ont touchée, elles vous toucheront encore, et vous en profiterez mieux que la première fois. » Dans sa correspondance spirituelle avec Mme de Montberon, il se croit ou il se dit quelquefois sec, irrégulier ; il entre, au contraire, d’une manière fine et rapide dans les délicatesses de l’amour divin ; il en donne en termes prompts et menus la théorie, comme nous dirions, les préceptes ; il le veut simple, mais d’une simplicité à laquelle on n’arrive pas du premier coup. Comme il a affaire ici à une âme plus scrupuleuse, plus raffinée, il pénètre plus avant qu’avec Mme de Grammont. Il insiste sur ce point un peu subtil, que, dans la prière, il faut tâcher de se taire soi-même pour ne laisser parler que l’esprit de Dieu en nous : « Il n’y a plus de vrai silence, dit-il, dès qu’on s’écoute. Après s’être écouté, on se répond, et, dans ce dialogue d’un subtil amour-propre, on fait taire Dieu. La paix est pour vous dans une simplicité très délicate4. » C’est dans cette doctrine de silence et de quiétude en priant qu’est le germe de ce qu’on a appelé quiétisme et qui peut devenir une illusion. Je n’en dis pas plus, et je passe vite. En général, on le voit, la simplicité délicate de Fénelon n’est pas cette simplicité d’où l’on part, c’est celle à laquelle on revient à force d’esprit, à force d’art et de goût. Je ne veux pas trop le presser dès à présent et le définir, ayant à le montrer encore par de plus sérieux côtés. J’ai parlé d’images : en voici une qui me paraît du plus vif et du plus joli Fénelon. Mme de Grammont était allée à des eaux avec le comte de Grammont qui s’y trouvait bien et qui, dit-on, y rajeunissait :

Versailles, écrit à ce propos Fénelon, ne rajeunit pas de même ; il y faut un visage riant, mais le cœur ne rit guère. Si peu qu’il reste de désirs et de sensibilité d’amour-propre, on a toujours ici de quoi vieillir : on n’a pas ce qu’on veut, on a ce qu’on ne voudrait pas ; on est peiné de ses malheurs, et quelquefois du bonheur d’autrui ; on méprise les gens avec lesquels on passe sa vie, et on court après leur estime. On est importuné, et on serait bien fâché de ne l’être pas et de demeurer en solitude. Il y a une foule de petits soucis voltigeants qui viennent chaque matin à votre réveil, et qui ne vous quittent plus jusqu’au soir ; ils se relayent pour vous agiter. Plus on est à la mode, plus on est à la merci de ces lutins. Voilà ce qu’on appelle la vie du monde…

On a toute la grâce. Les petits soucis voltigeants sont de ces images insensibles comme il en naît sous la plume de Fénelon ; mais ce qui suit, ces relais, ces lutins, me semblent de trop et sentent la gentillesse. Toute part faite à la familiarité de la correspondance, la large manière n’est pas celle-là.

Aujourd’hui, je n’ai pu qu’effleurer le sujet ; ces choses de spiritualité ne sauraient se donner en grande quantité à la fois. Il me reste à montrer Fénelon par ses parties plus fermes et plus fortes, dans sa correspondance à demi spirituelle, à demi politique, avec le duc de Bourgogne, avec le duc de Chevreuse : c’est la fin du règne de Louis XIV vue de Cambrai.