(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Fénelon. Sa correspondance spirituelle et politique. — II. (Fin.) » pp. 36-54
/ 5837
(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Fénelon. Sa correspondance spirituelle et politique. — II. (Fin.) » pp. 36-54

II. (Fin.)

Parmi les lettres de Fénelon qui contiennent un mélange de spiritualité et de politique, il n’en est point de plus intéressantes et de plus instructives que celles qu’il adresse au duc de Chevreuse. C’est par lui principalement que Fénelon, durant les dix-sept ans de son exil de Cambrai, continuait de correspondre avec son élève le duc de Bourgogne.

Le duc de Chevreuse, comme la comtesse de Grammont, était un ancien élève de Port-Royal ; mais, à la différence de la comtesse, il n’en avait rien gardé dans le cœur. Il en eut pourtant toujours quelque chose dans l’esprit, dans le tour raisonneur, appliqué, logique, en même temps que dans le docte, poli et pur langage. C’était pour le duc de Chevreuse enfant qu’Arnauld avait composé par une sorte de gageure la Logique dite de Port-Royal. Le duc de Chevreuse n’en profita pas tout à fait dans le sens et dans l’esprit qu’il aurait fallu. Une des remarques de cette judicieuse Logique, en effet, c’est que la plupart des erreurs des hommes viennent moins de ce qu’ils raisonnent mal en partant de principes vrais, que de ce qu’ils raisonnent bien en partant de jugements inexacts ou de principes faux. Le duc de Chevreuse, tel qu’on le voit et par Saint-Simon, et dans sa correspondance avec Fénelon, se montre à nous précisément comme un type de ces hommes qui raisonnent à merveille, qui raisonnent trop bien, qui raisonnent sur tout et à perte de vue : seulement le principe d’où ils partent est faux ou contestable : « On était perdu, dit Saint-Simon, si on ne l’arrêtait dès le commencement, parce qu’aussitôt qu’on lui avait passé deux ou trois propositions qui paraissaient simples et qu’il faisait résulter l’une de l’autre, il menait son homme étant jusqu’au bout. » On sentait bien qu’il n’avait pas raison, mais il raisonnait si serré qu’on ne trouvait plus le joint pour rompre la chaîne. Le duc de Chevreuse, honnête, appliqué, laborieux, traitant chaque question avec méthode, s’épuisant à combiner les faits et à en tirer des inductions, des conséquences infinies, avait quelque chose du doctrinaire et du statisticien tout ensemble ; on en connaît encore de ce genre-là : avec beaucoup d’esprit, de mérite, de capacité et de connaissances, il n’arrivait qu’à être un bon esprit faux. C’était bien la peine, dira-t-on, de faire la plus simple et la plus sensée des Logiques tout exprès pour quelqu’un, et d’atteindre justement en sa personne à ce résultat.

Fénelon fait tout pour corriger le duc de Chevreuse de cet excès intellectuel, et pour l’en guérir :

Je crains toujours beaucoup, lui écrit-il (août 1699), votre pente excessive à raisonner : elle est un obstacle à ce recueillement et à ce silence où Dieu se communique. Soyons simples, humbles, et sincèrement détachés avec les hommes : soyons recueillis, calmes et point raisonneurs avec Dieu. Les gens que vous avez le plus écoutés autrefois sont infiniment secs, raisonneurs, critiques, et opposés à la vraie vie intérieure5 : si peu que vous les écoutassiez, vous écouteriez aussi un raisonnement sans fin, et une curiosité dangereuse qui vous mettrait insensiblement hors de votre grâce, pour vous rejeter dans le fond de votre naturel.

C’est, en effet, le naturel du duc de Chevreuse qu’il faudrait refaire de fond en comble. Les conseils de Fénelon sont donnés en des termes appropriés et vifs, qui deviennent autant de traits à recueillir pour un portrait fidèle de ce bon duc :

J’ai souvent remarqué que vous êtes toujours pressé de passer d’une occupation à une autre, et que cependant chacune en particulier vous mène trop loin. C’est que vous suivez trop votre esprit d’anatomie et d’exactitude en chaque chose. Vous n’êtes point lent, mais vous êtes long.

Et encore : « Vous êtes trop accoutumé à laisser votre esprit s’appliquer. Il vous reste même une habitude de curiosité insensible. C’est un approfondissement, un arrangement, une suite d’opérations, soit pour remonter aux principes, soit pour tirer les conséquences », Couper court, en finir, retrancher tout ce qui n’est pas essentiel, éviter un semblant d’exactitude éblouissante qui nuit au nécessaire par le superflu, c’est là le conseil qui revient sans cesse et qui ne s’applique pas moins aux choses de ce monde qu’à celles de Dieu. À la comtesse de Grammont, railleuse et piquante, Fénelon conseillait de jeûner de conversation mondaine ; au duc de Chevreuse, spéculatif et renfermé en lui-même, il conseille de jeûner de raisonnement : « Quand vous cesserez de raisonner, vous mourrez à vous-même, car la raison est toute votre vie… Plus vous raisonnerez, plus vous donnerez d’aliment à cette vie philosophique. Abandonnez-vous donc à la simplicité et à la folie de la croix. »

Les lettres de Fénelon au duc de Chevreuse finirent par être plutôt de conseil moral et d’affaires intimes que de direction ; mais, au commencement, le caractère de lettres spirituelles y est assez marqué. Le duc de Chevreuse, pour peu qu’on le laisse faire, est tenté de passer sa vie dans son cabinet à lire, à étudier, à se morigéner sans cesse, à s’imposer pour soi ou pour les autres des occupations de tout genre, politiques, théologiques, des occupations dont quelques-unes en elles-mêmes peuvent sembler fructueuses et nourrissantes. Fénelon l’avertit toutefois de prendre garde et de ne pas trop se livrer à sa pente : il croit utile que le bon duc ait quelquefois entretien avec un autre que soi, avec quelqu’un de simple, de pieux, de sincère : « Cette personne, lui dit-il, vous consolerait, vous nourrirait, vous développerait à vos propres yeux et vous dirait vos vérités. » On a beau se persuader qu’on se dit à soi-même ses vérités, on n’y atteint jamais complètement ni par le coin le plus sensible : « Une vérité qu’on nous dit nous fait plus de peine que cent que nous nous dirions à nous-même : on est moins humilié du fond des vérités que flatté de savoir se les dire. » En attendant que le duc de Chevreuse ait trouvé de près ce quelqu’un pour lui rendre ce service, Fénelon le lui rend de loin tant qu’il peut, en lui parlant sans réticence, sans ménagement ; il lui expose d’une manière sensible son grand défaut, ce beau défaut tout curieux, tout intellectuel ; il le lui étend avec ses replis et le lui fait toucher au doigt :

Plus une vie est profonde, délicate, subtile et spécieuse, plus on a de peine à l’éteindre. Elle échappe par sa subtilité ; elle se fait épargner par ses beaux prétextes ; elle est d’autant plus dangereuse qu’elle le paraît moins. Telle est la vie secrète d’un esprit curieux, tourné au raisonnement, qui se possède par méthode philosophique, et qui veut posséder de même tout ce qui l’environne… Qui voudrait à tout moment s’assurer qu’il agit par raison, et non par passion et par humeur, perdrait le temps d’agir, passerait sa vie à anatomiser son cœur, et ne viendrait jamais à bout de ce qu’il chercherait.

Il dénonce et poursuit à outrance « ce goût de sûreté géométrique qui est enraciné en lui par toutes les inclinations de son esprit, par toutes les longues et agréables études de sa vie, par une habitude changée en nature ». Il l’exhorte à mourir « à ses goûts d’esprit, à ses curiosités et à ses recherches philosophiques, à sa sagesse intempérante, à ses arrangements étudiés, à ses méthodes de persuasion pour le prochain » ; à ne pas être un affairé d’esprit à tout propos et hors de propos, un ardélion de la vie intérieure. Cet apaisement, cette simplification et ces temps de repos qu’il lui prêche, cet état de tranquillité et de quiétude morale auquel il le voudrait insensiblement amener, — ne pas toujours voir Dieu à travers la grille d’un raisonnement étroit et serré, — c’est de la part de Fénelon un conseil du bon sens le plus clairvoyant, le plus net, et qui dans le cas présent, autant que nous en pouvons juger, allait le mieux à son adresse ; c’est encore du bon quiétisme.

Dans les lettres qu’il écrit au fils du duc de Chevreuse, au duc de Chaulnes, qui s’appelait d’abord le vidame d’Amiens, Fénelon retrouve à dire une partie des mêmes choses ; car il paraît que le fils tenait de son père ce goût de travail renfermé, d’études à l’infini et d’occupations dans le cabinet. Ici Fénelon, parlant à un jeune homme, y mêle un ton d’affection plus gracieux, plus paternel ; ces lettres au vidame d’Amiens, lues à leur date à travers les autres, sont d’un effet aimable : l’énergie et quelque ton de sévérité s’y tempèrent aussitôt d’un sentiment de tendresse que l’ami du père reporte sur les enfants. Cette jeunesse sérieuse d’alors, qui n’imitait point les exemples dissolus d’alentour, avait pour inconvénient d’être ou de paraître trop triste, trop appliquée, trop particulière, comme on disait. Le vidame d’Amiens était un peu comme son père et avait du penchant à se perdre dans le détail, à s’ensevelir dans les papiers : « Prenez sobrement les affaires, lui dit sans cesse Fénelon ; embrassez-les avec ordre, sans vous noyer dans les détails, et coupant court avec une décision précise et tranchante sur chaque article. » Il le lui redit non moins vivement qu’à son père : « Point d’amusements de curiosité. Coupez court sur chaque affaire. Décidez ; passez à une autre ; point de vide entre deux. Soyez sociable ; faites honneur à la vertu dans le monde. » Et il redouble lui-même de légèreté en écrivant, comme pour lui donner l’exemple avec le précepte : « On a besoin d’être sans cesse la faucille en main, pour retrancher le superflu des paroles et des occupations. » Jamais la piété de Fénelon ne se montre mieux ce qu’elle est que dans ces lettres au vidame d’Amiens, c’est-à-dire une piété douce, commode, simple, exacte, ferme et gaie tout ensemble, une piété qui s’allie avec tous les devoirs et qui se ressouvient du grand seigneur devant les hommes jusque dans la perfection de l’humilité devant Dieu :

Un homme de votre rang ne fait point assez, et il manque à Dieu quand il ne s’occupe que de curiosités, que d’arrangement de papiers, que de détails d’une compagnie, que de règlements pour ses terres. Vous vous devez au roi et à la patrie… Priez, lisez, instruisez-vous. Voyez les hommes ; soyez vu d’eux ; remplissez votre vocation : la mienne est de vous tourmenter.

Le duc de Bourgogne tient naturellement une grande place, la plus grande, dans cette correspondance de Fénelon, en ces années, et c’est le côté aussi qui nous intéresse le plus ; c’est comme un jour à demi poétique et romanesque qui nous est ouvert sur l’histoire. Ces jeunes princes, objets de tant de vœux et d’espérances et qui n’ont pas vécu, tous ceux à qui la voix du peuple comme celle du poète a pu dire : « … S’il t’est donné de vaincre les destins ennemis, tu seras Marcellus » ; ces figures inachevées que souvent l’imagination couronne, posent en passant un problème que les esprits les plus sérieux et les moins chimériques peuvent méditer au moins un instant. C’est ce qui a lieu pour le duc de Bourgogne, et l’on ne saurait, en traversant les dernières années de Louis XIV, rencontrer cette figure originale, singulière et assez difficile de l’élève de Fénelon, sans se demander : « Que serait-il arrivé de tout différent dans l’histoire, et quel tour auraient pris les choses de la France s’il avait vécu ? »

J’irai tout d’abord au fond, et je dirai : L’idée qu’on prend du duc de Bourgogne quand on a lu Fénelon n’est pas exactement la même que celle qui nous est donnée par la lecture de Saint-Simon. Chose singulière ! on prend avec Saint-Simon une idée, une impression du duc de Bourgogne bien plus grande et plus favorable qu’avec Fénelon. Soit que ce dernier dans l’éloignement n’ait point assez connu les qualités tardivement développées et les mérites supérieurs qu’on a loués dans ce jeune prince ; soit qu’à titre d’ancien précepteur, il ait été trop disposé à le juger jusqu’au bout comme un enfant ; soit qu’à ce titre de maître et de précepteur toujours, il se soit montré plus sévère et plus exigeant envers lui comme un habile et consciencieux artiste l’est pour son propre ouvrage, il est certain que les lettres de Fénelon qui traitent du duc de Bourgogne sont continuellement remplies des censures les plus précises et les plus nettement articulées, excepté les dernières de ces lettres qui se rapportent aux huit derniers mois de la vie du prince. Ce n’est que dans une lettre du 27 juillet 1711 (et le prince mourut le 18 février 1712) que Fénelon, écrivant au duc de Chevreuse, dit pour la première fois :

J’entends dire que M. le Dauphin fait beaucoup mieux. Il a dans sa place et dans son naturel de grands pièges et de grandes ressources. La religion, qui lui attire des critiques, est le seul appui solide pour le soutenir ; quand il la prendra par le fond, sans scrupule sur les minuties, elle le comblera de consolation et de gloire. Au nom de Dieu, qu’il ne se laisse gouverner ni par vous, ni par moi, ni par aucune personne du monde.

Dans une lettre du 15 février précédent, Fénelon était encore mécontent et très en méfiance :

Ne vous contentez pas, écrivait-il au duc de Chevreuse, des belles maximes en spéculation et des bons propos de P. P. (duc de Bourgogne). Il se paie et s’éblouit lui-même de ces bons propos vagues. On dit qu’il est toujours également facile, faible, rempli de puérilités, trop attaché à la table, trop renfermé. On ajoute qu’il demeure content de sa vie obscure, dans l’avilissement et dans le mépris public. On dit que Mme la duchesse de Bourgogne fait fort bien pour le soutenir, mais qu’il est honteux qu’il ait besoin d’être soutenu par elle…

Dans les nombreuses lettres de Fénelon où il parle du prince, il y a deux parts à faire, celle de l’opinion même de Fénelon et des reproches ou des conseils qu’il lui adresse, et celle de l’opinion publique qu’il recueille avec anxiété à son sujet et dont il se fait l’écho direct, et presque offensant, pour l’avertir, le prémunir et l’obliger à en tenir compte. Fénelon ne croit donc pas tout ce qu’il rapporte, mais il juge de son devoir d’en informer le jeune prince, pour qu’il avise à conjurer ces faux bruits et à détruire ces préventions injurieuses de l’opinion, de laquelle, après tout, dépendent même les grands de la terre. Si quelque chose pouvait être nécessaire pour convaincre de la profonde sincérité chrétienne de Fénelon et de sa haute rectitude morale, cette correspondance avec le duc de Bourgogne ou à son sujet suffirait à en donner la preuve ; car, au point de vue humain et à celui de la Cour, il n’est rien de plus vif, de plus désobligeant, de plus blessant même ni de plus âpre en fait de vérité : il n’y a rien là qui tende à ménager et à prolonger le crédit par aucune flatterie ni louange. Il fallait que le duc de Bourgogne eût été bien maté et dompté dans sa nature première pour ne pas regimber contre de tels avis, qui entraient plus avant que l’épiderme et qui piquaient jusqu’au cœur.

Fénelon eût par moment désiré peut-être qu’il en fût piqué, afin que cela le fît agir différemment. Les premières lettres que Fénelon écrit de Cambrai au duc de Bourgogne, après quatre années d’interruption et de silence (1701), sont toutes d’affection et de spiritualité. Une lettre souvent citée qui commence ainsi : « Enfant de saint Louis, imitez votre père… », indique en termes généraux quelle largeur de piété et quelle ouverture de cœur il lui souhaitait pour se faire aimer des bons, craindre des méchants, estimer et considérer de tous. Dans le printemps de 1702, le duc de Bourgogne, allant prendre le commandement de l’armée de Flandre, eut permission de voir à son passage à Cambrai Fénelon (avril 1702), et il le vit encore au retour (septembre). Ce n’était que des demi-quarts d’heure et en public. Il ne le revit point jusqu’en mai de l’année 1708, où, retournant pour commander l’armée de Flandre, il le vit un moment encore à la maison de la poste de Cambrai, où il dîna. Ces courtes entrevues si observées, et que chacun dévorait du regard, ont été peintes par Saint-Simon avec ce feu de curiosité et de mystère qu’il met à tout ce qu’il touche : il en a même un peu exagéré le dramatique, car, dans l’un des cas, il fait de Saumery, qui était à côté du prince, une sorte d’espion et d’Argus farouche, tandis que ce n’était qu’un ami et un homme très sûr. C’est surtout pendant la campagne de 1708, si fâcheuse pour la réputation du duc de Bourgogne, qu’on voit se déclarer la sollicitude et la tendre sévérité de Fénelon envers celui qu’il voudrait voir apprécié et respecté de tous. Le duc de Bourgogne, à cette date, n’était plus un enfant, il avait vingt-six ans : mais il avait conservé bien des puérilités de sa première vie ; il ne représentait pas au-dehors ; il manquait de décision et de vues dans le conseil ; il ne paraissait pas d’une valeur incontestable dans les occasions. Aux prises avec le duc de Vendôme qu’on lui avait donné pour conseil militaire et pour guide, et qui offrait avec lui tous les genres de contraste, il rendait la vertu méprisable et ridicule aux yeux des libertins. Le malheureux combat d’Oudenarde, avec les circonstances qui l’accompagnèrent et qu’exploitèrent si bien en leur sens les amis de M. de Vendôme, fut un mortel échec à la réputation du duc de Bourgogne, et aussi un coup de poignard pour l’âme délicate et fière de Fénelon. Celui-ci aurait voulu que le jeune prince fît face à l’orage, qu’il demeurât à la tête de l’armée jusqu’à la fin de la campagne, qu’il cherchât à prendre quelque revanche sur la fortune ; il le lui disait non plus sur un ton de directeur spirituel et de précepteur, mais sur le ton d’homme d’honneur et de galant homme qui sent la générosité de conduite dans tous les sens :

Quand un grand prince comme vous, Monseigneur, ne peut pas acquérir de la gloire par des succès éclatants, il faut au moins qu’il tâche d’en acquérir par sa fermeté, par son génie et par ses ressources dans les tristes événements. Je suis persuadé, Monseigneur, que toute la pente de voire cœur est pour ce parti. Il ne dépend pas de vous de faire l’impossible ; mais ce qui peut soutenir la réputation des armes du roi et la vôtre est que vous fassiez jusqu’à la fin tout ce qu’un vieux et grand capitaine ferait pour redresser les choses. Les habiles gens vous feront alors justice ; et les habiles gens décident toujours à la longue dans le public. Souffrez cette indiscrétion du plus dévoué et du plus zélé de tous les hommes.

Il voudrait le voir s’émanciper enfin, ne plus être soumis toujours ni docile à l’excès et subordonné ; il l’excite à prendre sur lui et à user de toute l’étendue des pouvoirs qu’il a en main, pour le bien du service : « Un prince sérieux, accoutumé à l’application, qui s’est donné à la vertu depuis longtemps, et qui achève sa troisième campagne à l’âge de vingt-sept ans commencés, ne peut être regardé comme étant trop jeune pour décider. » Le duc de Bourgogne lui répond avec calme, avec douceur, peut-être même avec raison sur certains détails, mais sans entrer dans l’esprit du conseil qui lui est donné ; et, quand il a tout expliqué et froidement, un scrupule d’un autre genre le prend, et il dit à Fénelon dans une espèce de post-scriptum : « Je me sers de cette occasion pour vous demander si vous ne croyez pas qu’il soit absolument mal de loger dans une abbaye de filles : c’est le cas où je me trouve. Les religieuses sont pourtant séparées, mais j’occupe une partie de leurs logements… » Interrogé sur un cas de conscience lorsqu’il venait de donner un conseil royal et de politique, Fénelon souffre évidemment ; il rassure en deux mots son élève : « Vous ne devez avoir aucune peine, lui dit-il, de loger dans la maison du Saulsoir : vous n’avez rien que de sage et de réglé auprès de votre personne ; c’est une nécessité à laquelle on est accoutumé pendant les campements des armées. » Mais il fait précéder sa réponse sur ce point-là de bien des avis plus généraux que le duc de Bourgogne devait être capable d’entendre : « On dit que vous êtes trop particulier, trop renfermé, trop borné à un petit nombre de gens qui vous obsèdent. Il faut avouer que je vous ai toujours vu, dans votre enfance, aimant à être en particulier, et ne vous accommodant pas des visages nouveaux. » Il voudrait le voir accessible, ouvert à tous, sachant s’entourer mieux qu’il ne fait et de personnes plus considérées, sachant un peu proportionner ses témoignages de confiance à la réputation publique de ceux à qui il les accorde ; il voudrait surtout le mettre en garde contre tout ce qui semble dénoter une dévotion sombre, timide, scrupuleuse :

Pour votre piété, si vous voulez lui faire honneur, vous ne sauriez être trop attentif à la rendre douce, simple, commode, sociable… (Et dans une autre lettre, à quelques jours de là) : Vous devez faire honneur à la piété, et la rendre respectable dans votre personne. Il faut la justifier aux critiques et aux libertins. Il faut la pratiquer d’une manière simple, douce, noble, forte et convenable à votre rang.

Il lui recommande surtout en toute occasion « de chercher au-dehors le bien public autant qu’il le pourra, et de retrancher les scrupules sur des choses qui paraissent des minuties ».

Ce que Fénelon écrit en cette année 1708 au duc de Bourgogne, il ne cessera de le répéter et de le lui faire arriver par le canal du duc de Chevreuse durant les années suivantes ; il est affecté dans sa religion de chrétien éclairé, dans sa tendresse de père nourricier et de maître, dans son patriotisme de citoyen, de voir un prince qui devrait être si cher à tous les bons Français, et dont il sait les vertus essentielles, devenu l’objet d’un dénigrement et d’un déchaînement si général. Les lettres de Fénelon, à cette date, jettent un profond et triste jour sur la décadence de l’esprit public et la détérioration des caractères et de la morale sociale. Ces générations plus jeunes et pleines de nouveaux désirs, qui souffraient impatiemment le long règne et la sujétion muette imposée par Louis XIV, devraient, ce semble, se tourner avec faveur du côté d’un héritier plus ou moins prochain qui s’annonce avec des maximes contraires ; mais loin de là : au lieu de cette faveur, elles n’ont que rage à l’avance et fureur de calomnie contre ce futur roi, parce qu’on le sait vertueux et religieux. Le vice et l’orgie, trop muselés sur cette fin de Louis XIV, craignent de l’être encore plus et d’une autre manière sous son petit-fils. Pourtant, comme il se mêle à tout cela bien de l’irréflexion et de la mode, selon notre usage français de tous les temps, il arrivera que pendant la très courte année où le duc de Bourgogne, devenu Dauphin après la mort de son père, se mettra un peu en frais de bonne grâce et en attitude de plaire, l’opinion se retournera subitement en son honneur, célébrera en lui une transformation soudaine, et, quand on le perdra quelques mois après, il sera pleuré comme un prince irréparable, les délices trop tôt ravies du genre humain.

Saint-Simon nous montre à vue d’œil tout ce mouvement, ce flux et ce reflux où lui-même il nage, et qui est beaucoup moins sensible dans la correspondance plus calme et nullement enthousiaste de Fénelon. Pendant toute l’année 1710 et au commencement de 1711, quand il touche cette corde délicate, Fénelon fait sans cesse résonner le même son : soutenir, redresser, élargir le cœur du jeune prince ; il lui voudrait et il demande pour lui au ciel un cœur large comme la mer. Il est nécessaire que dès à présent il s’accoutume à son rôle royal, « en se corrigeant, en prenant beaucoup sur lui, en s’accommodant aux hommes pour les connaître, pour les ménager, pour savoir les mettre en œuvre ». On a beau lui en dire du bien, il ne sera content que « lorsqu’il le saura libre, ferme et en possession de parler (même au roi) avec une force douce et respectueuse… S’il ne sent pas le besoin de devenir ferme et nerveux, il ne fera aucun véritable progrès ; il est temps d’être homme ».

Fénelon, qu’on a pu accuser avec raison d’être quelquefois chimérique, et qui a eu un coin de poésie et d’idéal que, dans sa jeunesse du moins, il transportait volontiers dans les choses humaines, se garde tout à fait de ce penchant lorsqu’il juge et qu’il exhorte le duc de Bourgogne. Il sent, avec tout son esprit et toute sa distinction de nature, quelles sont les qualités nécessaires à un roi, à un chef de nation, à un des maîtres du monde. Il voudrait donc au plus tôt que son élève n’eût plus rien de l’élève ni de l’écolier ; il voudrait, une fois pour toutes, lui inspirer la hardiesse dans l’action, la noblesse dans le procédé et dans la démarche, le génie de la conversation, tout ce qui orne, qui impose, et ce qui donne au pouvoir sa douceur et sa majesté : « Qu’il soit de plus en plus petit sous la main de Dieu, mais grand aux yeux des hommes. C’est à lui à faire aimer, craindre et respecter la vertu jointe à l’autorité. Il est dit de Salomon qu’on le craignait, voyant la sagesse qui était en lui. » Jusqu’à la fin il se méfie, et il combat dans son élève ce qui a été une habitude invétérée jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, le trop de raisonnement, le trop de spéculation opposé à l’action, et une certaine complaisance minutieuse et petite, soit dans le sérieux, soit dans le délassement : « Les amusements puérils apetissent l’esprit, affaiblissent le cœur, avilissent l’homme, et sont contraires à l’ordre de Dieu. » Fénelon, dans toute cette description morale, ne marchande point sur l’expression.

Un jour il apprend que le duc de Bourgogne, parlant moins en prince et en fils de roi qu’en pénitent et en homme qui sort de son oratoire, a dit que ce que la France souffrait alors, en 1710 (et elle souffrait, en effet, d’horribles maux), venait de Dieu qui voulait nous faire expier nos fautes passées : « Si ce prince a parlé ainsi, écrit Fénelon au duc de Chevreuse, il n’a pas assez ménagé la réputation du roi : on est blessé d’une dévotion qui se tourne à critiquer son grand-père. »

Dans tout ceci, je n’ai d’autre dessein que de rappeler quelques traits de la piété noble, élevée, généreuse, à la fois sociable et royale de Fénelon, sans prétendre en tirer (ce qui serait cruel et presque impie à son égard) aucune conséquence contre l’avenir de son élève chéri, contre cet avenir qu’il n’a point été donné aux hommes de connaître et de voir se développer. Le duc de Bourgogne, en disparaissant dans sa fleur, est resté une de ces espérances confuses et flatteuses que chacun a pu ensuite traduire et chercher à interpréter en son sens. N’a-t-on pas vu Saint-Simon l’admirer d’autant plus qu’il avait comme greffé sur lui et sur son règne futur tout son système de quasi-féodalité6 ?

Fénelon lui-même a été, comme son élève, une espérance ; il a pu paraître en politique une de ces lumières un peu flottantes que le souffle de l’opinion fait vaciller d’un côté ou d’un autre, selon qu’on aime à s’en emparer et à s’en décorer. Ses idées et ses plans divers demanderaient une longue explication, dont le dernier mot et la conclusion seraient, je crois, un doute. Ce qui est certain, c’est que le véritable Fénelon, tel qu’il se montre dans cette correspondance suivie et dans les écrits des dernières années, n’est point précisément le Fénelon du xviiie  siècle, celui que Ramsay déjà, puis d’Alembert et les autres, ont successivement présenté au public et préconisé. Le Fénelon qui, en 1711, paraît désirer et appeler de ses vœux une Assemblée des notables, mais qui, en même temps, est tout occupé à combattre le jansénisme, même le jansénisme mitigé, à réfuter M. Habert, à faire un extrait de la vraie doctrine de saint Augustin, le Fénelon qui déclare « que les libertés de l’Église gallicane sont de véritables servitudes », qui craint la puissance laïque bien plus que la spirituelle et l’ultramontaine, et qui redoute le danger d’un schisme tout autant que l’invasion de la France, ce Fénelon n’est pas celui que les philosophes de l’âge suivant ont façonné et remanié à leur gré.

Le long règne de Louis XIV avait tendu tous les ressorts et fatigué à la longue toutes les conditions et toutes les âmes. Vers la fin, et malgré les louanges obligées, les défauts de ce régime étaient sensibles à tous les esprits qui réfléchissaient, et sautaient à tous les yeux qui savaient voir. Et qui donc les sentait plus vivement que Fénelon ? Sa politique est surtout morale. Elle est ce qu’elle peut être chez un homme de sensibilité, de piété, de délicatesse, qui a vu de près la Cour et qui en a souffert, qui assiste à une fin de long règne et qui en voit les inconvénients, les derniers abus et même les désastres. Dans son exil, et malgré ses restes de relations confidentielles à la Cour, il n’était plus bien informé du fond ; il dit à tout moment qu’il est mal instruit de l’état général des affaires, et il a raison ; il n’en juge que comme le public et, selon qu’il le dit, par les morceaux du gouvernement qu’il entrevoit sur sa frontière. Mais alors, et sans qu’il fût besoin de plus d’information, tous les gens sensés et honnêtes, les Fénelon, les Vauban, les Catinat, voient les défauts et cherchent, chacun de son côté, les remèdes dans des contrepoids, et dans le contrepied de ce qui est. Tous ces projets de disgraciés, de mécontents ou de rêveurs patriotes sont nécessairement vagues et un peu chimériques d’application. Ce fut alors une inspiration générale, un souffle naturel qui se répandait dans toute une classe d’esprits élevés, ou simplement humains, sensés et doux. Chacun a son plan sur le métier comme correctif à ce gouvernement de Louis XIV qui est à bout. Fénelon n’est que le plus en vue et le plus populaire parmi ces auteurs de plans politiques et d’inventeurs de programmes.

Il n’a jamais donné aux siens la dernière main et ne les a jamais proposés que comme de premières idées qu’il faudrait ensuite serrer de plus près dans la pratique. Sa grande innovation, ce fut de penser et de dire, en face de l’idolâtrie monarchique de Louis XIV, « que les rois étaient faits pour les sujets, et non les sujets pour les rois ». En inculquant cette maxime au duc de Bourgogne et en la lui gravant au cœur, il ne croyait d’ailleurs pas faire acte de réforme positive, et encore moins de philosophie ou de démocratie, comme nous dirions ; il ne faisait que remonter à la religion de saint Louis. Quelque louables que soient de telles maximes, elles laissent presque entière la question de politique proprement dite ; une politique vraiment nouvelle, si nécessaire après Louis XIV, aurait eu besoin, pour réussir dans l’application, de tous les correctifs et de toutes les précautions qui plus tard manquèrent : car enfin Louis XVI n’a échoué que pour avoir trop fidèlement pratiqué, mais sans art, cette maxime du vertueux Dauphin son père et du duc de Bourgogne son aïeul.

Fénelon connaissait les hommes, et ne paraît pas avoir trop compté sur leur bonté ni sur leur reconnaissance ; il le dit en plus d’un endroit au duc de Bourgogne, et avec un accent singulièrement pénétré, qui montre qu’il ne se faisait aucune illusion en ce point : « Quand on est destiné à gouverner les hommes, il faut les aimer pour l’amour de Dieu, sans attendre d’être aimé d’eux… » Je renvoie au passage, il est pénible de transcrire au long de si laides vérités7. Il y a des moments où l’expérience de Fénelon est ainsi toute voisine de l’amertume ; mais chez lui cette amertume s’arrête et s’adoucit aussitôt, elle ne ressemble pas à la misanthropie des autres. Je trouve dans une lettre de lui à Mme de Montberon, alors qu’il approchait de la cinquantaine (1700), une peinture bien fine et bien circonstanciée de cet état insipide, aride, désabusé, où il se trouve : « Pour moi, je suis dans une paix sèche, obscure et languissante, sans ennui, sans plaisir, sans pensée d’en avoir jamais aucun ; sans aucune vue d’avenir en ce monde ; avec un présent insipide et souvent épineux… » Ces instants d’aridité et de dégoût, chez Fénelon, se peignent avec des traits qui font encore que son ennui ne ressemble pas à un ennui vulgaire. À mesure qu’il vieillit, les causes de tristesse augmentent ; il perd tous ses amis. La courte année où le duc de Bourgogne ne brilla que pour s’éteindre, passe comme un éclair. Fénelon, courtisé de nouveau durant quelques mois, puis délaissé derechef, put se rafraîchir l’idée qu’il avait de la vanité et de la misère du monde. Mais, au milieu de tout, cette nature délicate, pure, favorisée d’onction et ornée d’une grâce divine, se retrouve et prend le dessus. On a de lui une lettre sur la mort de son meilleur ami, l’abbé de Langeron : elle est triste, elle est charmante, elle est légère. Fénelon croit sans effort à tout ce qu’il y a de spirituel en nous ; sa piété a des ailes. À mesure qu’on avance dans la correspondance et dans les lettres voisines de la fin, il s’y aperçoit comme une lueur, il s’y ressent comme une allégresse. C’est le même dégoût de la vie, mais avec je ne sais quoi de plus prochain qui le corrige. Il perd le duc de Chevreuse ; il se plaît à garder autour de lui, à Cambrai, les petits-enfants de ce seigneur, les fils du duc de Chaulnes, à s’entourer de toute cette petite jeunesse. Il perd le duc de Beauvilliers :

Pour moi qui étais privé de le voir depuis tant d’années, écrit-il à la duchesse sa veuve, je lui parle, je lui ouvre mon cœur, je crois le trouver devant Dieu ; et, quoique je l’aie pleuré amèrement, je ne puis croire que je l’aie perdu, qu’il y a de réalité dans cette société intime ! — Encore un peu et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons : ce que nous aimons vit, et ne mourra plus.

Ce pressentiment avant-coureur, cette sensation involontaire d’une âme qui est au terme de la route et qui arrive, perce, à n’en pas douter, dans les dernières lettres de Fénelon, et elle se communique par mille petits signes de joie au lecteur. La lecture de ces lettres dernières me fait l’effet des derniers jours d’un doux hiver, on sent le printemps par-delà.