(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — I. » pp. 446-462
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — I. » pp. 446-462

I.

Pourquoi sommes-nous ainsi faits en France, que lorsqu’un homme distingué et de talent n’est pas entré à un certain jour dans le courant de la vogue et dans le train habituel de l’admiration publique, nous devenions si sujets à le négliger et à le perdre totalement de vue ? et au contraire, ceux qui sont une fois connus, adoptés par l’opinion et par la renommée, nous les avons sans cesse à la bouche et nous les accablons de couronnes. Cette réflexion est la première qui s’offre quand il s’agit de l’écrivain dont je voudrais aujourd’hui donner une juste idée ; Ramond, mort le 14 mai 1827, membre de l’Académie des sciences, objet d’un éloge historique de Cuvier, apprécié de tous les savants comme historien et géographe des montagnes, mais non assez estimé et prisé des littérateurs comme peintre et comme ayant heureusement marié les couleurs de Buffon et de Rousseau aux descriptions précises des De Luc et des Saussure. Ramond, c’est le Saussure des Pyrénées, aussi fidèle observateur, aussi rigoureux que l’illustre Genevois, moins simple dans l’exposé des grands spectacles, mais plus ému, plus coloré, animé d’une sensibilité plus poétique et doué d’une imagination qui, loin de l’égarer comme tant d’autres, ne fait que rendre le vrai avec plus de vie. C’est l’éloge que lui accorde Cuvier juge peu suspect en matière d’imagination.

Ramond, connu dans sa jeunesse sous le nom de Ramond de Carbonnières, naquit à Strasbourg le 4 janvier 1755. Son père, trésorier de l’extraordinaire des guerres, était natif de Montpellier, et sa famille paternelle était toute du Midi, de Montpellier, de Castres ou d’Albi, assez ancienne et tenant à la noblesse. Mme Ramond, mère de celui qui nous occupe, était Allemande, d’une famille originaire du Palatinat. Le jeune Ramond participa intellectuellement de cette double origine ; il montra de bonne heure la vivacité, la promptitude brillante d’impressions qui caractérise les races du Midi, et il y mêla de la sensibilité et quelque chose de l’enthousiasme du Nord. Son père l’éleva sous ses yeux et lui fit donner par des maîtres habiles une instruction forte. Les langues, les sciences, le droit public, la médecine, entrèrent pour beaucoup et presque à la fois dans cette éducation que favorisait la plus heureuse intelligence. L’université de Strasbourg était alors très fréquentée par des jeunes gens de famille venus de l’Allemagne et du Nord. On peut lire dans les Mémoires de Goethe le récit du séjour qu’il fit dans cette ville savante, et assister au mouvement littéraire tout germanique qui s’y agitait dans un cercle choisi d’étudiants. Ramond, qui avait quinze ans lorsque Goethe, de six ans plus âgé que lui, étudiait à Strasbourg et y rencontrait Herder, côtoya ce groupe inspiré et en eut le vent. Il sera le premier qui tentera d’importer la littérature werthérienne en France, et ses premiers essais seront presque d’un disciple direct de Goethe. Cependant, poussé avant tout par l’instinct de voyageur, et de voyageur de montagnes, il commença de bonne heure à parcourir l’Alsace et les Vosges, associant partout les souvenirs de l’histoire aux impressions de la nature. Le célèbre professeur Schoepflin, par son ouvrage sur l’Alsace (Alsatia illustrata), avait remis en honneur les monuments de cette féodale contrée. Ramond y fit son apprentissage d’explorateur hardi et léger ; dans ses promenades et ses excursions d’alentour, il exhalait ses rêves de première jeunesse, revoyait en idée les vieux temps évanouis, les comtes et les prélats guerroyants, les beautés recluses et plaintives, et il repeuplait à son gré de scènes touchantes ou terribles les ruines gothiques, les torrents et les rochers.

Des sentiments personnels se joignaient à ce qui n’était qu’imagination et rêve : il aimait. Les exaltations de cette première flamme, que des obstacles vinrent traverser, respirent dans ses premiers ouvrages, dans Les Dernières Aventures du jeune d’Olban, fragments des amours alsaciennes (Yverdon, 1777), et dans un volume d’Élégies en deux parties, également imprimées à Yverdon en 1778. Lorsque Ramond fit imprimer ces petits volumes à l’étranger, il avait déjà commencé son tour de Suisse ; mais la plupart des Élégies étaient composées bien auparavant, de 1773 à 1775, et quand il n’avait que dix-huit à vingt ans.

Les Dernières Aventures du jeune d’Olban sont une imitation et une sorte de contre-épreuve de Werther qui venait de paraître. Charles Nodier, qui fut en son temps un des enthousiastes et des adeptes du genre, a cru pouvoir donner de d’Olban une nouvelle édition, chez Techener, en 1829. C’est un drame en trois journées et en prose. Après chaque journée, il y a une pièce de vers plus ou moins ossianesque, en guise d’intermède lyrique. L’ouvrage, dans la première édition, était dédié simplement « À Monsieur Lenz ». Ce Lenz, dont il est question dans les Mémoires de Goethe, était un Livonien de cette génération bizarre et vaguement passionnée, contemporaine de Werther, et qui en mit trop bien en pratique l’esprit et l’exaltation, jusqu’à vouloir finir par la démence et le suicide. Goethe a très bien raconté comment, ayant écrit Werther, il se trouva tout d’un coup soulagé et guéri ; mais, en s’en débarrassant, il avait inoculé son mal aux autres ; ce fut le tour de bien des lecteurs, par le monde, d’être atteints de la même fièvre. Lenz, qui avait vécu à Strasbourg et qui retourna mourir dans le Nord, avait été fort connu de Ramond, qui lui destinait une plus longue dédicace. Nodier en a eu connaissance d’après l’exemplaire autographe et l’a donnée au long : elle a tout à fait le cachet du genre :

Malheureux Lenz ! toi que ta famille et ta patrie ont rejetée, parce que ton âme valait mieux que les âmes qui t’environnaient ; toi qui ne reçut de la gloire que le sceau d’infortune qu’elle imprime à ses favoris ; toi que n’ont pu consoler ni l’admiration stérile de ta nation, ni l’impuissante amitié de ceux qui connaissent ton cœur ; innocente victime ! etc., etc.

Pour préface, on lit simplement dans l’édition première : « Voici les erreurs, les infortunes des cœurs sensibles ; lis, Âme froide, et condamne. » Mais, dans un exemplaire augmenté des notes de l’auteur, je trouve cet autre projet de préface ou d’avertissement :

En composant cet ouvrage, j’ai connu ou je n’ai pas connu les unités. Si je ne les ai pas connues, il y a apparence qu’elles ne sont pas dans la nature ; et, si je les ai connues, cela ne démontre pas qu’elles y sont : mais on en doit conclure que j’ai travaillé pour exciter de l’intérêt, et non pour observer des unités. La raison de cela est que l’on pardonne tout à l’intérêt, et rien aux règles. Les Anglais et les Allemands sont de mon sentiment, et cela ne prouve pas qu’il est mauvais : les Français sont d’un autre avis, et cela ne prouve point que le leur soit bon.

Quoi qu’il en soit, je n’attente sur les droits d’aucun genre ni sur l’opinion de personne, puisque je ne classe pas mon ouvrage et que je déclare que je trouverai fort bon que ceux qui ont refusé aux pièces de Shakespeare le nom de tragédies, quoiqu’elles inspirent la terreur et la pitié, donnent à mon drame le nom de farce, quoiqu’il n’inspire pas le dégoût.

Par malheur, l’intérêt dans Le Jeune d’Olban ne répond pas à la théorie. Ce d’Olban, qui erre déguisé sous le nom de Sinval, coupable d’un meurtre dans un duel, amoureux d’une jeune fille et, sans le vouloir, aimé d’une autre, quand il voit qu’il a perdu à jamais celle qu’il aime et qu’il porte partout avec lui le trouble et le désespoir, recourt très vite à ses pistolets et se tue sur les ruines d’un vieux château, à la pointe d’un rocher. Un rôle de vieux marin pourtant, le capitaine Birk, oncle d’une des jeunes filles, père adoptif de l’autre, et ami de Sinval, est très bien tracé et fait un contraste qui a du naturel. C’était l’opinion de Dorat, car Dorat connut le drame de Ramond, et, qui plus est, il l’inséra tout entier dans son Journal des dames (octobre 1777). Il l’accompagnait, en le publiant, d’une lettre explicative qui peut faire juger des hardiesses et des espiègleries littéraires du temps :

Je vous envoie, madame, disait Dorat, l’extrait (il aurait pu dire la presque totalité) de cette singulière brochure, que le hasard a fait tomber entre mes mains, et qui, malgré la confusion des idées, l’oubli de tous les principes et de toutes les règles du théâtre, m’a paru mériter votre attention. C’est le chaos des pièces anglaises, mais il en part quelquefois les mêmes éclairs, les mêmes mouvements de sensibilité, qui valent bien l’alignement méthodique de toutes les périodes du jour. Que nous devenons froids, petits et raisonneurs… ! De jour en jour, sans acquérir plus de nerf, nous perdons quelque chose de notre agrément. Il s’est introduit je ne sais quel purisme pédantesque, je ne sais quel esprit grammatical qui rétrécit l’âme, refroidit l’imagination, éteint les hardiesses, s’oppose à tout élan passionné, anéantit la poésie et défigure entièrement l’éloquence. Cette dernière surtout ressemble assez aux momies que l’on charge de clinquant : ôtez les bandelettes brillantes qui les entourent, il ne reste plus que le squelette. Si je le voulais, des exemples très récents justifieraient ma comparaison ; mais je fâcherais les momies, et Dieu sait ce qui m’en arriverait !

Dorat, en convenant qu’il avait dû corriger beaucoup dans le drame nouveau, qu’il avait francisé autant qu’il l’avait pu l’expression parfois extraordinaire, soutenait pourtant que, dans ce siècle où il n’y avait plus de genres, la pièce accommodée à la scène pourrait plaire et faire tourner les têtes :

On les a vues tourner pour beaucoup moins, ajoutait-il. Les développements en seraient du plus vif intérêt ; le rôle du capitaine Birk, animé du jeu original de Préville, captiverait, échaufferait ; et je garantirais presque la réussite d’une pareille entreprise. Il faudrait seulement conserver les unités, pour ces gens difficiles et amoureux de la vieille poétique, qui, sans les unités, seraient au désespoir de se laisser attendrir ou amuser.

Dorat badinait sur tout cela et faisait sa petite guerre à La Harpe. Ramond était plus sérieux. Flatté de l’attention du célèbre petit-maître en poésie, que de loin on se figurait moins frivole qu’il ne l’était, il lui adressait de Paris où il était venu, à la date du 4 février 1778, la lettre suivante, qui accompagnait l’envoi de ses Élégies :

Le jeune auteur d’un drame auquel M. Dorat a accordé une place honorable dans son journal du mois d’octobre dernier, également reconnaissant de ses éloges et de ses critiques, s’empresse à lui adresser quelques pièces fugitives qu’il soumet à sa censure. C’est une légère marque des sentiments d’estime dont il est pénétré.

Ces élégies portent quelquefois le caractère du pays où elles ont été composées. Dans quelques-unes, on doit reconnaître le ton sauvage qu’inspire la vue des Alpes et de l’Apennin ; longtemps réfugié au sein de leurs glaces éternelles, je ne sais si je suis de mise au milieu d’une grande ville, et c’est avec quelque méfiance que je viens y porter un ton et des mœurs étrangères.

Un bon nombre des élégies de Ramond parurent, en effet, dans ce même Journal des dames (avril 1778), sous ce titre : Les Amours d’un jeune Alsacien. Dorat leur avait rendu le même service qu’au drame et avait pris avec elles les mêmes libertés ; il avait corrigé, arrangé le tout au goût de Paris et du beau sexe ; et dès la première pièce ou dédicace en prose, là où on lisait dans l’original : « Sophie, c’est loin de vous, c’est dans un autre climat que tristement assis à l’ombre des mélèzes, je me rappelle tant de vœux rejetés, tant d’espérances déçues » ; Dorât avait substitué les platanes aux mélèzes. « J’en suis fâché, observait Ramond ; il a changé le paysage : il n’y a point de platanes dans ces glaces de l’Apennin. »

On aurait peu à dire de ces élégies de Ramond, sinon que ce n’est pas vulgaire ni commun ; mais il y a du vague, des intentions cherchées plutôt que trouvées, de grandes inexpériences de style et d’harmonie. Ici, pas plus que pour Le Jeune d’Olban, l’heure de la transplantation n’était venue. Il faudra plus de vingt ans encore pour que le Werther de la France, celui qui s’approprie si bien à elle par sa beauté mélancolique, sa sobriété, même en rêvant, et son noble éclair au front, pour que René en un mot puisse naître ; il faudra plus de temps encore pour que l’élégie vraiment moderne, inaugurée par Lamartine, puisse fleurir et se propager. On est en 1777, un an avant les Poésies érotiques de Parny, dont c’est le moment et qui vont avoir leur vogue élégante et sensuelle. Il est piquant de lire, à la fin du volume d’Élégies de Ramond, l’approbation délivrée par le magistrat suisse d’Yverdon, et qui est dans ces termes laconiques, à demi tudesques : « Permis d’imprimer les Élégies ci-devant. » Singulier passeport pour Paris ! Les élégies de Ramond à leur date étaient une plante exotique née sur la frontière, et en portant la marque un peu sauvage. On y découvrirait pourtant quelques notes avant-courrières d’un lointain printemps, par exemple :

Je suis seul, mécontent, au sein de la nature ;
Quand tout chante l’amour, à mes sens moins émus
Tout est muet, et l’onde, et l’ombre, et la verdure ;
Avec le monde, hélas ! mon cœur ne s’entend plus.

C’est le thème de Lamartine dans L’Isolement : Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières , etc. Et encore, lorsque le jeune Alsacien s’écrie dans une pièce intitulée Le Soir :

    Élève-toi, mon âme, à la voûte azurée ;
        Prends des deux la route ignorée.
    Suis dans les airs la vapeur colorée
        Par les derniers rayons du jour !
        Dégage-toi d’un sein rebelle,
        Franchis ta barrière mortelle ;
    Vole, ô mon âme, à la voûte éternelle,
Holocauste échappé des flammes de l’amour !

quand le jeune Ramond chante ainsi, il semble préluder, quarante ans auparavant, à ces beaux vers qui ouvrent les Méditations : Que ne puis-je porté sur le char de l’Aurore , etc. Seulement ce n’étaient là que des aspirations d’une âme ardente et, par ce côté, plus germanique que française ; il manquait à cette muse novice et trop contrainte la première condition d’une poésie faite pour charmer, la grâce de ces heureux mortels qui sont nés avec un talisman dans leur berceau et avec la flûte d’ivoire sur les lèvres.

Ramond devait être avant tout un prosateur : il le devint dès les années suivantes dans son voyage de Suisse, en se souvenant de Rousseau et de Buffon, et en présence des grands spectacles naturels. Ce voyage est de 1777. Il le fit à pied avec un ami né dans le pays, et, aussi bien que son compagnon, il entendait l’allemand dans tous ses dialectes. Il vécut donc avec les bergers, avec les paysans ; et lorsque les Esquisses de l’état naturel, civil et politique de la Suisse, présentées dans une suite de lettres, par William Coxe, parurent en anglais et obtinrent du succès, Ramond se trouva en mesure à l’instant de les traduire en les perfectionnant, en y ajoutant nombre de chapitres originaux qui les complétaient et en faisaient un ouvrage tout nouveau. Ce sont ces Lettres de William Coxe, traduites de l’anglais et augmentées par le traducteur (1781), qui attirèrent vivement l’attention des curieux et qui commencèrent la réputation du jeune Ramond. « Ce traducteur, disait La Harpe, est un homme qui paraît versé dans l’étude de l’histoire de l’antiquité. » — « Nous ne craignons point d’assurer, disait Grimm, que la traduction est fort supérieure à l’original ; ce que M. Ramond s’est permis d’ajouter aux descriptions du voyageur anglais forme plus d’un tiers de l’ouvrage, et n’en est sûrement pas la partie la moins intéressante. » Coxe avait voyagé en homme riche et qui s’arrête a mi-côte ; Ramond, svelte, allègre et dispos, en piéton et en homme dont ces sortes de fatigues font le bonheur. C’était le moment où de toutes parts on découvrait la Suisse intérieure et pittoresque. Jean-Jacques Rousseau n’avait fait, dans La Nouvelle Héloïse, que dessiner le Pays de Vaud et le Valais sans dépasser guère les collines ; maintenant on en était à décrire les hautes vallées, les glaciers, à gravir les pics les plus inaccessibles. Dix années pourtant devaient s’écouler encore avant que Saussure, après Balmat et Paccard, parvînt à atteindre la cime du Mont-Blanc (3 août 1787) ; mais de tous côtés le signal était donné, et il n’y avait plus de trêve dans cette conquête entreprise sur tous les points et ouverte désormais à la science comme aux pinceaux.

Ramond, âgé de vingt-deux ans, fut un des pionniers qui ont laissé trace82. Il décrit dans un curieux détail les mœurs et le gouvernement des petits cantons ; il n’a rien gardé du vague et de la fougue qui dominaient dans ses précédents ouvrages ; la partie positive et commerciale l’occupe ; il ne néglige aucune des circonstances physiques des lieux qu’il parcourt ; il y mêle des considérations morales qui le montrent affranchi des lieux communs de son siècle, ou plutôt devançant l’esprit du siècle prochain. En parlant de la célèbre abbaye de Notre-Dame-des-Ermites ou d’Einsielden, dans le canton de Schwitz, William Coxe, ministre et chapelain anglican, s’était permis bien des ironies sur les pèlerins et leur dévotion qu’il appelait superstitieuse : ici Ramond prend à son tour la liberté d’abréger, dans sa traduction, ces sarcasmes trop faciles, et il exprime pour son compte un tout autre sentiment :

Je l’avoue, dit-il, l’aspect de ce monastère m’a ému ; sa situation au milieu d’une vallée sauvage a quelque chose de frappant ; son architecture est belle, et son plan est exécuté sur de grandes proportions ; rien de plus majestueux que les degrés qui s’élèvent à la plate-forme de l’édifice et qui la préparent de loin par une montée insensible… Il est impossible d’entrer dans cette chapelle dont le pavé est jonché de pécheurs prosternés, méditant dans un respectueux silence et pénétrés du bonheur d’être enfin parvenus à ce terme de leurs désirs, à ce but de leur voyage, sans éprouver un sentiment de respect et de terreur. En ne considérant même ce pèlerinage que dans le sens philosophique, n’a-t-on pas quelques réflexions satisfaisantes à faire dans un lieu où la faible et souffrante humanité vient chercher des secours contre les maux de l’âme, un lieu que les consciences effrayées regardent comme un port assuré contre les orages qui les tourmentent, où l’infortuné dévoré de scrupules trouve contre des remords, peut-être imaginaires et factices, des remèdes sûrs, et par cela même précieux ?… Plaignons les faiblesses de l’humanité, et respectons les moindres de ses espérances ; n’en arrachons aucune à l’âme crédule et timide : elle mérite plus que toute autre l’indulgence du philosophe et les tendres soins des âmes fortes.

Certes, ce sentiment exprimé par un jeune homme de vingt-deux ans, cette leçon donnée aux esprits forts (appelés ici par politesse des âmes fortes), en présence de la philosophie du siècle, à deux pas de Voltaire et pendant la vogue de l’abbé Raynal, annonce, encore mieux que Le Jeune d’Olban et que les Élégies, combien Ramond appartient d’avance à un mouvement réparateur et à une inspiration digne des régions sereines où se passeront les plus belles heures de sa vie83. C’est ainsi encore qu’à l’occasion des Crétins du Valais dont les hommes notables du pays semblent rougir, les regardant comme une tache pour leur nation, et dont ils n’aiment guère à parler avec les étrangers, mais que le peuple et les enfants même respectent et considèrent au contraire comme une bénédiction, « comme des innocents marqués par le ciel pour n’avoir nulle part aux crimes de la terre et pour arriver sans obstacle au séjour des récompenses », il dira sans hésiter : « Laquelle de ces deux opinions est la plus respectable ? N’est-ce pas celle qui garantit à une portion malheureuse de l’humanité les soins les plus prévenants, la condescendance la plus attentive, en un mot, ce tendre intérêt si supérieur à la simple compassion ? » Ces pensées nous ouvrent un jour sur ce qu’il est, en général, si important de connaître lorsqu’on veut juger d’un écrivain, sur la religion philosophique et morale de Ramond.

Son récit de voyage dans les parties supérieures du Hasly offre des passages admirables, et plus simples peut-être d’expression qu’il n’en trouvera plus tard lorsque son talent, d’ailleurs, aura acquis sa plus entière originalité. À Lucerne, le général de Pfyffer, à qui l’on doit un magnifique Relief de la Suisse, l’avait honoré de ses conseils, et, connaissant sa manière de voyager, ne l’avait pas jugé indigne d’affronter les hautes Alpes : il lui traça un itinéraire que le jeune homme prit plaisir à suivre et dont le pays de Hasly était la première station. Dans son trajet de l’abbaye d’Engelberg au Dittlisberg, Ramond rencontre bien des difficultés, des dangers, mais aussi de ces jouissances sans nom qu’il décrit de la sorte :

Du haut de notre rocher, nous avions une de ces vues dont on ne jouit que dans les Alpes les plus élevées : devant nous fuyait une longue et profonde vallée, couverte dans toutes ses parties d’une neige dont la blancheur était sans tache ; çà et là perçaient quelques roches de granit, qui semblaient autant d’îles jetées sur la face d’un océan ; les sommets épouvantables qui bordaient cette vallée, couverts comme elle de neiges et de glaciers, réfléchissaient les rayons du soleil sous toutes les nuances qui sont entre le blanc et l’azur ; ces sommets descendaient par degrés en s’éloignant de nous, et formaient un longue suite d’échelons dont les derniers étaient de la couleur du ciel, dans lequel ils se perdaient. Rien de plus majestueux que le ciel vu de ces hauteurs : pendant la nuit, les étoiles sont des étincelles brillantes dont la lumière plus pure n’éprouve pas ce tremblement qui les distingue ordinairement des planètes ; la lune, notre sœur et notre compagne dans les tourbillons célestes, paraît plus près de nous, quoique son diamètre soit extrêmement diminué ; elle repose les yeux qui s’égarent dans l’immensité : on voit que c’est un globe qui voyage dans le voisinage de notre planète. Le soleil aussi offre un spectacle nouveau : petit et presque dépourvu de rayons, il brille cependant d’un éclat incroyable, et sa lumière est d’une blancheur éblouissante ; on est étonné de voir son disque nettement tranché, et contrastant avec l’obscurité profonde d’un ciel dont le bleu foncé semble fuir loin derrière cet astre et donne une idée imposante de l’immensité dans laquelle nous errons. On peut dire que pendant l’été il n’y a point de nuit pour ces sommets ; du fond de la plaine, on les voit teints de pourpre longtemps après le coucher du soleil, quand les vallées sont déjà ensevelies dans les ténèbres ; et longtemps avant l’aurore, ils en annoncent le retour, par une belle couleur rose admirablement nuancée sur les glaces d’argent et d’azur qui couronnent leurs cimes.

Par un de ces accidents de chaleur qui ont lieu quelquefois jusqu’au milieu des glaces et des neiges les plus élevées, tout d’un coup les voyageurs sont surpris d’arriver à un endroit entièrement découvert de neiges :

Rien de plus délicieux dans la nature que le gazon que nous foulions ; à peine abandonné par les neiges, il était déjà émaillé d’une innombrable quantité de fleurs dont les couleurs étaient d’une vivacité que les fleurs de la plaine n’atteignent jamais, et qui répandaient l’odeur la plus suave. Tout, jusqu’à l’oreille d’ours, qui est ici indigène, en est imprégné, et les aromates, tels que le serpolet et le thym, sont si riches en essence, qu’à chaque pas nous faisions jaillir dans l’atmosphère des parfums délicieux.

C’est ce sentiment, si souvent exprimé depuis, des hautes cimes et de l’allégresse intime, de la sérénité de pensée qu’on y rencontre, c’est cette sublimité naturelle et éthérée que Ramond excelle à rendre dans ces pages comme il y en avait si peu à cette date dans notre langue. Elles sont si peu connues aujourd’hui du grand nombre des lecteurs et elles sont tellement dignes de l’être, elles sont si belles de vérité et si irréprochables de forme, que j’éprouve un extrême embarras de choix dans le désir que j’aurais de les faire lire par amples extraits et de les faire goûter de tous :

Arrivé dans cette forêt, dit-il quelque part, et prêt à descendre, j’éprouvais une sorte de tristesse que, depuis ce temps-là, j’ai toujours retrouvée, quand du haut des Alpes je suis descendu dans les plaines. À leur sommet on respire si librement, la circulation est si facile, tous les organes transmettent si vivement à l’âme les impressions des sens, que tout est plaisir, que le travail le plus opiniâtre devient facile, et qu’on supporte les incommodités du corps avec courage et même avec gaieté. J’ai souvent éprouvé que sur les montagnes on est plus entreprenant, plus fort, moins timide et que l’âme se met à l’unisson des grands objets qui l’entourent. Je me rappelle que j’avais sur ces hauteurs des idées et des sentiments que j’aurais peut être exprimés alors, mais que maintenant je serais non seulement dans l’impossibilité d’exprimer, mais incapable de me retracer avec quelque force. Jamais je ne suis descendu de ces sommets sans éprouver qu’un poids retombait sur moi, que mes organes s’obstruaient, que mes forces diminuaient et que mes idées s’obscurcissaient ; j’étais dans la situation où se trouverait un homme qui serait rendu à la faiblesse de ses sens inhumains après l’instant où ses yeux, dessillés par un Être supérieur, auraient joui du spectacle des merveilles cachées qui nous environnent.

Revenant ailleurs sur cette idée d’une transformation qu’éprouvent à de certaines hauteurs les organes du corps et les facultés de l’esprit, il fait appel à tous ceux qui en ont, un jour ou l’autre, ressenti les effets dans l’ascension vers les hauts lieux :

Quelque merveilleux que soit ce que j’avance, je ne manquerai point de garants, et je ne trouverai d’incrédules que dans le nombre de ceux qui ne se sont jamais élevés au-dessus de la plaine. Quant à ceux qui ont atteint quelques-unes des hauteurs du globe, je les appelle en témoignage : en est-il un seul qui, à leurs sommets, ne se soit trouvé régénéré et n’ait senti avec surprise qu’il avait laissé au pied des monts sa faiblesse, ses infirmités, ses soins, ses inquiétudes ; en un mot, la partie débile de son être et la portion ulcérée de son cœur ?

C’est après avoir lu ces belles pages des Notes sur la Suisse que Buffon, accueillant l’auteur, lui disait magnifiquement : « Monsieur, vous écrivez comme Rousseau. » Et en effet, ces parties du premier Voyage de Ramond rappellent notablement les formes et le ton du maître ; et, parmi les écrivains célèbres que nous avons vus depuis, Lamennais, George Sand, ces grands élèves de Rousseau, n’ont rien écrit de mieux, de plus plein, de plus nombreux et de plus correct dans leurs descriptions de nature.

Il ne faudrait pas croire cependant que toutes les notes du voyage de Ramond soient de ce ton, qui deviendrait fatigant à force de sublimité ; il proportionne son langage à ses sujets ; il a ses anecdotes piquantes ; et, quand il traite une question historique ou physique, il y est tout entier. Il voulut aussi connaître les hommes distingués ou illustres que possédait la Suisse à ce moment. À Berne, il s’entretint des montagnes avec le grand Haller, « le Pline de la Suisse », alors tout près de sa fin. À Zürich, il vit Gessner, et il l’eût volontiers opposé en exemple, dit-il, aux petits Pindares de toutes les nations en le leur montrant dans sa simplicité, sa candeur, et avec ces vertus douces qui accompagnent si bien un aimable génie. De tous les hommes qu’il souhaitait de connaître, ce fut pourtant Lavater seul qui surpassa son attente :

Il n’existe point d’homme peut-être, dit-il, dont l’imagination soit aussi brûlante, et la sensibilité aussi profonde ; il entraîne, il subjugue ; son langage est d’une naïveté populaire, et cependant d’une éloquence à laquelle il est impossible de résister. Ses manières sont négligées, mais une sorte de grâce, qui réside moins dans l’arrangement des formes que dans leur simplicité et dans l’à-propos du geste, les rend tout à fait séduisantes. Sa figure n’est pas régulière, mais elle semble cacher quelque chose de plus grand et de plus beau ; on voit son âme à travers le voile. Son regard est d’une vivacité et d’une franchise qui inspirent à la fois la crainte et la confiance… On a beau critiquer son système et son ouvrage, les doutes cessent quand on l’entend, et l’on ne peut être son ami sans devenir son disciple.

On sent à cette vive peinture que Ramond, malgré sa précoce expérience, n’a pas épuisé encore cette puissance d’enthousiasme, cette ardeur de confiance et d’initiation qui peut entraîner même les plus éclairées des jeunes âmes : ici, il est presque fasciné par Lavater, il le sera tout à l’heure et pour quelque temps par un moins digne, par Cagliostro, un Lavater bien moins innocent.

Ramond, à Ferney, rendit visite à Voltaire, qui, dès qu’il entra, lui cria de son fauteuil : « Vous voyez, monsieur, un vieillard qui a quatre-vingt-trois ans et quatre-vingt-trois maladies. » Ramond ayant remarqué sur les rayons de la bibliothèque les in-folio des Pères, avec de petits papiers qui en notaient les passagesv : « Ah ! voici les Pères de l’Église, dit-il, et je vois que vous les avez lus ? — « Oui, monsieur, répondit Voltaire, oui, je les ai lus et ils me le payeront ! »

Il eut presque autant de plaisir à voir à Zurich le vieux Bodmer, « le Nestor de la Suisse et le patriarche de la littérature allemande, qui avait conservé le feu, la gaieté de la jeunesse, et qui jouissait à la fois de sa gloire et de ses vertus ». Bodmer ressemblait physiquement à Voltaire :

Cette ressemblance, dit Ramond, me parut frappante, et j’appris qu’elle semblait telle à tous ceux qui avaient vu l’un et l’autre. Il a les mêmes traits, la même physionomie, les mêmes gestes ; seulement, la couleur de ses yeux est différente, et l’ensemble de ses traits est un peu plus délicat. Je lui parlai de cette étonnante conformité, il me fit cette modeste et remarquable réponse : « Il ne manquerait rien à ma gloire si je ressemblais en tout à M. de Voltaire ; mais peut-être serait-il plus heureux s’il me ressemblait davantage. »

— Bodmer fit présent à Ramond du recueil de ses Tragédies historiques et politiques, dont la lecture lui prouva que le genre dans lequel le président Hénault avait échoué n’en était pas moins, dit-il, un genre excellent. Aussi le vit-on bientôt s’y exercer lui-même par un drame intitulé La Guerre d’Alsace (1780), et en tête duquel il invoquait comme autorités et comme précédents les tragédies historiques de Shakespeare, les tragédies politiques de Bodmer, et surtout le Goetz de Berlichingen de Goethe. Ramond, à cet âge, portait son activité, son besoin de nouveauté et de découverte dans tous les sens. Il aurait voulu, cette fois encore, concilier dans une œuvre littéraire le génie de ses deux patries, l’Allemagne et la France. Il ne sera tout à fait lui-même et complètement original que lorsqu’il se sera voué sans réserve à celle-ci, et qu’il deviendra le paysagiste en même temps que le physicien des Pyrénées.