(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — I » pp. 1-17
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — I » pp. 1-17

I

Dangeau est un nom depuis longtemps en circulation, un de ces personnages à qui on ne demande plus : Qui êtes-vous ? « La noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère », nous en a laissé l’idée dès l’enfance. Si Boileau avait voulu faire une épigramme, il n’aurait pas choisi autrement son texte ; mais, quand Boileau écrivit cette satire ou ce lieu commun sur la noblesse, il était jeune, il avait besoin d’appui et de protection en Cour : Dangeau s’offrait, brillant, fastueux, obligeant, bon prince, aimant les lettres, faisant de mauvais vers et goûtant les bons ; Boileau le prit sur l’étiquette et le caressa même par son faible ; il le traita tout net de grand seigneur et d’homme issu d’un sang fécond en demi-dieux : « Les plus satiriques et les plus misanthropes, a remarqué à ce propos Fontenelle, sont assez maîtres de leur bile pour se ménager adroitement des protecteurs. » Vingt ans plus tard, La Bruyère, qui n’avait pas, il est vrai, besoin de Dangeau, et qui avait pour lui la maison de Condé, n’était pas si facile ni si complaisant ; le portrait de Pamphile, de l’homme de cour qui se pique avant tout de l’être et qui se guinde, s’étale et se rengorge avec complaisance, est en grande partie celui de Dangeaua. La Bruyère en fait un type de toute l’espèce : « Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l’idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité ; il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s’en enveloppe pour se faire valoir. Il dit : Mon ordre, mon cordon bleu ; il l’étale ou il le cache par ostentation ; un Pamphile, en un mot, veut être grand ; il croit l’être, il ne l’est pas, il est d’après un grand. » Puis vient Saint-Simon, qui profite beaucoup du journal de Dangeau pour établir ses mémoires, pour en fixer bien des faits et en rajuster des souvenirs, mais qui se moque constamment et de l’œuvre et du personnage ; il achève de nous peindre Dangeau en charge, en caricature, tant il donne de relief à ses ridicules et tant il efface ses bonnes qualités :

C’était le meilleur homme du monde, dit-il, mais à qui la tête avait tourné d’être seigneur ; cela l’avait chamarré de ridicules, et Mme de Montespan avait fort plaisamment, mais très véritablement dit de lui qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer ni de s’en moquer. Ce fut bien pis après sa charge et ce mariage (avec Mlle de Loewenstein) : sa fadeur naturelle, entée sur la bassesse du courtisan et crépie de l’orgueil du seigneur postiche, fit un composé que combla la grande maîtrise de l’ordre de Saint-Lazare que le roi lui donna.

Saint-Simon rappelle le mot de La Bruyère et en donne hautement la clef, si on l’avait pu ignorer :

C’était un plaisir, dit-il, de voir avec quel enchantement Dangeau se pavanait en portant le deuil des parents de sa femme et en débitait les grandeurs. Enfin, à force de revêtements l’un sur l’autre, voilà un seigneur, et qui en affectait toutes les manières à faire mourir de rire. Aussi La Bruyère disait-il, dans ses excellents Caractères de Théophraste, que Dangeau n’était pas un seigneur, mais d’après un seigneur.

Il y revient en toute occasion, et toujours avec jubilation et délices ; il l’appelle en un endroit une « espèce de personnage en détrempe » : « C’était un grand homme, fort bien fait, devenu gros avec l’âge, ayant toujours le visage agréable, mais qui promettait ce qu’il tenait, une fadeur à faire vomir. » Lui reconnaissant des qualités mondaines, des manières, de la douceur, de la probité même et de l’honneur, il cite de nouveau et commente ce mot de Mme de Montespan sur lui, qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer ni de s’en moquer : Saint-Simon aimait donc assez Dangeau, mais quelle manière d’aimer !

On l’aimait parce qu’il ne lui échappait jamais rien contre personne ; qu’il était doux, complaisant, sûr dans le commerce, fort honnête homme, obligeant, honorable ; mais d’ailleurs si plat, si fade, si grand admirateur de riens, pourvu que ces riens tinssent au roi, ou aux gens en place ou en faveur ; si bas adulateur des mêmes, et, depuis qu’il s’éleva, si bouffi d’orgueil et de fadaises, sans toutefois manquer à personne, ni être moins bas, si occupé de faire entendre et valoir ses prétendues distinctions, qu’on ne pouvait s’empêcher d’en rire.

On voit que les deux parts, chez Saint-Simon, sont fort inégales, et que, pendant qu’il est en train, il va chargeant involontairement et de plus en plus fort un des plateaux de la balance.

Au fait, Dangeau était son opposé et son antipathique en tout. Quand Louis XIV fut mort, que ses dernières volontés eurent été cassées et les têtes les plus chères au feu roi compromises dans des conspirations où étaient impliqués des parents de Dangeau lui-même, Mme de Maintenon, écrivant un jour à Mme de Dangeau, lui disait : « Comment M. de Dangeau se tire-t-il de l’état présent du monde, lui qui ne veut rien blâmer ? » Un homme qui ne veut rien blâmer, mettez ce trait en regard du trait dominant de Saint-Simon, l’onctueuse fadeur en regard de l’amertume qui s’épanche et de l’ardente causticité : c’est le combat des éléments.

Le même Saint-Simon, qu’on va trouver attaché, acharné sans trêve à Dangeau comme pour le mortifier, et qui annotera d’un bout à l’autre son journal, a jugé ce journal d’une manière à la fois bien sévère et singulièrement favorable :

Dangeau, dit-il, écrivait depuis plus de trente ans tous les soirs jusqu’aux plus fades nouvelles de la journée. Il les dictait toutes sèches, plus encore qu’on ne les trouve dans la Gazette de France. Il ne s’en cachait point, et le roi l’en plaisantait quelquefois… La fadeur et l’adulation de ses mémoires sont encore plus dégoûtantes que leur sécheresse quoiqu’il fût bien à souhaiter que, tels qu’ils sont, on en eût de pareils de tous les règnes.

Ici j’arrête Saint-Simon, et je crois qu’il n’est pas juste pour un écrit dont il a beaucoup usé et profité, et dont tous profiteront. Ce journal unique en effet, et dans lequel durant plus de trente ans Dangeau écrivit ou dicta tous les soirs ce qui s’était fait ou passé à la Cour dans la journée, n’est qu’une gazette, mais exacte et d’un prix qui augmente avec le temps. Oui, il serait à souhaiter qu’on en eût une pareille de tous les règnes, au moins de tous les grands règnes ; car ces mémoires « représentent avec la plus désirable précision, Saint-Simon le reconnaît un peu plus loin, le tableau extérieur de la Cour, de tout ce qui la compose, les occupations, les amusements, le partage de la vie du roi, le gros de celle de tout le monde ». Ce n’est pas l’histoire, mais c’est la matière de l’histoire, j’entends celle des mœurs. Tandis qu’un peintre comme Saint-Simon commande l’opinion du lecteur par ses tableaux et ne laisse pas toujours de liberté au jugement, un narrateur plat, mais véridique et sans projet comme Dangeau, permet à cette impression du lecteur de naître, de se fortifier et de parler quelquefois aussi énergiquement toute seule qu’elle le ferait à la suite d’un plus éloquent. Quels que soient d’ailleurs les points de supériorité de Saint-Simon sur Dangeau, et qui sautent aux yeux, il en est sur lesquels il a aussi ses ridicules et ses travers. Dans les notes qu’il ajoute à Dangeau, Saint-Simon ne prend pas toujours sa revanche, et il y a des cas où il abonde dans des petitesses sur lesquelles Dangeau avait glissé plus uniment. Saint-Simon, en ces moments, renchérit sur Dangeau même, et, à force de vouloir entrer dans des explications de préséance et d’étiquette, il l’embrouille au lieu de l’éclaircir. Saint-Simon, qu’on le sache bien, c’est un grand écrivain et un merveilleux moraliste, mais qui a une difformité. Enfin, pour tout dire, la postérité, cette suprême indifférente, profite de tout ce qu’elle trouve d’utile et à sa convenance en chacun : trop heureux ceux en qui elle trouve quelque chose ! et elle se prête peu à ces égorgements d’un homme par un autre, ce dernier eût-il tous les talents du monde. Il suffit donc que Dangeau, quelques plaisanteries qu’on fasse de lui, soit d’une utilité réelle à la postérité et qu’il la serve, pour qu’elle lui en tienne compte et ne souffre pas qu’on le sacrifie.

Après la mort de Louis XIV, Mme de Maintenon, retirée à Saint-Cyr, et vivant dans le passé, lisait le journal manuscrit de Dangeau, et elle en disait à Mme de Caylus : « Je lis avec plaisir le journal de M. de Dangeau : j’y apprends bien des choses dont j’ai été témoin, mais que j’ai oubliées. » Et un autre jour, après avoir marqué le désir d’en faire prendre des extraits sur ce qui la concerne :

Remerciez bien M. de Dangeau de la permission qu’il me donnera sur ses mémoires ; ils sont si agréables que j’ai tout lu : vous entendez ce que cela veut dire (cela veut dire qu’il y a des choses qu’on passe de temps en temps). Ne s’est-il point trompé quand il dit que feu M. le duc tenait une boutique ? Je ne me souviens point de lui dans nos plaisirs ; mais, comme il a écrit tous les jours, il est plus aisé que je me trompe que lui. Il m’écrit quatre mots fort galants : il y a longtemps que je n’avais ouï parler de la beauté de mes yeux…

Dangeau, qui touchait à quatre-vingts ans, trouvait encore à faire son compliment galant à une autre octogénaire ; c’est bien de l’homme. Mais en ce qui est du journal, ce qui amusait véritablement Mme de Maintenon (elle le dit et ce devait être, elle flatte peu, même ses amis), ce qui lui rappelait ce qu’elle avait oublié et qui l’obligeait parfois à rectifier quelques-uns de ses souvenirs, n’est-ce donc rien pour nous, et ne devons-nous pas savoir gré à celui qui nous met à même d’avoir comme vécu à notre tour en ce temps-là ?

J’ai souvent pensé qu’un homme de notre âge qui a vu le Premier Empire, la Restauration, le règne de Louis-Philippe, qui a beaucoup causé avec les plus vieux des contemporains de ces diverses époques, qui, de plus, a beaucoup lu de livres d’histoire et de mémoires qui traitent des derniers siècles de la monarchie, peut avoir en soi, aux heures où il rêve et où il se reporte vers le passé, des souvenirs presque continus qui remontent à cent cinquante ans et au-delà. Pour mon compte, sans être un M. de Saint-Germain, c’est l’illusion que je me fais quelquefois, quand les yeux fermés je rouvre les scènes et les perspectives de ma mémoire : car enfin ce temps qui a précédé notre naissance, ce xviiie  siècle tout entier, nous le savons, avec un peu de bonne volonté et de lecture, tout autant que si nous y avions assisté en personne et réellement vécu : Mme d’Épinay, Marmontel, Duclos, tant d’autres nous y ont introduits ; nous pourrions entrer à toute heure dans un salon quelconque et n’y être pas trop dépaysés ; et même, après quelques instants de silence pour nous mettre au fait de l’entretien, nous pourrions risquer notre mot sans nous trahir et sans être regardés en étrangers. Mais cette continuité d’usage et de ton dans la société cesse vers le moment où Louis XIV finit : au xviie  siècle, en remontant, c’est tout un ancien, tout un nouveau monde. Avec quelque effort pourtant, et grâce à l’abondance des mémoires, on peut s’y naturaliser et s’imaginer encore y avoir vécu. Que de précautions toutefois pour que cette imagination soit juste et non chimérique ni impertinente ! Que de choses indispensables, de particularités à apprendre sur les usages, les habitudes, les circonstances journalières de la vie ! Et à la Cour, car pour faire tant que de se figurer avoir vécu sous Louis XIV, c’est à la Cour qu’il faut aller, — à ce Versailles donc que d’embarras pour un nouveau venu du xixe siècle, que d’ignorances et de faux pas à éviter, que de pièges ! Qui ne suivrait que Saint-Simon aurait quelquefois l’éblouissement et le vertige, ou bien il lui prendrait des accès de témérité qui-lui feraient faire bien des fautes. Pour un genre de souvenirs tout vrais, tels que ceux que je voudrais acquérir, Dangeau m’est utile, il est inappréciable ; il fait cheminer jour par jour et entrer dans le manège d’un pas sûr ; on s’y accoutume bientôt et l’on en est. Il meuble insensiblement tous les coins de notre idée sans y laisser de vide. Sur ce fond tout uni et qui s’est dessiné en nous sans qu’on y pense, se viendront ensuite placer les scènes piquantes des divers témoins, les anecdotes et les aventures ; mais le tous-les-jours, ce qui fait qu’on se souvient d’une époque non par saillie et fantaisie, mais par cette imagination positive qu’on appelle la mémoire, c’est à lui plus qu’à tout autre qu’on l’aura dû. Ainsi, tous liseurs et rêveurs comme moi lui auront l’obligation de pouvoir vivre en idée une trentaine d’années de plus en arrièreb, et sous Louis XIV encore ; est-ce donc si peu ?

Il n’est que juste de remercier tout d’abord les jeunes érudits et antiquaires, MM. Soulié, Dussieux, de Chennevières, Mantz, de Montaiglon, qui, par une coalition désintéressée et fraternelle, se sont entendus pour nous donner cette fois, avec l’aide d’une honorable maison de librairie, une édition complète du Journal de Dangeau. Précédemment, pour les publications partielles qui s’en étaient faites, on n’y avait puisé que dans tel ou tel esprit, Mme de Genlis dans un sens, Lémontey dans un autre ; or, ce qui caractérise le journal de Dangeau, ce qui en fait le cachet et le mérite, c’est précisément qu’il n’y a pas tel ou tel esprit, ni même d’esprit du tout : il y a ce qu’il voit, enregistré jour par jour, et mis bout à bout. En fait de Dangeau, pour en tirer le bon profit historique, il faut tout ou rien. Dans une introduction biographique très copieuse et très bien travaillée, les éditeurs se sont attachés à justifier Dangeau et à le réhabiliter contradictoirement à Saint-Simon. Je ne les en blâmerai pas, c’est leur droit et presque leur devoir d’éditeurs. Ils n’ont pas eu de peine à montrer que Saint-Simon exagère, en les résumant, les défauts du personnage ; nos jeunes auteurs vont trop loin toutefois quand ils font de Saint-Simon un ennemi de Dangeau : on n’est pas ennemi de ceux dont on voit les ridicules, et le seul tort de Saint-Simon est de trop voir et d’être doué par la nature d’un organe qui est comme un verre grossissant, et d’une parole de feu irrésistible : de là tant de portraits ressemblants, outrés, vrais à les bien entendre, et en tout cas ineffaçables. Les éditeurs se sont beaucoup servis, et avec raison, du charmant Éloge de Dangeau par Fontenelle ; car Dangeau, qui était de la Cour et de tant de choses, y compris l’Académie française, était aussi membre honoraire de l’Académie des sciences. Fontenelle y explique, de cette manière distinguée et fine qui est la sienne, les sources de la fortune de Dangeau, sa bonne mine, son attention à plaire, son art et son savoir-faire au jeu sans jamais déroger à la probité. Dangeau possédait cette algèbre rapide qu’on appelle l’esprit du jeu ; il gagnait presque à coup sûr et sans que cette attention intérieure l’empêchât d’être à la conversation et de paraître aimable : tout en combinant et en gagnant, il ne laissait pas de divertir les reines et d’égayer leur perte. Les mœurs étaient telles dans la jeunesse de Dangeau que tous ceux qui ont parlé de lui et qui ont relevé son adresse et son bonheur, l’ont presque loué de n’avoir pas triché et volé au jeu. Dangeau avait de la littérature ; il rimait en homme du monde, faisait des impromptus au moment où on le croyait tout occupé ailleurs, et gagnait des gageures par des tours de force d’esprit : ce sont là des mérites bien minces de loin, mais qui sont comptés de près ; et lorsque l’on voit dans la notice des éditeurs tous ses talents divers, un peu à la guerre, un peu dans la diplomatie, sa manière de s’acquitter de bien des emplois avec convenance, ses assiduités surtout, ses complaisances bien placées, sa sûreté de commerce et son secret, on n’est pas étonné de sa longue faveur, et on est obligé de convenir qu’il la méritait ou la justifiait. Il sut être, somme toute, courtisan et honnête homme. Lui et son frère l’abbé, qui fut également de l’Académie française et très bon grammairien, ils étaient au fond et par le cœur des gens de lettres plus qu’il ne semblerait2. Dangeau fut constamment l’organe et l’introducteur ou maître des cérémonies de l’Académie française auprès du roi ; il ne perdit aucune occasion de la servir et de lui montrer qu’il tenait à honneur d’en être. Quand le roi l’eut fait grand maître de l’ordre de Saint-Lazare, en même temps qu’il s’adonna beaucoup au cérémonial et prêta à jaser aux railleurs, Dangeau conçut une idée utile, honorable : il fonda une pension à l’usage des jeunes gentilshommes de l’ordre, et qui visait à être dans son genre un pendant de Saint-Cyr. Cet homme de représentation, de jeu et de carrousels, n’était pas tout entier à la vanité. Écoutons là-dessus Duclos qui, dans son enfance, fut admis à cette pension de Saint-Lazare parmi les surnuméraires, car on en admettait pour plus d’émulation :

Cette pension, très célèbre autrefois, dit-il en ses fragments de mémoires, mérite que j’en parle. Le marquis de Dangeau, à qui Boileau a dédié sa cinquième satire, forma cet établissement. Comme il était grand maître de l’ordre de Saint-Lazare, il se chargea généralement de l’entretien et de l’éducation de vingt jeunes gentilshommes, qu’il fit chevaliers de cet ordre, et les rassembla dans une maison de la rue de Charonne, en bon air, avec un jardin, mur mitoyen du couvent de Bon-Secours. Il y établit un principal instituteur qui choisissait les autres, ce qui n’empêchait pas le marquis et l’abbé de Dangeau, son frère, de venir de temps en temps inspecter la manutention et l’ordre de la maison. Les enfants qu’il y plaçait étant trop jeunes pour les armes et l’équitation, la base des exercices était la lecture, l’écriture, le latin, l’histoire, la géographie et la danse. On imagine bien que la sublime science du blason n’était pas oubliée dans une éducation destinée à des gentilshommes dont chacun l’aurait inventée, si elle ne l’était pas. C’était aussi, avec la grammaire, ce que l’abbé de Dangeau affectionnait le plus. Il a été un très bon académicien, un fort grammairien, et a porté dans cette partie beaucoup de sagacité. Lui et son frère étaient véritablement des gens de lettres ; j’en parle comme je le dois dans l’histoire de l’Académie. Quoique la maison que le marquis de Dangeau avait établie fût originairement et particulièrement destinée à des élèves chevaliers, il avait permis qu’on y admît d’autres enfants dont les parents payaient la pension, ne fût-ce que pour exciter l’émulation commune.

Tout cela n’était pas si ridicule, et Duclos, le mordant esprit, parle ici de cette institution, trop tôt déchue, d’un ton reconnaissant, — Enfin, c’était aussi une idée d’homme de lettres chez Dangeau que de tenir registre chaque soir de tout ce qu’il avait vu dans la journée, sans y manquer jamais, et en comblant soigneusement les lacunes quand il faisait de rares absences. Journal de « valet de chambre », dit Voltaire, journal d’« huissier » ; tant que l’on voudra ! il y avait mieux, il y avait de l’exactitude du physicien, du statisticien qui prend note chaque jour de certaines variations du temps et de ce qui se passe dans l’atmosphère. Dangeau n’a pas la curiosité remuante comme Saint-Simon et ceux qui veulent tout pénétrer, il s’en tient à la face des choses, à l’écorce ; mais il s’attache à être complet là-dessus, et il ne dort tranquille que quand il a mis son registre au courant. Il régnait dans la famille un esprit d’exactitude, de cérémonial et de purisme. Il est très vrai que ces notes, prises sur quantité de faits et de points de régularité et d’étiquette, pouvaient lui être utiles, à lui courtisan, pour être prêt à répondre à tout, pour être bien informé sur tout ; mais je crois qu’il entrait aussi dans ce projet, exécuté d’une manière si constante et si suivie, de cette pensée plus longue et plus honorable d’être utile un jour à la postérité par une multitude d’informations qui aideraient à connaître la Cour et le monarque : et en cela il ne s’est point si fort trompé.

Ouvrons donc ce Journal de Dangeau, et apprenons à le lire en y mettant de cet esprit historique que l’auteur n’avait pas, mais qu’il sert si bien. Le journal commence le dernier jour du carême de 1684 :

Samedi 1er avril. — Le roi fit ses dévotions et donna plusieurs abbayes. (Suit l’énumération des abbayes données.)

Dimanche 2, jour de Pâques. — M. d’Agen (l’évêque d’Agen, Mascaron), qui avait prêché tout le carême, acheva ses prédications par un des plus beaux sermons et un des plus beaux compliments au roi qu’on puisse faire ; c’est toujours ce jour-là que les prédicateurs font leur compliment d’adieu au roi.

Lundi 3. — Le roi à son lever parla fort sur les courtisans qui ne faisaient point leurs Pâques, et dit qu’il estimait fort ceux qui les faisaient bien, et qu’il les exhortait tous à y songer bien sérieusement, ajoutant même qu’il leur en saurait bon gré.

Nous voilà avertis dès le commencement que nous sommes dans les années régulières et déjà plus strictes de Louis XIV, dans celles de Mme de Maintenon et de l’étroite vertu ; ce sont ces trente dernières années que Dangeau notera dans toute leur suite et leur teneur. Il aurait fait toute une introduction pour nous le dire qu’il ne nous le montrerait pas mieux.

On se demande d’abord comment il a l’idée de noter de pareilles choses, des minuties telles que celles qu’il enregistre :

Monseigneur prit médecine et me donna deux petits tableaux de sa propre main, etc. — Le roi alla tirer dans son parc ; Mme la Dauphine se fit saigner et garda le lit tout le jour. Monseigneur prit médecine, etc. — Monseigneur le duc de Bourgogne fut considérablement malade d’une dent qui lui perçait. Il était presque guéri quand le roi partit (pour Chambord), etc. 

Et dans ces voyages de Chambord il n’oubliera pas de dire combien il y avait de carrosses, et comment on était placé dans celui du roi et dans les suivants :

Voici comme on était placé dans le carrosse du roi en venant : le roi et Mme la Dauphine au derrière, Monseigneur à une portière, Mme de Maintenon à l’autre et dans le devant Mme la princesse de Conti, Mademoiselle, et Mme d’Arpajon. — Dans le second carrosse, etc.

Il y a du trop, il y a de la futilité, diront les plus curieux lecteurs. Ne chicanons point Dangeau ; passons-lui les défauts qui lui ont fait faire son journal, et sans lesquels il ne l’eût point mené à fin. Ces petits événements, ces particularités à peu près insignifiantes qu’il constate étaient la nouvelle et la curiosité du jour où il écrit, cela lui suffit. Et d’ailleurs, dans ce genre de statistique et de chronique, si l’auteur se permet de choisir et d’élaguer une fois à son gré, il n’y a plus de garantie. Laissons donc Dangeau dresser son procès-verbal comme il l’entend, prenons ses carnets comme ils sont : à nous de faire le choix et de raisonner après coup.

Et il y a lieu vraiment, il n’est que de faire attention et de savoir le lire. Nous sommes au moment où Mme de Montespan décline ou plutôt est déjà tombée ; où Mme de Maintenon va régner ou règne déjà. Dangeau, tout lié qu’il est avec celle-ci, ne parle point de la sorte ; il se garde bien d’être indiscret, il ne dit que ce qu’il voit, ce que tout le monde a vu comme lui. Le roi, malade d’une tumeur et qui s’est fait opérer une première fois, n’est pas entièrement guéri et projette un voyage à Barèges ; il annonce ce voyage, qui d’ailleurs ne se fera pas :

Mardi 21 (mai 1686), à Versailles. — Sur les sept heures (du soir), le roi entra dans le cabinet de Mme la Dauphine et lui déclara sa résolution sur le voyage. Sa Majesté a envoyé un ordinaire à Monsieur pour lui mander cette nouvelle. Le roi partira le lendemain des fêtes de la Pentecôte. — Le soir il y eut Comédie-Italienne, où tout le monde était fort triste à cause de la nouvelle que le roi venait de dire. — Mme de Montespan eut des vapeurs très violentes en apprenant que la santé du roi n’était pas entièrement rétablie. On ne sait si elle sera du voyage.

Ici Dangeau est presque malin. Ces vapeurs de Mme de Montespan lui viennent-elles de ce qu’elle apprend que le roi est encore malade, ou de ce qu’elle ignore encore si elle sera du voyage, grand écueil pour elle aux yeux de tous ? Dangeau est trop circonspect et trop poli pour le dire, il vous laisse le plaisir de le deviner. — Quelques jours après, les choses se dessinent ; il devient moins sûr que jamais qu’elle soit du voyage, et on lit à la date du samedi 25 mai : « Mme de Montespan, chez qui le roi était allé au sortir de la messe comme à son ordinaire, s’en alla le soir toute seule à Rambouillet ; elle n’a voulu prendre congé du roi ni de personne. » On aura d’autres nouvelles encore de Mme de Montespan, mais seulement au fur et à mesure et au jour la journée. Une fois, à Marly, lundi 23 septembre, « Mme de Montespan dit au roi, l’après-dînée, qu’elle avait une grâce à lui demander durant le séjour de Marly, qui était de lui laisser le soin d’entretenir les gens du second carrosse et de divertir l’antichambre. » C’était une ironie sous forme de gaieté : elle jouait sur sa disgrâce. Le dit-elle d’un ton piqué ? le dit-elle d’un ton de raillerie plaisante et de cet air dont on dit quelque chose d’impossible ? Saint-Simon dans une note commente, explique ; Dangeau rapporte le mot purement et simplement, et passe outre. Entendez-le comme vous voudrez3.

Chez Dangeau, Monseigneur (le Dauphin) chasse toujours. Ces chasses au loup perpétuelles finissent même par être si ennuyeuses que les nouveaux éditeurs de Dangeau, par une sorte de respect humain, ont cru devoir leur trouver une cause finale, et ont remarqué que c’est à ces chasses de Monseigneur sans doute qu’on doit la destruction des loups aux environs de Paris4. « Le roi, au sortir de la messe, alla tirer dans son parc ; Monseigneur courut le loup ; Mme la Dauphine prit médecine. Monseigneur alla le soir à sa comédie. » Quantité de journées commencent et se terminent de la sorte. Nous savons à point nommé le jour où Monseigneur a pris le plus grand loup qu’il ait pris de sa vie (jeudi 24 octobre 1686, à Fontainebleau). Il est si amoureux de cette chasse au loup qu’un jour qu’il est malade et ne peut sortir de sa chambre à Versailles, il fait faire dans le parterre de l’Amour la curée du loup que les chiens avaient pris : « Il la voyait de son lit. » Il est homme à courre le cerf le jour même où la Dauphine sa femme accouche. Elle accouche un peu avant midi, et il est en chasse à une heure. Ces chasses continuelles exterminent tellement son monde et mettent si fort ses officiers sur les dents, qu’il est obligé un jour de prendre la résolution de ne plus courre que deux fois la semaine, une fois le loup et une fois le cerf. Vers le temps où Monseigneur prend cette résolution, on remarque chez Dangeau une phrase qui revient presque constamment chaque jour, par exemple : « Monseigneur se promena à pied dans les jardins avec Mme la princesse de Conti et les filles. — Mme la Dauphine passa l’après-dînée chez Mlle Bezzola ; elle y va les jours que Mlle Bezzola n’a point eu la fièvre. » Mlle Bezzola était une femme que la Dauphine avait amenée d’Allemagne, son intime confidente, et à laquelle elle était très attachée. Mais, chose singulière ! il devient sensible que Monseigneur, même les jours où il chasse, chasse moins longtemps ; il se promène plus volontiers à pied dans les jardins : « Jeudi 2 (mai 1686), à Versailles. — Monseigneur alla courre le loup dans la forêt de Livry, d’où il vint d’assez bonne heure pour se promener avec les dames. — Mme la Dauphine passa l’après-dînée chez Mlle Bezzola. » Et le samedi 4, deux jours après : « Mme la Dauphine se devait embarquer sur le canal avec Monseigneur, qui lui avait fait préparer une grande collation à la ménagerie ; la pluie rompit cette promenade-là ; Monseigneur ne laissa pas d’y aller avec Mme la princesse de Conti. » Et toujours le refrain de chaque jour : « Mme la Dauphine passa l’après-dînée chez Mlle Bezzola. »

Eh bien, tout cela veut dire : Monseigneur, qui n’était jusqu’alors qu’un farouche Hippolyte et un chasseur de bêtes sauvages, s’est apprivoisé ; il y a auprès de la princesse de Conti et dans sa suite quelque beauté qui a opéré le miracle ; la Dauphine, qui est maussade, et qui vit trop seule, enfermée avec sa Mlle Bezzola, a contribué peut-être à cet éloignement, et, comme elle en est triste, elle va en parler plus que jamais avec cette même Mlle Bezzola. Dangeau, qui est menin de Monseigneur d’une part, et qui, de l’autre, est chevalier d’honneur de Mme la Dauphine, se garde bien d’écrire de ces crudités-là, il n’écrit que ce que tout le monde a vu et peut lire : mais son narré même, en ces endroits, devient malin à force de réticence et de fidélité, et cette phrase qui termine tant de journées comme une ritournelle : « Mme la Dauphine passa l’après-dînée chez Mlle Bezzola », pourrait sembler un refrain de couplet satirique. Dangeau ne prête aucun esprit aux choses, mais il est si exact qu’elles en ont quelquefois d’elles-mêmes.