(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « II »
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(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « II »

II

Les réfutations de M. de Gourmont. — Un sophiste et un semeur de doutes. — M. de Gourmont jugé par M. Faguet, — Le renanisme littéraire, — Les éloges de M. de Gourmont. — M. Pierre Brun et les deux méthodes.

M. de Gourmont a été, sinon le plus sérieux, du moins le plus acharné de nos contradicteurs. C’est un critique peu banal que M. de Gourmont. On peut louer la délicatesse, la probité, l’élégance classique de son style. Mais ce qui le distingue par-dessus tout, ce n’est pas proprement son scepticisme, qui se retrouve chez d’autres, c’est l’aplomb même et la violence de ce scepticisme.‌

Littérature, travail, style, morale, philosophie, pudeur, libre arbitre, M. de Gourmont n’admet rien, ne résout rien, il agite tout et tranche tout. Lisez ses volumes d’Epilogues. Rien n’est admirable comme l’intrépide conviction de ce manque éternel de conviction. Le scepticisme d’un Montaigne est prudent, dubitatif, conciliant et bonhomme. Celui de M. de Gourmont provoque, bafoue, flagelle et soufflette. Il faut voir de quel ton tranchant il fait table rase de toutes les idées morales, artistiques, historiques, sociales ou littéraires ! Singulière catégorie d’hommes dont les paradoxes ont un air d’infaillibilité qui se supporterait à peine chez les plus intransigeants catholiques ! Ces athées placent leur foi dans leur manque de principes ; ils ne sont jamais sûrs des autres, mais ils sont toujours sûrs d’eux-mêmes. Que parlez-vous de principes : il n’y a pas de principes. Est-il question de vertu ? Qu’est-ce que la vertu ? Le mal ? Y a-t-il un mal ? Le libre arbitre ? Une illusion. Honnêteté, pudeur, amour ? Physiologie et préjugés. Il n’y a ni âme ni justice, ni devoir, ni vie future, ni art d’écrire, ni travail, ni formation du style, ni vérité, ni méthode, ni enseignement. Ne leur parlez de rien, ils n’entendent rien et vous arrêtent au premier mot. Le goût ? Qu’est-ce que le goût ? Celui des Cafres n’est pas le nôtre, celui de Racine n’était pas celui de Shakespeare. Style plastique, style d’idées, vaines distinctions ! La Beauté littéraire ? Où est-elle ? Qu’est-ce que la Poésie ? Qu’est-ce que l’Art ? Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Qui peut le savoir ?… Ce procédé supprime toute dispute. Vous vouliez causer. Vous quittez la partie.‌

La subtilité, voilà la passion de notre contradicteur. Il s’y délecte et il l’avoue : « Mon métier, dit-il, est de semer des doutes… Aux affirmations de M. Albalat, j’ai donc substitué des doutes. » Certes, c’est un beau rôle de semer des doutes, mais en semant des doutes, on ne démontre rien, on n’enseigne rien, on décourage, on corrompt.‌

Si encore c’était des doutes qu’il sème, on pourrait en délibérer et il y aurait profit ; mais ce sont de pures affirmations, c’est du dogmatisme, et le pire, celui qui dessèche et stérilise : «  Le problème du style, dit-il, est insoluble dans le sens où M. Albalat a voulu le résoudre. » C’est possible ; mais, si je n’ai pas résolu le problème en y consacrant trois consciencieux ouvrages, je crains fort qu’on ne puisse le résoudre en « semant des doutes ».‌

Nous ne sommes pas les seuls à signaler la tournure d’esprit paradoxale de M. de Gourmont. Elle frappe tous ses lecteurs. M. Emile Faguet la dénonce nettement :‌

« Il est certain, dit-il, que M. Rémy (sic) de Gourmont trop de tendresse pour le paradoxe et qu’il le cherche, évidemment, comme les pécheurs de corail cherchent leur précieux butin. Mais ceci n’est qu’une forme de l’horreur du lieu commun et du goût que M. de Gourmont connaît bien — il l’a analysé dans une très bonne page — pour regarder toute chose avec des yeux frais, après s’être absolument débarrassé de tout préjugé, de toute manière traditionnelle et acquise de voir, de juger et de sentir.‌

Seulement, qu’il y prenne garde. Il n’y a rien d’horrible comme un lieu commun. Mais le paradoxe n’est, souvent, qu’un lieu commun retourné, et, dans ce cas, il est juste aussi horrible qu’un lieu commun, et, de plus, il est prétentieux. Il y a quelques-uns de ces paradoxes qui ne sont pas sentis, qui sont simplement des lieux communs qu’on a ramassés et qu’on a présentés à l’envers, au lieu ce les présenter à l’endroit, exercice facile, dans les ouvrages de M. de Gourmont. Il est plus malaisé de repenser les lieux communs pour les rajeunir que de les retourner comme de vieilles redingotes pour se donner comme habillé de neuf. La vérité n’est jamais le contraire d’un lieu commun. Elle est autre chose.

Si elle en était le contraire, pardieu, il serait trop facile de la trouver8. »

M. de Gourmont m’a donc fait l’honneur de me consacrer presque tout un volume de critique. J’apprécie cette marque d’estime qui, même réfutés, laisserait encore à mes livres quelque mérite. Mais M. de Gourmont déclare lui-même faire grand cas de mes ouvrages. « Le fait est, dit-il, que, sans les ouvrages de M. Albalat, je n’aurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ. Je leur dois beaucoup. » Tout le monde, certes, a le droit d’attaquer mes œuvres, mais on oublie peut-être trop que j’ai moi-même réfléchi beaucoup plus longtemps pour les écrire que certains critiques pour les réfuter.

Pendant des années, j’ai été littéralement obsédé par l’étude des phrases, les secrets de la prose, les différences des styles, l’anatomie et le mécanisme de l’art d’écrire. Prenant des notes, dégageant les principes, m’efforçant surtout d’atteindre la sensibilité et la tournure d’esprit des auteurs, je ne me suis décidé à publier mon Art d’écrire que sur les très vives instances de mes amis. Je suis ravi que ma tentative fisse réfléchir mes adversaires ; pour moi, ce sont les auteurs classiques, lus pendant dix ans, qui m’ont fait réfléchir, et c’est pour cela que je crois avoir dit les seules choses qu’il y avait à dire et qu’on n’avait pas dites. Maintenant encore, je reste persuadé qu’il sera difficile de détruire on de remplacer ce genre d’enseignement, parce que je l’ai tiré, non de moi, mais des grands écrivains classiques. Je ne puis assurer que je « leur dois beaucoup » ; je leur dois tout ; si bien que, chaque fois que je serai contraint de parler de moi, il est bien entendu que c’est d’eux et d’eux seuls qu’il s’agira. Ce sont eux enfin, qui, en m’ayant fourni par leurs manuscrits et leurs corrections les matériaux de mon dernier livre : le Travail du style, ont définitivement et victorieusement continué toutes nos précédentes théories.‌

De quelle façon nos ouvrages ont fait réfléchir certaines gens, on va nous l’apprendre. On n’a pas cherché le moins du monde à concilier nos divergences : on s’est borné à voir les choses par le rebours. C’est une si grande volupté que de contredire ! A côté d’une doctrine ferme, le dilettantisme est si tentateur pour un esprit subtil ! Les questions ayant généralement deux faces, on peut toujours, avec du talent, se donner le plaisir de contester les affirmations les plus sûres. Nous avions le renanisme philosophique ; M, de Gourmont nous a donné le renanisme littéraire, et ce n’est pas sans raison qu’on a pu écrire sur lui une étude intitulée : Un nouveau scepticisme. Ce nouveau sceptique ne cache pas la satisfaction qu’il a goûtée. Il croit que « la science ne peut établir aucune théorie, mais qu’on peut démolir toutes celles qu’on établirait ». « Il faut tâcher, dit-il, de rester toujours à ce stade ; la seule recherche féconde est la recherche du non vrai. » Ce genre de déclaration déconcertera toujours les gens sincères qui, comme nous, cherchent à s’approcher le plus qu’ils peuvent de ce qu’ils croient être le vrai. Avec une pareille tournure d’esprit, il n’est pas surprenant qu’on n’ait vu dans notre enseignement que des formules, des recettes, des conseils artificiels, une rhétorique mécanique, un empirisme suspect, une méthode, en un mot, insuffisante à expliquer la sensibilité, l’inspiration et le talent personnels. Nous soutenons que pour bien voir il faut mettre de bonnes lunettes ; on nous reproche d’enseigner que les lunettes créent la faculté de voir. Nous sommes donc loin de compte. Nous ouvrons toutes grandes les portes de la démonstration pratique ; M. de Gourmont nous reproche d’avoir établi des prisons. « C’est pourquoi, dit-il, entré chez M. Albalat, je me suis permis de déraciner quelques serrures. Il les remplacera, si cela lui convient, car après tout, il est maître chez lui, et, s’il se fâche contre moi, je n’insisterai pas, le priant même d’excuser mon indiscrétion et ma mauvaise humeur. » Que M. de Gourmont se rassure : si je me fâche, ce sera seulement contre ses théories. Pour le reste, malgré ses écarts de langage, qui ne peuvent nuire qu’à sa bonne renommée de polémiste, je veux bien continuer à voir dans ses attaques, non pas une hostilité personnelle, mais, comme il me l’écrivit en m’envoyant son livre, « un simple conflit de méthode ».‌

Voici, d’ailleurs, dans quels termes spirituels et trop flatteurs, M. Pierre Brun exposait le débat survenu entre nous et M. de Gourmont :‌

M. de Gourmont m’a donc fait l’honneur de me consacrer presque tout un volume de critique. J’apprécie cette marque d’estime qui, même réfutés, laisserait encore à mes livres quelque mérite. Mais M. de Gourmont déclare lui-même faire grand cas de mes ouvrages. « Le fait est, dit-il, que, sans les ouvrages de M. Albalat, je n’aurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ. Je leur dois beaucoup. » Tout le monde, certes, a le droit d’attaquer mes œuvres, mais on oublie peut-être trop que j’ai moi-même réfléchi beaucoup plus longtemps pour les écrire que certains critiques pour les réfuter.

Pendant des années, j’ai été littéralement obsédé par l’étude des phrases, les secrets de la prose, les différences des styles, l’anatomie et le mécanisme de l’art d’écrire. Prenant des notes, dégageant les principes, m’efforçant surtout d’atteindre la sensibilité et la tournure d’esprit des auteurs, je ne me suis décidé à publier mon Art d’écrire que sur les très vives instances de mes amis. Je suis ravi que ma tentative fisse réfléchir mes adversaires ; pour moi, ce sont les auteurs classiques, lus pendant dix ans, qui m’ont fait réfléchir, et c’est pour cela que je crois avoir dit les seules choses qu’il y avait à dire et qu’on n’avait pas dites. Maintenant encore, je reste persuadé qu’il sera difficile de détruire on de remplacer ce genre d’enseignement, parce que je l’ai tiré, non de moi, mais des grands écrivains classiques. Je ne puis assurer que je « leur dois beaucoup » ; je leur dois tout ; si bien que, chaque fois que je serai contraint de parler de moi, il est bien entendu que c’est d’eux et d’eux seuls qu’il s’agira. Ce sont eux enfin, qui, en m’ayant fourni par leurs manuscrits et leurs corrections les matériaux de mon dernier livre : le Travail du style, ont définitivement et victorieusement continué toutes nos précédentes théories.‌

De quelle façon nos ouvrages ont fait réfléchir certaines gens, on va nous l’apprendre. On n’a pas cherché le moins du monde à concilier nos divergences : on s’est borné à voir les choses par le rebours. C’est une si grande volupté que de contredire ! A côté d’une doctrine ferme, le dilettantisme est si tentateur pour un esprit subtil ! Les questions ayant généralement deux faces, on peut toujours, avec du talent, se donner le plaisir de contester les affirmations les plus sûres. Nous avions le renanisme philosophique ; M. de Gourmont nous a donné le renanisme littéraire, et ce n’est pas sans raison qu’on a pu écrire sur lui une étude intitulée : Un nouveau scepticisme. Ce nouveau sceptique ne cache pas la satisfaction qu’il a goûtée. Il croit que « la science ne peut établir aucune théorie, mais qu’on peut démolir toutes celles qu’on établirait ». « Il faut tâcher, dit-il, de rester toujours à ce stade ; la seule recherche féconde est la recherche du non vrai. » Ce genre de déclaration déconcertera toujours les gens sincères qui, comme nous, cherchent à s’approcher le plus qu’ils peuvent de ce qu’ils croient être le vrai. Avec une pareille tournure d’esprit, il n’est pas surprenant qu’on n’ait vu dans notre enseignement que des formules, des recettes, des conseils artificiels, une rhétorique mécanique, un empirisme suspect, une méthode, en un mot, insuffisante à expliquer la sensibilité, l’inspiration et le talent personnels. Nous soutenons que pour bien voir il faut mettre de bonnes lunettes ; on nous reproche d’enseigner que les lunettes créent la faculté de voir. Nous sommes donc loin de compte. Nous ouvrons toutes grandes les portes de la démonstration pratique ; M. de Gourmont nous reproche d’avoir établi des prisons. « C’est pourquoi, dit-il, entré chez M. Albalat, je me suis permis de déraciner quelques serrures. Il les remplacera, si cela lui convient, car après tout, il est maître chez lui, et, s’il se fâche contre moi, je n’insisterai pas, le priant même d’excuser mon indiscrétion et ma mauvaise humeur. » Que M. de Gourmont se rassure : si je me fâche, ce sera seulement contre ses théories. Pour le reste, malgré ses écarts de langage, qui ne peuvent nuire qu’à sa bonne renommée de polémiste, je veux bien continuer à voir dans ses attaques, non pas une hostilité personnelle, mais, comme il me l’écrivit en m’envoyant son livre, « un simple conflit de méthode ».‌

Voici, d’ailleurs, dans quels termes spirituels et trop flatteurs, M. Pierre Brun exposait le débat survenu entre nous et M. de Gourmont :‌

« Deux écoles sont en présence, l’école classique, dite avec un mépris nauséeux école universitaire ; l’autre modern-style, dite des esthètes, dont le Mercure de France, nouveau genre, est la feuille préférée. Le représentant de la première, — encore qu’il n’appartienne pas à l’Université, — est M. Ant. Albalat, dont l’Art d’écrire… eut un réel et mérité succès, auteur de la Formation du style, qu’il s’agit pour M. de G… de réfuter. M. Albalat affirme que, dans le style, il y a une partie de métier à apprendre, une partie de procédés à savoir, tout un côté positif, réel. A ces affirmations la seconde école substitue des doutes, « parce que le doute est libérateur », et nie qu’on puisse apprendre quelque chose sans imiter, en ajoutant que « l’imitateur est un invertébré ». C’est donc un duel, qui avait eu sa première reprise quand M. Albalat combattait, en sa Formation du style, l’Esthétique de la langue française de son présent contradicteur ; et un duel dont le hasard me fait ici juge de camp en une périlleuse situation. Approuver M. Albalat, désapprouver M. de G… et je passe aussitôt pour un pédantissime docteur, l’animal indecrotabile dont parle le Francion de Sorel, pour un rétrograde pédagogue. Et ce sont choses disgracieuses. Au lieu qu’il serait si élégant d’adorer le paradoxe ; d’apprécier, — ainsi que le fait M. de G… dans son Chemin de velours, — la casuistique des jésuites ; d’être faisandé quelque peu ; de nier le goût et ses preuves ; de déclarer incorrects, et aussi cacophoniques, les grands écrivains, — qui sont petits ; — et de dresser sur les ruines de la rhétorique le temple de la chicane subtile, où l’on pontifierait en prêtre sectaire de la sophistique et de l’esthétisme. Alors, ivre de discussion, prêtant des sottises à son adversaire afin d’en avoir meilleur marché, ergotant et ratiocinant, on édifierait des théories séduisantes, mais impuissantes peut-être, qui ne tiendraient compte, dans le problème du style, ni de son anatomie, ni de son mécanisme. Et si ce pontife, si ce ratiocineur avait tout le talent exquis de M. de G…, que nous pèserions peu lourd dans sa main et que de pavés nous décocheraient, convaincus, les esthètes de sa suite, qui n’ont d’ailleurs ni idées ni style ! — Un goût ? Il y a donc un goût ? — Des règles ? Il y a donc des règles ? — Oui, certes, et c’est par la connaissance de ce goût, par la pratique de ces règles que le style — même particulier — s’acquiert. Non. M. Albalat ne veut pas limiter, — en quoi il aurait tort, — le style au pastiche adroit ; non, il ne compte pas nous faire acquérir un style inspiré des auteurs illustres. Mais il déclare, et avec raison, qu’il y a de grands modèles dits classiques et qu’à force d’étudier leur pensée puissante et leur style génial, de se pénétrer de leur goût impeccable, on arrive à développer ses qualités personnelles, oui personnelles, et à se former à leur école, sans être contraint de tomber dans le bovarysme et la servilité, et sans renoncer à son originalité si l’on en a9. »‌

La question est ainsi fort bien posée.