(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XVII »
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(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XVII »

XVII

La question des clichés. — Les objections. — Mise au point des objections. — MM. de Gourmont et Vergniol. — Principe général. — Les mauvais clichés. — L’usage des clichés.

La question de l’emploi des clichés dans le style est la partie de notre enseignement qui a été le plus attaquée. Les violentes objections qu’on nous a faites peuvent à peu près se résumer dans deux pages, l’une de M. de Gourmont, l’autre de M. Vergniol.‌

« M. Albalat, dit le premier, donne de fort amusantes listes de clichés, mais sa critique est parfois sans mesure. Je ne puis admettre, comme clichés, chaleur bienfaisante, perversité précoce, émotion contenue, front fuyant, chevelure abondante, ni même larmes amères, car des larmes peuvent être amères et des larmes peuvent être douces. Il faut comprendre aussi que l’expression qui est à l’état de cliché dans un style, peut se trouver dans un autre à l’état d’image renouvelée. Emotion contenue n’est pas plus ridicule qu’émotion dissimulée ; quant à front fuyant, c’est une expression scientifique et très juste qu’il suffit d’employer à propos. Il en est de même des autres. Si on bannissait de telles locutions, la littérature deviendrait une algèbre qu’il ne serait plus possible de comprendre qu’après de longues opérations analytiques ; si on les récuse parce qu’elles ont trop souvent servi, il faudrait se priver encore de tous les mots usuels et de tous ceux qui ne contiennent pas un mystère. Mais cela serait une duperie. Les mots les plus ordinaires et les locutions courantes peuvent faire figure de surprise. Enfin le cliché véritable, comme je l’ai expliqué antérieurement, se reconnaît à ceci : l’image qu’il détient en est à mi-chemin de l’abstraction au moment où, déjà fanée, cette image n’est pas encore assez nulle pour passer inaperçue et se ranger parmi les signes qui n’ont de vie et de mouvement qu’à la volonté de l’intelligence. Très souvent dans le cliché, un des mots a gardé un sens concret, et ce qui nous fait sourire, c’est moins la banalité de la locution que l’accolement d’un mot vivant et d’un mot évanoui. Cela est très visible dans les formules telles que ; le sein de l’Académie, l’activité dévorante, ouvrir son cœur, la tristesse était peinte sur son visage, rompre la monotonie, embrasser des principes. Cependant il y a des clichés où tous les mots semblent vivants : une rougeur colora ses joues ; d’autres où ils semblent tous morts : il était au comble de ses vœux. Mais ce dernier cliché s’est formé à un moment où le mot comble était très vivant et tout à fait concret ; c’est parce qu’il contient encore un résidu d’image sensible que son alliance avec vœux nous contrarie » Dans le précédent, le mot colorer est devenu abstrait, puisque le verbe concret de cette idée est colorier, et il s’allie très mal avec rougeur et avec joues. Je ne sais où mènerait un travail minutieux sur cette partie de la langue dont la fermentation est inachevée ; sans doute finirait-on par démontrer assez facilement que, dans la vraie notion du cliché, l’incohérence a sa place à côté de la banalité. Pour la pratique du style, il y aurait là matière à des avis motivés que M. Albalat pourrait faire fructifier51 », Voici maintenant ce que dit M. Vergniol dans la Quinzaine :‌

« M. Albalat s’élève, et combien justement, contre les expressions banales, toutes faites et vides de sens. Il en cite un grand nombre. Je ne les déteste pas moins, pour la plupart. Mais pourquoi M. Albalat proscrit-il : Prendre une résolution, concevoir des craintes, dissiper des illusions, etc. ? Il n’y a rien là d’inédit ni de pittoresque, évidemment. — « Verbes à tout faire ! s’écrie-t-il, On dit : prendre une décision, un conseil, etc. ; dissiper le brouillard, la fumée se dissipe, l’écolier se dissipe en classe, etc. ; concevoir un projet, un espoir, une entreprise, etc. » Sans doute. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que la langue française est pauvre, que les verbes prendre, concevoir, dissiper, etc., se prêtent à différents sens et acceptent divers régimes. À qui la faute ? Et je veux bien encore que vaincre une résistance soit un « cliché » de premier ordre, mais par quoi le remplacer ? Et quand je veux dire ; vaincre une résistance, comment le dire mieux autrement ?… — Et puis, voyez l’arbitraire ! M. Albalat rejette « s’enquérir de l’heure » et préfère « demander l’heure qu’il est ». Eh bien, non : « Il demanda quelle heure il était », je trouve cela affreusement lourd et inharmonique, et je préfère, moi : « Il s’enquit de l’heure ». — Les larmes amères, les magnifiques ombrages, une douce extase, une activité dévorante, une impatience fiévreuse, etc., etc. (que d’et caetera, en effet, mon Dieu !), sont certainement d’abominables « clichés », qui n’inspirent autant d’horreur qu’à M. Albalat. Mais dans : les délices de cette rêverie, la mobilité des passions, les précoces disgrâces (Bossuet), que découvre-t-il de si original et de si hardi qu’il proclame ces expressions « saisissantes » ? Ce qu’il y voit, moi je ne le vois pas, et d’autres ne le verront pas davantage, et c’est précisément le côté faible du système. »‌

Je reconnais volontiers avoir été un peu sévère sur cette question. Le catalogue d’expressions banales que j’ai donné était peut-être un peu trop exclusif ; mais il s’agissait d’affirmer un principe, et un principe considérable, qui doit dominer l’art d’écrire. J’ai donc cru devoir mettre une certaine rigueur dans la doctrine, et c’est pour cela que j’ai étendu le plus que j’ai pu une liste destinée à bien faire voir en quoi consistait l’expression banale. En pratique, les opinions qu’on me reproche ne sont pas si extrêmes, et je crois, au contraire, avoir fait des concessions et montré de la mesure.

 

Qu’avons-nous dit, en somme ? Nous avons dit que « la marque du cliché, de l’expression toute faite, ce n’est pas d’être simple, ordinaire, déjà employée ; c’est qu’on peut la remplacer par une autre plus simple ; c’est que, derrière elle, il y a la vraie, la seule, celle qu’il faut mettre à tout prix, l’eût-on dite mille fois ».‌

On le voit. Ce n’est pas tout à fait l’opinion qu’on me prête.‌

On prend quelques expressions dans ma liste de clichés et on nous dit : « Vous proscrivez ce genre de phrases. Il n’y a plus moyen d’écrire ! »‌

Or, non seulement je ne le proscris pas, ce genre de phrases, mais j’ai déclaré formellement ceci, de peur qu’on ne se méprenne :‌

« Cela ne veut pas dire qu’on doive proscrire ces expressions, Il y a des cas où il les faut, où elles sont très belles et où rien ne peut les remplacer… On peut se permettre ces locations et on les trouve chez les meilleurs écrivains ; mais c’est la continuité qui crée la banalité et le caractère incolore du style. »‌

Pourquoi nos adversaires tronquent-ils toujours notre pensée et ne rapportent-ils que la moitié de nos opinions ?

Notre doctrine se résume donc à ceci : nous posons en principe qu’il faut éviter les clichés et le style banal ; nous donnons de ce genre de style des exemples aussi étendus que possible, et finalement nous condamnons, non pas remploi de ces expressions, mais leur emploi continu. N’est-ce pas très raisonnable ?