(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre premier. Considérations préliminaires » pp. 17-40
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre premier. Considérations préliminaires » pp. 17-40

Chapitre premier.
Considérations préliminaires

Je ne prétends m’ériger ni en censeur des gouvernements, ni en précepteur des peuples ; ma tâche, est, en quelque sorte, celle d’un historien sans affection et sans haine, comme s’exprime Tacite : je laisse aux habiles un soin qui est au-dessus de mes forces, celui de tirer les conséquences et de déduire les préceptes pratiques.

Sans doute il faut être à la tête des affaires pour juger les événements, pour voir à la fois mille petits détails séparés dont les rapports entre eux méritent plus ou moins d’être appréciés, enfin pour pouvoir embrasser d’un seul coup d’œil l’ensemble, même des choses.

Mais si l’observateur qui est au sommet de la montagne est bien placé pour étendre au loin ses regards sur toute une contrée, dans un horizon d’autant plus vaste que la montagne est plus élevée, ne peut-il pas arriver aussi qu’un rideau de nuages lui dérobe quelquefois plusieurs objets importants ? et, lorsqu’il descendra des hauteurs où il a établi son séjour, ne fera-t-il pas sagement de consulter, l’habitant solitaire de la vallée ?

Je suis cet habitant solitaire de la vallée, et j’écris mon journal pour être prêt à répondre si jamais je suis interrogé. Je ne veux pas être pris au dépourvu. Simple particulier, perdu dans la foule où je me suis fait une véritable solitude, je ne puis, pour justifier mes raisonnements et mes assertions, m’entourer du cortège imposant des faits et des témoignages. Étranger à toutes les carrières et à toutes les coteries ; privé même, pour le moment, de la ressource de mes livres, je suis réduit à ne consulter que mes propres impressions, à ne prendre mon érudition que dans mes souvenirs. Ainsi ma manière de voir et de sentir n’aura d’autorité que la candeur et la simplicité avec lesquelles je tâcherai de m’exprimer. Je me permettrai quelquefois d’évoquer l’esprit des traditions anciennes ; mais je suis loin, en cela comme en tout le reste, d’exiger une confiance aveugle ; car je n’ai point laborieusement étudié ces traditions : elles me sont apparues bien plus que je ne les ai cherchées ; je pourrais presque dire qu’elles se sont trouvées en moi.

Ne semble-t-il pas alors que jamais écrivain ne fut placé dans une position plus heureuse, sous le rapport de l’indépendance, puisque je ne tiens mes opinions ni des hommes, ni des choses, ni de ma position dans le monde, ni d’un sentiment personnel et intéressé qui me fasse aimer ou craindre les circonstances actuelles, chérir ou redouter les souvenirs anciens ?

Cependant, et il n’est pas inutile de le remarquer, des pensées, à quel point qu’elles puissent être le résultat de méditations isolées, sont toujours un ordre de faits qui mérite aussi quelque attention. Quant aux faits positifs et matériels, il est facile de démontrer combien la certitude peut en être affaiblie par l’examen même qui devrait servir à les constater. Nécessairement celui qui les présente a dû les choisir ; et jamais il ne peut s’établir une confiance assez grande entre l’auteur le plus vrai, le plus exempt de préjugés, et le lecteur le plus indulgent ou le plus docile, pour que le choix des faits ne soit pas sujet au moins à être discuté. Ce n’est pas tout : la presse, qui multiplie les récits contemporains, et qui est tour à tour esclave ou complice des partis ou des opinions, est un grand obstacle à la connaissance de la vérité, par la raison même qu’elle est un grand moyen pour y parvenir. Ainsi donc le dénuement des faits et des témoignages ne sera point, en l’examinant bien, le motif d’une objection aussi sérieuse qu’on pourrait le croire.

Chaque siècle a sa physionomie particulière, son caractère distinctif, son génie propre. Le solitaire de la vallée aura-t-il été doué d’intelligence pour saisir les traits principaux du siècle où nous vivons ? Aura-t-il, du fond de sa retraite, su connaître et apprécier la pensée intime qui travaille les hommes dans ce moment ? Aura-t-il pu saisir ce bruit vague et sourd qui se compose de tant de voix confuses, et qui est cependant, pour les esprits attentifs, la parole même de la génération présente ?

Encore cela ne suffirait point : il faut savoir non seulement d’où l’on vient et où l’on est, mais aussi où l’on va. Dans de telles circonstances on est donc, jusqu’à un certain point, en droit d’exiger d’un écrivain le tact même de l’avenir ; car nous ne sommes plus au temps des théories consacrées par l’expérience, et des doctrines revêtues de l’autorité imposante des traditions : toutes nos destinées se sont en quelque sorte réfugiées dans le nuage de l’avenir.

L’auteur de cet écrit a sans doute, comme la plupart de ses lecteurs ; ses opinions d’affection et ses opinions de raisonnement : il est, sous ce rapport, le représentant des opinions anciennes et des opinions nouvelles. Les lecteurs superficiels verront en lui, à cause de cela, une sorte de contradiction. Les lecteurs méditatifs le comprendront mieux, et ne l’en jugeront que plus propre à opérer la réconciliation entre les partis. D’ailleurs c’est une chose assez naturelle que, sur la limite de deux ères, l’une qui commence et l’autre qui finit, il se trouve des hommes pourvus, comme le Janus de la fable, de deux faces, l’une pour regarder ce qui a été, et en tirer les derniers enseignements, l’autre pour considérer ce qui s’avance, et en prévoir les résultats.

C’est un grand malheur sans doute que des esprits inquiets, des génies turbulents, aient introduit la discussion dans de certaines matières ; mais le mal est fait. Pythagore lui-même, s’il existait à présent, serait obligé de se livrer à ces périlleux examens. Le siècle se refuse à une doctrine imposée : les croyances sociales non seulement sont toutes ébranlées, mais ont péri ; il ne reste plus d’autre tradition que celle des mœurs, antique héritage de nos premiers aïeux.

Comment parviendra-t-on cependant à expliquer ce qui est inexplicable en soi ? Le siècle sourit dédaigneusement à ce mot mystère, à cette locution quelque chose de mystérieux. En France, le mot sentiment, appliqué aux instincts de la société, est bien près d’être décrédité. Un autre mot est venu au secours de la métaphysique politique : il n’est pas encore consacré ; il ne peut tarder à l’être, puisqu’il est devenu nécessaire : ce mot est assez mystérieux aussi ; mais, à mesure qu’on l’adoptera, il sera convenu qu’il ne l’est point, et qu’il présente un sens très clair : ce mot, ou plutôt cette locution, est une certaine raison publique. Faute de préjugés on admet des fictions convenues : il ne s’agit pas de savoir si cette méthode est bonne, il suffit qu’elle soit inévitable ; on n’a pas de choix. Les doctrines sociales ne peuvent jamais être mises entièrement à nu. La, statue d’Isis était couverte d’un triple voile : le premier était soulevé par les néophytes, le second par les prêtres du sanctuaire ; mais le troisième était sacré pour tous.

Pour bien apprécier l’époque actuelle, il s’agirait surtout d’évaluer la distance qu’il y a entre l’être moral et l’être intelligent. Sans doute ces deux êtres ne sont pas séparés dans l’homme ; mais il est évident que les facultés qui appartiennent à l’être intelligent ont pris l’ascendant, pour la direction générale de la société, sur les facultés qui sont le partage exclusif de l’être moral.

Nous aurons donc à signaler par la suite l’espèce de désharmonie qu’à présent il est impossible de ne pas remarquer dans le peuple français, entre des mœurs stationnaires et des opinions progressives ; nous aurons, de plus, à examiner la cause de cette désharmonie. Peut-être serons-nous conduits à croire que, contre le cours ordinaire des choses, il faut laisser l’opinion suivre sa pente naturelle, indépendamment des mœurs. D’un autre côté, par la même raison, serons-nous obligés d’admettre que les mœurs doivent aussi rester indépendantes de l’opinion. Cet état si nouveau dans la société sera soumis à un examen attentif ; et si nous ne pouvons l’expliquer, il aura toujours été utile de le faire remarquer, pour que désormais il entre comme élément de calcul dans toutes les théories politiques.

La grande question qui s’agite roule sur le fait et sur le droit, sur le juste et sur l’utile ; elle roule enfin sur l’origine du pouvoir. Il n’y a pas, en apparence, moyen de réconcilier les opinions diverses qui se partagent le monde, parce que la différence essentielle et fondamentale commence, ainsi que nous essaierons de l’établir, à la source même de la pensée, Tâchons donc de remonter jusque-là, et peut-être serons-nous plus disposés à nous entendre.

Nous ne parviendrons point à soulever le dernier voile qui couvre la statue d’Isis ; mais du moins il nous sera permis d’admirer le tissu merveilleux dont il est formé. M. Ferrand (Théorie des Révolutions) trouve que les institutions de la Chine sont bonnes, en ce qu’elles sont permanentes. Alors une révolution se réduit à changer les individus. Les dynasties sont renversées, des générations entières sont noyées dans le sang ; mais les institutions restent. Sans doute c’est un avantage ; car, si les institutions ne survivaient pas, des générations entières seraient encore sacrifiées à l’affermissement des institutions nouvelles. Mais ne raisonnons point d’après ce qui se passe en Asie ; les passions humaines existent partout : là elles s’épuisent sur des individus, ailleurs c’est sur les choses ; toujours les hommes périssent. La stabilité a des inconvénients, comme la mobilité a d’utiles prérogatives. Une idée acquise est une vraie conquête ; et, une fois entrée dans le monde, cette idée ne peut plus y périr. Ce qui sert à développer l’intelligence humaine n’est point à dédaigner. Le repos ne peut pas être notre but.

Entre les peuples mobiles de la mobile Europe, c’est le peuple français qui fut toujours, et à toutes les époques, le plus susceptible de contracter souvent de nouvelles habitudes, de se faire de nouvelles mœurs. Mais, au milieu de tant de changements, il demeurait toujours fidèle à l’honneur, qui est, pour lui, comme une religion civile. Semblable à ces nobles caractères dont les erreurs mêmes sont généreuses, il n’a pu jamais être dégradé ni par ses fautes, ni par les infidélités de la fortune.

Il est vrai de dire aussi que nos rois ont, dans tous les temps, marché en avant de la civilisation européenne, parce qu’ils furent, dans tous les temps, guidés par cet admirable sentiment de la magistrature éminente attribuée à la nation française sur tous les peuples de l’Europe, magistrature qu’il est impossible de nier, puisqu’elle est prouvée par les excès mêmes où elle est souvent tombée, puisqu’elle est revêtue d’un signe extérieur, l’universalité de la langue. Chaque peuple, comme nous le dirons bientôt, a une mission à remplir dans les vues de la Providence, et toujours elle lui est révélée, d’une manière intime, par des moyens inconnus. Les chefs des peuples ne sont autre chose que les chefs de cette mission mystérieuse et sacrée.

Aussi avons-nous vu de nos jours l’infortuné Louis XVI, digne héritier d’un instinct si élevé, se mettre le premier à la tête de son siècle, pour le diriger. Le règne précédent, il faut l’avouer, avait rendu cette tâche difficile. Ce long règne, en effet, avait été pour notre nation ce qu’on a dit que furent les délices de Capoue pour l’armée d’Annibal. La corruption est sans contredit le plus grand obstacle à la marche des destinées humaines. L’appel de Louis XVI à cette nation qui venait d’être amollie par ses prospérités, causa tout à coup un ébranlement général. Des hommes impatients, qui craignaient de ne pas arriver assez tôt à la pleine jouissance de ce nouvel avenir qui leur était offert, crurent qu’ils ne pouvaient obtenir de garantie à cet égard que par un changement de dynastie. Ce n’était pas ce que demandait le peuple français ; mais il ne sera pas maître de vouloir.

Maintenant que des siècles nous séparent, en quelque sorte, de ces circonstances malheureuses, comparez Louis XVI à Bonaparte, et vous verrez que ce fut Louis XVI qui eut les véritables insignes du législateur. Bonaparte s’était mis à la tête de la révolution, mais seulement de la révolution, et non point à la tête des idées du siècle, ce qui est bien différent ; ou, en d’autres termes, à la tête de la révolution faite par les hommes, et non à la tête de la révolution faite par le progrès du temps. L’usurpation, devenue ainsi nécessaire pour lui, rendit nécessaire aussi la guerre avec tous les souverains. Jeté au milieu du monde civilisé, dans un moment de trouble, il voulut se créer un monde barbare, pour régner plus à son aise. Il plaça la patrie dans les camps. Cet homme n’avait pas assez de cette révolution, immense héritage de force et de puissance qui lui fut cédé si gratuitement. Il sentait avec inquiétude que la sanction du temps et de l’opinion lui manquait toujours. Pour y suppléer, il voulut entasser les événements ; il croyait vieillir ses institutions en pressant les dates. Tant de maux étaient inévitables : ils sortaient de la force même de la situation. Ce que les hommes appellent le destin est trop souvent fait par eux.

Cette dernière leçon n’était-elle point due à ceux qui croient que l’on peut changer de dynastie avec la même facilité que l’on ferait un nouveau bail ? Une dynastie cependant ne croît pas sur la surface du sol ; il lui faut des racines profondes qui descendent jusqu’au tuf même de la terre sociale.

Dans nos gouvernements modernes, les hommes et les choses sont étroitement unis. Il est facile de découvrir en cela une vue profonde de la Providence, qui a voulu sans doute mettre un obstacle de plus à notre mobilité. Les dynasties chrétiennes ne font qu’un avec les peuples chrétiens, et n’ont qu’une vie avec eux : ceci tient au perfectionnement introduit par le christianisme dans les sociétés humaines comme dans tous les ordres d’idées et de sentiments. Jamais Hugues Capet ne serait monté sur le trône de France, jamais Guillaume d’Orange ne serait monté sur celui d’Angleterre, si ces deux princes n’eussent pas eu déjà de fortes et vigoureuses racines enfoncées dans le sol. La succession à la couronne n’est point non plus une élection continuée, car alors il y aurait une première élection. N’en doutons point : il faut remonter plus haut pour trouver les titres primitifs des chefs de races royales ; et la légitimité repose au fond d’un sanctuaire où il est difficile de pénétrer. Nous l’essaierons cependant par la suite, mais avec une respectueuse circonspection ; car cet écrit, qui ne peut renfermer toutes les vérités sur lesquelles repose la société, est destiné du moins à en faire naître le sentiment, sentiment qui a quelque chose de religieux, et qu’on est trop parvenu à éteindre parmi les peuples.

Quelques-uns de nos publicistes nouveaux voudraient nous ramener aux systèmes asiatiques, où les individus ne sont rien. Ceux-là changent la royauté en un simple mandat. Le roi est un homme sorti du milieu de la multitude, par le jeu incertain des circonstances, pour maintenir un ordre voulu par tous, pour faire exécuter des lois auxquelles tous ont participé. La patrie et le roi sont deux choses distinctes : on peut défendre l’une sans défendre l’autre. Nos pères avaient, à mon avis, plus de respect pour les nations : tout à fait dans les temps anciens les rois étaient de race divine ; dans les temps modernes on a cru, d’après l’autorité de l’Écriture sainte, que Dieu lui-même se mêlait de choisir les princes des peuples : il y avait alors une religion sociale ; un roi n’était pas traîné à l’échafaud par ses propres sujets ; il ne tombait pas du trône à la présence d’un chef de bande : la royauté avait ses martyrs, et la patrie ne périssait jamais : le roi était la patrie devenue sensible ; la royauté était une des libertés de la nation, et la plus importante de toutes.

Je n’ignore point tout ce que les idées nouvelles présentent d’opposition au sentiment que je viens d’exprimer ; mais je sais aussi que nulle base de la société ne peut être enlevée sans danger : je sais que lorsqu’une de ces bases vient à manquer, la Providence se hâte toujours de la remplacer ; je sais enfin que ce qui a été, même lorsqu’il n’est plus, est encore la raison de l’existence pour ce qui est. Toutes ces choses seront expliquées à mesure que mes idées pourront se développer.

Au reste, l’impossibilité où est l’usurpation de pouvoir se consolider, et il n’est question ici que de cela, prouve en faveur des doctrines anciennes contre les doctrines nouvelles ; car l’utilité toute seule ne pourrait pas opérer les prodiges que l’on attend, et qui sont, en effet, nécessaires pour la stabilité des états.

Comparons à présent Louis XVIII à Bonaparte : l’un efface toutes les traditions, crée un peuple dans un peuple, profane les tombeaux, et c’est profaner les tombeaux que dédaigner l’esprit des ancêtres ; l’autre unit les temps anciens aux temps qui vont éclore, professe sans idolâtrie le culte des ancêtres, admet les choses nouvelles, sans toutefois repousser dans l’opprobre les choses anciennes. Ce n’est pas sans dessein que j’éloigne des points de la comparaison la différence qu’il y a entre le caractère paternel de la royauté et le caractère tyrannique de l’usurpation ; il ne s’agit ici que du législateur.

Louis XVIII s’est donc mis réellement à la tête de son siècle ; seulement il a dû, et il a voulu, sauver le principe éternel des sociétés humaines, en concédant une Charte au lieu de la recevoir, en faisant remonter la date de son règne à la mort de l’enfant douloureux qui devait être roi. S’il n’eût pas agi ainsi, il aurait fait une faute immense ; car il se serait porté héritier de la révolution faite par les hommes, au lieu d’adopter la révolution faite par le temps. Ainsi il a vraiment succédé au trône, aux intentions de Louis XVI, à l’instinct conservateur de sa noble race. Un tel bienfait ne fut point apprécié ; il parut à des esprits chagrins un retour vers le passé, pendant que c’était une heureuse transition vers l’avenir.

Le monarque, père des Français, voulait leur persuader que tous les liens n’avaient pas été brisés entre eux et lui ; il voulait les réconcilier en même temps avec les autres peuples, qui venaient de reconquérir le sentiment de leur existence nationale. Cette pensée magnanime fut mal interprétée par les uns, ne fut pas comprise par les autres ; et nous eûmes le 20 mars, terrible rechute qui faillit coûter la vie au corps social. Mais, comme il est utile d’avouer les fautes de tous, ne craignons pas de le dire : l’erreur que nous signalons eut peut-être quelques justes fondements dans les étroites prétentions d’hommes peu habiles à interpréter les sentiments d’un peuple. Ainsi encore, il a été fait des fautes dans l’enceinte des murs de Troie, et hors de cette enceinte.

Lorsque Numa Pompilius monta sur le trône pour commencer ce long règne pacifique où furent fondées toutes les institutions romaines, il eut à opérer la fusion de deux peuples en un seul. L’un avait d’antiques traditions qu’il était accoutumé à respecter ; l’autre avait l’ascendant qui ne manque jamais aux dépositaires de destinées nouvelles ; car, avant tout, il faut que la société marche. Des mariages opérés par la force, le partage des emplois et des dignités entre les hommes les plus considérables des deux peuples, la division même d’une partie des propriétés, rien n’avait pu encore effacer la distinction de Romains et de Sabins : mais ce que n’avaient pu faire des circonstances si propres à confondre les intérêts divers et les prétentions opposées, la haute sagesse de Numa le fit. Puisse notre monarque, qui est venu régner aussi sur le peuple des souvenirs et sur le peuple des destinées nouvelles, consolider son ouvrage, en consommant parmi nous celui de Numa !

Maintenant, éclairés par des expériences de plus d’un genre, et rendus à notre véritable existence sociale, convenons qu’il n’y a qu’un moyen de réunir tous les partis ; c’est de sentir les raisons de tous, de condescendre à toutes les opinions, de ne point s’attaquer mutuellement avec les armes toujours inconvenantes de l’ironie ou du sarcasme, de se mettre à la place de tous les intérêts. Sachons que l’on trouve dans tous les partis, non seulement des honnêtes gens, ce qui est incontestable ; mais des hommes éclairés et généreux, dont les opinions et la conduite, dictées par les lois les plus rigoureuses d’une conscience austère, sont indépendantes des positions diverses où ils peuvent être placés. N’oublions pas surtout qu’il y a chez la plupart des hommes, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, deux sortes d’opinions bien distinctes, bien spontanées, également vraies et intimes, et au-delà de tout calcul ou de tout retour personnel. Sans doute les opinions fondées sur le sentiment peuvent seules être contagieuses ; mais il ne dépend pas de chacun de nous de les avoir à notre choix. Ceux dont les opinions de sentiment ne sont pas en harmonie avec l’état actuel de la société, et qui les immolent avec une résignation loyale et courageuse sur l’autel de la réconciliation, font un sacrifice dont on doit leur tenir compte. Les peuples refusent de s’associer à ceux-là, parce que leurs opinions adoptives ne sont plus que des opinions de raisonnement ; mais les hommes sages doivent les accueillir avec quelque respect, surtout lorsque la bonne foi se laisse apercevoir ; et elle est toujours sentie dès qu’elle existe. N’exigeons pas l’impossible. D’anciens souvenirs ne s’effacent pas de suite ; des traditions antiques laissent des traces ; des préjugés subsistent encore longtemps après qu’ils sont déracinés. Vous souffrez volontiers que certains hommes conservent un culte de vénération pour vingt-cinq ans de notre histoire, parce qu’eux ont été plus ou moins mêlés aux événements de cette époque récente, parce qu’ils en ont plus ou moins adopté les résultats ; et vous vous irritez de ce que certains autres hommes, plus religieux dépositaires des mœurs anciennes, des vieilles habitudes, des illustrations consacrées par les siècles, se retirent quelquefois dans le silence de leurs foyers pour brûler un grain d’encens aux pieds de leurs premiers dieux domestiques, qui, après tout, furent assez longtemps les dieux de la patrie.

Je ne veux pas, à mon tour, m’attirer le reproche d’être injuste envers cette partie récente de notre histoire dont nous venons de parler. Pendant les horribles saturnales qui coûtèrent tant de larmes à la patrie, les traditions de l’honneur et de la gloire continuaient de se perpétuer parmi nous. Les plus beaux dévouements qui puissent honorer la nature humaine venaient consoler l’âme ; les pensées nobles et généreuses trouvaient un asile dans de grands caractères ; la religion et les croyances sociales recevaient d’illustres témoignages jusque sur les échafauds de la terreur ; de magnanimes protestations éclataient même dans les tribunes élevées par les crimes et les factions. Plus d’une fois le silence et la stupeur offrirent le spectacle imposant d’un grand peuple qui refuse la triste solidarité dont on eût voulu lui infliger le poids. Nos armées, sur les frontières, étendaient un rideau de gloire sur tant de calamités, sur des forfaits qu’elles ne protégèrent jamais de leurs armes victorieuses : elles ressemblèrent aux deux enfants de Noé jetant un voile sur l’ivresse de leur père.

Dans tous les lieux où nous avons jadis obtenu des triomphes, nous avons eu des triomphes nouveaux ; partout où nous avions jadis fléchi devant la force même des choses, nous avons pu venger d’antiques injures. Nos champs de bataille ont illustré des lieux déjà illustrés par nos ancêtres, ou des lieux jusqu’alors sans nom. Le Bédouin a fui devant nos phalanges ; les palmes de l’Idumée ont cru voir une seconde fois les soldats du Christ revendiquer des royaumes acquis au prix du sang ; les habitants de la Seine, du Rhône et de la Loire, sont allés chercher de glorieux tombeaux sur les bords du Rhin, sur les rives du Pô, parmi les campagnes du Guadalquivir. Nos généraux ne ressemblaient point à ce farouche Romain qui dépouilla Corinthe de ses monuments : les arts furent traités par nous comme de nobles captifs, ou comme ces dieux que le peuple-roi ramenait de chez les nations vaincues, pour les placer au Capitole. Honneur au peuple qui a fait tant de choses en si peu d’années ! Malheur à l’homme qui a pu abuser d’une telle nation !

Comment Bonaparte l’a-t-il séduite, si ce n’est en s’entourant lui-même des grandes illusions de la gloire militaire, et en l’abreuvant du vertige des conquêtes ? Encore cela n’aurait pas suffi, s’il n’eût pas commencé par jouer avec soin le rôle d’un restaurateur des doctrines sociales. Ne l’avons-nous pas vu, en effet, au moment où il saisit les rênes du gouvernement, relever les autels de la religion, et élargir les routes qui ramenaient de la terre de l’exil ? Ne l’avons-nous pas vu fouiller dans les fastes de la monarchie, et ordonner des cérémonies expiatoires pour les cendres violées de Saint-Denis ? Il est temps de confondre dans nos affections la France ancienne et la France nouvelle ; mais ne soyons point étonnés de ce qu’un certain nombre d’hommes est resté fidèle au culte des ancêtres, de ce que les Sabins ne sont pas encore tout à fait devenus des soldats de Romulus.

Si le mouvement des opinions peut être rapide, celui des mœurs est toujours mesuré par la longueur du temps.

D’ailleurs, la modération sied bien aux vainqueurs : à Rome on permettait de dire même des injures à ceux qui recevaient les honneurs du triomphe ; et la vertu farouche de Caton fut plus d’une fois louée au sein de la cour d’Auguste.

Les Tartares ont souvent conquis la Chine, mais toujours ils sont graduellement devenus le peuple que leur avait donné la victoire. Il en a été de même des Francs, lorsqu’ils ont envahi les Gaules. Il faut que les grandes masses absorbent les petites ; il faut aussi que les vainqueurs pardonnent, en quelque sorte, leurs propres triomphes. On a trop prêché l’oubli aux vaincus : sans doute il faut qu’ils oublient ce qu’ils furent ; mais il ne faut pas que les vainqueurs continuent de les traiter comme le lendemain de la bataille ; car l’outrage peut rendre la victoire incertaine, en produisant un courage de désespoir. Pourquoi, d’ailleurs, ne dater que d’hier ? Pourquoi abjurer les souvenirs antérieurs à la révolution, ou ne les rappeler que pour les flétrir ? Pourquoi renouveler sans cesse le grand sacrifice de Louis XVI, et recommencer continuellement à disperser les royales poussières qui sont rentrées dans leur repos ? Ah ! réunissons-nous du moins dans la noble et touchante confraternité du malheur ; car elles nous ont été aussi enlevées à leur tour, ces dépouilles opimes du monde, ces brillants trophées de la gloire que nous avions achetés par tant de travaux, par tant de sang et tant de larmes. Ne disons cependant point comme ce preux chevalier qui mérita si bien d’être roi du beau pays de France, ne disons point, Tout est perdu, fors l’honneur  ; n’avons-nous pas sauvé plus que l’honneur, puisque nous avons sauvé, non point celles de nos institutions qui avaient vieilli, et qui étaient destinées à périr, mais celles d’où devaient naître nos institutions futures ; puisque nous avons sauvé ce qui toujours flatta le plus les nations, une existence qui se perd dans la nuit des temps ; une existence qui, pour nous, est antérieure à toutes les sociétés actuelles ; une existence de quatorze siècles ; puisque nous avons sauvé enfin notre magistrature sur l’Europe ? Nous avons retrouvé les protecteurs-nés de nos antiques libertés, ceux qui pouvaient seuls consacrer et rendre durables nos libertés nouvelles. Le père de famille est revenu au milieu des siens ; il est revenu, envoyé par la Providence, pour consacrer nos droits, pour nous remettre en pleine possession de tant de belles prérogatives que nous étions menacés de perdre, à cause du mauvais usage que nous en avions fait ; dès lors nous avons pu jouir sans trouble d’une émancipation de fait, qui est devenue, par cette haute investiture, une émancipation légale.

En effet, lorsque la Providence veut punir les hommes, elle semble leur enlever pour un temps la liberté dont ils abusèrent, et les placer en quelque sorte sous l’empire de la nécessité : alors paraît au milieu des peuples, ou le fléau de Dieu, ou l’homme du Destin ; mais aussitôt que cette mission redoutable est accomplie, le fléau de Dieu est brisé, l’homme du Destin reste sans pouvoir, les nations sont rendues à la liberté.

Louis XVIII, en rentrant parmi nous, ne nous promettait point d’éclatantes conquêtes, la gloire de vastes et funèbres triomphes, le silence des rois et des peuples devant un sceptre formidable ; il ne se présentait que comme le ministre de la paix et de la réconciliation, le gage de l’indépendance et de la liberté. Fermons un instant les yeux sur le funeste vertige des cent jours, et transportons-nous par la pensée à l’époque où nous revîmes enfin, après tant d’années, le père de la patrie. N’y eut-il pas quelque chose de miraculeux dans ce retour inespéré ? Le bruit en avait couru d’avance parmi les tribus désolées : c’était comme un vague pressentiment auquel on osait à peine se confier, et qui néanmoins suffisait déjà pour alléger le poids d’immenses calamités. Cette fois, l’ardeur de l’espérance fit que l’espérance se réalisa, peut-être même contre toute probabilité. Il est donc des désirs que le ciel récompense en les accomplissant ! Ainsi, lorsque la nation française vint à tourner les yeux du côté de la terre de l’exil, elle sembla proclamer la pensée généreuse, de revenir au culte si moral des aïeux, de renoncer à l’idolâtrie.

C’est toujours à cette mémorable époque du premier retour du roi qu’il faut remonter lorsque l’on veut étudier les destinées qui nous sont promises, parce que c’est là seulement que commence notre avenir. Tout ce qui a pu contrarier la marche des choses, dans cet intervalle de temps, ne doit être évalué que comme obstacle.

Le 20 mars a été une concentration de toutes les forces antisociales. Les cent jours ont été la révolution même, ramenée en quelque sorte à l’unité dramatique. Il faut donc éviter soigneusement de faire entrer ce fatal interrègne dans notre chronologie morale et politique : malgré l’importance dont il a été par ses suites et ses résultats, un si triste événement ne doit être considéré que comme récapitulation de faits antérieurs, et non point comme étant lui-même un fait nouveau. La Charte et les éléments de notre système social actuel n’ont point changé. Ceci n’est pas en contradiction avec ce qui a été dit plus haut ; car une telle suspension de la puissance conservatrice, de l’énergie vitale, pouvait en effet entraîner la destruction et la mort ; c’est même ce qui explique et excuse, au jugement des hommes qui se sont fait un devoir de l’impartialité, les opinions de ceux qui ont admis le 20 mars comme fait nouveau, et qui en ont déduit la nécessité de modifier nos institutions futures. Cette erreur était trop naturelle pour qu’on n’y tombât pas : elle ne peut donc point être reprochée avec quelque justice à ceux qui l’ont partagée.