(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre V. Seconde partie. Des mœurs et des opinions » pp. 114-142
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre V. Seconde partie. Des mœurs et des opinions » pp. 114-142

Chapitre V. Seconde partie.
Des mœurs et des opinions

Je crois devoir maintenant appeler plus spécialement l’attention sur un des grands phénomènes qui marquent les temps où nous vivons, et qui les rendent si remarquables, je veux dire la différence qui existe entre nos mœurs et nos opinions. Les mœurs, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, sont restées dans la sphère des idées anciennes ; les opinions prennent leur source dans les idées nouvelles, et leur doivent toute leur puissance. Nous ne nous livrerons point, sur ce sujet, à un examen étendu et approfondi ; nous tâcherons seulement de faire sentir ce que produirait cette partie de la discussion, si nous pouvions l’embrasser tout entière ; mais le peu que j’en dirai servira du moins à compléter le tableau de cette lutte des idées anciennes contre les idées nouvelles, et à me faire ainsi mieux comprendre.

Si vous voulez comparer les peintures du caractère français dans les mémoires des différentes époques, à commencer même par les Commentaires de César, vous verrez combien ce caractère est resté immuable. Or, le caractère d’un peuple se compose éminemment de ses mœurs. Cette grande permanence dans le fond de nos mœurs a toujours été couverte par une non moins grande mobilité d’imagination, d’imagination, qui a suffi dans tous les temps à l’observateur peu attentif pour motiver l’accusation de légèreté qui nous a été faite si souvent. Sans doute nos mœurs extérieures, c’est-à-dire nos habitudes sociales, nos rapports entre nous dans les relations publiques et dans les relations privées, ont plus d’une fois subi de très grands changements ; peut-être même qu’aucun peuple n’a été soumis à autant de vicissitudes, et n’a plus présenté le spectacle d’un peuple changeant et mobile, d’un peuple difficile à fixer. Nous fûmes, en effet, dès l’origine, ce que nous sommes à présent, vains, frondeurs, impatients, habiles à saisir le côté faible ou ridicule de toutes choses, prompts à l’exécution, peu dociles au conseil, susceptibles d’entraînement plutôt que d’exaltation ; mais nous fûmes aussi, dès l’origine, et nous serons jusqu’à la fin, nobles et généreux, accessibles à la pitié, compatissants au malheur. L’esprit guerrier ne peut être chez nous cruel et oppresseur : aussi, dans ces temps d’opprobre où avait pu être porté cet exécrable décret de la guerre à mort, avons-nous vu nos armées reculer devant leurs propres triomphes, rester immobiles après des victoires achetées déjà par tant de sang, et refuser de ternir l’honneur de la patrie, dont elles seules alors étaient dépositaires. Plus d’une fois, sans doute et surtout en dernier lieu, on a voulu dénaturer cet esprit militaire, en le faisant servir à la conquête ; mais il sera toujours l’amour de la gloire acquise par le danger, car le Français ne se laisse pas conduire seulement par le sentiment du devoir, trop sec et trop métaphysique pour lui ; enfin cet esprit militaire est protecteur avant tout ; il doit donc toujours tendre à redevenir de la chevalerie.

Le culte des femmes, chez nos premiers aïeux, se transformera en galanterie sous Louis XIV, et subira une bien autre métamorphose sous la Régence ; mais ne craignez jamais que chez nous les femmes soient considérées autrement que comme la noble compagne de l’homme. La révolution a fait perdre aux femmes de leur influence, mais elle leur a laissé l’empire de nos mœurs, que rien ne pourra leur arracher. Cette austérité des habitudes républicaines, cette aridité du régime constitutionnel, sont peu à notre usage : nous aimons à pouvoir nous occuper de la chose publique, comme de tout, et en nous jouant, si j’ose parler ainsi ; car tout ce qui nous intéresse, tout ce qui fait le sujet de nos études ou de nos méditations, nous aimons à en parler, le, soir, dans la chambre des dames, comme disaient nos anciens chevaliers sur le champ de bataille ou sur la brèche d’une forteresse ouverte par leur vaillance.

Nous ne sommes point inhabiles au sérieux, mais notre esprit a trop de vivacité, il a trop vite fait le tour d’un objet quelconque pour qu’il ait besoin de se livrer à un long examen. Si nous nous ennuyons dans une discussion, c’est que la discussion n’a plus rien à nous apprendre : nous ne sommes inépuisables pour parler et patients pour écouter que lorsque la chose qui nous occupe entraîne de l’agrément avec soi. Si, dans un cercle, vous voyez un homme d’état dépouillé, en apparence, de tout soin, rassurez-vous ; il a réfléchi auparavant ; sa réflexion a duré peu, mais enfin il ne lui a pas fallu plus de temps. Les ordres sont donnés, les dépêches sont expédiées, les affaires sont finies ; il ne lui reste plus qu’à être Français aimable, à causer dans la chambre des dames. Ce bon goût dans les manières, cette fleur de la conversation, cette mesure en toutes choses, ce tact exquis des convenances, nous ne perdrons point tout cela tant que nous n’aurons pas renoncé à la société des femmes ; et il faut espérer que nous n’y renoncerons jamais, ou plutôt nous sommes dans cette heureuse nécessité.

Nos vieilles chroniques font une grande différence, sous le rapport des mœurs et des opinions, entre les Français du nord et ceux du midi : cette différence peut se comparer avec celle que les poètes et les historiens établissent, dans les temps héroïques, héroïques, les peuples du Péloponnèse et ceux de la Grèce proprement dite. Mais cette différence, qui fut si considérable autrefois parmi nous, s’est affaiblie depuis longtemps ; il n’en reste plus que quelques traces qui finiront bientôt par s’effacer tout à fait ; et même on peut dire que la révolution est venue leur rendre un relief qu’elles commençaient à n’avoir plus. Pour apprécier au juste ce qu’une telle cause a pu jusqu’à présent produire de modifications, il faudrait remonter aux époques et aux modes des différentes réunions à la couronne de France, ce qui nous mènerait beaucoup trop loin.

Jetons maintenant les yeux sur cette île qu’on a appelée la terre classique des idées constitutionnelles, constitutionnelles, l’Angleterre. Tous les pouvoirs de la société y sont tellement balancés par leur nature même, qu’aucun d’eux ne cherche à empiéter sur les prérogatives de l’autre. Un tel équilibre ne peut pas être le fruit d’un calcul, le résultat d’une combinaison ; car les passions, toujours irréfléchies et dépourvues de mesure, auraient bientôt franchi des barrières qui n’auraient été élevées qu’à force d’art. Rien de fixe et de positif n’existe comme limite constatée ; mais il y a une limite bien plus certaine que celle des contrats écrits et signés, des actes authentiques faits en présence de témoins ; cette limite, qu’il est impossible de briser, c’est celle des mœurs. Une pareille constitution ne peut être que l’ouvrage du temps, parce que c’est le temps seul qui met en harmonie les mœurs et les opinions.

Il y a dans l’ouvrage de M. Delolme, sur la constitution anglaise, une page où cette constitution est admirablement analysée dans un sens général, comme une théorie pure, sans aucune application particulière. Cette page a cela de remarquable, qu’elle semble présenter aussi tout à fait l’analyse de notre Charte actuelle. Mais, dans cet état d’abstraction, d’abstraction, n’est qu’un système de gouvernement, une simple spéculation politique. Il manque en effet à notre Charte ce que nous ne pouvons y ajouter, c’est qu’elle soit assimilée au peuple français par une lente et continuelle intussusception, s’il est permis de parler ainsi, qui est l’œuvre nécessaire des traditions. Il lui faut enfin, sinon l’accord des mœurs et des opinions, du moins une telle indépendance entre ces deux forces, qu’elles ne puissent plus se rencontrer pour se combattre ; car nos mœurs ne sauraient s’avancer au niveau de nos opinions ; et l’on ne voudra pas souffrir que les opinions rétrogradent pour marcher d’un pas égal avec les mœurs. N’oublions pas que maintenant, comme j’ai déjà eu occasion de le remarquer, le principe intellectuel a pris l’ascendant sur le principe moral, pour la direction de la société.

Cette séparation que j’ose ici conseiller existait, par le fait, dans la plupart des sociétés anciennes. La faute en fut aux institutions religieuses, qui n’étaient pas assez conservatrices de la morale. Il fallait alors que la philosophie luttât contre les égarements de l’imagination, contre les séductions des sens, mais toujours en respectant le sentiment religieux, sorte d’instinct qui seul donne de la durée à l’existence de l’homme, qui seul revêt d’une sanction inviolable les lois auxquelles il doit obéir. Le christianisme était venu réconcilier les mœurs et les opinions, parce que le christianisme est éminemment fondé sur la morale. Cette réconciliation cesse, par une raison contraire à celle qui plaça, dans les sociétés anciennes, les mœurs et les opinions sur deux lignes différentes, et que la suite de cet écrit expliquera. Mais, dans les sociétés anciennes, les peuples différaient entre eux, et par les mœurs, et par les opinions : ainsi le sentiment de la nationalité reposait à la fois sur deux bases ; voilà, sans doute, ce qui donnait au patriotisme une énergie si terrible et si farouche.

Au reste, j’ai besoin de le dire d’avance, il sera prouvé aussi, dans la suite de cet écrit, que les mœurs ne doivent pas rester stationnaires.

Le principe de la tolérance des cultes, que nous avons admis, exclut, à lui seul, l’accord des mœurs et des opinions ; car, depuis le christianisme, la religion est le vrai fondement des mœurs. L’Angleterre a beau s’enorgueillir, quant à présent, de l’unité des mœurs et des opinions, elle ne pourra pas résister longtemps à l’impulsion générale ; et tant que durera l’asservissement des catholiques, elle sera réellement en arrière de la civilisation actuelle.

Du temps de Henri IV le problème était encore bien facile à résoudre : sans parler des principes sur lesquels repose toute société, et qui n’avaient reçu aucune atteinte, il est certain qu’alors les mœurs étaient assez conformes aux opinions, pour qu’en s’associant aux mœurs de la nation française, le trône fût assuré au généreux vainqueur d’Ivry.

Mais à présent, si l’on voulait ramener tout à coup les mœurs au niveau des opinions, ce qu’il est permis à des hommes de bien de croire encore possible, il faudrait prendre garde de ne pas les blesser, car les mœurs aussi ont une puissance de révolte qui peut occasionner de grands malheurs. Désaccoutumons-nous de vouloir toujours suppléer au temps, de vouloir faire nous-mêmes le travail des siècles.

Ne craignons pas maintenant d’entrer dans quelques détails.

Le divorce était certainement dans nos opinions, mais il était repoussé par nos mœurs. Le mouvement de la révolution étant de tout accorder aux opinions et de tout refuser aux mœurs, il en est résulté que le divorce a été introduit dans nos institutions ; mais on l’a graduellement restreint, on a dû finir par le supprimer. Cette fois il n’y a pas eu besoin de la révolte des mœurs, parce que le divorce étant facultatif, l’opposition consistait à ne pas en user. C’est ce que la nation a fait tout le temps que le divorce a été autorisé par notre législation. Mais, le respect pour la loi des convenances, loi fondamentale chez les Français, a dû faire disparaître cette désharmonie choquante, et obliger à abolir une disposition étrangère à nos mœurs, à retirer une loi frappée de désuétude en naissant.

Qu’il me soit permis de citer un autre exemple d’un genre bien moins important. L’opinion, qui souvent allie tous les contraires, veut, d’une part, le libre exercice des cultes, et, d’une autre part, une dépendance excessive des ministres des divers cultes. Ainsi l’excommunication admise par les traditions du clergé de France contre les spectacles paraît être en opposition avec les opinions actuelles, avec les progrès de la société : cependant elle est tellement dans nos habitudes de bienséance, que si elle tombe devant la force de l’opinion il restera toujours cette sorte d’excommunication civile dont les Romains, avant nous, avaient déjà frappé cette classe qui se dévoue aux plaisirs du public, cette profession où ceux qui l’exercent immolent leur personne même à la multitude. Ce ne sont pas des gladiateurs que, d’un signe, nous condamnons à mourir ; mais ce sont des histrions pour lesquels nous n’avons aucun respect, et que nous outrageons sans pitié sur les planches. D’ailleurs quel est le père de famille qui voudrait introduire dans l’intimité de ses habitudes domestiques une femme qui fait métier de se donner en spectacle, dont la beauté et les agréments sont discutés et analysés au sein d’un parterre tumultueux et dans les feuilletons des gazettes, quelquefois avec une si grossière indécence ? Les femmes, qui chez nous sont les gardiennes des mœurs, ne peuvent admettre dans leur société une femme qui est hors de nos mœurs. Les comédiens resteront donc toujours sous le poids d’une excommunication civile, lors même que l’excommunication religieuse n’existerait plus.

La question de la liberté de la presse nous offrirait le même désaccord entre les mœurs et les opinions. Certainement nulle institution n’est réclamée plus impérieusement par l’opinion que la liberté de la presse, et même on peut dire que nulle n’est plus dans les besoins actuels de la société ; néanmoins nulle n’est plus repoussée par les mœurs françaises : si nous ne nous en apercevons point, c’est que nous cherchons à nous aveugler sur ce qui est dans une tendance contraire à nos opinions. Un peuple léger, frondeur, impatient, sans prévoyance de ce que peut produire une démarche inconsidérée ; un peuple passionné, toujours disposé à vivre dans le présent, et à ne pas tenir compte des circonstances antérieures qui ont pu influer sur la conduite des hommes soumis à son éloge ou à sa critique ; un peuple enfin qui, avec un sentiment très vif de la justice, peut être si souvent entraîné à l’injustice par la violence et la spontanéité de ses passions, ou même par l’ascendant de ses caprices ; qui, avec le tact le plus exquis de la mesure et des convenances, est trop souvent jeté hors de toute mesure et de toute convenance par je ne sais quel besoin de plaisanterie, je ne sais quel attrait de frivolité : un tel peuple devrait plus qu’aucun autre être contenu dans les voies de la décence et de la modération, car il est toujours près d’en sortir. Qu’on ne m’accuse pas d’être trop sévère à l’égard du peuple français. Qui ne voit que les inconvénients de son caractère tiennent à tous les avantages que j’ai pris soin de signaler auparavant ? Voudrait-on, par exemple, que nous eussions l’imagination mobile, l’esprit très prompt à saisir les rapports, et que nous fussions, en même temps, prudents et circonspects en toute occurrence ? Ce serait vouloir l’impossible. Ne nous le dissimulons point : avec la liberté de la presse l’honneur et le repos des particuliers et des familles courront souvent le risque d’être odieusement compromis. Dans un pays où le bien-être social consiste en des choses de délicatesse et de goût, où l’existence intime repose sur l’honneur, où les discours légers ont tant de gravité, où les interprétations d’une conduite exempte de tout reproche peuvent être si fatales, ou les femmes sont tellement mêlées à la société, et y mêlent tellement toutes les sortes de susceptibilités, et j’oserais dire toutes les sortes de pudeur, où tous les amours-propres sont toujours éveillés et si facilement irritables ; dans un tel pays, avouons-le, la médisance devient de la calomnie, les écrits indiscrets feront des blessures profondes que nulle puissance au inonde ne pourra guérir, la censure deviendra un tribunal public dont les arrêts justes ou injustes seront trop souvent des outrages. Les grands intérêts, sans doute, seront protégés, mais nulle protection n’est possible pour les petits intérêts moraux dont se compose, chez nous, le bonheur de la cité. L’urbanité française ne sera bientôt plus qu’une tradition finie. Je ne parle pas encore de cet ostracisme de l’envie qui existe partout, mais qui doit faire plus de ravages parmi nous. En un mot, nos mœurs sont trop exquises et trop susceptibles pour le régime âpre et sévère de la liberté de la presse. Remarquez bien que, dans cette question surtout, l’existence des femmes, telle qu’elle est en France, telle qu’elle doit y subsister, est encore, en dernier résultat, le plus grand obstacle à la sympathie de l’opinion avec les mœurs. Mais, je l’ai déjà dit, il faut que les mœurs cèdent et se façonnent ; il faut qu’elles s’accoutument aux outrages, et que leur conscience soit en elles-mêmes. Si le jury n’était pas établi ailleurs pour les délits de la presse, il faudrait l’inventer pour la France.

L’égalité, ainsi que je l’ai remarqué plus haut, est aussi dans nos opinions actuelles ; mais elle est bien loin d’être dans nos mœurs. Nos mœurs, nous ne pouvons nous le dissimuler, sont éminemment aristocratiques ; et la langue française, ainsi que nous l’établirons bientôt, est aussi éminemment aristocratique. Mais, j’ai besoin de le répéter, cette aristocratie qui repose dans nos mœurs et dans notre langue ne peut empêcher le mouvement progressif. Les révolutions qui se font pour obtenir la liberté sont légitimes ; celles qui se font pour obtenir l’égalité sont toujours antisociales. Quand je parle de révolutions pour obtenir la liberté, je me place en quelque sorte dans une hypothèse spéculative ; je ne crois pas que les véritables gouvernements puissent être gratuitement oppresseurs, car ils ne peuvent vouloir que le bien de tous. Les révolutions qui ont pour but d’établir légalité sont antisociales, et la raison en est bien évidente : c’est qu’elles ont pour but un nouveau partage dans la propriété, et par conséquent la spoliation. Or, ce sont les seules révolutions que les hommes fassent ; celles qui doivent fonder la liberté sont faites par le temps : aussi avons-nous vu la révolution française produire l’abolition des dettes par les assignats, et un nouveau partage des propriétés par la vente à vil prix des biens nationaux, et par la suppression du droit d’aînesse.

Il y a chez toutes les nations, à toutes les époques, dans tous les siècles, une majorité numérique à contenir plutôt qu’à gouverner. L’idée contraire a fait le malheur de ceux qui ont voulu diriger le vaisseau de la révolution française après l’avoir lancé sur l’élément des orages populaires. Si l’on eût d’abord compris que la majorité ne doit pas être évaluée par le nombre des voix, mais par la qualité des suffrages, on aurait évité beaucoup de crimes et on se serait épargné beaucoup d’embarras. Quoique la majorité numérique ne doive pas compter, cependant il faut qu’elle entre dans le calcul général pour une somme quelconque ; même ce nombre, dont il faut repousser l’influence, doit être consulté : il ne faut pas adopter ses opinions, mais il ne faut pas les dédaigner. Les institutions de Numa furent d’une grande prévoyance sous ce rapport.

L’égalité ne sera pas même parmi les justes dans le séjour de la félicité qui leur est préparée, car il est dit dans l’Évangile : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » L’égalité est dans la société, sauf la différence des fortunes, sauf la différence des rangs, sauf la différence des facultés, sauf enfin l’inégalité.

Je n’ignore point qu’il y a une véritable appréciation à faire du système de l’égalité ; et que même cette appréciation a été faite par de fort bons esprits ; mais il n’en est pas moins vrai que ce système, proclamé sans précaution, a jeté dans bien des erreurs, et que les conséquences rigoureuses qu’on en a tirées ont produit bien des crimes. On est descendu trop bas ; les factieux ont cru qu’ils devaient faire comme l’Antée de la fable, s’approcher continuellement de la terre pour y puiser de nouvelles forces ; mais enfin il faut que l’Hercule de la civilisation finisse par triompher. Le génie antisocial, le fils de la terre, doit être étouffé par le génie de la civilisation, par l’enfant des dieux.

Je suis obligé de citer encore l’Angleterre ; car la manière dont s’est formée la constitution anglaise est un fait si considérable dans ce moment, que nous ne pouvons pas nous abstenir d’avoir toujours les yeux sur ce qui s’est passé dans cette île. Là, il faut voir, les choses comme elles sont, la noblesse stipulait pour elle à l’égard de la couronne, mais elle stipulait aussi pour la masse de la nation à l’égard de la noblesse elle-même. Les barons émancipaient leurs vassaux en même temps qu’ils réclamaient pour eux le bienfait de l’émancipation : voyez la Charte du roi Jean, fondement authentique de toutes les libertés qui ont suivi. Chez nous, au contraire, la noblesse a été graduellement vaincue par la couronne, qui, de son côté, a toujours cherché ses appuis dans la masse de la nation. C’est peut-être dans cette seule combinaison de la marche de l’esprit public qu’il faut attribuer la distance qui se trouve maintenant entre les mœurs et les opinions.

Ce que je dis ici n’est point pour accuser la noblesse française ; car, si je voulais approfondir la question, j’aurais trop de choses à expliquer : il faudrait remonter à toutes nos origines, montrer que notre système social fut, dès son berceau, fondé sur des données toutes différentes de celui de l’Angleterre ; énumérer tous les privilèges des provinces et des corporations, qui venaient continuellement tempérer chez nous tous les dédains d’une constitution purement féodale, et en renverser les barrières ; il faudrait enfin en venir à apprécier toutes nos libertés antérieures à la révolution. La noblesse n’avait donc point à stipuler pour la masse de la nation, puisque toutes les classes avaient des moyens pour s’élever dans les hiérarchies sociales, et pour parvenir à l’émancipation. La couronne, protectrice de tous les ordres d’un état, favorisait cette marche progressive : c’était son devoir. La noblesse n’avait pas besoin de s’en mêler. Chez les Anglais, le sceptre pesant sur tous, la noblesse, en se défendant, devait défendre la masse de la nation. Ainsi, chez les deux peuples, la marche progressive a été tout à fait naturelle. Ce que la révolution française a voulu, c’est que les individus pussent s’élever eux-mêmes dans la hiérarchie, au lieu que dans notre ancienne monarchie c’étaient les familles. Quoi qu’on dise contre l’ordre de choses qui existait autrefois, il n’en est pas moins vrai qu’il résultera un grand inconvénient de cette ambition sans mesure, fruit de l’ordre de choses actuel. Mais ce n’est point l’objet de notre examen : qu’il nous suffise de remarquer, que chez nous les familles pouvant s’élever dans la société, la noblesse n’avait rien à faire pour la masse de la nation.

Ce que je voudrais que l’on sentît, c’est que notre système social était un, car, sans cela, il n’aurait pas pu subsister si longtemps. Ce que je voudrais que l’on sentît aussi, c’est que nous n’avons point de reproche juste à faire à ce qui a précédé, car cela ne pouvait pas être autrement. Les prérogatives de la noblesse n’étaient point une usurpation ; elle avait un ministère public qu’elle a accompli. Nous ne pouvons pas l’accuser de ce qu’elle a été revêtue d’un tel ministère, puisqu’il lui a été délégué par la force même des choses ; seulement il nous serait permis d’examiner si elle a accompli ce ministère, tout le temps qu’il a duré, avec persévérance, zèle et dévouement : or il n’y a point de doute à cet égard, puisqu’elle a fini par nous donner la monarchie de Louis XIV. Sa mission, nous ne pouvons en douter, a été finie sous le règne de ce grand prince.

Mais ce qu’il ne faut point perdre de vue, et ce qu’on est beaucoup trop disposé à oublier, c’est que la nation française n’a jamais été sans libertés. Ce qu’il ne faut point perdre de vue non plus, c’est que la couronne a toujours été l’alliée de la nation, surtout depuis que la race des Bourbons est montée sur le trône.

Cette digression sur la noblesse m’a écarté un peu de ma route : je voulais seulement mettre sur la voie d’expliquer pourquoi cette différence entre les mœurs et les opinions se fait sentir avec une telle puissance. On peut s’égarer, il me semble, sur ce qu’est réellement l’opinion ; mais il est impossible, je le crois, de s’égarer sur l’appréciation des mœurs : or c’est encore par les mœurs qu’il faut juger une nation. Chez nous, par exemple, pour la certitude du calcul, il faut considérer les opinions où elles sont actuellement, et les mœurs où elles étaient avant la Régence ; car ce n’est qu’à cette époque que l’on peut juger de nos véritables mœurs nationales ; à présent elles sont trop voilées par nos opinions : les mœurs de la Régence et celles qui ont suivi sont une exception dans l’histoire de notre caractère, une sorte d’interrègne et de confusion. Les hommes, devenus tout à coup désoccupés de grands intérêts et de nobles travaux, étaient descendus à une décadence honteuse, dans laquelle ils voulurent entraîner les femmes. Les mœurs se sont relevées parce que les femmes n’ont jamais complètement cédé à cette dégradation, fruit de l’oisiveté.

Je l’ai déjà fait remarquer : notre grand malheur a été d’avoir ajouté une révolution faite par les hommes à la révolution faite par le temps. Les mœurs, selon le cours ordinaire des choses, ont marché avec la révolution du temps ; les opinions, au contraire, ont marché en avant avec la révolution des hommes. Qu’en est-il arrivé ? C’est que, pour suppléer à la force puisée dans les mœurs, on a imaginé d’en créer une dans les intérêts ; et l’on n’a pu réussir, dans ce système habile, qu’en alarmant sur les intérêts : on a senti, de plus, qu’on ne pouvait espérer d’obtenir quelque faveur pour les intérêts qu’en leur ralliant les amours-propres et les vanités, car les intérêts tout seuls n’auraient pas eu la puissance d’émouvoir. On est parvenu ainsi à développer dans la masse de la nation cet immense besoin de l’égalité, qui couve toujours, quoique souvent inaperçu, dans le fond des peuples.

Les publicistes de tous les partis sont d’accord sur ce point, que les nations ne peuvent plus être guidées par les affections. Une telle unanimité est assez étrange ; mais elle s’accorde avec notre propre assertion, que le principe intellectuel tend à prendre l’ascendant sur le principe moral, pour la direction de la société. Où je trouve l’erreur, c’est qu’on prétende que cela a toujours été ainsi ; quant à moi, je pense que c’est un des caractères de l’âge actuel des nations : seulement, cela est plus sensible chez nous en ce moment, parce que nos mœurs n’ont pas marché d’un pas égal avec les opinions. Autant que, je puis le croire, du temps de Henri IV les peuples se laissaient encore guider par les affections.

Les observations de détail ne nous manqueraient pas si nous voulions nous y livrer. Je pourrais dire, ce que je crois vrai, que la masse d’une nation, qui d’ordinaire suit une marche progressive, mais lente, et par conséquent ne fait qu’obéir à une impulsion imprimée de plus haut et de plus loin, maintenant a une marche rapide et spontanée, et aide elle-même au mouvement, ce qui change toutes les données sociales. Chez nous, par exemple, dès le moment où le tiers-état a commencé à se soustraire à la féodalité, c’est-à-dire vers le temps des croisades, il a commencé à être la nation même ; car la noblesse n’a plus eu qu’un ministère à l’égard de la société, c’est-à-dire un service public à accomplir : des honneurs sans doute étaient attachés à ce service public, mais enfin la nation tout entière marchait dans la direction progressive dont nous venons de parler.

Or remarquez que dans cette masse d’une nation il y a un très grand nombre d’hommes, ceux qui sont sans propriété, qui n’ont jamais participé aux mœurs : ceux-là n’ont eu dès lors que des besoins qui tiennent à l’existence matérielle. Les femmes, qui sont, dans les autres classes, les gardiennes des mœurs, ne comptent point dans cette classe, dont toutes les mœurs étaient dans les croyances et dans les pratiques religieuses. On a voulu, pour suppléer aux mœurs de cette dernière classe, y faire pénétrer les lumières, c’est-à-dire renforcer encore le principe intelligent aux dépens mêmes, s’il le faut, du principe moral : voilà tout juste où nous en sommes.

Si nous parcourions toute la série d’idées que peut faite naître le sujet qui nous occupe, nous verrions que le duel, reste de nos anciennes mœurs, s’est conservé intact dans nos mœurs nouvelles, mais qu’il commence à sortir de la sphère des opinions ; que l’institution du jury, réclamée par nos opinions, et regardée avec raison comme le fondement de toutes nos garanties sociales et de nos libertés actuelles, n’est point entrée dans nos mœurs, puisque nous obéissons avec tant de répugnance à la loi qui nous impose le devoir de juger nos pairs, puisque les jugements rendus dans le sanctuaire de la justice, sous la responsabilité de la conscience des jurés, sont attaqués ouvertement, et discutés comme nous discutons tout ; nous verrions enfin que si nous n’étions pas soutenus par l’esprit de parti, nous nous acquitterions de nos fonctions d’électeurs avec une négligence que l’on prévoit déjà pour l’avenir. Un orateur de la Chambre des Députés demandait une sorte de code pénal pour punir ceux des électeurs qui se montreraient trop peu empressés à exercer leurs droits : sans doute il pensait aussi que le régime représentatif n’était point encore dans nos mœurs.

On a beaucoup parlé de la puissance des salons : elle est grande en effet ; c’est toujours la chambre des dames. Le guerrier le plus fameux, le plus brave sur le champ de bataille, s’il n’est pas un homme aimable dans la société, perd tout le fruit des dangers qu’il a courus. Il en est de même du savant : les réputations, chez nous, sont des engouements qui ne peuvent devenir populaires ; et les succès ressemblent toujours à des succès de coteries. On pourrait citer quelques exceptions à une règle aussi générale ; mais je parle ici du train ordinaire des choses. Autrefois un homme qui se présentait avec une illustration de naissance, et qui pouvait y joindre une gloire personnelle, avait d’incontestables avantages, parce que sa renommée s’appuyait sur une considération déjà acquise : son nom portait par lui-même une signification traditionnelle. Il est à remarquer encore que les femmes, conservatrices des mœurs, sont très habiles à s’élever dans la hiérarchie du monde, et à s’acclimater promptement dans les rangs au-dessus de ceux où elles se trouvent placées par la naissance. L’éducation n’a pas tant à polir en elles que dans les hommes. Le bon goût et l’élégance des manières, qui pour être parfaits ont besoin d’être des choses naturelles au lieu d’être des choses apprises, donnent tout de suite de grands avantages aux femmes sur les hommes, et entretiennent dans notre nouveau système social des limites analogues à celles qui existaient auparavant.

Dans les gouvernements anciens, tous les hommes libres comptaient pour l’exercice des droits et des devoirs de la cité ; chez les Égyptiens tous étaient nobles : la roture, c’était l’esclavage. Dans les gouvernements qui ont suivi la chute de l’empire romain, le régime féodal est venu en quelque sorte ressaisir ceux que le christianisme avait affranchis. L’esprit de société, à mesure que le régime féodal s’affaiblissait parmi nous, créait une aristocratie factice et arbitraire, qui tend à son tour à devenir moins exclusive, et qui doit finir par s’éteindre, puisqu’elle n’est pas assise sur la force des choses.

Les femmes présentent une série semblable de faits dans l’ensemble de leurs destinées : elles se sont graduellement élevées ; leur condition a subi les mêmes vicissitudes, selon les états différents de la société. Elles ont aussi successivement pénétré dans le domaine de la poésie, de la littérature, des arts, et même des sciences : madame de Staël vient de leur ouvrir la carrière de la pensée. Pénélope, pleine de respect pour son fils, savait qu’il était revêtu d’une autorité qui allait jusqu’au droit de lui donner un époux. Nos anciennes dames, lorsqu’elles devenaient veuves, apportaient à leur fils aîné les clefs du château, et le reconnaissaient comme chef de la famille. Les femmes, contenues par l’instinct de la pudeur, se sont même longtemps abstenues de s’aventurer dans celles des routes de la renommée qui pouvaient être accessibles pour elles. Notre immortel Molière signale, par un de ses chefs-d’œuvre, l’époque où les femmes commencèrent à vouloir entrer en partage avec les hommes, et à cesser d’être sous le joug de l’antique tutelle. La suppression du droit d’aînesse achève, à mon avis, cette espèce d’émancipation. Mais, comme il est impossible de régner à la fois de deux manières, il est certain que cette puissance dont nous parlions tout à l’heure, la puissance des salons, s’affaiblit de jour en jour sous le rapport de l’opinion ; il lui restera néanmoins l’influence des mœurs.

Les progrès de l’opinion, qui ont introduit un plus grand nombre d’hommes dans le partage des charges et des avantages de la société, le résultat des affranchissements successifs, doivent amener aussi un développement dans les mœurs. Les classes qui n’ont pas compté dans cette évaluation morale doivent arriver à y être comprises ; et les femmes, dans ces classes, obéiront à leur tour à cette impulsion progressive. Mais il n’en reste pas moins prouvé, pour moi, que les mœurs et les opinions doivent rester sur deux lignes différentes, parce que les mœurs ne peuvent marcher que lentement, sous peine de briser tous les ressorts.

En généralisant cette idée, nous trouverons que les divers peuples continueront de différer entre eux par les mœurs, parce que c’est par les mœurs que doivent se conserver les individualités nationales ; mais qu’ils tendront continuellement à se rapprocher et à se ressembler par les opinions : cette demi-sympathie doit atténuer, par la suite, ce qu’il y a de trop exclusif dans le patriotisme, et multiplier par conséquent les liens de la bienveillance parmi les hommes.

Il est évident que nous perdons ici le principe de l’unité, principe vers lequel la société a constamment gravité à toutes les époques de l’esprit humain. Si nous pouvons à présent nous en écarter sans inconvénient, c’est au christianisme que nous devons ce nouveau bienfait. Le sentiment moral est tellement entré, par lui, dans tous les hommes, qu’il n’a plus autant besoin de se mettre sous la protection des institutions sociales. Cette assertion sera, je l’espère, prouvée lorsque nous serons plus avancés dans notre examen. Mais, je ne puis m’abstenir de l’avouer, ma confiance dans une telle hypothèse vient surtout de ce qu’il faut qu’elle soit vraie pour que la société puisse continuer de subsister : or il m’est impossible de ne pas croire, avant tout, que la société ne peut périr.

M. Ancillon a remarqué fort bien que l’histoire est le tableau de la lutte perpétuelle qui existe entre la nécessité et la liberté. Nous chercherons à établir, plus tard, que, la société étant imposée à l’homme, les lois de la société sont nécessaires. Or les hiérarchies sociales sont au nombre des lois nécessaires. La légitimité est en France au nombre des nécessités sociales ; c’est le seul frein à l’impétuosité de notre esprit et à la mobilité de notre imagination. La légitimité, dont le discrédit dans l’opinion vient uniquement de ce qu’elle est peu comprise, la légitimité est le seul asile qui reste à nos mœurs ; c’est là qu’elles doivent se réunir et se concentrer. Je le dis avec une entière conviction, le jour où nous perdrions la légitimité nous cesserions d’exister comme nation.

Les trois races de nos rois ont une origine commune, qui est le berceau même du christianisme dans les Gaules. Ainsi nos rois nous ont donné notre religion, ou notre religion nous a donné nos rois ; ainsi la religion, la patrie, le roi, se confondent pour nous dans un sentiment commun ; ainsi le dogme de la légitimité n’est point pour nous une chose vague et obscure, il sort de toutes nos traditions, de tous nos sentiments nationaux, de toutes nos affections de famille ; il a crû, il s’est élevé sur le sol même de la patrie ; son ombrage s’est étendu de siècle en siècle sur les générations qui nous ont précédés, sur les tombeaux de tous nos ancêtres. Ainsi nos institutions anciennes furent à la fois le bienfait du christianisme et des rois qui nous gouvernent sous l’empire du christianisme. Nos rois ont étendu et honoré le nom français : tous nos souvenirs de gloire tiennent à eux comme nos souvenirs de religion.

Nos mœurs sont fondées sur le christianisme ; le christianisme ne peut disparaître de la société sans que la société elle-même ne disparaisse. Le trône des Bourbons fut donc la clef de la voûte pour notre système social ; il fut le trône conservateur de la civilisation européenne.

Ne soyons plus étonnés de ce que la conservation de l’Europe soit tellement liée à la couronne de France, puisque la France est encore à la tête de la civilisation actuelle.

La légitimité française vient de sauver l’Europe de l’anarchie dont elle était menacée ; sans cette légitimité, l’Europe aurait acheté de notre ruine et de sa propre ruine la chute de ce génie oppresseur qui pesait sur elle et sur nous.

Louis XVIII, en fondant la monarchie constitutionnelle, a ressaisi pour la France la direction des destinées de l’Europe.