(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IX. Première partie. De la parole et de la société » pp. 194-242
/ 1986
(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IX. Première partie. De la parole et de la société » pp. 194-242

Chapitre IX. Première partie.
De la parole et de la société

Je viens d’esquisser l’histoire de la parole ; essayons maintenant de l’étudier sous le rapport philosophique.

L’homme est éminemment un être social. Sa longue enfance, pendant laquelle il sert de lien à deux êtres, et qui lui est si nécessaire pour se développer graduellement, cette longue enfance, disons-nous, annonce déjà l’intention du Créateur. L’homme a besoin de tout apprendre ; et ses sens ne serviraient qu’à le tromper s’il n’était pas instruit à en rectifier les erreurs. Il ne peut naître que dans la famille, et la famille ne peut exister que dans la société. Son intelligence, comme lui-même, ne peut naître que dans la famille, et, comme lui-même encore, ne peut se développer que dans la société. Cette assertion est également vraie pour le sentiment moral.

Si la longue enfance de l’homme prouve la nécessité pour lui de naître dans la famille, et, par conséquent, dans la société, la brièveté de sa vie prouve avec non moins de force la nécessité où il est de consacrer à l’état social le peu de jours qu’il passe sur la terre. Les livres saints disent que la vie de l’homme fut, au berceau du monde, plus longue, et que depuis elle a été accourcie : je ne cite ici les livres saints que comme dépositaires des traditions antiques. Il semble bien, en effet, que la vie de l’homme n’est point en proportion, pour la durée, avec tout l’ensemble de son existence et de ses facultés. Il n’a le temps de rien finir de ce qu’il ose entreprendre, et c’est ce qui le plonge si souvent dans le découragement et la tristesse, parce qu’il est trop souvent porté à douter des vues de la Providence à son égard. Qu’il se hâte de planter un arbre, car il est menacé de ne pas en recueillir les fruits, de ne point se reposer sous son ombrage ; ou plutôt qu’il ne craigne pas de travailler pour autrui, puisque d’autres auparavant ont dû travailler pour lui-même. Il lui est accordé d’avoir des enfants jusqu’à un âge où évidemment il ne peut plus espérer de les voir en état de se faire leur propre destinée. Tous ses projets, même ceux qu’il peut le plus raisonnablement former, sont trop vastes pour sa courte vie. Mais la société hérite de toutes ces entreprises commencées ; elle hérite de ces projets à peine conçus, que le malheur ou la mort empêche d’exécuter ou d’achever, et qui ne seraient que de vaines pensées, d’inutiles conceptions, s’ils n’étaient pas recueillis par la société, ce grand et universel légataire de tous les hommes. Je ne parle que de la société, parce que l’homme a quelquefois, à cause même de son existence sociale, des devoirs plus impérieux à remplir que celui de se donner des enfants ; et, par la société, il est toujours sûr d’avoir des successeurs.

Cette vie, je le sais, n’accomplit pas toutes les destinées de l’homme ; et la société, qui lui est si nécessaire, ne lui suffit point encore : il lui faut la certitude d’un avenir au-delà de ce monde. Mais nous devons rester dans la série d’idées qui nous occupe en ce moment : il nous suffit d’affirmer que si l’homme a besoin de la société pour développer en lui l’intelligence et le sentiment moral, il est démontré, par cela même, que la société lui est nécessaire aussi pour ses destinées définitives dans une autre vie. Ainsi nous pouvons nous abstenir, dans cette discussion, d’étendre notre vue plus loin que notre existence actuelle.

L’homme n’est jamais né hors de la société ; car la société a été nécessaire pour qu’il naquît, pour qu’il devînt un être intelligent et moral, pour que sa vie fût utile à lui-même en l’étant aux autres : il ne peut être séparé des siens sans cesser d’être ce que Dieu a voulu qu’il fût ; et il doit joindre incessamment ses propres travaux à ceux de ses prédécesseurs, comme ce qu’il est appelé à accomplir agrandira l’héritage commun de ses descendants. En un mot, l’homme, s’il était seul, serait un être incomplet, sans but, sans facultés, sans avenir.

Ainsi tous les raisonnements que l’on peut faire sur un état antérieur à la société sont inadmissibles, puisque cet état serait contraire à la nature et à la destination de l’homme. Nous n’avons pas besoin d’hypothèse là où il y a un fait constant et historique, là où la nature et la force des choses s’expliqueraient encore au défaut des faits, si les faits n’existaient pas. L’état qu’on a appelé l’état de nature est donc une chimère. L’état sauvage ou de barbarie n’est qu’une dégénération dont nous n’avons pas pu suivre les périodes, mais qui certainement n’est ni un état naturel, ni un état primitif.

L’homme a trouvé toujours la société existante, n’importe à quel degré de perfection ; il n’a pu, par conséquent, fonder primitivement la société. Il n’a pas même été libre de choisir l’état social, car la société lui a été imposée comme les autres conditions de son existence.

Les sens sont à l’usage de chaque individu, abstraction faite de ses rapports avec la société ; mais chaque individu a été doué d’un sens intellectuel, que j’appellerai le sens social : c’est la parole.

Un philosophe matérialiste a prétendu que la nature avait procédé par ébauches successivement perfectionnées. Une telle hypothèse ne mérite pas même d’être examinée. Les végétaux ont été faits complets, avec la faculté de se perpétuer tels qu’ils furent dès l’origine. Il en a été de même pour l’homme. Depuis que la nature est observée nous ne voyons pas qu’aucune espèce ait franchi la barrière qui a été fixée dès l’origine ; car, dès l’origine, Dieu avait vu que cela était bien, comme s’exprime le plus ancien historien, Moïse. Lorsque l’homme a voulu exercer sa puissance à faire de nouvelles espèces, soit dans les plantes, soit dans les animaux, il n’a pu parvenir qu’à créer un individu ; et cet individu isolé n’a point eu en lui ce qu’il fallait pour se perpétuer.

L’homme, ainsi que les animaux et les plantes, a dû être complet dès l’origine.

Ce n’est point assez. L’homme étant essentiellement et non point fortuitement, ou par une perfection contingente, ou par choix, mais nécessairement, puisqu’il faut trancher le mot ; l’homme étant nécessairement, disons-nous, un être social, il en résulte qu’il a été, dès l’origine, doué du sens social, de la parole : car la parole est nécessaire pour la société, et l’homme n’a jamais été hors de la société. Remarquons bien que la faculté de parler n’aurait point suffi : dès l’origine il a dû nécessairement parler, puisque dès l’origine il a été nécessairement dans la société.

Ce n’est point assez encore. La parole, qui est le sens social, et qui a dû être, dès l’origine, un sens parfait comme les autres, est, en même temps, le sens par lequel nous existons comme êtres moraux et comme êtres intelligents.

Les animaux ont des instincts inflexibles qui les dirigent avec certitude, parce qu’ils les dirigent nécessairement. L’homme est un être libre ; et il lui fallait un sens qui lui permît l’exercice de sa liberté, un sens au moyen duquel il pût dominer ses organes par la pensée.

Ainsi l’homme ne peut être ce que Dieu a voulu qu’il fût sans la parole ; il ne peut avoir de pensée sans elle : la parole lui sert donc non seulement à la manifestation de sa pensée, mais encore à la production même de cette pensée. Elle lui sert enfin, non seulement pour communiquer sa pensée aux autres, non seulement pour s’en rendre compte à lui-même, non seulement pour l’apercevoir, si l’on peut parler ainsi, mais sans elle il ne penserait pas, comme sans ses yeux il ne pourrait pas voir, comme sans ses mains il ne pourrait pas toucher, comme sans ses oreilles il ne pourrait pas entendre.

Dans l’état social nos organes peuvent se suppléer mutuellement, à cause de notre éducation sociale elle-même ; mais je parle d’une loi primitive de notre être.

L’homme n’étant point un individu isolé et solitaire, et devant toujours vivre au sein de la société, il en résulte que sa puissance et ses développements possibles sont dans la société ; il en résulte encore que la société est souvent un supplément à l’imperfection de ses organes ; il en résulte enfin que la plupart des instincts mêmes de l’homme, si une telle expression est permise, sont placés hors de lui, se trouvent dans la société, ce qui nous ramène encore une fois à cette doctrine de la solidarité, doctrine qui serait ici susceptible de sortir de l’ordre des vérités spéculatives pour entrer dans l’ordre des vérités d’expérience, pour prendre rang parmi les faits historiques.

La nécessité de la parole est donc un fait eu quelque sorte physiologique, comme la nécessité de ses autres organes. L’homme naît donc soumis aux lois de son organisation, non seulement comme être moral et comme être intelligent, mais encore comme être social ; il suffirait même de dire comme être social, car cette désignation comprend les deux autres. Les règles de la conscience sont primitives, mais la parole est primitive aussi. Ainsi les règles de la conscience et les lois générales de la société existent en même temps. En remontant à l’origine de la société, on ne pourrait trouver de pacte conventionnel, parce que jamais des hommes ne se sont réunis simultanément et volontairement pour se donner des lois à priori. Les animaux restent et doivent rester emprisonnés dans leurs instincts divers : l’homme, perfectible sous le rapport de ses facultés comme sous le rapport du sentiment moral ; l’homme, à qui il est donné de savoir et de connaître ; l’homme, qui peut choisir le bien ou préférer le mal, l’homme est un être libre, et ce n’est que dans l’état social qu’il trouve à la fois et les attributs et les limites de sa liberté : alors il peut en abuser, au point de renoncer à la société elle-même, au point de faire le sacrifice de sa vie ou de s’en dépouiller de sa propre main. Au reste, si j’ai employé les mots physiologie et organisation, en parlant du sens intellectuel et moral de la parole, c’est pour me faire mieux comprendre, pour rendre mieux sensible l’analogie de ce sens particulier avec les autres sens de l’homme. Le lecteur n’a pas besoin que je lui trace les justes bornes de cette analogie.

Les livres saints placent toujours la prérogative essentielle de l’homme dans la parole ; en désignant les animaux dépourvus d’intelligence, ils emploient cette expression : les animaux muets. « Ne vous rendez point semblables aux animaux muets », disent-ils ; et nos philosophes n’ont pas fait attention qu’en fondant la doctrine de l’invention de la parole ils ont fait de l’homme un animal muet lorsqu’il est sorti des mains du Créateur, ou plutôt, pour me servir de leurs propres termes, lorsqu’il a été produit par la nature. Encore ici les livres saints peuvent être considérés, indépendamment de l’inspiration, comme dépositaires des traditions antiques ; et il ne faut pas oublier que le plus ancien des écrivains sacrés, Moïse, d’après le témoignage de l’apôtre saint Jacques, s’était rendu savant dans les sciences des Égyptiens. Le Pymandre, livre assez peu intelligible, attribué à Mercure, mais qui paraît avoir été composé dans les premiers siècles de l’Église, c’est-à-dire à une époque où une foule de traditions graduellement défigurées et affaiblies finissaient, et où l’on cherchait à les faire revivre en les rattachant au christianisme ; ce livre, qui contient, quoi qu’il en soit, les éléments de la philosophie hermétique, fait de la pensée et de la parole une émanation directe de Dieu. Nous pourrions, à ce sujet, remarquer les rapports qui existent entre la philosophie hermétique, la philosophie indienne et le mysticisme des théosophes ; mais cette digression nous mènerait beaucoup trop loin.

Si l’homme avait inventé le langage et fondé la société, il faudrait savoir par où il a commencé, ce qui ne serait pas un médiocre embarras. Il faudrait ensuite examiner la question sous ces deux faces, et prouver l’impossibilité d’inventer le langage sans la société, ou de fonder la société sans un langage établi. Serait-il même possible d’inventer une langue sans inventer en même temps l’écriture, et l’invention de l’écriture peut-elle accompagner l’invention du langage ? Il me semble que sur cette route on rencontrerait bien des obstacles.

Sans doute je ne nie point à l’homme, d’une manière absolue, la faculté d’inventer l’écriture, quelle que soit d’ailleurs la difficulté d’une telle invention. Je dis seulement que l’on ne saurait concevoir l’invention d’une langue, sans l’invention au moins simultanée de signes écrits ; car, sans le secours de ces signes écrits, par quels moyens des intelligences humaines pourraient-elles embrasser tout le système du langage ? et même pour apprécier les obstacles qu’il y aurait à surmonter il faut entrer dans l’hypothèse des partisans de l’invention des langues, hypothèse qui nous présente l’homme, à son origine, pauvre, chétif, misérable. Un tel point de départ me paraît le comble de l’absurdité ; et cependant il faut bien descendre jusque-là. Mais le langage existant une fois, n’importe de quelle manière, il est plus facile de comprendre comment l’homme a pu ensuite fixer la parole par l’écriture : les difficultés ne sont rien lorsque l’on parvient à écarter l’impossibilité absolue. Ainsi donc, l’objection que je fais en ce moment ne porte toujours que sur l’invention de la parole.

Selon quelques archéologues les mots ont eu, dans les langues primitives, une énergie par eux-mêmes, et indépendamment d’un sens convenu : d’autres archéologues sont allés plus loin encore, car ils sont allés jusqu’à attribuer à la parole écrite, aux caractères, une partie des prérogatives de la langue parlée. Cela peut être vrai de l’écriture hiéroglyphique, qui sans doute eut une énergie propre, mais cela me paraît au moins très douteux pour l’écriture syllabique. Seulement ce qui est incontestable c’est que nos langues dérivées ont perdu un grand nombre des propriétés qui distinguèrent les langues primitives, et qui excitent un si profond étonnement dans l’étude des langues indiennes. Je ne discuterai point, au reste, les assertions que je viens d’exposer ; mais je n’ai pas voulu laisser ignorer au lecteur que ce sont des opinions plus ou moins admises par la plupart des archéologues qui se sont occupés du problème de la formation du langage, et par tous les théosophes sans exception. Je ne les discuterai point, uniquement parce que je ne veux pas être arrêté par des objections. D’ailleurs la science des étymologies est encore bien récente : espérons que la connaissance des langues orientales, qui commence à se répandre en Europe, nous fournira, par la suite, d’autres données.

Quant à présent nous sommes obligés de nous en tenir au raisonnement.

L’objection qui a toujours été considérée comme la plus forte et la plus insoluble contre l’invention du langage a surtout consisté dans la difficulté d’inventer le verbe avec ses étonnantes propriétés. Je voudrais bien, en effet, que l’on expliquât comment l’homme aurait pu parvenir de lui-même à imaginer tout à coup la manifestation la plus complète de l’intelligence et de tous les sentiments moraux, puisque le verbe, parole par excellence, lien merveilleux de tout discours, contient le sentiment même de l’existence avec tous ses modes et toutes ses modifications. Le verbe est à la fois la plus haute abstraction, la plus forte empreinte de la conscience de soi et de la croyance à ce qui n’est pas soi, l’expression la plus ferme, la plus déliée, la plus flexible et la plus certaine. Le verbe, enfin, embrasse tous les temps, et crée le souvenir et la prévision. Oui, la pensée même de Dieu, la pensée éternelle et contemporaine de tous les temps, cette pensée est dans le verbe. Mais encore n’est-ce là qu’une partie du problème. L’invention du substantif présente une difficulté non moins insurmontable.

Smith, qui a traité de la formation des langues, n’hésite point à croire que l’adjectif a dû précéder le substantif. Il est certain qu’en se plaçant dans l’hypothèse de la formation successive du langage, c’est ce qu’il y avait de plus raisonnable à dire. On n’a pas pu donner de suite un nom essentiel à l’objet ; on a été obligé de le désigner d’abord par ses qualités les plus accessibles aux sens. Toutefois Smith n’a pas vu la difficulté où elle est réellement : ce n’est point avec l’analyse philosophique que l’on peut y parvenir, car Smith a fait, à mon avis, par le moyen de cette analyse, tout ce qu’il était possible de faire. Il y a là une pensée religieuse qui n’a échappé à aucun théosophe, et que M. de Maistre a parfaitement saisie dans son Essai sur le principe générateur des sociétés humaines ; c’est que l’homme n’a pas reçu le pouvoir de nommer. Nommer, c’est constater l’existence : or ceci me paraît pour le moins autant au-dessus de l’homme que l’expression du sentiment de l’existence, qui repose dans le verbe. L’homme n’aurait donc pas inventé le substantif. Et même je conçois que si, une fois, il avait pu s’élever à nommer, il aurait pu franchir la grande difficulté du mot-lien. On a vu des hommes qui, par une suite quelconque d’altérations dans les facultés intellectuelles, en sont venus à perdre absolument la mémoire du substantif ; je puis attester un exemple de ce singulier phénomène physiologique. Je pense donc que l’homme aurait été arrêté d’abord par la création du substantif ; mais je ne crois pas, comme Smith, qu’il eût pu y suppléer par l’adjectif : le signe abstrait serait bientôt devenu le signe concret : le système de Smith ne fait donc que reculer la difficulté. Avant que chaque chose eût reçu un nom, avant que ce nom eût été adopté par tous, combien de siècles se seraient écoulés ! Je vois comment Lutetia Parisiorum a pu devenir Paris, mais je ne vois pas comment existe le mot Lutetia. Je suis dans la même ignorance à l’égard de Lugdunum, et je ne comprends pas trop, en outre, comment Lugdunum a pu devenir Lyon. Dans les livres saints le nom d’un être, le nom d’une chose, sont l’être même et la chose même. Il paraîtrait plutôt, si ce n’est pas Dieu qui nomme, que c’est la société, ministre de Dieu en cela ; ou la tradition, organe de la société ; ou bien c’est la chose même qui se nomme, car quelquefois le nom sort de la chose. Platon, en disant que les noms ne sont point arbitraires, qu’ils ont un rapport avec les choses, dit, par là même, que le nom sort de la chose, et que l’homme n’a pas le pouvoir de nommer.

Nous avons vu l’homme vouloir usurper la prérogative de nommer : alors il a mal nommé, et le nom n’est pas resté. L’homme a voulu faire d’un nom un monument durable, mais ce monument n’a pu survivre à celui qui avait imposé le nom ; car l’orgueil de l’homme est sujet à recevoir des démentis. Un père n’a jamais donné un nom à son fils ; le fils l’a toujours reçu de la société, ou de la religion, ce qui est la même chose. Nul ne peut changer son nom, si la société elle-même ne le change pas : c’est le nom seul qui est immortel parmi les hommes ; et c’est le nom seul qui porte le fardeau de l’opprobre ou la couronne des bénédictions.

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les noms d’hommes et de lieux, qui eurent, dans les temps anciens, une énergie si singulière, qui furent une poésie si merveilleuse ; sur ces lieux sans nom qui étaient, selon Virgile, autour du palais d’Évandre ; sur ces autres lieux où, comme dit Lucain, nulle pierre n’était sans nom : c’est que la renommée s’était assise sur les ruines de Troie, et qu’elle n’avait point encore visité les sept collines qui devaient être la ville éternelle. Il y aurait beaucoup de choses à dire encore sur ce désir que chacun a de donner une signification à son nom, afin de vivre chez les races futures, car nul ne peut espérer de vivre sans, un nom qui ait une signification ; sur l’impossibilité où l’on fut toujours d’acclimater un nom en poésie, quand il n’est pas déjà lui-même de la poésie. Enfin il y aurait à rendre compte des superstitions rabbiniques au sujet du nom incommunicable et sacré de Jeovah, nom formé, comme on sait, de la combinaison du présent, du passé, du futur du verbe être, et qui renferme, par son énergie propre, le sentiment essentiel de l’existence continue et non successive, en d’autres termes, éternelle et contemporaine de tous les temps ; ce qui, pour le dire en passant, a cela de remarquable, que le substantif par excellence tire ici son origine du verbe. Nous, pourrions également, si nous voulions épuiser ce sujet, parler des noms cabalistiques et magiques, traditions détournées de la croyance primitive dans la force des noms. Les évocations des morts et des esprits sont un autre signe de ces sortes de traditions. Nul préjugé, nulle superstition, n’existent sans une raison.

Au reste, sans entrer dans un tel ordre de recherches qui ne laisserait pas assez de prise à la discussion, je puis m’arrêter quelques instants sur les traces incontestables d’usages antiques. Nous savons, et nous ne pouvons en douter, que les noms de lieux étaient significatifs, ainsi que les noms d’hommes. Les villes anciennes eurent constamment deux noms ; l’un mystérieux et sacré, l’autre purement civil, comme Troie, qui s’appelait Ilion ; comme Rome, qui s’appelait Valentia. Les hommes eurent souvent aussi deux noms : on retrouve, à un certain âge de la société, ces doubles noms affectés de prérogatives ou des significations différentes, dont l’un est le nom d’un être connu dans le ciel, et dont l’autre est le nom du même être connu sur la terre. Nos noms actuels, n’emportant point avec eux de signification, sont sans poésie : nous y suppléons par des épithètes, ou en ressuscitant d’anciens noms dont la signification ne nous est pas connue, mais auxquels nous en supposons une, avec quelque raison. Un des avantages, entre autres, de la noblesse, est de donner un nom significatif, ou au moins un nom auquel il est permis de supposer une signification. Le temps, à cet égard, est grand poète et grand coloriste.

Après avoir signalé la difficulté d’inventer le verbe et le substantif, nous aurions à signaler une sorte d’abstraction qui présente des difficultés peut-être plus grandes encore, je veux parler de la préposition ; mais cette partie de la discussion serait trop métaphysique, et je crois inutile d’y toucher. Je reviens donc sur mes pas. Si l’homme n’a pas plus inventé le langage que la société, il en résulte qu’il est né avec la parole, ou que la parole lui a été enseignée.

Je suis donc obligé d’admettre nécessairement la révélation de la parole. On me dira ce qui a été déjà dit plusieurs fois, que c’est un moyen très commode de se tirer d’embarras. Mais qu’importe que ce moyen soit commode ? Il s’agit de savoir si c’est la vérité. D’abord je ne vois pas pourquoi Dieu n’aurait pas donné immédiatement la parole à l’homme, dans l’origine, comme il lui a donné ses autres sens. L’intelligence de l’homme, dans quoi aurait-elle été contenue, ou quel aurait été l’instrument de cette intelligence ? Certains philosophes matérialistes, qui n’ont pas reculé devant la rigueur des conséquences, ont donné pour ancêtre à l’homme une huître. Il est certain qu’il faut en venir là si vous écartez la révélation de la parole. L’homme alors aurait fait successivement ses organes et ses sens ; et le sens de la parole, le plus parfait de tous, serait venu le dernier. Mais ne nous arrêtons point sur une hypothèse qui a l’air d’un jeu de l’esprit.

Tous conviennent que si Dieu n’a pas donné immédiatement la parole à l’homme, du moins il l’a doué d’une intelligence telle, que l’homme a d’abord pensé, et qu’ensuite, venant à abstraire ses pensées, il a été conduit peu à peu à les revêtir d’un signe extérieur. C’est là, comme nous l’avons expliqué, le système de Smith ; mais ce système est contredit par l’expérience : on ne trouve à asseoir une telle opinion ni sur les monuments de l’histoire, ni sur les monuments de la fable. Et d’abord je prie de considérer encore une fois quelle suite de siècles il faudrait pour parvenir à faire une langue, chose qui serait déjà si difficile avec toutes les données que nous avons. Or l’histoire du genre humain nous prouve que l’homme n’a jamais été un instant orphelin ; elle nous prouve que l’organisation des premières sociétés fut très forte ; elle nous prouve que les langues ont toujours été douées des mêmes formes, et qui sont la preuve du plus haut déploiement possible de l’intelligence humaine. Cela même est si vrai que la faculté de comprendre toute l’économie d’une langue quelconque annonce l’esprit le plus vaste et le plus profond : que serait-ce donc s’il s’agissait d’inventer cette langue ou de créer le langage ? Tout pourrait être successif dans la formation de la société ; le langage seul ne peut pas être successif dans la combinaison de ses éléments primordiaux. Les langues se perfectionnent par l’accroissement du nombre des mots et des tournures, mais non point par l’accroissement des formes du langage. Elles ne changent point sous le rapport de leurs éléments constitutifs, c’est-à-dire sous le rapport de ce qu’elles ont de commun entre elles, et qui est le fondement de la grammaire générale ; non plus que sous le rapport de ce en quoi elles diffèrent entre elles, et qui constitue le génie particulier de chacune. Si elles avaient été inventées, elles auraient dû l’être d’un seul jet, ce qui est contraire à toutes les expériences sociales ; mais loin que l’homme puisse inventer les langues, il ne peut pas même les perfectionner. C’est la société et non l’homme qui les élabore. Or la société n’a pu exister sans la parole ; et l’homme nu pu exister sans la société. Il est même permis d’affirmer que les langues, au lieu de s’être perfectionnées, se sont dégradées en succédant les unes aux autres. Ce que je regarde ici comme une dégénération dans les langues est regardé par Smith comme une simplification, et, par conséquent, comme un perfectionnement ; car s’il trouve que l’abstraction soit nécessaire à la première formation des langues, c’est par l’abstraction encore que les cas et les conjugaisons, selon lui, parviennent à se simplifier. Mais il avoue en même temps que ce que les langues gagnent ainsi en philosophie et eu métaphysique, elles le perdent du côté de la poésie. Il n’a pas fait attention que les langues ne peuvent pas franchir les limites naturelles fixées par le génie qui les distingue entre elles et les sépare à jamais. Quoi qu’il en soit, une langue ne vient à être bien comprise et parfaitement analysée qu’à un âge très avancé de la société ; encore y a-t-il peu d’hommes qui parviennent à cette profondeur de l’analyse.

Je ne ferai point l’objection, d’ailleurs si forte, de demander, puisque toutes les langues sont fondées sur les mêmes éléments, pourquoi, si l’homme les a inventées, il n’y a pas de différence entre elles pour leur organisation essentielle, pour leur structure grammaticale. On me répondrait sans doute que c’est parce que les lois du langage sont fondées sur la forme primitive de l’intelligence, ce qui, au fond, serait mettre un mystère à la place d’un autre mystère. On me répondrait encore que l’homme étant doué d’une grande puissance d’imitation, et ayant de plus une certaine paresse qui le porte à adopter les méthodes existantes, pour se dispenser d’en créer de nouvelles, il a dû en résulter naturellement que lorsqu’une langue a été une fois inventée, il a pu se contenter des formes qu’il a trouvées, et qu’alors toutes les langues se sont moulées les unes sur les autres. Je ne contesterai point cette thèse ; car, en d’autres termes, c’est la mienne : seulement on sera parvenu à écarter la révélation ; mais il restera toujours à expliquer comment s’est faite la première manifestation de l’intelligence humaine. Enfin si je demandais pourquoi il ne se forme plus de langues, on aurait à me répondre, avec beaucoup de raison, que ce serait fort inutile. J’en conviens ; mais, en mathématiques par exemple, l’homme ne recherche-t-il que les applications utiles ? D’ailleurs, quand les langues ne seraient considérées que comme une méthode, n’est-ce rien qu’une méthode plus parfaite ? Lorsque Leibniz voulut composer une langue, il ne trouva point d’autres lois que celles qui existent actuellement ; il se borna et il dut se borner à se servir de celles qu’il trouva. Cependant je le crois un des génies les plus investigateurs qui aient jamais paru. Au reste, l’invention d’une langue lorsque déjà il en existe, ne prouve rien ; et je sais qu’il en est dans l’Inde qu’on croit avoir été inventées. Il s’agit encore de savoir si elles sont fondées sur d’autres éléments que les langues primitives ; et n’est-il pas démontré jusqu’à l’évidence que non seulement elles ne sont pas fondées sur d’autres éléments, mais même que les éléments qui forment la base de nos langues actuelles sont loin d’avoir les mêmes prérogatives et de donner la même puissance à l’exercice de nos facultés morales et intellectuelles ?

Une autre considération vient encore à notre secours. Tout est immobile dans l’antique Orient. Les peintures que font les anciens historiens des mœurs, des habitudes, des institutions de ces peuples, semblent avoir été écrites aujourd’hui par des voyageurs qui en arrivent. Les langues auraient donc été faites tout d’une pièce par des hommes en qui la force de l’intelligence aurait fait prévoir les besoins futurs de la pensée ; il est présumable en effet qu’en remontant à l’origine de ces sociétés, grossière et misérable comme il faut la supposer dans une telle hypothèse, ce ne seraient pas ces sortes de besoins qui auraient commandé les premiers l’emploi de la parole. Il faut avouer que les hommes qui ont inventé les lois du langage ont donné du repos a notre intelligence pour jusqu’à la fin du monde ; car certainement les langues étant faites, tous les travaux qu’elle peut accomplir sont bien faibles en comparaison de celui-là. Mais ne faisons pas trop d’honneur aux premiers hommes ; car les inventeurs du langage seraient les inventeurs de l’intelligence humaine elle-même.

Des savants ont établi et prouvé qu’il y avait plusieurs familles de langues, évidemment distinctes dans leurs origines, et qui admettent des procédés fort différents pour compléter un système de langage. Il serait bon d’examiner, à cet égard, les idées de M. Frédéric Schlegel et de M. William Jones ; mais il faudrait toute l’érudition et toute la variété de connaissances qui distinguent ces savants hommes pour exposer leurs idées, dont la discussion n’est point, au reste, rigoureusement nécessaire dans cet écrit. Je dois me borner aux résultats. Chez certains peuples, la langue fut toute composée d’onomatopées ; et ces langues qui reposent sur l’imitation par les sons repolissent aussi la pensée de l’invention du langage par l’homme, car elles n’excluent point les autres éléments constitutifs de la parole : or c’est toujours là qu’est toute la difficulté. Elles ont, comme les autres, des noms et des déclinaisons de noms, des verbes et des conjugaisons de verbes. On distingue encore deux principales familles de langues, celles où les modifications du substantif et du verbe sont des mots différents, et celles où ces modifications se marquent par des changements dans le substantif et dans le verbe eux-mêmes. Il en est de même de l’union ou de la séparation du substantif et de l’adjectif, et des cas par les désinences ou par les articles. Les langues où les cas se marquent par des désinences ont une harmonie plus naturelle ; et il est possible que ce soit la seule raison de l’introduction de la rime dans les langues qui se refusent absolument à la désinence pour les cas, parce que alors il a fallu suppléer, dans la versification, à l’harmonie essentielle par une harmonie de convention ou artificielle. Quand je dis qu’il a fallu, il est évident que ce n’est point l’homme qui a voulu, c’est le génie même de la langue qui a commandé impérieusement. Les synonymes ont dû aussi se multiplier à l’infini dans les langues sans adjectifs ; car si les cas marquent les accidents d’un mot, l’adjectif en marque les qualités ; et lorsqu’on n’a pas eu d’adjectif, il a fallu autant de noms pour le même objet que cet objet a eu de qualités différentes.

Enfin il y a des langues transpositives et des langues analogues : cette différence mérite peu d’attention, quoiqu’elle soit si considérable : on sent trop bien que les inversions ne sont que facultatives, et tiennent à la même loi que les désinences. Il y a encore des langues, comme le chinois, où la langue écrite et la langue parlée sont absolument indépendantes l’une de l’autre et tellement indépendantes que la même langue écrite peut servir à plusieurs peuples qui parlent chacun une langue différente. Mais ici nous serions ramenés à cette autre difficulté, déjà signalée par nous, de la langue écrite ; car, même pour les peuples où la langue parlée et la langue écrite sont la même, il est certain que la langue écrite n’est que par convention, et non point essentiellement la peinture de la langue parlée.

M. William Jones et M. Schlegel ont adopté deux systèmes opposés, celui d’une origine commune et celui d’une origine différente pour les langues. Ils sont d’accord tous les deux sur ce point, que les langues ne se sont pas perfectionnées successivement : Court de Gébelin a pensé le contraire. Il est étonnant qu’ayant refusé à l’homme le pouvoir de créer la parole, ce dernier N4ait pas été conduit, par la rigueur de la conséquence, à lui refuser aussi le pouvoir de perfectionner les langues. Au reste, le système de M. Schlegel offre une difficulté de plus, en adoptant plusieurs origines : ce qui l’a porté, sans doute, à reconnaître ainsi plusieurs origines différentes, c’est le besoin de s’affranchir d’une difficulté non moins grande, celle d’expliquer comment des langues ont pu changer de nature, se dépouiller, par exemple, des affixes pour se revêtir des inflexions. Son frère, M. W. Schlegel, dit fort bien, à ce sujet, que « si l’on pouvait parvenir à répondre à cette question par des faits d’une certaine évidence, une foule de problèmes relatifs aux origines de la civilisation se trouveraient par là même résolus ».

Mais je ne sais pas si, en remontant plus haut, on ne pourrait pas tout concilier. Ne pourrait-on pas dire, en effet, qu’il y a plusieurs races d’hommes, qui, chacune à part, ont été conservatrices de certaines formes de civilisation ? Ne pourrait-on pas même dire que certaines races sont inhabiles à parvenir à certains degrés ou à recevoir certaines formes de civilisation ? Ces races ont cependant une origine commune ; mais, dès le commencement, Dieu distingua les fils d’un même père par différentes sortes de prérogatives ou de bénédictions : ceci est dans la Bible et dans toutes les traditions primitives du genre humain, et me paraît historiquement prouvé, car, s’il ne s’agissait que d’une hypothèse explicative, elle serait susceptible d’être contestée. Me pourrait-on pas également dire que la langue primitive, celle qui fut donnée à l’homme par Dieu même, se composait à la fois d’onomatopées et de mots synonymes sans imitation de sons ; qu’elle produisait les modifications du substantif et du verbe, tantôt par son énergie propre, tantôt par des adjonctions ; qu’elle eut à son choix les cas par désinence ou par l’article ? Ne pourrait-on pas dire qu’ensuite, lorsque les enfants d’un même père se séparèrent, alors ils se partagèrent l’héritage de la langue commune selon le plus ou moins de faculté d’esprit ou d’imagination dont ils avaient été doués ? Ne pourrait-on pas dire que les uns restreignirent leur langue aux onomatopées, les autres aux mots à inflexions, plus favorables à la mémoire, les autres aux mots sans inflexions ? Ne pourrait-on pas dire que toutes les langues, néanmoins, conservant un certain nombre de traditions primitives qui établissaient la filiation, ont mêlé, de temps en temps, et pour de certains mots, ces attributs différents ? Ne pourrait-on pas dire que si ce partage s’est fait ainsi, c’est sans calcul et par une suite de dégradations ou de perfectionnements que nous ignorons ? Ne pourrait-on pas dire aussi que chaque race humaine ayant été affectée de prérogatives différentes, il y a eu, dans le genre humain, un droit d’aînesse, comme tout paraît le prouver, et que ce sont les races aînées qui sont restées dépositaires des titres de famille ? La confusion des langues à la tour de Babel est un événement historique, ou, dans tous les cas, pour ceux qui repoussent l’autorité des livres saints, l’allégorie d’un événement historique.

Enfin a-t-on assez réfléchi à cette différence de la langue écrite et de la langue parlée ? Et ici il n’est point question du chinois ; mais la différence que nous voulons signaler, aucune langue ne peut l’éviter, parce qu’il n’y a pas de signe syllabique qui soit la représentation exacte du son, même la valeur rigoureuse des signes étant donnée. Dans notre langue, où le signe se rapproche beaucoup plus de la parole que dans d’autres langues, combien de signes qui ne sont que pour les yeux, et où nous sommes obligés de nous représenter la phrase écrite pour atteindre au sens de la phrase prononcée ! Cet exemple suffit pour nous donner une idée a-la-fois et de l’union intime de la langue écrite avec la langue parlée et de la séparation de ces deux langues. Nous trouverions de plus, dans cette simple considération, une forte présomption pour croire que, par le langage, l’homme a le plus souvent voulu s’adresser à deux sens, celui de l’ouïe et celui de la vue. La langue de l’ouïe et la langue de la vue ont été tantôt très distinctes, tantôt confondues ; mais elles ont fourni l’une et l’autre des tropes différents qui se sont mêlés dans la langue écrite et dans la langue parlée, et qui les ont enrichies toutes les deux. Que l’on se souvienne de ce que nous avons dit plus haut sur la difficulté d’inventer le langage sans l’écriture, et l’on sentira tous les inconvénients du système de l’invention du langage pur l’homme : mais ce système une fois rejeté, les cordonnets des anciens Égyptiens, si semblables aux quipos des Péruviens, peuvent, avec raison, être regardés comme le premier pas de l’invention de l’écriture.

Enfin encore, a-t-on assez réfléchi à cette force qui est dans les langues et qui fait la certitude de la science étymologique, certitude qui est toute de tact, où l’erreur n’est à craindre que lorsqu’on se laisse entraîner par l’esprit de système, où elle ne sera plus même possible si l’on parvient à déterminer la filiation des langues, parce que alors on ne courra plus le risque d’appliquer les mêmes raisons et les mêmes règles à des familles différentes de langues ? A-t-on assez réfléchi, enfin, à cette force des racines primitives qui naît en même temps, par une merveilleuse fécondité, et du son émis et du signe figuré, et dont l’étude seule est la source des plus hautes méditations ?

Le président de Brosses et Court de Gébelin ont décrit avec un grand soin l’appareil de la voix. Le premier, surtout, a déduit d’ingénieuses hypothèses de la description détaillée de ce merveilleux appareil du premier de nos sens. Son ouvrage est un vrai prodige de patience, un chef-d’œuvre sous le rapport de la finesse de l’analyse et de la ténuité d’une foule d’observations. Mais ni le président de Brosses ni Court de Gébelin ne sont descendus assez avant, n’ont poussé assez loin leurs conséquences. Ils n’ont quitté l’un et l’autre le scalpel de l’anatomiste que pour rêver chacun une théorie différente. Il fallait commencer par faire comprendre ce qu’il y a de l’âme dans cette voix de l’homme, qui est un souffle de Dieu. Alors ils auraient pu, avec toute leur science, trouver la raison de la filiation des langues et des transformations des mots lorsqu’ils passent d’une langue dans une autre ; ils auraient pu, après avoir remarqué que le son de la voix est un trait physiognomonique très important dans l’homme, peut-être le plus important de tous ; ils auraient pu, dis-je, remarquer combien est caractéristique aussi l’accent qui signale les peuples divers et qui anime leurs langues ; ils auraient pu remarquer qu’il y a des familles et des nations distinguées par l’analogie des sons de la voix comme par celle des lignes de la figure, ou des couleurs de la peau et par les habitudes des cheveux. Tout n’aurait sans doute pas été susceptible d’une démonstration rigoureuse, mais on serait parvenu à prouver que la difficulté de réunir tous les faits nécessaires est le seul obstacle réel à cette démonstration : ils auraient pu tirer de là l’induction que la parole est le sens intellectuel et moral, le sixième sens de l’homme. Mais ils se seraient bien gardés de conclure, comme le président de Brosses, de la perfection de l’organe vocal, que l’homme avait pu contribuer au perfectionnement de cet organe et inventer le langage ; ou, en d’autres termes, que cet organe avait été oisif pendant un certain temps, et que l’homme avait existé, au commencement, sans la parole. La faculté que nous avons de recevoir la transmission de la parole est une faculté assez inexplicable en soi pour qu’on ne doive pas être tenté d’y ajouter encore la faculté de l’inventer. Quant à moi, je ne puis comprendre la communication de la pensée par la parole qu’en attribuant à la parole l’énergie primitive, ou un reste de cette énergie dont elle fut douée par l’Auteur de toutes choses. Pour se dispenser d’adopter une révélation première du langage, on est obligé d’admettre une série de miracles qui se renouvellent tous les jours avec la même raison de douter pour l’incrédule. Ne vaudrait-il pas mieux se reposer dans la croyance d’un premier acte de la volonté divine ?

Remarquons ici en passant, à l’occasion des accents qui donnent la vie aux langues et qui sont un trait caractéristique de la physionomie des différents peuples, remarquons, dis-je, que la langue française, dépouillée d’accents plus qu’aucune autre langue, en est plus propre à remplir les fonctions de langue universelle, dont Dieu lui a imprimé le caractère. Elle n’est pas dépouillée de l’accent tonique, car alors elle serait inhabile à toute poésie ; mais elle est dépouillée de cette sorte d’accent qui fait que la prononciation s’appuie davantage sur certaines parties de l’appareil vocal. Nous employons cet appareil tout entier sans aucun effort ; c’est le jeu le plus simple et le plus naturel de cet admirable mécanisme.

M. Schlegel a fort bien remarqué que la question de l’origine du langage devait être traitée historiquement, et non point expliquée par une théorie spéculative. Les matériaux nous manquent à présent ; mais sur tous les points de la terre il y a des hommes qui s’occupent à les rassembler. Déjà la science des étymologies commence à n’être plus une science aussi conjecturale. Déjà il passe pour démontré qu’il y a plusieurs familles de langues comme il y a plusieurs races d’hommes. Nous parviendrons sans doute à arriver aux généalogies des races humaines par les généalogies des langues. Si les métaphysiciens qui ont attribué à l’homme l’invention du langage avaient, je ne dis pas étudié, mais seulement jeté les yeux sur le peu de renseignements historiques qui existent, sur le très petit nombre de faits qui ont été rassemblés, ils auraient appris que leurs théories étaient contraires à tout ce que nous savons de certain ; ils auraient appris que toutes les doctrines de l’antiquité leur sont opposées ; ils auraient appris que plus l’on remonte haut, c’est-à-dire plus l’on s’approche du berceau au moins présumé de l’espèce humaine, plus l’on trouve les langues parfaites et fécondes. Le temps use tout. Les langues ont subi aussi les épreuves du temps ; elles se sont détériorées, elles ont perdu de leur énergie propre et de leurs attributs en se succédant, comme les générations humaines se détériorent, comme les races royales perdent de leur ascendant et de leurs prérogatives. Les langues qui sont restées immobiles sont celles qui n’ont pas été livrées à la multitude.

Deux sortes de matériaux s’assemblent, aujourd’hui, ceux qui pourront servir à l’histoire géologique du globe, et ceux qui pourront servir à l’histoire des langues. Il ne peut manquer de sortir une grande lumière de cette foule de recherches auxquelles on se livre en ce moment.

Le mot étymologie, qui signifie discours vrai, a donné lieu à deux explications qui ont partagé les anciens philologues. Les uns ont entendu par discours vrai une science qui établit la vraie filiation des mots. Les autres ont entendu par discours vrai une science qui établit le vrai rapport ou le rapport primitif des mots avec les choses. Il est évident que les deux explications sont fondées, et qu’il faut établir d’abord la vraie filiation des mots pour arriver aux rapports qu’il veut, à l’origine, entre les mots et les choses. Dans ce sens, le mot étymologie voudrait dire la science de la vérité, et je pense que c’est ce que les anciens entendaient. Les Romains donnèrent une grande attention aux étymologies. Varron avait fait sur cette matière des recherches immenses qui ne sont point parvenues jusqu’à nous. Verrius Flaccus avait composé un traité de la signification des mots. Mais il est facile de présumer que ces savants hommes n’avaient pas assez de données. Leurs travaux sans doute nous seraient très utiles comme renseignements, et nous devons les regretter sous ce point de vue. L’esprit des traditions primitives s’était d’abord perdu à Rome. Leurs livres sibyllins n’existaient plus dans le temps où les Romains commencèrent à cultiver les lettres. Ils avaient fort peu étudié les origines phéniciennes ; ils n’avaient songé qu’à écraser Carthage ; et tous les monuments littéraires de ce peuple malheureux périrent avec lui par la farouche incurie du vainqueur. Quoique la Judée fût devenue une province romaine, les Romains négligèrent les livres des Juifs. Lorsque la langue grecque s’introduisit chez ces maîtres impitoyables du monde pour les polir, ils voulurent d’abord la repousser, parce qu’il leur eût mieux convenu de rester barbares : lorsque, plus tard, cette langue leur fut devenue familière, ils ne voulurent y puiser que les doctrines philosophiques. Les poètes grecs ne furent pour eux que ce qu’ils ont été ensuite pour nous, c’est-à-dire d’aimables enchanteurs plutôt que des sages et des dépositaires d’anciennes traditions. On voit que Denys d’Halicarnasse, non plus que Tite-Live, ne songèrent point à discuter les monuments et les origines, à pénétrer le sens primitif des fables, et qu’ils se bornèrent à consacrer historiquement les contes populaires sur la fondation et sur les premiers temps de Rome. Enfin il ne paraît pas que les Romains aient jamais soupçonné le génie allégorique de l’antiquité ; nous-mêmes, sans la Bible nous ne nous y serions jamais élevés. La nécessité où nous nous sommes trouvés d’affermir notre croyance dans le témoignage de Moïse sur les commencements des différents peuples de la terre, sur les premiers faits du genre humain, nous a forcés à soulever le rideau des cosmogonies mensongères, à expliquer les harmonieuses énigmes des filles de Mémoire.

Condillac a fait un roman sur la formation du langage : il en tire cette conclusion vraiment inconcevable, la nécessité de signes arbitraires. Cela seul me dispense d’analyser ce roman, d’ailleurs plein d’aperçus très fins et très spirituels. M. de La Harpe, en rendant compte des ouvrages de ce célèbre grammairien, qui fut aussi un habile métaphysicien, M. de La Harpe insiste à son tour sur la nécessité des signes. Si Condillac eût médité avec soin l’ouvrage du président de Brosses, dont nous avons parlé plus haut, il aurait pu parvenir à la solution qu’il cherchait, c’est-à-dire à la possibilité de l’invention du langage par l’homme, sans avoir besoin de recourir à la nécessité des signes arbitraires, parce qu’il aurait pris dans la forme même de l’instrument vocal toutes les données de son roman, qui aurait certainement beaucoup gagné en vraisemblance.

J.-J. Rousseau, dans son Discours sur l’Inégalité des conditions, avait très bien saisi le point de la difficulté, et il avait renoncé à résoudre le problème ; mais il a voulu ensuite faire aussi son roman sur l’origine des langues. Là, il est à la fois ingénieux, éloquent, parfait coloriste ; et ses hypothèses, il les puise dans la nature même des choses. Il part d’une pensée féconde, la distinction entre les langues domestiques ou de famille, et les langues des hommes réunis en corps de tribus ou de nations. Il faisait naître les unes des autres. Il aurait fini par rencontrer la vérité sur cette route s’il n’avait pas été abusé par une première erreur, qui a été le fondement des autres, l’erreur de croire à un état de nature qui aurait précédé la société. Cet homme, en qui les sentiments étaient si vrais, s’abandonna trop souvent aux fascinations de son esprit naturellement raisonneur.

Charles Bonnet, dans son Essai de Physiologie, examine ce que l’homme a pu être avant qu’il eût la parole. Cette supposition absurde est comme un voile jeté sur l’objet des recherches de cet admirable observateur. Il ne peut parvenir à voir dessous ce voile, quoiqu’il l’eût percé de toutes parts avec les lumières d’un sens si parfaitement droit et religieux ; tant est puissante la préoccupation d’une première idée ! Cependant on trouve dans sa Contemplation de la Nature, au sujet de l’orang-outang qui ne parle point, quoiqu’il présente à l’œil même de l’anatomiste de si grandes conformités avec l’homme, on trouve, dis-je, ces mots : « Il ne pense donc point, car pour penser il faut parler. »

M. Degérando croit qu’il suffit que l’homme ait été doué de la faculté de la parole pour qu’il ait pu s’élever successivement et graduellement à l’invention du langage. Un enfant, dit-il, n’apprend sa langue maternelle que parce qu’il l’invente, en quelque sorte, avec sa mère. Il y a de la vérité dans cette expression. L’enfant invente sa langue dans le sens que l’homme invente la science qui lui est enseignée, dans le sens que le lecteur d’un livre invente aussi le livre qu’il lit. Mais cette énergie d’assimilation pour les pensées et pour les sentiments ne prouve que la puissance de la parole. L’enfant reçoit la parole, et se l’approprie, comme le pistil d’une fleur reçoit la poussière des étamines. C’est sans doute ce qui faisait dire à un philosophe de ces derniers temps : « Nous sommes les mères de nos pensées. »

M. de Bonald, à la suite de sa Législation primitive, avait donné une Dissertation sur la pensée de l’homme et sur son expression. Cette Dissertation, qui avait pour objet de prouver le don primitif de la parole, était un développement nécessaire des premières propositions avancées dans son ouvrage. Cet illustre auteur, dans ses Recherches philosophiques sur les premiers objets de nos connaissances morales, qu’il vient de publier, a fortifié par de nouvelles preuves, par de nouveaux raisonnements, par la discussion des systèmes opposés, la théorie du don primitif de la parole. Je suis fâché, pour le dire en passant, qu’un livre où toute la métaphysique et toute la morale reposent sur une théorie si éminemment religieuse et si éminemment sociale n’ait été entrepris que pour réfuter Cabanis. Quoi qu’il en soit, tel qu’il est, il me paraît la pensée même du grand ouvrage de Pascal, réalisée quant à la partie philosophique.

Voici donc les propositions de M. de Bonald :

« L’homme ne peut parler sa pensée sans penser sa parole.

« L’homme ne peut décomposer les sons que d’une langue écrite, c’est-à-dire déjà décomposée.

« Donc il est physiquement et moralement impossible qu’il ait inventé l’art d’écrire ou de parler. »

Je me suis expliqué sur l’invention de l’écriture, et je suis loin d’enfermer la langue écrite et la langue parlée dans les conditions du même problème. J’ai dit, ce que je persiste à croire vrai, que ces deux propositions ne sont intimement liées que dans l’hypothèse de l’invention du langage par l’homme, et alors elles ne sont liées que pour démontrer davantage l’absurdité de l’hypothèse.

Mais je dois parler ici d’une théorie que j’ai fait pressentir plus haut ; d’une théorie vers laquelle gravitaient plusieurs archéologues, et entre autres Court de Gébelin ; théorie, au reste, à laquelle on a dû être amené par l’étude de l’écriture hiéroglyphique : cette théorie, qui va bien au-delà de celle de M. de Bonald, vient d’être développée avec un grand appareil d’érudition par M. Fabre d’Olivet. Ce savant et laborieux archéologue croit avoir trouvé que l’institution du langage remontait au signe, et que la parole sortait de la puissance même du signe. Ainsi la langue écrite précéderait la langue parlée. Cette conjecture, il faut l’avouer, est fortifiée par la considération de quelques-unes des prérogatives des langues de l’Orient. Elle nous mène directement à un dernier système que nous ferons connaître tout à l’heure. Je ne discuterai point les idées de M. Fabre d’Olivet, parce qu’il faudrait, pour les juger, pouvoir les embrasser et les dominer. Je suis loin d’avoir ce qu’il faudrait de science pour me livrer à un tel travail ; mais la simple exposition du système auquel ces idées ramènent suffira, je crois : nous ne tarderons pas d’y arriver.

Ainsi qu’on a pu le voir par tout ce qui a été dit, la théorie de M. de Bonald n’est point nouvelle : c’est, au contraire, une théorie très ancienne, surtout pour la première de ses propositions ; elle résulte de toutes les doctrines et de tous les enseignements de l’antiquité. La tradition ne s’en est même jamais perdue dans la société : seulement elle avait été obscurcie peu à peu ; il est même permis de dire que la théorie opposée, érigée en doctrine, est tout à fait moderne. Cette révolution dans les éléments primitifs de la philosophie présageait l’ère de l’émancipation de la pensée, qui sera l’objet de la seconde partie de ce chapitre.

La question de l’origine du langage a été assez débattue dans les premières séances de l’École normale. Le professeur d’analyse de l’entendement humain y disait affirmativement : L’homme ne pense que parce qu’il parle  ; ce qui revient à cette proposition de M. de Bonald : L’homme ne peut parler sa pensée sans penser sa parole . Euler, plus timide, avait dit : Sans une langue nous ne serions presque pas en état de penser nous-mêmes . Rousseau s’était servi de ces mots si souvent cités depuis : La parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. Il est étonnant que M. de Bonald, qui a suivi pied à pied le système de Condillac pour le réfuter, n’ait pas également suivi celui que Rousseau a développé dans son Essai sur l’Origine des langues. Le professeur d’analyse de l’entendement n’avait songé non plus qu’à prendre Rousseau pour auxiliaire, quoiqu’il fût évident que la véritable pensée du philosophe de Genève n’était point renfermée dans son Discours sur l’Inégalité des conditions. Ce professeur s’exprimait ainsi, à l’occasion des paroles de Rousseau que nous venons de rapporter : « Il voulait découvrir les sources d’un grand fleuve, et il les a cherchées dans son embouchure : ce n’était pas le moyen de les trouver ; mais c’était le moyen de croire, comme on l’a cru des sources du Nil, qu’elles n’étaient pas sur la terre, mais dans le ciel. »

J’accepte ces mots comme renfermant le sentiment de la vérité. Il est bon de remarquer que l’École normale dont nous parlons avait été instituée par la Convention nationale ; que les professeurs qui y furent appelés étaient tous des hommes dont les noms ou étaient déjà célèbres, ou ont acquis depuis une très grande célébrité dans les différentes branches des connaissances humaines ; que les élèves eux-mêmes, qui suivaient les cours, sont aussi devenus célèbres comme leurs maîtres ; et que cette école, née dans les jours les plus néfastes, a imprimé néanmoins, dès le moment de sa naissance, un grand mouvement aux esprits. Remarquons en même temps qu’à cette époque sinistre, où, pour me servir d’une expression énergique employée par nos vieux traducteurs de la Bible en parlant du déluge, remarquons, dis-je, qu’à cette époque où le génie antisocial avait résolu de racler toutes les institutions humaines, la voix des traditions anciennes se faisait encore entendre.

Il y a, au sujet de la formation du langage, un dernier système que l’on laisse entrevoir plutôt qu’on ne le développe ouvertement ; ce système est très ancien, mais il vient d’être rajeuni avec beaucoup d’art et beaucoup de science : c’est celui auquel on est si naturellement conduit par les idées de M. Fabre d’Olivet, dont nous parlions il y a quelques instants. Il faut d’abord supposer que les hommes ont subsisté, pendant un assez long espace de temps, privés du bienfait d’un langage organisé : ce furent de simples interjections, des cris, des onomatopées ; les signes des mains, l’expression de la figure, aidaient à l’intelligence de ces émissions de la voix. Ce langage rude et grossier, dont celui de quelques peuplades de sauvages peut nous donner quelque idée, n’était pas trop susceptible de se perfectionner, parce qu’il manquait des éléments mêmes du langage. Cependant des hommes d’un génie extraordinaire, qui, comme Prométhée, avaient dérobé le feu du ciel, ou comme Orphée avaient apprivoisé les animaux des forêts, fondèrent une société religieuse. Telle fut l’origine des Mystères. Les gymnosophistes de l’Inde, ou les hiérophantes de l’Égypte, dans le secret du sanctuaire, se mirent à perfectionner ensemble les premiers rudiments du langage. L’intelligence humaine fut créée par ces hommes merveilleux, dont les noms ont péri : quelques-uns seulement ont survécu pour être un signe de convention parmi les hommes. De là les langues sacrées, qui ont été faites lentement, et modelées sur les formes mêmes de l’esprit humain. Ces langues sacrées n’ont été livrées à la multitude que lorsqu’elles ont été parfaites : encore les inventeurs se sont-ils réservé la connaissance intime de leurs hautes théories. Sans doute il faut accorder d’immenses facultés à de tels hommes, il faut leur accorder même quelque chose de la prévision ; mais enfin on aura gagné d’écarter l’intervention directe de la Divinité : ce sera un bienfait de moins que nous devrons à l’Auteur de toutes choses ; et les autels élevés jadis, par exemple au Mercure égyptien, devraient encore aujourd’hui appeler tous nos hommages. On trouverait cependant bientôt une grande difficulté à admettre cette hypothèse, quelque bien liée qu’elle soit en apparence. Comment la société aurait-elle pu s’avancer d’elle-même jusqu’au point de produire de tels collèges de prêtres ? comment se seraient formées antérieurement des traditions religieuses ? car il eût fallu des traditions religieuses pour que ces collèges eussent pu être fondés. Je serais bien tenté de répéter que Dieu n’aurait pas voulu confier les destinées humaines à des chances contingentes : mais lorsqu’on est décidé à tout admettre, même le hasard, rien ne coûte.

Au reste, si les prêtres de l’Inde ou de l’Egypte ont pu fabriquer des langues avec les chétifs éléments qu’ils avaient, pourquoi n’en composerions-nous pas à notre tour avec les éléments comparés des langues de l’Orient et de celles de l’Occident ? Des langues synthétiques paraissent les premières dans l’histoire du genre humain, et les langues analytiques sont toutes de formation secondaire. Selon la remarque de M. W. Schlegel, remarque générale que ce savant archéologue applique sans restriction aux langues de l’Asie comme à celles de l’Europe, les langues analytiques sont nées de la décomposition des langues synthétiques. Pourquoi n’enfermerions-nous pas, dans une langue nouvelle, et l’abondance des unes et la puissance de logique des autres ? pourquoi ne donnerions-nous pas en même temps, par cette langue, des ailes à l’imagination et au sentiment, des méthodes sévères à la raison, des guides infaillibles à l’intelligence ? Ainsi les premiers instituteurs du langage n’auraient pas tout fait pour nous, et nous léguerions de nouveaux trésors à nos descendants, au lieu de ne leur livrer que des mines épuisées.

Mais cela ne se fera point, parce que cela ne s’est jamais fait, parce que cela est impossible. Voyez seulement ce que nous trouvons d’obstacles dans l’exécution d’un bon dictionnaire de notre propre langue. Ce fait seul devrait nous porter à réfléchir sur la hardiesse de nos conjectures, et nous rendre un peu plus timides dans nos hypothèses sur la formation des langues.

Je suis loin de m’étonner des lenteurs qu’apportent dans leur travail les rédacteurs du Dictionnaire de l’Académie, parce que j’en comprends bien toutes les difficultés. Comment donner de vraies et justes définitions de chaque mot ? comment rendre compte des anomalies et des exceptions ? On s’en tirera par un choix de phrases prises dans des ouvrages consacrés, et où l’on retrouvera le mot employé dans tous les sens qui lui ont été imposés soit par l’usage, soit par le génie particulier des auteurs. On fera sentir, par des exemples, ces nuances fines et délicates qui séparent deux synonymes ou deux sens d’un même mot. Il n’est pas permis d’approuver ou de désapprouver cette manière ; elle n’est ni bonne ni mauvaise, puisqu’on n’a pas de choix ; elle est obligée. Pour définir, il faudrait employer des mots qui auraient besoin eux-mêmes d’être définis. Ce qu’il y a de merveilleux dans tout ceci, c’est qu’en effet on n’a pas besoin de définitions pour s’entendre. Les langues sont douées d’une force de transmission qui peut se passer heureusement de tout cet appareil, et qui va toujours droit à son but, parce que Dieu a fait de toutes les langues le lien sympathique et mystérieux des esprits. Que l’on me permette donc cette dernière question : S’il est impossible de bien expliquer ce qui est, à moins de le montrer en quelque sorte, comment pourrait-on parvenir à le créer ? Oui, si l’homme eût fait les langues, il eût fait plus qu’il ne peut comprendre.

Les prêtres de l’Égypte ou de l’Inde furent, et je ne refuserai pas de l’admettre, pourvus de vastes et profondes intelligences ; mais enfin ils ne furent doués que d’intelligences humaines. Platon marchait par un plus court chemin à la solution du problème, lorsqu’il conçut la pensée d’un temps primitif où Dieu avait constitué la société non par des hommes, mais par des génies, c’est-à-dire par des créatures au-dessus de l’homme.

M. Fabre d’Olivet a fait une remarque qui trouve ici sa place, parce qu’elle peut servir à établir, par un seul exemple, ce qu’il y aurait à faire pour la perfection des langues, s’il était permis à l’homme de porter la réforme dans leur construction essentielle. La voici :

« Les langues du nord de l’Europe n’avaient à l’origine que deux temps simples, le présent et le passé, et elles manquaient de futur ; tandis que les langues de l’Asie occidentale, qui paraissent originaires de l’Afrique, manquaient de présent, n’ayant également que deux temps simples, le passé et le futur. » M. de Bonald, frappé de cette anomalie qu’il a crue particulière à la langue hébraïque, langue qu’il regarde comme fidèle expression de l’homme, M. de Bonald a dit fort bien : « Le temps, pour l’homme civilisé, toujours agité de regrets et de désirs, le temps n’est jamais qu’au passé et au futur. » Mais M. Fabre d’Olivet nie que dans les langues sans présent, surtout dans l’hébreu, le passé et le futur fussent des temps aussi déterminés que dans nos langues actuelles. C’était le sentiment de la continuité d’existence, qui allait du passé au futur, et qui alors embrassait le présent. Harris, dans son Hermès, aurait voulu consacrer un aoriste, c’est-à-dire la modification de l’indéterminé, pour chacun de ces trois temps du verbe. Le présent, il faut l’avouer, en aurait grand besoin ; car c’est une chose singulière que le sentiment de la continuité d’existence ait tellement disparu de nos langues. Au reste, si l’idée de Harris pouvait être adoptée, nous aurions une forme grammaticale de plus, sans y rien gagner, parce qu’il faudrait que le sentiment de la continuité sortît de l’énergie même du verbe ; c’est ce qui ne peut pas être.

En vérité l’absurde est de tous les côtés dans le système de l’invention du langage par l’homme.

J’oserai donc à présent dire avec plus de confiance que la parole est une révélation qui n’a jamais quitté le genre humain et qui ne le quittera jamais ;

Que les langues sont une révélation continue, toujours subsistante au milieu des sociétés humaines, et par laquelle les sociétés humaines sont régies, car la parole est le lien des êtres intelligents ;

Que les langues sont filles les unes des autres, et que l’homme ne peut inventer ni sa langue ni ses institutions.