(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IX. Seconde partie. Nouvelles preuves que la société a été imposée à l’homme » pp. 243-267
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IX. Seconde partie. Nouvelles preuves que la société a été imposée à l’homme » pp. 243-267

Chapitre IX. Seconde partie.
Nouvelles preuves que la société a été imposée à l’homme

L’homme a été enfermé par la Providence entre deux limites qui sont les bornes de sa liberté. Ces deux limites sont la parole et la société.

Comme je dois affermir mes pas, je vais, avant d’aller plus loin, fortifier par de nouvelles considérations les assertions contenues dans la première partie de ce chapitre.

I

On a défini l’homme un animal raisonnable. M. de Bonald l’a défini beaucoup mieux une intelligence servie par des organes. Harington l’avait auparavant défini un animal religieux. L’homme, c’est le genre homme. Il est le maître de ce qui nous paraît de l’univers, et le seul spectateur de la nature. L’instinct des animaux est un ; les facultés de l’homme sont différentes, variées, inégales. L’instinct des animaux ne peut troubler l’harmonie générale ; les facultés de l’homme peuvent la troubler. L’homme n’a point d’instinct ; il a une liberté et une volonté. L’absence d’instinct dans l’homme fait qu’il a besoin de tout apprendre. La société est, si l’on peut parler ainsi, un instrument nécessaire à l’homme ; et les révélations dont la société est dépositaire sont le seul moyen par lequel l’homme ait pu parvenir à connaître et à aimer. L’erreur des philosophes vient de l’analogie qu’ils ont cru pouvoir établir entre l’homme et les animaux ; ils ont pensé que l’homme était un animal plus parfait. De cette première erreur il n’y avait pas loin à celle qui faisait croire que l’homme s’était successivement perfectionné lui-même. L’homme n’est point un animal plus parfait que les autres, et plus perfectible ; c’est l’homme. Il n’est pas plus élevé dans la sphère des êtres, il est hors de cette sphère.

Bernardin de Saint-Pierre remarque avec raison que l’usage du feu accordé à l’homme et refusé aux animaux mettait seul entre lui et eux une distance infinie. Les anciens avaient fait du feu le père de tous les arts. Le feu, accordé à l’homme pour s’en servir comme d’un instrument, a été aussi regardé par eux comme l’emblème du don de la parole.

II

L’amour chez l’homme est un sentiment moral ; ce n’est que par dégénération qu’il se transforme quelquefois, et qu’il devient l’irrésistible appétit des sens comme chez les animaux.

Le sentiment de la beauté n’est-il pas un sentiment moral ? et la beauté elle-même n’est-elle pas l’expression d’une chose toute morale ? Expliquez-moi la pudeur : cet attrait de préférence exclusive, qui a tant de puissance, serait-il un produit de l’art ? L’homme ne doit-il pas quitter son père et sa mère pour devenir chef d’une famille ? La femme aussi ne doit-elle pas quitter son père et sa mère pour suivre l’époux de son choix ? N’est-ce pas la société conjugale qui doit protéger et soigner l’indigence de l’homme enfant ? Et qui peut assurer la durée de la société conjugale, si elle ne repose pas en effet sur un sentiment moral ? Toute la magnificence de la prose de Buffon, toute la magie des vers de Lucrèce, ne couvrent donc que d’éclatants et tristes paradoxes.

Ainsi l’union des sexes n’aurait pas lieu chez l’homme dans cet état hypothétique qu’on a appelé l’état de nature. L’homme ne peut naître que dans la société, comme nous l’avons déjà dit ; par conséquent il ne peut se propager que dans la société. Il y a des animaux qui ne peuvent se propager que dans le climat où ils sont nés ; il en est d’autres qui ne peuvent se propager dans l’état de domesticité. La société est la condition nécessaire à l’homme pour qu’il devienne père. J’ai besoin de dire que cette remarque est très ancienne ; j’ai besoin même de dire que les physiologistes pourraient lui prêter l’appui de leur autorité ; mais je préfère la justifier par la plus haute de toutes les considérations. L’homme sait qu’il agit en vertu, j’oserais le dire, d’une délégation du Créateur ; et c’est cela seul qui fonde le précepte d’honorer son père et sa mère. Lorsque nos parents nous ont donné la naissance, ils ont été ministres de Dieu, en ce sens qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils savaient également qu’ils contractaient, par là même, l’obligation de soigner notre longue et pénible enfance ; et c’est de cette double considération que Fénelon faisait dériver la source du pouvoir paternel. Aussi les philosophes qui ont admis ce qu’il leur a plu d’appeler l’état de nature ont-ils été obligés, pour être conséquents, de nier que nous dussions obéissance et respect à nos parents. J.-J. Rousseau, que l’on trouve sur le chemin de toutes les vérités, lorsqu’il n’est pas contraint d’en sortir par l’esprit de système, Rousseau avait bien compris l’obstacle de l’union des sexes dans l’état absolu d’ignorance ; et c’est même une des objections qu’il se propose dans son Discours sur l’Inégalité des conditions : cependant cela ne l’empêche point, dans son Contrat social, de se hâter de dissoudre les liens de famille sitôt que, selon lui, le besoin cesse de s’en faire sentir pour l’enfant. Mais rassurons-nous sur les suites d’une pareille monstruosité : l’homme ne deviendra jamais père dans l’état de nature, il n’aura jamais des enfants ingrats. L’amour est une chose sainte et auguste. Voilà ce qui explique pourquoi, dans les livres saints, l’idolâtrie est caractérisée par tous les détails, même les plus repoussants, de la prostitution, et pourquoi le culte du vrai Dieu est caractérisé à son tour par tous les effets et tous les charmes de l’amour.

Lorsque vous voyez une peuplade, s’il en existe où l’union des sexes ne soit pas soumise au mariage, dites hardiment que ce sont là les ruines d’une société ancienne qui a péri, et que l’amour n’y subsiste que parce que le saint nœud du mariage y fut connu auparavant.

Dieu a voulu que dans l’homme l’amour fût le principe de la reproduction : c’est une grande et belle loi morale. Ainsi l’amour, tel qu’il est peint dans une poésie chaste, l’amour tendre et sérieux est le véritable amour de la nature.

III

L’homme n’invente rien ; ce que Dieu ne lui a pas enseigné directement, il le lui enseigne par la société.

Les anciens attribuaient à des dieux l’invention de tous les arts, comme ils appelaient fils des dieux les chefs des peuples, les héros, les poètes, les fondateurs des sociétés humaines.

Il est douteux que l’homme eût pu inventer le labourage, l’art de manier les métaux.

Les mythologies sont une langue allégorique qui n’a pas plus été inventée que les autres langues. En grec et en latin le mot fable signifie parole. Bailly a très bien remarqué que l’absurdité même de certaines fables prouve qu’elles n’ont pas été inventées : c’est un langage hiéroglyphique dont nous n’avons plus la clef, dont nous ignorons les racines ; et c’est aussi la raison qui a déterminé quelques archéologues à croire la langue écrite douée d’une telle énergie.

Les planisphères anciens primitifs sont vraisemblablement la première origine des différentes mythologies. Voyez ce que dit Jamblique des tapisseries qui décoraient les temples des Égyptiens. Nos métaphores, d’après Denys d’Halicarnasse, ne sont autre chose que les restes des écritures symboliques. Nos langues conservent toujours des monuments vivants de leurs premières origines.

Les inventions qui ont été faites pour ainsi dire sous nos yeux, ou dont nous pouvons encore suivre la trace, sont dues à des hommes inconnus, dont les procédés pour y parvenir sont ignorés, ou appartiennent incontestablement au hasard, connue si la Providence eût voulu nous prouver visiblement que nous n’inventons rien.

IV

La paresse est la passion dominante de l’homme : s’il travaille, c’est pour parvenir au repos. Mais le travail lui a été imposé, et il n’y a pour lui de repos que dans la mort. Il lutte contre la société comme il lutte contre la nature, car sa vie est une vie de combat dans tous les modes de son existence. Si l’homme défriche une terre nouvelle que le fer n’ait pas encore déchirée, il sort de ces pénibles sillons une exhalaison mortelle : il faut que la terre s’accoutume à la charrue, tant la nature est rebelle à l’homme.

Si l’homme laisse envahir son domaine par la solitude, la nature reprend ses premiers droits ; et l’homme est de nouveau frappé par la mort. Les envahissements de la solitude sont remarquables à Rome. Ce qui se passe là, sous nos yeux, est la preuve écrite de ce qui se passe partout dans toutes les circonstances analogues.

Selon que vous dépouillerez une colline de ses arbres, ou que vous y ferez croître une forêt, vous priverez un terrain de la rosée du ciel, ou vous ferez couler du rocher aride d’abondantes eaux. Il dépend donc de l’homme de changer jusqu’à la constitution atmosphérique du lieu où il s’établit. Les météores lui obéissent en quelque sorte, et le plus terrible de tous vient mourir à ses pieds.

Lorsque le Nil était contenu dans des canaux et dans de vastes bassins, il distribuait la fécondité parmi les peuples, et l’Égypte était couverte de villes immenses. Les ruines de Palmyre ne sont-elles pas cachées dans la solitude ? Je demanderai si Zénobie fit élever tant de magnifiques monuments parmi des monceaux de sable, vain jouet des vents. Sa ville, dont le nom se trouve une seule fois dans l’histoire, s’appelait-elle la ville des Palmiers, ou la Reine du désert ? Si l’industrieux Batave cesse un instant de réparer les digues qu’il sut élever à force de courage et d’art, bientôt la mer retombera de tout son poids, et les villes ne seront plus que d’affreux récifs, ou des phares pour les navigateurs. Croyez-vous que les flots de l’Adriatique respecteraient longtemps les pointes de rochers où furent d’abord assises de misérables huttes de pêcheurs, et qui devinrent la superbe Venise ? Il est très probable que les travaux d’Hercule ne sont autre chose qu’une allégorie des travaux de l’homme pour assainir et féconder la terre, car la terre ne se laisse pas cultiver comme on le croit : elle commence par résister avec violence, elle cède avec déplaisir, et même avec douleur ; elle reprend ses droits avec un empressement terrible. Les anciens, qui avaient mis en symboles toutes les puissances de la nature, n’avaient pas manqué d’établir des divinités conservatrices des lieux. Sitôt que l’homme voulut attenter à la paix profonde dont jouissaient ces divinités sauvages, elles s’élevaient avec fureur contre l’audace de l’homme. Le chêne criait sous la cognée, et le sillon produisait des semences de mort.

Ainsi l’homme fait en quelque sorte le climat et le sol : il les fait, les perpétue, les modifie ; mais sitôt qu’il s’arrête, l’invincible nature reprend ses droits. Le marais impur croupit dans les fontaines de marbre, le lierre s’élance autour des colonnes de porphyre, l’herbe croît sur les parvis des temples et sous les portiques des palais. Tyr n’est plus qu’un cadavre jeté sur le rivage de la mer.

Je ne sais de qui est cette observation sur l’énergie vitale : les éléments matériels dont se compose un être quelconque, ai-je vu quelque part, sont, tout le temps que dure la vie de cet être, en opposition avec les affinités chimiques ; et, lorsque la vie se retire, les affinités chimiques viennent se ressaisir de ces éléments pour leur imprimer de nouvelles combinaisons. On peut donc dire qu’en toutes choses l’énergie vitale lutte continuellement contre l’énergie de la nature aveugle et matérielle.

V

L’amour de la patrie se compose de l’attachement au sol et aux institutions ; au sol, parce que c’est l’homme qui le fait ce qu’il est, par le travail de ses mains ; aux institutions, parce qu’elles se sont ce qu’il faut qu’elles soient pour le protéger. Sa puissance est plus grande sur le sol et sur le climat que sur les institutions. Mais ce que l’homme fait, il ne le fait que dans la société : il n’a point de pouvoir sans elle.

Il y a deux ordres de choses qui existent en même temps ; les unes sont faites par Dieu, car il ne faut pas oublier que Dieu s’est réservé le haut domaine sur la société ; les autres sont faites par l’homme, car il ne faut pas oublier non plus que l’homme est un être libre, et que, si la société lui a été imposée, il est des modifications qui peuvent lui appartenir.

Des éléments qui constituent le bonheur de l’homme ne se trouvent que dans la société : ce n’est que là qu’il peut jouir du charme des affections. Le courage, le dévouement, les plus hautes vertus ne se trouvent que là, ainsi que le plus grand déploiement de l’intelligence. Enfin il ne trouve que là les douceurs de l’étude, le goût pour les sciences, les pensées généreuses, les sentiments élevés, la gloire, noble et immense instinct de l’immortalité ; car l’immortalité elle-même n’est qu’au sein de la société, comme la société seule est conservatrice des traditions religieuses. La perpétuité d’un nom au sein des sociétés humaines, quel que soit au reste le genre de renommée qui entoure ce nom, n’est-elle pas en effet comme un symbole vivant de l’immortalité elle-même ? On ne saurait trop le redire, l’homme n’est pas fait pour être seul, l’homme n’est rien tout seul, l’homme enfin ne peut séparer sa destinée de celle de ses semblables ; et le genre humain tout entier est solidaire.

Ainsi la solitude déprave l’homme. Ce qui arrive au sol, lorsqu’il cesse d’être travaillé par l’homme social, arrive à l’homme lui-même lorsqu’il fuit la société pour la solitude : les ronces croissent dans son cœur désert. Le goût de la solitude est donc une dégradation morale qui finit par pervertir l’homme.

De ce que la société a été imposée à l’homme il résulte que l’homme qui veut se soustraire à la société devient rebelle à la volonté de Dieu, refuse une des conditions auxquelles il a reçu l’existence. Ai-je besoin d’avertir que je n’entends point toucher à l’exaltation du sentiment religieux qui pousse certains hommes dans la solitude des cloîtres ? Ce n’est pas pour se soustraire à la société, c’est pour remplir une autre sorte de mission utile encore à la société. Pendant que les uns agissent, les autres prient ; et ceux qui prient remplissent aussi un ministère public. Nous avons vu ces pieux cénobites, exilés dans le monde où ils étaient étrangers, nous offrir le spectacle de ce sacerdoce aujourd’hui si méconnu.

VI

L’homme règne sur les animaux : mais les uns fuient son approche, les autres viennent chercher les fers de la servitude, les autres enfin accourent autour de son habitation pour l’embellir ou pour être protégés par lui ; il en est même qui viennent chercher la mort pour sa nourriture, ou offrir leurs molles toisons pour ses vêtements. Mais façonnez, si vous pouvez, le tigre à l’esclavage : non, Dieu a voulu qu’il restât libre dans les forêts, ainsi que le chamois sur les rochers escarpés. Dieu qui a voulu aussi que l’homme social eût des serviteurs parmi les animaux, a dit au taureau : « Tu abaisseras tes cornes menaçantes sous le joug, pour rendre fertile la terre que j’ai donnée à l’homme. » Il a dit au cheval : « Sois son noble compagnon dans ses travaux et dans ses dangers » ; au chameau, doué de sobriété : « Tu traverseras avec lui les déserts, en t’abstenant de boire et de manger » ; au renne : « Tu traîneras le Lapon autour des glaces du pôle ». Il a dit au chien : « Tu garderas les troupeaux de l’homme, tu veilleras autour de sa demeure, tu le suivras dans ses voyages, tu trahiras ton propre instinct pour te faire l’ennemi des autres animaux lorsque ton maître voudra prendre les plaisirs de la chasse ; et, s’il devient pauvre, misérable, privé de la vue, tu dirigeras ses pas sur les bords du précipice pour le lui faire éviter, ou parmi les flots d’une multitude insouciante pour qu’il reçoive le pain de l’aumône que tu partageras avec lui. »

Croyez-vous que cet instinct des animaux marqués pour la domesticité ne prouve pas l’intention du Créateur qui leur donna cet instinct, et qui, ainsi, l’ajouta en quelque sorte aux organes mêmes de l’homme ? Les animaux sont comme des machines intelligentes, qui ont tout ce qu’il leur faut de facultés pour obéir à des ordres, et qui n’en ont pas assez pour les enfreindre. L’homme communique quelque chose de lui aux animaux qui sont ses serviteurs ou ses compagnons, à peu près comme la main imprime à la pierre placée dans une fronde le mouvement qui doit porter cette pierre à un but fixé par l’œil de l’homme. Cette communication trop merveilleuse pour qu’on puisse l’expliquer est un de ces mystères profonds qui confondent notre intelligence.

Dieu a donc tout prévu pour la société : sans la société l’instinct perfectible de ces animaux ne se serait jamais développé, et aurait, par conséquent, été une force perdue. Or rien n’est inutile dans la création.

VII

Dieu qui a voulu que les hommes vécussent en société, et qui a voulu, en même temps, que le genre humain fit un seul tout, a employé divers moyens pour remplir et voiler ce but. Parmi ces moyens on peut considérer la guerre et le commerce comme les plus puissants. Il fait beau déclamer contre les conquérants qui se jouent de la vie des hommes, et contre ces marchands avides qui vont tenter la fortune dans mille climats divers. L’état social est un état de souffrance. L’homme doit manger un pain trempé de ses sueurs. Il lui faut des périls, de la gloire, de nobles malheurs. Des peuples ont été civilisés par les sons de la lyre, d’autres par le glaive du guerrier, d’autres par les relations du commerce. La terre est fécondée par des fleuves tranquilles ou par des torrents impétueux. Les orages ne sont pas plus inutiles que les douces ondées. Ce qu’il y a de plus nécessaire c’est que l’espèce humaine soit honorée et perfectionnée. La résignation du captif dans les fers, le courage du guerrier sur un champ de bataille, sont des faits qui honorent l’homme aussi bien que l’intelligence qui le dirige sur les mers. Un ancien a dit que le juste aux prises avec l’adversité était un beau spectacle pour les dieux. Nous trouvons un instant où la puissance guerrière et la puissance commerçante se sont disputé l’empire du monde. Carthage succombe, parce que sans doute la Providence jugea plus convenable de confier les destinées sociales aux vertus guerrières. Trois grands hommes sont morts la même année, et ont laissé chacun un nom immortel, qui se rattache à un ordre différent d’idées : le dernier des Grecs, Philopœmen, enveloppé dans la gloire du guerrier qui défend ses foyers ; Scipion, qui venait de donner aux Romains le sceptre de la domination universelle ; et le plus grand des hommes de guerre qui ait jamais paru, Annibal, survivant, au sein de l’exil, à une patrie qu’il ne peut sauver.

VIII

Dieu a fait l’homme pour la société ; il la lui a imposée, ainsi que nous l’avons déjà dit, et l’homme voudrait quelquefois secouer le joug de la société comme les autres jougs. Ainsi, dans les révolutions, il y a un certain nombre d’hommes qui forment la multitude, et qui tendent à se débarrasser de toute forme sociale. Rousseau, interprète de cette sorte d’instinct de révolte contre la société, qui repose dans la multitude ignorante et toujours prête à retourner à la barbarie, Rousseau préludait aux doctrines de son Contrat social par son Discours contre les sciences et les arts, et par son Discours sur l’Inégalité des conditions. Montesquieu était parti de l’existence de la société pour en étudier les lois : Rousseau était parti, au contraire, de l’hypothèse d’un état de nature pour arriver à la fiction d’un contrat primitif ; mais il sapait les bases de son édifice, en proclamant cet axiome antisocial : « L’homme est bon, et les hommes sont mauvais. » Fénelon a fait contre la doctrine d’un contrat primitif des arguments qui sont restés sans réponse, parce qu’ils sont l’expression même de la vérité. Ces dégoûts de la société, qui viennent, à de certaines époques et dans de certaines circonstances, saisir les hommes chagrins et mélancoliques, sont une vraie maladie morale qu’il faut guérir. Mais alors il arrive que les conservateurs des doctrines sociales sont eux-mêmes atteints de cette cruelle maladie. Voyez ce qui est arrivé dans la révolution française, où l’on a marché dans cette voie du dégoût : on a commencé par abolir toutes les hiérarchies sociales, et il n’y a plus eu de ces barrières concentriques où les principes conservateurs peuvent, en se retirant, se retrancher avec quelque succès. Les paradoxes comme les vérités se donnent la main. Rousseau a donc été conduit, par la conséquence de ses antipathies sociales, à dire que l’homme qui réfléchit est un animal dépravé. La véritable dépravation de l’homme, c’est l’état sauvage et le dégoût de la société. La solitude ne vaut rien à l’homme, parce qu’elle n’est pas son état naturel.

Les inconvénients de la société, qui à toutes les époques blessent toujours plus ou moins certains hommes, se font bien plus sentir, ou deviennent bien plus généraux, dans les temps de révolution, ou dans les temps qui précédent les révolutions. Il semble à ces esprits inquiets que hors du cercle social ils se trouveraient plus à l’aise. On ne fait pas attention que la vie sociale est un état de souffrance, comme la vie humaine en général. Ainsi je ne prétends pas nier cet état de souffrance et de combat qui a enfanté et les doctrines perverses de Hobbes, et les plaintes de Rousseau, et auparavant les rêveries des poètes sur l’âge d’or ; mais cet état de souffrance tient à notre nature même, qui est tout souffrance. Il ne s’agit plus de discuter les avantages et les inconvénients de l’état social, puisque l’homme ne peut exister que là. C’est comme si l’on discutait les avantages ou les inconvénients de l’atmosphère qui enveloppe notre globe.

N’oublions jamais que la société n’étant point un état de choix, l’homme ne consent point à aliéner une partie de sa liberté pour jouir de certaines prérogatives ou de certains biens attachés à la société. L’état social, en un mot, ainsi que nous l’avons dit est une des limites naturelles assignées par Dieu même à la liberté de l’homme.

Il faut, à toutes les époques, lutter contre cet instinct antisocial de la multitude ; il faut, à toutes les époques, propager les idées sociales au sein de cette multitude. Les hommes de talent qui emploient le don le plus élevé du Créateur à favoriser cet instinct antisocial, sont sûrs d’obtenir d’abord une très grande renommée, mais leur tombeau sera maudit.

Répétons donc encore une fois que l’homme ne choisit pas l’état social par préférence, mais que cet état lui est imposé. Disons que l’homme sauvage n’est point l’homme primitif, mais l’homme dégénéré. L’homme, dans l’état sauvage, ne fait que consommer sans produire. La terre lui est marâtre ; et les animaux refusent de lui obéir. Il n’a reçu de pouvoir que dans la société ; hors de la société il est sans puissance.

Ce n’est donc que dans la société qu’il faut étudier l’homme, et la société ne peut exister sans la parole.

IX

Dans l’état de société, ainsi que nous l’avons remarqué, les générations se succédant sans interruption, et se croisant les unes les autres, la raison de se soumettre à une loi n’est jamais suspendue, ne cesse jamais de subsister. On peut donc dire, en thèse générale, que les modifications doivent se faire successivement par le travail lent et graduel du temps et des mœurs. Ajoutons ici que le gouvernement étant destiné, par la nature même de son institution, à réprimer les erreurs de la volonté d’un peuple, il est nécessaire qu’il soit primitivement imposé à ce peuple comme les autres nécessités sociales. M. Ancillon, qui professe la doctrine des systèmes politiques fondés sur l’expérience, au lieu de la doctrine des systèmes fondés sur une théorie spéculative ; M. Ancillon, en cela d’accord avec M. de Maistre, dit fort bien qu’à l’origine ce sont les princes qui ont formé les nations, et non point les nations qui ont fait les princes. Toute l’histoire affirme ce fait.

Bossuet, dans sa Politique sacrée, admet le consentement des peuples. Il a bien raison, car le consentement des peuples constitue la liberté. Pour obéir librement, il faut obéir avec amour ; mais n’oublions point que le consentement des peuples ne peut être qu’un acquiescement tacite, une reconnaissance de ce qui existe, ou plutôt un acquiescement qui résulte de la conformité aux mœurs. La légitimité est ce lien mystérieux qui forme l’unité morale des nations ; et en ce sens elle est le consentement même des peuples.

On s’est fort trompé sur le droit divin. Sans doute le droit divin ne consiste point à admettre l’action de la Providence sur les sociétés humaines, comme sur l’ordre général de l’univers ; car l’une est une action pour ainsi dire physique, et l’autre une action toute morale : mais la parité est la même. Les lois physiques ont été établies par Dieu au commencement ; et l’univers continue d’exister, soit par la persistance de ces lois premières, soit par un soin providentiel de tous les instants pour la durée et la continuelle existence de ces lois. Il en est de même de la société. Dieu n’abandonne pas plus la direction des êtres intelligents que celle de l’univers matériel. L’homme n’a pu naître que dans la société ; et les règles primitives de la société ont été faites par Dieu. Le droit divin n’est pas toujours visible comme dans la théocratie des Juifs, mais il n’est jamais suspendu.

Nier le droit divin est une erreur analogue à celle de nier la création. La nation anglaise, la première, a fait du droit divin un dogme antinational. Si une fois elle veut consentir à l’affranchissement des catholiques, je pense qu’elle n’aura plus de raison pour continuer de professer une telle hérésie sociale, et qu’elle rentrera, à cet égard, dans la grande orthodoxie du genre humain. L’action de la Providence doit être voilée par respect pour la liberté de l’homme ; il a fallu qu’il fût possible de la nier, pour qu’il y eût du mérite à y croire, car la croyance ou la foi doit être un des mérites de l’homme sur la terre. Peut-être même sous ce point de vue était-il nécessaire que le droit divin fût nié par une société, parce que la résistance de quelques hommes isolés, pour admettre ce dogme fondamental, n’aurait pas assez prouvé la liberté.

Le despotisme, tel qu’il existe en Orient, paraît suivre la règle posée par Samuel, lorsqu’à la demande du peuple juif il institua la royauté. On n’a pas fait attention que les Juifs auparavant étaient gouvernés immédiatement par Dieu, et que la royauté leur fut infligée à titre de châtiment parce qu’ils avaient voulu être gouvernés comme les autres peuples. Mais il ne faut point en conclure que le despotisme soit un gouvernement qui puisse ne pas déplaire à Dieu. Il a fallu, ainsi que nous l’avons remarqué, il a fallu que la liberté fût prouvée pour les gouvernements comme pour les peuples.

X

Je ne reviendrai point sur les castes, que j’ai regardées comme conservatrices des traditions, et qui deviennent inutiles à mesure que la puissance des traditions s’affaiblit et s’éteint ; mais avouons que l’on ne peut se passer des hiérarchies sociales. Elles produisent une sorte de sentiment religieux, parce que alors les familles s’avançant au lieu des individus, il en résulte dans l’individu un affaiblissement de l’égoïsme, source de toutes nos misères, de nos ambitions hâtives et désordonnées. Il serait bon que l’homme songeât moins à s’élever, lui, qu’à diriger dans l’avancement ses enfants ou ses petits-enfants. Ses rêves alors ne seraient point pour lui, ils seraient pour sa postérité. Désirons de voir renaître l’esprit de famille, et il ne pourra renaître qu’au sein des hiérarchies sociales. Il ne s’agit point de ressusciter l’esclavage des anciens, ni la féodalité du quatorzième siècle. Mais comprenons au moins qu’il faut une base sur laquelle puissent s’appuyer les hiérarchies sociales. Sitôt que le principe de l’égalité recule les barrières, il tend toujours à les reculer de plus en plus.

Nous avons vu, au commencement de cet ouvrage, que la société était nouvelle, dans la plus rigoureuse acception du mot : alors les hommes qui se sont trouvés à la tête de cette société nouvelle ont voulu fonder une aristocratie prise dans le terrain de la révolution, qui n’est point, comme nous l’avons démontré, la véritable terre sociale. Alors ces mêmes hommes ont voulu se donner un nom nouveau pour se déclarer les gentilshommes de la société nouvelle. Ils n’ont pas fait attention, d’une part, que ce n’est pas lorsque les castes anciennes n’ont plus d’objet que l’on peut créer des castes nouvelles : les castes maintenant n’ont rien à conserver. Ils n’ont pas fait attention, d’une autre part, que cette unité morale qui fait qu’une nation est ; ils n’ont pas fait attention, disons-nous, que cette unité morale existait avant eux, qu’ils n’étaient pour rien dans la cause restée mystérieuse de son existence, et qu’une telle aristocratie ne pouvait être qu’artificielle. Or tout ce qui est artificiel dans la société ne peut compter sur la durée.

L’universalité de la science rend peut-être la science aussi stationnaire que la concentration. On dirait qu’il n’y a jamais eu qu’une certaine mesure d’idées départie au genre humain, à toutes ses périodes. Ainsi le système de l’égalité est venu s’appliquer au monde intellectuel : il semblerait qu’on veut y substituer aussi la division indéfinie des propriétés au droit d’aînesse. Il va sans doute venir un moment où nul ne pourra se distinguer entre tous : voyez déjà comme toutes les réputations qui croissent encore au milieu de nous ont peine à se traîner du jour au lendemain.

L’ère nouvelle n’est donc point, comme on l’a cru, celle de la liberté civile, ni même celle de l’égalité devant la loi, et de l’admissibilité de tous à tous les emplois : c’est l’ère de l’indépendance et de l’énergie de la pensée ; celle des lois écrites substituées aux lois traditionnelles ; celle des institutions sociales et des institutions religieuses marchant sur deux lignes séparées ; celle du bien-être social appliqué à toutes les classes ; celle de la raison humaine devenue adulte, et s’ingérant de décider par sa propre autorité ; celle de la démonstration rigoureuse, qui repousse les axiomes en géométrie et les préjugés en politique ; celle du discrédit des faits antérieurs pris comme base convenue et incontestable ; celle de l’opinion consultée à chaque instant, et à part même de toute conjoncture nouvelle.

XI

Le problème de l’origine de la société étant intimement lié à celui de l’origine du langage, nous avons dû examiner en même temps ces deux problèmes pour les résoudre de la même manière. Il a fallu partir de l’existence de la société pour raisonner avec certitude sur le nouvel ordre de choses qui tend à s’établir, quelque indépendant qu’il soit d’ailleurs de tout ce qui a précédé, comme il a fallu partir du don primitif de la parole pour arriver à expliquer l’émancipation graduelle de la pensée : c’est ce qui nous reste à faire pour achever le tableau de l’âge actuel de l’esprit humain. Mais auparavant présentons, dans son ensemble, la théorie de la parole, en y comprenant l’esquisse rapide des destinées de la langue française. Nous nous arrêterons ensuite quelques instants sur les résultats et les conséquences des idées qu’un tel développement aura fait naître en nous ; mais ce sera toujours sans nous permettre aucun conseil de direction, ni aucune vue pour l’application de ces résultats et de ces conséquences. Je laisse cela aux habiles, comme je l’ai déjà dit. Le sentiment de l’avenir repose d’ordinaire dans le passé ; s’il est vrai que le passé nous échappe, nous ne pouvons pas en tirer des documents pour l’avenir. Dans tous les cas, le moment n’est pas encore venu de prévoir ; il ne peut toutefois tarder d’arriver. Seulement il est certain, dès à présent, que si nous ne sommes plus sous la tutelle immédiate des traditions, nous sommes encore sous l’empire et l’influence de ce qui a été primitivement fondé par elles, tant est grande l’énergie de cette volonté toute-puissante qui n’a eu besoin que de s’exercer une fois pour que les choses existassent toujours.