(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Première partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées religieuses » pp. 315-325
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Première partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées religieuses » pp. 315-325

Chapitre XI. Première partie.
Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère des idées religieuses

Toutes les fois que la société a cessé d’être gouvernée par les traditions, le besoin d’une révélation s’est toujours fait sentir. Ainsi il y a dans le genre humain un sentiment intime et profond qui l’avertit que Dieu veille sur les destinées de sa noble créature, sur les destinées de l’ordre social où il a voulu qu’elle fût placée. Ce sentiment, universel et indestructible, qui est comme la conscience des peuples, se manifeste surtout aux grandes époques de crise ; il peut donner lieu à bien des erreurs, à bien des superstitions ; il peut même, et l’histoire nous en offre plus d’un exemple, il peut encourager des imposteurs, les investir d’un grand crédit sur la multitude, les élever à une mission usurpée ; mais il vient d’une confiance sans laquelle les nations seraient, durant ces époques de crise, semblables à un vaisseau battu de la tempête qui aurait perdu de vue l’étoile polaire.

Entre les époques dont nous parlons, celle où nous sommes arrivés à cela de remarquable que, quoique toutes nos traditions soient finies, nous ne sommes point dans l’attente d’une révélation. Il n’y a nulle part l’autel du Dieu inconnu. Les peuples n’ont pas les yeux levés en haut pour voir de quel côté les cieux s’abaisseront ; ils n’attendent point de législateur nouveau. Nous en avons déjà dit la raison, mais il ne faut pas craindre de la redire ; c’est parce que le christianisme est la perfection même des institutions religieuses, et que le genre humain ne peut avoir que le sentiment de ses besoins réels.

Une autre considération à laquelle je ne puis assez me hâter d’arriver, et que la plupart de mes lecteurs ont sans doute prévue, c’est que la parole a conservé toute sa puissance et toute sa fécondité dans la sphère des idées religieuses. En effet il ne s’agit point ici d’une parole transmise, mais de la parole même de Dieu, parole toujours vivante, qui ne peut ni s’affaiblir ni s’altérer. Ma parole ne passera point , a dit l’Être par excellence, le seul Être inconditionnel, l’Être sans succession de temps. Les cieux seront pliés et emportés comme la tente d’un berger , que la parole divine subsistera toujours : ils seront réduits à l’état d’un manteau usé , que la parole éternelle sera encore la parole éternelle. Le sacrifice de l’amour ne peut être ni un symbole ni une commémoration ; c’est le grand mystère de la parole. Une parole, mais c’est la parole même de Dieu, une parole rend la victime présente pour être immolée de nouveau. Ce pain est de la chair, ce vin est du sang, la chair et le sang de la victime auguste. Cela est ainsi, parce que la parole a ainsi prononcé ; car, comme a dit admirablement Bossuet, c’est la même parole qui a fait le ciel et la terre .

Je ne sais si je me trompe, mais il me semblé qu’il était bien nécessaire qu’il restât un dernier asile à la parole, pour que sa force vivifiante renouvelât continuellement la génération des idées. Ainsi la parole ne quittera point la religion de Jésus-Christ, parce que là elle ne s’est point séparée de la pensée, et que la pensée, de sa nature, est immortelle, même la pensée de l’homme. Par la religion, la parole ne cessera de régner sur le genre humain jusqu’à la fin des temps.

J’aperçois de ce point de vue si élevé la seule vraie raison pour séparer les institutions politiques des institutions religieuses. Les publicistes qui n’ont stipulé que les intérêts de la tolérance ne sont pas descendus dans le fond des choses ; ils n’ont pas vu à quel point ils favorisaient en cela l’indifférence, et par conséquent l’incrédulité. La nécessité de consacrer l’indépendance mutuelle des institutions religieuses et des institutions politiques est fondée uniquement sur ce que le ministère de la parole ne doit point être troublé dans la paix du sanctuaire. Dès lors on n’a rien à redouter des prérogatives du Saint-Siège ; et ce que nous avons appelé les libertés de l’église gallicane, qui peut-être dans un temps nous a préservés de la contagion des hérésies, est devenu absolument sans objet. Laissez, au contraire, le Pape, qui est le souverain pontife de la parole, saisir dans toute son étendue le gouvernement spirituel de la chrétienté ; que le prêtre soit en même temps citoyen de l’état et sujet du chef de l’Église ; et que le chrétien exerce ses droits politiques ou remplisse ses devoirs religieux, sans que ces deux sortes d’actes aient aucune liaison entre eux. Ne défendons plus la religion sous le rapport de l’utilité dont elle est, soit à l’homme, soit à la société ; c’est un vrai blasphème qui a été trop souvent reproduit. Ne demandons point pour elle l’appui des institutions politiques ; ce serait avoir des doutes impies sur sa stabilité. N’exigeons pas non plus qu’elle vienne au secours de ces institutions, parce que nous pourrions l’accuser de leur chute lorsque le moment de la caducité serait venu. Le mouvement des esprits, qui est l’opinion, peut soulever la société, mais il faut que la religion reste immobile comme Dieu même.

Un jour il vint du fond de la Judée un simple pêcheur, sans nom, sans autorité, dépourvu de toute science humaine. Il était sorti du sein d’un peuple dédaigné, et celui de qui il tenait sa mission avait été attaché à une croix, supplice alors infâme. Ce simple pêcheur arrive tout seul dans la ville maîtresse du monde. Il annonce qu’il ne vient que pour renverser les idoles, puis sceller son témoignage de son propre sang. Il ne m’appartient point de discuter comment la cour de Rome a usé d’un pouvoir qui remonte au prince des apôtres, au simple pêcheur venu de la Judée ; mais tant que les directions de la société furent exclusivement confiées à la force des sentiments religieux, la cour de Rome a dû être à la tête de la civilisation européenne, et cela suffit. Je ne reviendrai pas non plus sur l’oiseuse question des croisades. Dites-moi combien de temps le genre humain s’est reposé dans la paix ! Nommez-moi le siècle où le sang n’ait pas arrosé des champs de bataille ! Laissez donc à la guerre ou de nobles causes ; ou du moins de généreux prétextes. Les vieillards de Troie ne pouvaient trouver mauvais que les peuples se fussent armés pour la querelle de la beauté : et Homère faisait sortir de cette pensée une poésie tout entière. C’est bien une poésie qui est renfermée dans le motif des croisades ! Il s’agissait de délivrer un tombeau, le tombeau de celui qui racheta la nature humaine, le seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la fin des temps, pour me servir d’une belle expression de M. de Chateaubriand. Est-ce à nous d’ailleurs à nous montrer si difficiles, nous qui ne cessons de nous parer de nos trophées militaires ? Il faut bien savoir admirer tout ce qui peut développer dans l’homme des sentiments élevés, tout ce qui peut lui fournir l’occasion de beaux sacrifices ; mais il faut être juste aussi : et il n’est pas moins vrai que cette gloire, acquise en dernier lieu, au prix de tant de sang, n’a servi qu’aux vastes triomphes d’un aventurier.

Cependant, pour rentrer dans mon sujet, j’avouerai, si l’on veut, que la triple tiare a souvent abusé de ses hautes prérogatives ; car pour elle aussi il a fallu que l’abus prouvât la liberté. Dans un temps où les princes de la terre avaient sur les peuples des droits dont les limites étaient inconnues, était-ce donc un si grand malheur que les rois eussent au-dessus d’eux une puissance mystérieuse qui venait les épouvanter et leur annoncer, les oracles de la justice éternelle, une puissance qui venait leur dire : Ce sceptre que vous tenez de Dieu, Dieu peut vous l’enlever ; ce glaive que vous portez à votre côté peut être réduit en poussière par le glaive de la parole ? N’avons-nous pas vu naguère, au moment où tous les souverains de l’Europe tremblaient devant le nouvel Attila, n’avons-nous pas vu le vieillard du Capitole lancer l’anathème des anciens jours sur une tête qu’aucune foudre n’avait pu encore atteindre ? Cet anathème n’est-il pas venu troubler, dans l’orgueil de ses pensées, l’heureux soldat, au moment même où il remportait la dernière de ses victoires ? Oui, la dernière de ses victoires, puisque toutes celles que depuis il a rencontrées sur le chemin de son inconcevable fortune n’ont fait que lui creuser un plus vaste abîme. Serait-ce, par hasard, que le captif de Savone et de Fontainebleau, l’héritier du pauvre pêcheur, avec ces paroles qui contenaient les menaces du ciel, aurait frappé de vertige l’homme contre lequel l’Europe a dû finir par se croiser ? Toutefois le vénérable prisonnier ne fut-il pas sur le point de se laisser éblouir aussi par cette terrible fascination à qui il fut donné d’exercer jusqu’au dernier moment une si grande et si funeste influence ? Ainsi le vénérable prisonnier fut sur le point d’y céder à son tour ; mais l’heure de la délivrance avait sonné de toutes parts ; et Dieu s’était fait juge de sa propre cause, car la cause de la civilisation est celle de Dieu même.

Au reste, je ne dois pas négliger de le dire, qu’a-t-on encore à craindre des empiétements de la cour de Rome ? Quelle raison pour refuser au premier des évêques, au successeur du prince des apôtres, quelle raison pour lui refuser l’empire entier de la religion, qui lui appartint toujours, pour le lui refuser maintenant que cet empire est devenu si distinct de tous les autres ? Craindriez-vous, dans vos pensées pusillanimes, qu’il ne vînt ébranler des trônes fondés sur la limite des pouvoirs, parce qu’il a quelquefois brisé des sceptres absolus ?

Je l’ai dit, et je le redis avec la plus entière conviction, sans le christianisme, sans les idées morales que le christianisme a mises dans le monde, le despotisme finissait inévitablement par s’acclimater dans la vieille Europe. Pourquoi avons-nous été si sévères dans les jugements divers que nous avions portés sur Bonaparte ? pourquoi ne pouvions-nous pas nous accoutumer à toutes ses ruses, à tous ses prestiges, à toute son immense volonté ? pourquoi les peuples ont-ils refusé de reconnaître à la fois la puissance du génie et celle de la force ? Il faut le dire, Bonaparte a voulu peser sur nous avec le pouvoir qui a précédé le christianisme ; et nous, nous l’avons jugé avec les idées morales que le christianisme a données au monde. Bonaparte eut pour la religion une sorte de condescendance impie ; par un calcul plus impie encore, il ne voulait en faire qu’un moyen de police ou d’asservissement. Il a cru, quelques instants, pouvoir la dominer comme les législateurs des peuples païens avaient dominé les religions païennes ; il n’avait pas vu que ces législateurs ne s’étaient pas séparés de la pensée religieuse, et que, sous le christianisme, la pensée religieuse ne peut être que la pensée chrétienne elle-même.

Nous n’attendons point de législateur nouveau, avons-nous dit, parce que nos institutions sociales, ainsi que nous l’avons remarqué, ne peuvent être fondées que sur le christianisme.

Mais nous ne devons plus mêler dans nos discussions les intérêts religieux avec les intérêts politiques, parce qu’ils sont devenus différents. Il est même permis de penser que n’étant plus compliqués d’affections sociales, les sentiments religieux prendront plus d’intensité, tout en conservant leur heureuse influence.

Si la parole a mis dans le monde intellectuel et moral les idées qui y sont à présent, sera-ce téméraire d’oser dire, par analogie, que le sentiment religieux s’est tellement identifié, par le christianisme, avec les institutions sociales, que ces institutions peuvent se passer désormais de la direction religieuse immédiate ? elles ont en elles-mêmes le principe de vie le plus intime et le plus fécond qui ait jamais soutenu les sociétés humaines. La religion est, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’arôme qui préserve la société de la dissolution dont on a pu la croire menacée. Les révolutions religieuses et les révolutions politiques ne doivent plus être liées les unes aux autres, et nous n’avons d’autre révolution à attendre que celle qui fera rentrer dans l’unité les communions dissidentes. Cette révolution est inévitable, parce que dès que la dissidence ne peut plus être prolongée par des intérêts politiques, la tendance naturelle doit être le retour à l’unité : nous avons déjà expliqué notre pensée à cet égard. Le sentiment religieux, qui paraît menacer de s’éteindre dans les croyances particulières, vit toujours dans les croyances générales. Le moment est donc arrivé où nous devons nous entendre sur les croyances générales et unanimes. Or, le christianisme seul offrant l’accord de ces croyances, il ne s’agit plus que de chercher où sont les véritables traditions chrétiennes. Je n’ai qu’une observation à ajouter. Le peuple français est le premier des peuples de l’Europe qui ait admis le principe de l’indépendance mutuelle des institutions politiques et des institutions sociales, tout en demeurant dans la même croyance religieuse, tout en restant fidèle au droit divin et à celui de la légitimité, qui en est la suite. Ainsi nous avons à la fois le principe du mouvement progressif, qui fait marcher la société dans des directions nouvelles, et le principe conservateur, qui modère et régularise le mouvement progressif.

En un mot, notre religion, notre langue, nos mœurs, nous constituent chambre des pairs de la grande société européenne ; comme, par les opinions, nous remplissons dans cette même société les fonctions de chambre des communes.