(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Seconde partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère de la littérature et des arts » pp. 326-349
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre XI. Seconde partie. Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère de la littérature et des arts » pp. 326-349

Chapitre XI. Seconde partie.
Conséquences de l’émancipation de la pensée dans la sphère de la littérature et des arts

Toute théorie de l’avenir ne peut reposer que sur la juste appréciation du passé ; mais aujourd’hui cette première donnée nous manque presque entièrement. La société marche dans des voies insolites, et n’accepte pour règle que des doctrines non éprouvées par l’expérience. Les souvenirs la blessent ; elle semble craindre que des principes anciens ou vieillis ne soient entachés de féodalité. Elle voudrait cependant conserver encore ses préjugés littéraires ; c’est la seule portion de l’héritage de nos pères qu’elle désire maintenir. Tout s’est écroulé autour du tronc de la littérature et des arts ; ce trône seul ne peut pas rester debout parmi tant de ruines : il faut qu’il s’écroule à son tour.

La nuit du moyen âge ne saurait s’étendre maintenant sur le genre humain, parce que notre marche est devenue trop rapide. Les années suffisent où jadis il fallait des siècles. Le règne de Louis XV, qui fut une sorte d’interrègne sous le rapport des mœurs, le fut aussi sous le rapport des arts : la décadence avait été trop précipitée pour qu’elle pût durer. De même, notre littérature qui, sous ce règne, a jeté encore un si grand éclat a été envahie, un instant, par une génération éphémère : cette génération fut sans aïeux, elle n’a point laissé de postérité. Les Sénèque et les Claudien de cette courte époque n’offrent déjà plus que des titres de livres aux bibliographes, des noms inconnus dans notre chronologie littéraire. Trop peu d’années nous séparaient de notre grand siècle : pendant que des hommes qui vivaient au milieu de nous avaient vu briller les dernières étincelles de ce siècle fameux, les enfants, dans les écoles, étaient toujours nourris des chefs-d’œuvre qu’il avait produits. Le temps est nécessaire pour entrer dans la barbarie comme pour en sortir : ainsi on peut dire qu’il faut des traditions, même pour parvenir à l’état de décadence, et surtout pour s’y maintenir.

Si, d’une part, notre littérature du siècle de Louis XIV est devenue européenne, et a cessé d’être exclusivement la nôtre, nous cherchons, d’une autre part, une littérature nouvelle, qui soit classique aussi, mais classique dans l’ordre de choses qui va naître. Remarquons toutefois que cette littérature nouvelle doit avoir pour caractère particulier d’être européenne, en même temps qu’elle sera tout à fait française ; car la France ne peut qu’être à la tête des destinées de l’Europe.

Pour commencer par le point qui offre le plus de prise aux conjectures ; lorsque notre régime constitutionnel sera affermi, lorsque nos habitudes sociales seront prises, nous imposerons à tous les peuples une éloquence parlementaire inconnue jusqu’à présent. La langue de l’improvisation poétique nous a été refusée, celle de l’improvisation oratoire se perfectionnera : elle est, au reste, plus conforme au génie de notre langue, qui, elle-même, ainsi que nous l’avons fait remarquer, est singulièrement appropriée à l’âge actuel de l’esprit humain. Je suis persuadé que cette sorte d’éloquence aura plus d’éclat, plus de mouvement, plus de puissance, que n’en a jamais eu l’éloquence analogue, chez les Grecs, chez les Romains, chez les Anglais : il y a, dans la contexture et le génie de la langue française, une raison invincible, une logique nécessaire, une clarté constitutive, un sentiment de goût et de convenance, qui apportent peut-être quelques obstacles à la passion désordonnée, mais qui contiennent l’enthousiasme sur les limites où il deviendrait vertige, et qui doivent être très favorables à la discussion calme, solennelle, animée.

La langue et les institutions marchent en même temps : l’une est l’expression des autres. Ce qui arrive toujours arrive encore aujourd’hui : nos institutions commencent à modifier nos discours ; c’est une preuve certaine que bientôt elles seront réalisées.

Nous devons renoncer désormais à cette critique verbale qui n’entre point dans le fond des choses, qui s’attache surtout aux formes du style, à l’économie d’une composition, à l’observance de certaines règles, à la comparaison superstitieuse avec les modèles, sorte de critique secondaire dont M. de La Harpe est souvent un modèle si parfait. Maintenant cette critique nous a appris tout ce qu’elle pouvait nous apprendre. Il s’agit de pénétrer le sens intime de tant de belles et de nobles conceptions de l’esprit humain. Les mots ne doivent plus nous inquiéter ; c’est la pensée elle-même qu’il faut atteindre. Cette critique nouvelle, tout en nous dévoilant des merveilles inconnues, nous montrera la route pour en opérer aussi à notre tour.

L’histoire nous ouvre une carrière immense : c’est presque un monde tout entier à découvrir et à explorer. Oui, la muse de l’histoire est la plus jeune des muses ; et elle n’a fait que bégayer jusqu’à présent. Les géologues prouvent fort bien que nos continents sont nouveaux ; et c’est depuis bien peu de temps aussi que nous avons perdu les traditions orales ; car l’histoire n’est, encore à présent, pour les premières origines de tous les peuples, que ces traditions écrites, la prose substituée à la poésie. Tous les enseignements ont changé, et il est permis d’affirmer que nous avons plus de ressources qu’on n’en a eu jamais pour étudier le génie des peuples anciens. Nous avons signalé déjà quelques-uns des travaux préparatoires auxquels se livrent des hommes d’une patience admirable et d’une vaste science. L’art de discuter les témoignages, d’interroger les monuments, de faire parler aux traditions leur véritable langage : voilà plus qu’il n’en faut pour retrouver de grands sujets de gloire. La philosophie éclairée par ses expériences ne dédaignera plus les vieilles doctrines, car les vieilles doctrines sont demeurées dans le genre humain.

On a beaucoup comparé entre eux les historiens anciens et les historiens modernes, sous le rapport du but, de la direction des idées, de l’intérêt. On a dit que les historiens anciens étaient les historiens des peuples, et que les historiens modernes étaient les historiens des princes, des grands de la terre. La manie des parallèles et des comparaisons est une manie de bel esprit. Les véritables historiens, à mon avis, ont été les poètes, parce qu’ils ont été les historiens de l’homme, du genre humain. Il n’y a de pensée élevée que la pensée religieuse, la pensée poétique. Les historiens donc ont voulu, chez les anciens comme chez les modernes, faire briller leurs talents, au lieu de faire briller la vérité. Ils n’ont pas assez dominé les siècles ; ils n’ont pas vu les événements d’assez haut. Bossuet seul, parmi ceux qui ont écrit en prose, donne l’idée du véritable historien. Lorsque les hommes qui se sont arrogé le domaine de l’intelligence ou de l’imagination, et qui ont renoncé en même temps à l’inspiration de la poésie, se sont ainsi avancés sans mission, ils ont cru pouvoir choisir parmi leurs propres pensées. Ils ont dit j’écrirai dans tel ou tel système. Dès lors on a pu exiger d’eux l’impartialité ; ils avaient donné ce droit ; mais les poètes, qui furent les premiers historiens, n’avaient pas besoin de chercher l’impartialité ; ils avaient plus que cela ; ils avaient la vérité vue de haut, vue dans l’ensemble des choses.

Les temps où régna la parole furent les temps de l’imagination ; ceux où régna la pensée indépendante doivent être ceux de la raison. Il semblerait donc que nous n’avons plus de poésie à attendre. Il faut combattre cette erreur : la poésie est éminemment pourvue de raison, mais c’est une raison sensible, animée, dominante. Je n’ai pas besoin de répéter ce que j’ai dit dans la première partie du chapitre précédent, pour peu que mes lecteurs se soient approprié mes idées.

On s’est fort trompé, en dernier lieu, lorsque, sentant que tout finissait, on a voulu nous montrer de nouveaux trésors à exploiter, ou plutôt des richesses anciennes, que nous avions négligées jusqu’à présent, et que l’on nous conseillait de mettre en œuvre. On s’est imaginé que l’homme créait la poésie : la poésie consiste à dire des faits ou des doctrines poétiques par eux-mêmes. Un homme de talent, quel que soit d’ailleurs son talent, ne peut rendre poétique une chose qui ne l’est pas, une chose qui n’est pas déjà de la poésie. La poésie est une langue, et non point une forme d’une langue ; la poésie est universelle, et non point locale : c’est la parole vivante du genre humain. Nos annales françaises font partie du domaine de la poésie, comme toutes les histoires des peuples ; mais c’est en ce qu’elles tiennent à l’histoire du genre humain. Rien n’est isolé ; et les faits de notre histoire ne seraient que des faits isolés, indignes par conséquent de la poésie, s’ils n’étaient pas fondus dans d’antiques et vénérables traditions, répandues parmi les peuples d’un même âge, s’ils ne s’appuyaient pas sur une croyance générale. Homère n’a point chanté, il a laissé chanter la muse ; c’est-à-dire qu’il a été l’interprète de la parole. Vos sociétés savantes proposent des prix pour savoir quelle a été l’utilité des croisades ; vous cherchez à expliquer les actions merveilleuses de l’héroïne d’Orléans, qui fut la simple bergère de Domremy ; et vous demandez où sont les sujets pour l’histoire, pour la poésie !

Nous devons regretter sans doute que nous ayons été si peu habiles à user des trésors de la poésie qui nous étaient offerts, à toutes les époques de notre existence sociale. Nous nous sommes dépouillés nous-mêmes de notre propre héritage. Ainsi les antiquités juives, les antiquités chrétiennes, nos temps héroïques modernes, c’est-à-dire ceux de la chevalerie, les sombres et sauvages traditions de nos aïeux les Gaulois ou les Francs, nous avons tout abandonné pour les riantes créations de la Grèce. L’architecture nous a donné le style gothique ; mais les terribles inondations des Sarrasins et des hommes du nord, mais les croisades n’ont pu féconder notre imagination. La voix de nos Troubadours et de nos Trouvères a été étouffée par les chants de l’Aonie. Ce jour religieux qui éclairait nos vieilles basiliques ne nous a point inspiré des hymnes solennels. Nous avons refusé d’interroger nos âges fabuleux ; et les tombeaux de nos ancêtres ne nous ont rien appris.

Mais il faudra bien que la poésie, depuis si longtemps exilée, trouve enfin un asile ; car elle existe toujours, puisqu’elle est immortelle. Espérons que notre belle France finira par devenir sa noble patrie.

À présent, nous ne pouvons en douter, il faut chercher la poésie ailleurs que dans des embellissements ; au reste, elle n’a jamais été là que pour le vulgaire. Nous devons la prendre où les sages de tous les temps l’ont placée : voilà tout le secret. Un sujet quelconque n’est pour le vrai poète que ce que la toile est pour le peintre habile. Les sujets anciens et les sujets modernes sont indifférents ; car la poésie est partout, il ne s’agit que de la faire sortir : sous ce rapport, aucune mine n’est épuisée. Homère fait dire à Alcinoüs ces mots, qui sont une poétique tout entière : « Les dieux ont permis la ruine d’Ilion et la mort d’un grand nombre de héros, afin que la poésie en tirât des leçons utiles aux siècles à venir. » Proposez encore des prix pour l’utilité des croisades ! Discutez les prestiges de la vierge qui sauva la France, qui fut brûlée comme sorcière par nos ennemis, et dont la cour de Rome a protégé la mémoire !

Je devrais enseigner ici comment se forment les traditions, comment les systèmes allégoriques prennent un corps, comment des êtres moraux s’individualisent, en quelque sorte, et sont revêtus d’un nom de personnage. Mais je n’ai rien fait si je ne suis point parvenu à donner à mes lecteurs le sentiment de toutes ces choses. Que l’on ne me demande pas une explication précise et textuelle ; il est trop évident qu’elle est impossible. La muse épique et la muse tragique tournèrent jadis autour de la guerre de Thèbes et du siège de Troie. Toutes les poésies originales des temps modernes tournent autour de Charlemagne et des croisades. Dites-moi comment cela est arrivé ? Un chêne étend ses fortes et vigoureuses racines dans la terre, et sa cime atteint à la région des orages ; nul ne sait dans la contrée comment ce chêne a crû ; les vieillards disent que leurs pères l’ont vu déjà couvert de la rouille des âges.

Les fêtes, quelles qu’elles soient, tiennent à des traditions qui souvent sont très obscures ou tout à fait perdues, et ont certainement une origine religieuse. Je ne parle point ici de celles qui contiennent les fastes mêmes de notre religion, de celles dont la célébration est la profession de foi de la société chrétienne. Celles-là ont une origine positive ; elles se lient aux dogmes et à l’histoire de la religion. La plupart des autres remontent aux premiers temps du christianisme : c’est ou le patron protecteur de la contrée, ou une Notre-Dame dont la chapelle modeste appelait de toutes parts les pèlerins. Quelquefois des rassemblements, qui furent jadis des fêtes, et qui ne sont plus aujourd’hui que des marchés ou des réunions de plaisirs bruyants, ont un motif dont on suit la trace jusqu’au sein du paganisme, jusqu’au temps où le druide venait en grande pompe couper le gui sacré avec une faucille d’or. Quelquefois enfin la madone chrétienne, à une époque inconnue, avait remplacé la nymphe du ruisseau. Ainsi, sur les bords du Tibre, la triste sœur de Didon, qui avait reçu les honneurs d’un petit temple, dans le lieu où elle était venue mourir, en racontant les premières douleurs de Carthage, avait cédé la place à la vierge secourable aux nautoniers. M. de Maistre remarque fort bien qu’il est hors de la puissance humaine de créer, non seulement des fêtes dont le retour soit périodique, mais même de simples réunions où les peuples accourent d’eux-mêmes, et sans une convocation spéciale, comme aux jeux de la Grèce. On pourrait même dire que nos spectacles tels qu’ils sont, quoique si prodigieusement détournés de leur institution primitive, n’existeraient pas si une pensée religieuse n’avait pas présidé à l’invention de la scène, chez tous les peuples.

Le seul fait littéraire qui, depuis la renaissance, puisse nous donner une idée de la manière dont se forment les traditions, le seul, en même temps, qui fasse concevoir ce que fut le cycle épique chez les anciens, ce sont les poèmes qui ont été destinés à célébrer la gloire de Charlemagne et de ses paladins. Cette fable qui s’est formée pour ainsi dire d’elle-même, dans la nuit du moyen âge, est douée d’une unité merveilleuse. Tous les poètes qui ont suivi ont créé des événements plus ou moins analogues les uns aux autres, mais tous ont été fidèles à la sorte de vraisemblance du sujet ; tous ont été unanimes dans les caractères des personnages qui sont les héros de cette épopée romanesque. Les exploits et les aventures diffèrent, mais la couleur de ces exploits et de ces aventures, mais la physionomie des héros, sont les mêmes. Il y a plus, ils sont tous placés dans la même hiérarchie de rang, relativement à leurs qualités. Ceci, pour le dire en passant, expliquerait assez bien l’unité de l’Iliade et de l’Odyssée, dans l’hypothèse de ceux qui pensent que ces poèmes ne sont pas l’ouvrage d’un seul homme, de l’homme qui s’est appelé Homère, c’est-à-dire le poète.

Quoi qu’il en soit, maintenant l’allégorie est épuisée, et le génie de l’antiquité cesse de régner dans la poésie. Nos préjugés classiques ont trop longtemps maintenu les mythes païens qui ne pouvaient pas nous offrir des systèmes de composition originale. Un sujet ancien transporté dans nos conceptions modernes doit changer tout entier de sphère d’idées et de sentiments ; mais il faut que dans la nouvelle sphère où il est introduit il y arrive avec les mêmes proportions et la même harmonie d’ensemble. Ainsi l’auteur de Veïes conquise, en adoptant la machine de l’Énéide, s’est trompé, car il n’a pas pu emprunter la croyance des peuples. Ainsi l’auteur de la Parthénéide a commis une erreur plus grande encore, car il a placé un sujet contemporain sous l’intervention des divinités de la Grèce. Ces divinités qui furent admises par Sannazar aux couches de la Vierge, et par Le Camoens dans sa contexture épique, vont bientôt être bannies, même des madrigaux, où elles ne sont plus que des lieux communs épuisés. Le sérieux de la pensée exclut de semblables jeux de l’esprit. Le goût, qui n’est autre chose que le tact des convenances, suffit pour achever de détruire les derniers vestiges de cette idolâtrie de l’imagination ; et la langue française, docile surtout aux règles du goût, commence à refuser son appui à de telles divinités. Plutarque, de son temps, s’étonnait du silence des oracles ; il ignorait quel sceau venait d’être apposé sur la bouche des Sibylles. Lorsque le Labarum parut dans le ciel, n’entendit-on pas une voix qui sortait du Capitole, et qui disait : Les dieux s’en vont ? Les dieux s’étaient enfuis, mais leurs images étaient restées. Maintenant, une autre voix retentit dans le monde littéraire : Les images des dieux s’en vont.

Un sujet ancien doit, sans doute, admettre les croyances du temps où sa fable est placée ; car on ne peut pas être infidèle à la première de toutes les lois, celle qui oblige à peindre un âge de l’esprit humain ; mais il faut s’abstenir de faire intervenir comme agents visibles les êtres surnaturels dont la croyance n’existe plus. En un mot, il ne faut pas que le poète participe à une croyance qui n’est point la sienne, et qui ne peut pas être celle de ses lecteurs. Nous ne pouvons plus nous prêter à de telles suppositions. Jupiter n’a plus de foudre ; et la ceinture de Vénus doit rester dans les vers d’Homère, pour les embellir à jamais.

Remarquons encore que toutes les fois que des agents surnaturels appartenant à la croyance des chrétiens sont venus animer nos compositions, nous avons toujours été, en cela même, trop serviles imitateurs des anciens ; c’est-à-dire que trop souvent ces agents surnaturels ont ressemblé aux divinités d’Homère ou de Virgile : tant nous avons été fourvoyés dans les voies de l’imitation. Nous avons, de plus, exigé des vers pour reconnaître la poésie, comme si cette langue triée, à laquelle nous ajoutions la rime, constituait essentiellement la poésie ; comme si, depuis que la muse épique ne confie plus ses annales mélodieuses à la tradition orale, depuis que ses poèmes ne se chantent plus, il pouvait y avoir une raison pour écrire en vers ; comme si enfin il n’y avait pas toujours eu une partie au moins de la poésie française, celle qui affectait l’imitation de la langue grecque, qui trouvait mieux à s’exprimer en prose.

Au reste, ce que nous disions tout à l’heure de la réserve avec laquelle il faut user des divinités grecques s’étend non seulement aux divinités indiennes et scandinaves ou calédoniennes, mais encore à ces sortes d’êtres iconologiques et moraux dont la création est toute moderne. Le gardien du cap des tempêtes, le dieu du vertige au milieu des précipices des Alpes, le génie de Rome défendant le passage du Rubicon, sans doute sont de belles inventions d’une muse qui ne prétendait point à la croyance des peuples ; mais comment Voltaire a-t-il pu oser nous présenter le Fanatisme et la Politique ?

Les règles que je prescris ici devraient être longuement développées : ce serait la matière d’un livre tout entier. Si j’avais à écrire une poétique appliquée à l’âge actuel de l’esprit humain, il faudrait que je discutasse les doctrines de M. de Chateaubriand et celles de M. de Marchangy. Or ce n’est point ici le lieu. D’ailleurs il ne s’agit point de mettre en œuvre des choses qu’on aurait dû mettre en œuvre plus tôt ; et l’on ne donne point non plus de préceptes d’avance.

La poésie doit remonter à son berceau, elle doit revenir à ce qu’elle fut à l’origine. N’imitons point les anciens, mais faisons comme eux. Souvenons-nous que cette race éclatante des Homérides a cessé de régner sur nous, et qu’une nouvelle dynastie va se placer sur le trône de l’imagination, qui est vacant. Le sceptre de Boileau est brisé à jamais.

Le génie poétique de la Grèce, dont les préceptes furent appliqués par Horace à la langue latine, et par Boileau à la langue française, ce génie est maintenant épuisé : nous fûmes trop séduits par ses charmes puissants ; mais nous ne pouvons plus rentrer dans cette partie du domaine de l’imagination ou nous devions trouver nos propres origines, nos mœurs antiques, nos véritables traditions. Il est impossible de se le dissimuler plus longtemps, les études littéraires doivent prendre une direction nouvelle, être assises sur d’autres fondements. Lorsque Charlemagne, dans son immense pensée, imposait à l’Europe l’ordre social qui vient de finir, il donnait pour base à l’instruction publique l’enseignement du grec et du latin. Depuis, le latin a toujours dominé dans nos études ; et c’est à cette cause, sans doute, que nous devons cet humble sentiment de nous-mêmes qui nous a portés à nous contenter d’une littérature d’imitation. La langue latine n’a plus rien à nous apprendre : tous les sentiments moraux qu’elle devait nous transmettre sont acclimatés dans notre langue ; elle n’a plus de pensée nouvelle à nous révéler. Horace et Virgile sont pour nous comme Racine et Boileau. Ainsi les auteurs latins ne doivent plus être qu’une belle et agréable lecture, un noble délassement, et non point l’objet de longues et pénibles études. Bannissons donc dès à présent le latin de la première éducation : les trésors de cette langue seront bien vite ouverts au jeune homme, à l’instant où il quittera les bancs de l’école. Il reste encore des choses à deviner dans Homère, dans Eschyle, dans Platon ; mais le grec lui-même sera bientôt épuisé, bientôt il ne contiendra plus de mystère à deviner. Alors il faudra l’abandonner aussi ; car il est inutile de donner à l’homme le lait de l’enfant. Le grec, à son tour, sera facilement pénétré par le jeune homme studieux, à l’âge où il pourra de lui-même achever la culture de ses facultés. Le temps est venu de commencer à introduire dans les premiers rudiments de l’éducation l’étude des langues orientales, de se former de nouvelles traditions littéraires. J’ai peine à comprendre comment, avec le sentiment progressif qui travaille les esprits, on reste cependant attaché aux méthodes stationnaires. La vie de l’homme est courte ; il faut lui abréger, le plus possible, le temps d’apprendre. Je le répète, le latin est épuisé, le grec le sera tout à l’heure. On a senti la nécessité de propager de nouvelles formes d’enseignement pour hâter l’instruction dans les dernières classes de la société ; et l’on néglige l’avancement simultané de celles qui sont destinées à marcher les premières. Mais, ainsi que nous l’avons remarqué, il faut de l’accord et de l’harmonie dans tout l’ensemble du système social. Lorsqu’une armée se précipite à la victoire, les grenadiers redoublent le pas pour que les compagnies du centre puissent se mouvoir, et que les autres, à leur tour, trouvent de l’espace. Si toute la poussée vient d’arrière, un grand bouleversement sera inévitable.

Les langues orientales contiennent des trésors que nous commençons à peine à soupçonner. Ceux qui en font à présent l’objet d’une étude spéciale s’y livrent beaucoup trop tard ; ils ont perdu le temps de leur première jeunesse à cultiver des lettres sans avenir et sans horizon. Ce n’est point assez qu’un petit nombre de savants s’enfoncent dans les profondeurs du sanscrit, toutes nouvelles pour nous, il faut que la génération contemporaine soit devenue, par l’éducation, habile à comprendre les investigateurs de l’ère qui va s’ouvrir ; car l’homme ne sait bien que ce qu’il peut communiquer aux autres : tant on rencontre à chaque pas le sentiment social, et le besoin de ce sentiment. Il est impossible encore d’apprécier toutes les révélations que nous devons recevoir de langues dont les racines primitives sont des manifestations morales ou intellectuelles plutôt que la représentation d’objets physiques ou l’expression de besoins matériels. Il est impossible de prévoir ce que nous devons apprendre de langues dont les unes sont faites pour l’ouïe, et les autres pour la vue. Il faut que l’esprit humain puisse contempler à la fois et la magnifique cosmogonie de Moïse et la haute métaphysique des gymnosophistes de l’Inde.

La parole continuera d’être fécondée par la religion, ainsi que nous l’avons dit ; et l’étude des langues où sont enfermées comme dans une arche voilée aux regards les traditions primitives du genre humain, entretiendra ce genre d’activité des esprits, cette continuité de traditions. Ce n’est plus un fait dont on puisse douter que la filiation des langues de l’Orient et des langues de l’Occident ; mais il ne nous suffit point de connaître le Nil par ses bienfaits ; il faut remonter, s’il est possible, jusqu’à sa source mystérieuse et connue.

Ainsi la poésie doit avoir un nouveau point de départ. La langue française qui, seule, entre toutes les autres n’est pas fondée sur les propres origines du peuple qui la parle, attendait peut-être l’âge actuel, l’âge où, inondée de tant de lumières, elle pourrait donner à l’homme, en même temps qu’une métaphysique élevée et pénétrante, la poésie de la raison et du sentiment. La poésie, sans cesser de se consacrer à célébrer les attributs de Dieu, doit entrer davantage dans les affections de l’homme, et surtout dans la liberté morale ; car, comme nous le dirons tout à l’heure, le règne du fatalisme va finir aussi dans les royaumes de l’imagination, et cela seul change beaucoup toutes les données poétiques. L’homme sera toujours à lui seul un fonds inépuisable, la nature peut être mieux connue, mais les sentiments de l’homme seront toujours immenses et sans limites. Les Muses dédaigneuses de la Grèce ne voulaient s’occuper que de royales douleurs, d’éclatants revers. Le système de l’égalité va s’introduire, à son tour, dans la région de la poésie et des arts. Les larmes de l’homme obscur exciteront aussi nos larmes ; et déjà la Bible et l’Évangile nous avaient appris à compatir à tous. Les Allemands nous ont donné l’exemple de conceptions poétiques puisées dans des intérêts privés. Tels sont Hermann et Dorothée de Goethe, et la Parthénéide de M. Bagghesen. M. de Chateaubriand a pris pour centre d’une véritable épopée deux personnages sans nom ; mais il ne s’est pas encore entièrement affranchi du vieux préjugé classique ; car Eudore descend de Philopœmen ; et Cymmodocée, d’Homère. L’exemple que l’illustre auteur des Martyrs a donné, en prenant un simple particulier pour héros d’une épopée, est un grand fait littéraire. Les Puritains d’Écosse sont, dans cette hypothèse, un véritable roman historique. M. de Chateaubriand et l’auteur des Puritains ont, chacun dans une carrière bien différente, ouvert un nouveau chemin. Je les cite ensemble, à cause de l’analogie, mais sans les confondre ; car M. de Chateaubriand s’est élevé à la dignité de l’épopée, et ce ne sera pas moi qui contesterai à son bel ouvrage le nom de poème.

La plupart des observations que nous venons de faire sur la littérature s’appliquent aux arts : les arts aussi sont de la poésie. C’est le génie pittoresque qui a succédé au génie statuaire. Le nu tout seul, qui ne fut jamais dans les convenances de nos mœurs modernes, établit une grande différence pour la sphère d’inspiration ; et je remarquerai, à ce sujet, que les traditions classiques nous avaient égarés aussi dans la carrière des arts ; nous avions renié nos mœurs, et oublié notre climat, nous voulions à toute force nous transporter sur les bords de l’Ilissus et sous le ciel de la Grèce. Le nu s’applique seulement aux sujets mythologiques ; ce que vous voyez, ce sont des êtres au-dessus de l’homme, qui doivent être encore l’homme tout entier, mais l’homme idéalisé par l’apothéose. Supprimez l’apothéose, et vous êtes obligé d’abandonner le nu. Les peintres qui ont cru pouvoir adopter le nu se sont étrangement trompés ; car, dans les tableaux, les personnages n’ont plus ce voile de l’immobilité et de l’absence de la couleur. L’idéal, pour la peinture, doit se concentrer sur la noble figure de l’homme, et abandonner le reste du corps. Les vêtements, il faut l’avouer, s’allient mal avec l’art statuaire ; de plus, cet art est monumental et public : on élève des statues aux héros, aux grands hommes ; mais si vous ne pouvez vous identifier avec la pensée de l’apothéose, il faut que vous renonciez au nu. L’art pittoresque s’applique davantage aux détails de la vie privée : il a moins d’idéal, puisqu’il n’a pas cette sorte d’immobilité qui indique un être élevé au-dessus des passions humaines ; il est donc plus approprié à toutes les conditions de l’état social.

Le génie romantique et le génie pittoresque sont deux frères qui viennent succéder au génie statuaire et au génie classique, vieux monarques dont nous devons encore honorer les cendres augustes quoique nous ne vivions plus sous leurs lois. La soumission au joug classique fut longtemps une soumission volontaire et qui par conséquent ne gênait point la liberté. L’esprit humain, toujours indépendant, ne veut plus de ce joug, qui fut de son choix, et qui maintenant ne pourrait dégénérer qu’en une servile imitation.

En un mot, le génie classique est usé comme toutes les autres traditions. Il a jeté dans l’empire de l’imagination toutes les idées et tous les sentiments qu’il devait y jeter. Sa mission est accomplie.

Mais avant de passer à une autre partie de la discussion, je ne puis m’abstenir de remarquer combien les travaux actuels de M. Raynouard méritent d’exciter tout notre intérêt. L’espèce d’abandon où nous avons laissé jusqu’à présent les monuments de notre langue romance tient à cet inconcevable dédain de nos propres origines, que j’ai si souvent déploré dans cet écrit. Quoiqu’il soit en effet trop tard pour tirer de telles recherches le fruit que nous eussions pu en tirer à une autre époque, néanmoins elles ne seront pas bornées au seul mérite de remplir une lacune importante dans l’histoire littéraire du moyen âge ; elles serviront encore à lier les unes aux autres les traditions des langues.

M. d’Agincourt a consacré sa longue et honorable carrière à remplir une lacune du même genre dans l’histoire des arts : et ses travaux auront, par la suite, un résultat analogue. Déjà M. Quatremère de Quincy vient d’agrandir pour nous l’horizon même des arts chez les anciens. Par la restitution spéculative du Jupiter Olympien de Phidias, il comble en quelque sorte, dans la pensée, l’intervalle que l’interruption des traditions avait laissé entre les productions du génie statuaire et celles du génie pittoresque.

Nous sommes arrivés à un temps où la science doit aider à l’instinct, et le diriger. En toutes choses, il faut que nous remontions à l’origine, et que nous rassemblions les matériaux, pour compléter les annales de l’esprit humain.

Ne disons donc point ou que tout est fini, ou que nous devons rentrer dans les voies de l’imitation classique, telle que nous l’avons conçue jusqu’à présent. Le phénix consumé sur son bûcher mystérieux va renaître de ses cendres immortelles.

Les arts de l’imagination doivent rester la noble décoration de la société.