(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Gérard de Nerval »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Gérard de Nerval »

Gérard de Nerval

Les Illuminés.

Si Gérard de Nerval avait seulement écrit les Excentriques au front du livre où sont réunis les articles faits pour les journaux ou pour des revues, ces biographies, tout au plus spirituelles, qui n’ont que l’intérêt raccourci des anecdotes et dont le titre, souvent déplacé, semblait promettre davantage, on n’aurait peut-être rien à objecter contre son titre, quoiqu’il pût trouver sans grand peine des types d’excentricités plus frappants, plus dramatiques, plus exceptionnels enfin, que les types qu’il nous a décrits. Mais tracer le mot d’Illuminés sur la première page d’un ouvrage, c’était promettre un travail des plus graves, car il dépend de la solution de questions qui ne sont pas résolues encore ! Quelle académie, en Europe, mettra sérieusement au concours la question de savoir si l’illuminisme est un développement définitif de l’être mental, ou bien si c’en est une aberration ? Sur ce point-là, comme sur tant d’autres, il y a des jugements superficiels, des préjugés, mais nulle conclusion véritablement scientifique. Positivement, on ne sait rien, et, en attendant qu’on sache quelque chose, on insulte le mysticisme, on nie les faits de l’ordre surnaturel et on mutile la faculté de connaître !

En gardant cette forme biographique, que nous aimons, du reste, parce qu’elle rend l’idée plus personnelle et plus humaine, est-ce que Gérard de Nerval pouvait se dispenser de toucher quelque part dans son livre la question de l’illuminisme, au double point de vue psychologique et physiologique ? Cela n’était-il pas de rigueur ?… Mais que dirait-on si on montrait que dans ce livre, intitulé les Illuminés, il n’y a pas plus d’illuminés que d’illuminisme, et qu’excepté le récit d’une véritable parade chez Cagliostro et quelques mots sans aperçu et sans critique sur des hommes qu’il aurait fallu étudier il n’y a dans le titre du livre de Gérard de Nerval, rien de plus qu’une spéculation sur la curiosité publique, en ce moment fort excitée par tout ce qui pourrait amener un changement dans la philosophie d’un siècle dépassé en métaphysique par ceux même qui auraient dû le diriger ? Ainsi, par exemple, quel illuminé était-ce donc que cet aventurier d’abbé de Bucquoy dont Gérard de Nerval nous raconte la vie, que ce païen Quintus Aucler, plus Grec et plus Romain, à lui seul, que tous les révolutionnaires, et qui voulait, dans un pays chrétien de tradition séculaire, rétablir officiellement le culte de Jupiter ? Quel autre illuminé que ce Restif de la Bretonne, dont l’immoralité tua le génie en le souillant ? Étaient-ce de pareils hommes dont nous attendions les biographies, quand l’illuminisme a pour représentants dans le monde des esprits de la force de Raimond Lulle, d’Albert le Grand, de Roger Bacon, de Paracelse, de Cardan, de Van Helmont, d’Agricola, du Cosmopolite, de Price, de Swedenborg, de Bœhm, de Saint-Martin, etc., etc. ? La vie seule de Raimond Lulle est un sujet magnifique, où tout ce qui concerne cette question, obscure et brillante tout à la fois, de l’illuminisme, que la science n’a pas encore osé poser, mais qui attire et qui tourmente l’imagination moderne, trouverait aisément sa place.

Rien n’a manqué à Raimond Lulle. Chimie, physique, médecine, théologie, il a passé la main d’un maître sur tout l’écartement du clavier. À l’heure qu’il est, sa méthode étonne : « C’est lui qui chercha la pierre philosophale par la voie humide, — dit Dumas, très opposé à l’alchimie, en professeur qu’il est, — mais, en employant la distillation comme moyen, il a fixé l’attention sur les produits volatils de la décomposition des corps. » On en conviendra, quelle haute et quelle intéressante étude que celle de l’illuminisme, se produisant dans de tels cerveaux ! Nous nous étions laissé dire que Gérard de Nerval étudiait avec amour les sciences occultes et reprenait, pour savoir ce qu’elles contiennent encore, ces vieilles méthodes du Moyen Âge que Bacon et Descartes ont écrasées sous leur mépris de novateurs. Eh bien, le croira-t-on en le voyant passer si loin et si près d’un travail qui eût également passionné l’imagination et la science ?… Et notez qu’en parlant ainsi nous ne posons ni ne pressentons même aucune conclusion à l’avance sur ce sujet, d’autant plus actuel que les questions, irrépudiables maintenant, de somnambulisme, d’électricité, de magnétisme, se nouent par plus d’une racine à la question de l’illuminisme. Tout ce que nous voulons dire, c’est qu’il y avait trois manières d’en parler et que Nerval les a manquées toutes les trois. Ou bien on croit à l’illuminisme, on en cherche et on en montre les causes dans l’esprit humain et les traditions chez les peuples. On tente une science déjà tentée par des esprits pleins d’audace. On reprend, en la fortifiant des découvertes des sciences naturelles, la thèse spiritualiste et religieuse du Moyen Âge, qui, en face de la science de Dieu, dressait, avec sa logique catholique, la science du diable, quand la philosophie moderne a nié l’une et l’autre du même coup. Ou bien on ne croit pas à l’illuminisme, et on dit ses raisons pour n’y pas croire. On fait une œuvre de démonstration négative et non pas de négation pure et simple, ce qui est bien différent et, de plus, le procédé de l’ignorance. Alors, on se collète avec les difficultés qui subsistent. On répond aux questions qui vous pressent et auxquelles personne n’a répondu, ni les philosophes, qui n’ont pas encore écarté par une théorie le supernaturalisme, comme ils l’appellent, qui appuie de toutes parts sur leur malheureux cerveau révolté des faits écrasants et surnaturels, ni les historiens de la philosophie, qui ne sauraient infirmer sur ces faits les actes de tant de conciles qui les supposent ou qui les attestent ! Ou enfin, troisième parti, on ne sait qu’en penser. On s’avoue sceptique. Mais du moins il faut l’être avec une telle désinvolture, avec une telle verve, avec un tel style, que, l’œuvre d’art dominant tout, le livre ne soit plus qu’une forme, une arabesque de la pensée, une volupté littéraire, et non une prétention à la science et à l’aperçu.

Gérard de Nerval est-il un sceptique ? Sait-il ou ne sait-il pas ? Croit-il ou ne croit-il pas ? Voilà ce qu’on se demande quand on l’a lu. Mais toujours est-il que, s’il est sceptique comme le siècle dont il est le fils, il n’a pas le style qui doit embaumer cette misérable larve d’un esprit qui n’ose pas vivre, puisqu’il n’ose affirmer, et qu’il faut pourtant avoir si on est sceptique, sous peine… de n’être même pas.

On comprend Montaigne quand il doute. Il nous saisit aux cheveux de sa main inspirée et nous balance dans le vide agité de ses doutes. Le plaisir qu’on ressent est dangereux, d’autant plus dangereux qu’il est immense. Mais douter en termes d’une élégance vulgaire, c’est faire un bien petit bruit au bord du néant, pour, après, obscurément y retomber.