(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Odysse Barot »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Odysse Barot »

Odysse Barot

Histoire de la littérature contemporaine en Angleterre.

I

En 1865 il parut, à la librairie de Germer-Baillière, un premier volume de l’Histoire de la Révolution française de Carlyle, traduit de manière à attirer l’attention… À cette époque, Thomas Carlyle, qui maintenant commence de faire sa gloire en France, — car la gloire est comme les chênes : elle vient lentement, — Thomas Carlyle était peu connu. Un incomparable éventeur de gibier, un admirable limier littéraire, Philarète Chasles, presque Anglais lui-même, tant il savait l’anglais l’avait un jour parlé de Carlyle et montré, dans un fragment de traduction, combien il était difficile de traduire ce rude génie saxon compliqué de germanisme ; mais il en eut bientôt assez, malgré sa vaillance, et personne, après Chasles, ne fut tenté de s’y frotter. Il fallut des années pour qu’on osât entreprendre une traduction que Philarète Chasles n’avait qu’entamée. Et encore, pour cette audace, on se mit à deux. Ces deux-là furent Élias Regnault et Odysse Barot. Ils publièrent alors le premier volume d’une traduction qu’ils devaient continuer. Mais Odysse Barot se luxa probablement le poignet où Chasles avait fatigué le sien. Toujours est-il qu’il se retira de cette traduction, si bravement entreprise, y laissant son collaborateur, qui continua avec un autre, et l’on vit bien, à cette départie, que c’était le vrai traducteur qui s’en allait.

Eh bien, c’est ce traducteur de Carlyle, qui s’est interrompu lui-même et dont la traduction étincelle des beautés de l’original, qui nous donne aujourd’hui une histoire de la littérature anglaise, et, malgré son titre, qui dit faux en disant : « de la littérature contemporaine », une histoire intégrale de la littérature en Angleterre, commençant à la première chronique saxonne et au premier poème normand, et allant jusqu’au dernier journal anglais de l’heure présente, jusqu’à la dernière feuille de chou, comme disent avec tant de distinction ces charmants journalistes, ces fameux lapins du journalisme qui se mangent leurs journaux entre eux ! Effrayant sujet pour le détail et pour l’étendue. Pensez donc ! l’histoire de tout ce qui fut écrit depuis le viie  siècle et saint Colomban, le premier écrivain de l’Angleterre, jusqu’aux journaux The Circle et The Hour, qui, quand Barot écrivait, n’avait, lui, encore qu’une année d’existence dans le xixe  siècle. Combien de volumes seraient nécessaires pour examiner, avec la critique obligée pour tout historien littéraire qui aurait la conscience de ce qu’il fait, une pareille masse d’œuvres et d’écrits, et pour en dresser, au point de vue de leur valeur, la hiérarchie ! Mais Odysse Barot ne s’est nullement embarrassé de la difficulté et de la longueur de pareille tâche. Il s’est rappelé le mot de Montesquieu, que « qui comprend tout peut tout abréger ». Il a tout abrégé ; mais a-t-il compris tout ?… C’est une autre affaire. Les gens de génie devraient prendre garde aux mots qu’ils disent ; car c’est souvent une autorisation pour les sots de dire ou de faire une sottise. Certes ! Odysse Barot n’est pas un sot, ni son livre une sottise ; mais Montesquieu, avec son axiome, lui a donné de la fatuité. Il en a fait un de ces simplificateurs qui croient qu’on peut mettre le globe de Charlemagne dans sa poche et l’emporter comme une tabatière. Avec cette impayable légèreté française, qui ne doute de rien, et que ses études sur les Anglais ne lui ont pas désapprise, Barot ne s’est pas troublé une minute devant l’immensité du travail qu’il avait devant lui. Il a cru qu’il n’y avait qu’à enfoncer son chapeau et piquer de l’éperon pour faire le tour de la littérature anglaise. Et il l’a fait ! Mais quel tour pour nous ! Nous le trouvons mauvais, ce tour.

Oui ! nous trouvons mauvais et déplacé de plier, d’entasser, de presser douze cents ans de littérature dans un volume qui n’a pas douze cents pages, puis qu’il n’en a qu’à peine cinq cents ! Nous trouvons cela déplacé et d’ailleurs impossible, quelle que soit la force de la main qui ose se permettre cette épouvantable compression. Quand Taine découpa son Histoire de la littérature anglaise dans l’immense étoffe que Barot emploie toute, il lui fallut plusieurs gros volumes pour y mettre cette histoire, circonscrite pourtant aux grandes figures, aux hommes de génie ou de talent supérieur ; et Odysse Barot, qui ne choisit pas, qui prend tout, qui ne pense pas comme le duc d’Albe et pêche aussi bien aux grenouilles qu’aux hures de saumon, empile toute cette multitude dans un volume in-18 de la collection Charpentier ! Assurément l’histoire ne peut, sans qu’on la brise ou qu’on l’éclope, être soumise à un orthopédisme aussi violent. Quelles que soient les prétentions ou le talent qu’elle atteste, elle se ravale alors à n’être plus qu’un manuel ou un catalogue. C’est un catalogue, en effet, que le livre de Barot, bien plus qu’une histoire. Je ne méprise pas les catalogues. Ils ont leur utilité. Mais je ne leur permets pas les grands airs de l’histoire, et Barot les a pris. C’est un historien qui juge à la course. Quand il faudrait prouver ce qu’il avance, il dit des mots qu’on prierait encore le génie de se donner la peine de justifier… Il a certainement plus de raison, plus de sérieux et de variété que celui qui dit, à propos de tout : « tarte à la crème ! » mais il n’en dit pas moins : « tarte à la crème ! » à sa façon, et franchement, pour un démocrate, je trouve cela bien marquis !

II

Car c’est un démocrate que Barot, et, comme tout démocrate, un utilitaire. La raison même qui l’a fait procéder dans son livre comme il y a procédé est une raison d’utilité, et c’est ce qui donne à ce livre une signification bien plus politique que littéraire, malgré son couvert de littérature. Au fond, Odysse Barot se soucie bien de la littérature ! quoiqu’il ait des connaissances et des aptitudes littéraires, et même parfois, çà et là, un éclair de critique surprenant. Ce qu’il voit, en effet, dans la littérature, c’est particulièrement l’influence politique qu’elle exerce ou qu’elle peut exercer. Elle est pour lui surtout l’expression de certaines idées utiles ou pratiques, c’est-à-dire l’expression de tout ce qu’il y a au monde de moins littéraire. Par utilité, il se prive des développements qui auraient été la force et la vie de son histoire, et il bloque son énorme sujet en un volume qu’on peut avaler en quelques heures de lecture. Comme il veut l’éducation de tout le monde, en trois temps il transporte le Petit Journal dans la littérature, le Petit Journal, aimé des portiers et des cochers, et qui est leur catéchisme, sans bon Dieu. Mais la littérature est plus hautaine que cela. Elle n’entre pas dans les combinaisons de ceux qui la prennent pour un moyen d’action politique sur les hommes, ce qu’elle est parfois, mais ce à quoi elle ne pense jamais. La littérature est son but à elle-même. Elle n’est point la servante de la maison. Elle ne balaie pas pour le compte de la démocratie. Ceux qui la conçoivent ainsi l’abaissent, et malheureusement c’est ainsi qu’Odysse Barot la conçoit.

J’en suis vraiment fâché pour lui, pour nous et pour son livre. Il y a, j’aime à le répéter, en Barot une virtualité littéraire ; mais la démocratie, la démocratie radicale, matérialiste, positiviste, la vraie démocratie « de nos abominables jours », comme dirait le vieux Malherbe, l’a saisi et a rapetissé, en l’étreignant, son intelligence, comme lui, en l’étreignant, a rapetissé l’histoire… La démocratie lui a imposé ses besognes. En écrivant cette histoire de la littérature anglaise, bourrée dans un volume à l’usage de ceux qui n’ont pas le temps de lire et qui sont endiablés de savoir, il a cru faire mieux balle démocratique contre nous. La littérature anglaise n’est là qu’un prétexte. Le vrai et secret motif de ce livre, c’est de constater que le plus beau mouvement de l’esprit humain qui s’est produit en Angleterre (le plus beau, j’en conviens, mais je l’explique autrement !) est une éclosion démocratique, à l’état d’enveloppement d’abord, à l’état de développement ensuite, et qui tout à l’heure éclate de partout, comme la fleur du cactus après son incubation mystérieuse et centenaire, Odysse Barot proclame., avec la tuméfaction à la tête de l’orgueil, — car l’orgueil est hydrocéphale, — que l’esprit humain va de ce côté ; que l’avenir, ô bonheur du ciel mis sur la terre ! appartient à la démocratie absolue. Byron, l’aristocrate Byron, dans cette histoire de la littérature anglaise, est sacrifié à Shelley, l’utopiste, l’humanitaire, qui était athée, c’est-à-dire un démocrate religieux qui eût voulu couper la tête à Dieu comme on peut la couper au roi, et qui, par conséquent, était un démocrate intégral de principe et d’essence. Lord Byron, cet enfant terrible de génie, s’était fait jacobin pour faire pièce à la société élevée de son pays dont il était mécontent ; mais il n’a pas paru à Barot un jacobin assez solide. Il n’était point athée d’ailleurs, il n’était que sceptique, mais tellement poète qu’il se retrouvait catholique à certaines heures, — par exemple quand il entendait l’orgue dans les églises, — nous disent les mémoires de sa vie, — et plus profondément encore quand il écrivait ces strophes adorables (dans Don Juan) qui commencent par Ave Maria, la salutation angélique du soir, Shelley, lui, était un atheist froid, résolu, obstiné, au signe de la bête qu’il avait mis sur son front par-dessus le signe du génie ! Et ce signe de la bête est peut-être ce qu’il a de plus précieux aux yeux de Barot, qui doit à peu près croire, comme Darwin, que l’homme n’est qu’un singe qui présentement reprend ses droits… Selon lui, la gloire de lord Byron s’en va baissant ; la gloire de Shelley grandit au contraire, et, comme pour ces fiers penseurs de la démocratie, si comiquement optimistes, qui trouvent que l’humanité, composée de toutes les canailles, a toujours raison dans ce qu’elle pense et quoi qu’elle pense, Odysse Barot pense comme toute l’Angleterre actuelle sur Byron (en supposant qu’elle pense ce qu’il atteste), et sans façon il lui rogne sa gloire… C’est à Shelley qu’est l’avenir, dit-il. Je connais ce cliché insupportable. Mais le goût, l’applaudissement des masses, la popularité des œuvres, ne font rien, n’ajoutent rien à cette entité toute-puissante qui s’appelle le Génie et qui est parce qu’il est, comme Dieu. Byron tomberait dans l’oubli, le déplaisir, le mépris de toute l’Angleterre, de tous les peuples et de toutes les démocraties à la fois, qu’il n’en serait pas moins toujours ce qu’il est, — lord Byron !

III

Mais la démocratie a déshonoré jusqu’à la gloire. Elle ne la reconnaît que quand le peuple veut bien y consentir. La démocratie ne croit point à la beauté intrinsèque des œuvres. Elle ne croit qu’à leur utilité. Et encore l’utilité, pour la démocratie, ne vous y trompez pas ! c’est la sienne. C’est l’utilité comme son front étroit et impérieux la conçoit et l’exige. Saint Vincent de Paul fut, je crois, dans son temps, quelque peu utile ; mais sous la Commune on l’aurait très bien fusillé. C’eût été un magnifique otage. Odysse Barot, qui a peut-être de discrètes entrailles pour la Commune, ne voit les choses que sous cet angle toujours aigu de l’utilité ; et ses idées politiques doivent rendre cet angle plus aigu encore. Pour cet historien de la littérature anglaise, il faut bien le dire, le vrai point de vue littéraire, qui est le point de vue esthétique, n’existe pas. Sans doute, quand il en est aux premières pages de son histoire, ou plus tard, quand il touche à cette phase historique où le génie, désintéressé de tout ce qui n’est pas l’effet esthétique, apparaît dans sa plus pure splendeur, sous Élisabeth, par exemple, — car le despotisme des rois n’a jamais empêché le génie de croître et il l’a quelquefois fait fleurir, — Odysse Barot ne peut point ne pas signaler les beautés des œuvres qu’il rencontre, surtout quand ces œuvres sont celles d’hommes comme Chaucer, Marlowe, Shakespeare, Et il les signale, et je crois même qu’il les sent avec énergie ; mais l’intérêt supérieur pour lui n’est pas là. Quelque chose domine sa sensation. Les grands esprits que je viens de nommer ne sont à ses yeux que les pierres d’attente d’une littérature plus grande que la leur, parce qu’elle sera plus pratique et plus politique, et qu’elle servira davantage à l’émancipation définitive de l’humanité.

Mais c’est là une vue erronée : la littérature et les arts, et ceux qui en écrivent l’histoire, n’ont point à se préoccuper de l’émancipation définitive de l’humanité. La littérature et les arts n’ont à se préoccuper que d’une chose, tout aussi importante d’ailleurs que l’émancipation de l’humanité : c’est de la beauté à exprimer, — à inventer ou à reproduire, — mais à exprimer dans des œuvres fortes et parfaites, si l’homme de lettres ou l’artiste peuvent atteindre jusque-là… La littérature et les arts sont désintéressés de tout, excepté de la beauté qu’ils expriment pour obéir à cette loi mystérieuse et absolue de l’humanité, qui veut de la beauté, pour le bonheur de son être, tout aussi énergiquement qu’elle veut des vêtements et du pain… Je parle, bien entendu, de l’humanité à son sommet, élevée à sa plus haute puissance ; je ne parle pas d’elle à l’époque de ses besoins inférieurs… Mais c’est le vice justement des libres penseurs, strangulés par la logique que leur a faite l’épouvantable matérialisme de ce temps, de ne voir jamais que les besoins les plus bas de l’humanité. Et je le comprends bien, du reste ! ce sont ceux-là qui les dominent. Le beau, dans sa pureté céleste, dans son incompatibilité transcendante avec les autres choses humaines, est pour eux un luxe, une inutilité. Ils ne disent pas, comme Malebranche, d’Athalie : Qu’est-ce que cela prouve ? Mais ils disent : À quoi cela sert-il ? En quoi est-ce utile ? Et comme cela n’est utile qu’à l’âme, — à l’âme immortelle à laquelle ils ne croient point, — cela semble inutile à ces jouisseurs grossiers, à ces sybarites d’auge et de chenil, et la marque d’infamie est pour eux cette inutilité. Michel-Ange et Raphaël sont donc des inutiles, non pas encore aux yeux de Barot, qui vaut mieux que ses doctrines et qui a de l’âme, malgré son matérialisme systématique, — la lèpre entre cuir et chair de son livre, — mais aux yeux de plus hardis et, dans son ordre d’idées, de plus forts raisonneurs que lui. Et c’est pour cela que leurs œuvres sublimes, à Raphaël et à Michel-Ange, sont réservées aux brasiers de l’avenir par ces bienfaiteurs de l’humanité, qui trouveront que le tableau de la Transfiguration ou tel autre chef-d’œuvre ne sont bons, en définitive, que pour chauffer, entre deux barricades, les goujats qui ont froid par une nuit d’hiver !

IV

Voilà donc, dégagées de leur expression, qui manque d’audace, mais non de clarté pour ceux qui savent voir, les idées qui circulent et palpitent sous la peau de ce livre intitulé : Histoire de la littérature contemporaine en Angleterre 29. L’auteur a écrit dans son titre : contemporaine, quoique ce fût l’histoire de toute la littérature anglaise à toutes les époques qu’il écrivait, parce que, pour lui, le démocrate et le socialiste moderne, l’important, c’est la littérature contemporaine, qui roule le socialisme, le matérialisme, le positivisme, et toutes les menaçantes horreurs de ce temps dans ses flots ! En comparaison de celle-là, que sont les autres littératures ?… Lisez attentivement Odysse Barot, car il n’a pas, comme d’aucuns, l’impudence de ses doctrines et de ses espérances. Il se boutonne par-dessus ses idées… Est-ce de peur de les compromettre, ou d’être compromis par elles ?… Lisez-le avec attention, et vous verrez que les hommes de génie, ou de talent, dont il parle dans son histoire, sont bien moins pour lui par la personnalité de leur génie ou de leur talent que par la tendance qu’ils expriment, Michelet a un jour, dans son Histoire de la Révolution française, décapité les chefs de cette révolution, ces cerveaux troublés, mais puissants, au profit de la masse acéphale. Odysse Barot n’a pas osé, lui, décapiter le génie quand il l’a rencontré dans son histoire. Mais il a gratifié de têtes de génie ceux qui représentent le mieux cette idée de démocratie dont son malheureux esprit est féru. Son volume, qui finit par une espèce d’apothéose de Stuart. Mill, — ce petit Proudhon de l’Angleterre, lequel varia savamment et parlementairement le célèbre axiome : la propriété, c’est le vol , — ne grandit pas que ce petit Proudhon ganté avec des gants anglais. Règle générale, il grandit tous ceux-là, poètes, philosophes, historiens, qui ont touché à la chose suprêmement utile pour Barot, c’est-à-dire à l’idée révolutionnaire, et révolutionnaire dans toutes les sphères ; car la Révolution va jusqu’à Dieu, quand elle ne commence pas par lui. Le moindre poète, le moindre philosophe, le moindre romancier qui se met, dans un coin de livre, en révolte contre la majestueuse société séculaire du passé que, dans les idées de Barot, le progrès est de détruire, prennent pour lui des proportions qu’en réalité ils n’ont pas. En les regardant, son regard est moins net et moins pur. Il a pour eux ce que j’appellerai des faiblesses… Savage Landor, ce républicain insensé (et c’est son excuse), qui légua sa fortune à celui qui assassinerait Napoléon III (un utilitaire de la démocratie), l’insulteur de Pitt et de Fox à la fois ; Thomas Hood, l’auteur du chant socialiste de la Chemise, que Barot nous traduit comme une merveille ; madame Browning, l’auteur du Cri des enfants, qui, par parenthèse, n’est pas naïf comme l’enfance ; Swinburne, le transfuge de l’aristocratie dans le camp populaire ; Alfred Austin, le satirique contre les rois et les prêtres ; madame George Eliot, madame Beecher-Stowe, tout ce menu fretin littéraire s’ils ne lui paraissent pas des colosses, lui paraissent cependant plus grands qu’ils ne sont en réalité. Madame Beecher-Stowe surtout, qui, littérairement, est, disons-le, une imbécile, mais qui appuya sa main bête sur cette corde du sentiment qui est toujours prête à retentir, madame Beecher-Stowe, qui « a plus fait — dit-il — pour l’émancipation des noirs que le président Lincoln et le congrès de Washington », exalte au plus haut degré le sentiment d’un philanthrope émancipateur qui voudrait émanciper jusqu’aux bêtes féroces, — pauvres bêtes ! Odysse Barot n’a pas le courage de lui accorder, à elle expressément, du génie ; mais comme on sent qu’elle est bien plus pour lui que cet Edgar Poe, par exemple, auquel il en octroie pour se débarrasser de la peine de le juger ! Et tout cela est conséquent, du reste. Indépendamment de son influence politique, madame Beecher-Stowe est une femme, et il faut émanciper la femme comme le noir ! Odysse Barot, en ceci moins énergique et moins sensé que son chef de file, Proudhon, croit à l’égalité de l’homme et de la femme, et, moins une seule, sans doute (du moins je veux le supposer), à l’identité de leurs fonctions. Trop de bonté pour un homme d’esprit ! il prend au sérieux les prétentions du bas-bleuisme, cette grimace risible de la vanité féminine de ce temps. C’est un radical qui a toutes les idées du radicalisme. Que dis-je ? il est à l’extrémité de toutes ces idées qui nous poussent aux abîmes en passant par tous les chemins du ridicule et de l’absurdité. Edgar Poe, d’ailleurs, qui n’a pas l’avantage d’être une femme, doit être le moins sympathique des hommes à Barot. Il fut certainement l’esprit le plus aristocratiquement esthétique d’un siècle et d’une nation également voués au génie bas de l’utilité, Edgar Poe n’a jamais fait, toute sa vie, que de la poésie et de la littérature inutiles, — et c’est encore un de ceux-là que les Omar de la Démocratie qui marche sur nous brûleront un jour avec le plus de plaisir, et, pour parler leur langue abjecte, comme « un faignant ! »

V

J’ai fini. Je n’ai pas voulu entrer dans les détails de cette Histoire de la Littérature anglaise, et d’ailleurs je ne l’aurais pas pu. Il y en a quelques-uns d’heureux ; mais vouloir brasser et jauger dans un chapitre ce torrent d’ouvrages et de mérites divers que Barot précipite devant nous, ce serait faire ici ce que nous lui avons reproché. J’ai pris les choses de plus haut. Qui tient l’idée générale d’un livre tient ce loup par les deux oreilles. J’ai pris seulement la pensée qui plane sur tout ce fouillis de noms et d’œuvres, et cette pensée, toute politique, invalide pour moi le livre entier… En résumé, l’histoire littéraire ne peut et ne doit être écrite que par des plumes exclusivement littéraires. Edgar Poe, par exemple, s’il avait tourné son génie de ce côté, aurait peut-être pu écrire une histoire littéraire. Le whig Macaulay, malgré son excellent talent, ne le pouvait pas. Les partis sont les ogres de la pensée des hommes. Ils la dévorent. Le traducteur de Poe, le suggestif et perçant Baudelaire, qui vivait dans la préoccupation de la beauté des œuvres spirituelles comme Robinson en son île, mais sans vouloir jamais en sortir, Théophile Gautier, indifférent à tout excepté à la perfection de la forme, étaient aussi dans la condition nécessaire où il faut être pour écrire, sans distraction, sans adultérisation d’aucune sorte, l’histoire d’une littérature. Barot, très trempé dans la langue et la littérature anglaises, Barot, avec le don de perception critique qu’il a quelquefois, en était incapable. Il pense trop à côté, et ce qu’il pense à côté est ce qu’il estime le plus de sa pensée, il a voulu, ce benthamiste, faire de l’histoire utile ; mais son utilitarisme a été trompé. Son livre est insuffisant. Pour ceux qui savent, ce n’est pas assez, et ce n’est pas assez pour ceux qui ignorent. Ce n’est pas une histoire, c’est un manuel d’histoire. Mais quand Tennemann faisait un Manuel de l’histoire de la philosophie, il l’intitulait exactement et modestement un « manuel ».

Or, à part la démocratie qui y coule à pleins bords, — comme dit la vieille phrase consacrée, — le livre de Barot n’est que cela.