(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Jacques Cœur et Charles VII »
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(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Jacques Cœur et Charles VII »

Jacques Cœur et Charles VII

Pierre Clément. Jacques Cœur et Charles VII.

La littérature vraiment utile de ce temps est la littérature historique. On ne le dira jamais assez. De tous les livres d’une époque d’orgueil et d’illusion qui ont des prétentions et des visées immenses, il ne restera peut-être à lire fructueusement dans un siècle que de modestes et courageux travaux d’histoire, dont on parle à peine au milieu du fracas des grandes théories et de l’usurpation des sciences fausses. Les leveurs d’empreinte qui viendront après nous et qui voudront prendre le plâtre de cette grande Morte du xixe  siècle, de cette époque qui aura vécu dans la turbulence et dans l’inquiétude, trouveront sur son front deux caractères ineffaçables, à travers lesquels il sera toujours aisé de la reconnaître : — l’individualisme dans la vie morale, et, dans la vie intellectuelle, la fureur de généraliser. Ce besoin, du reste, qui n’est — si l’on veut y réfléchir — que de l’individualisme encore ; ce besoin qui a produit tant de métaphysique vaporeuse, de synthèses, de formules, et qui, surexcité jusqu’à la rage par la vanité de chacun, ne nous a saisis tous que parce qu’il ne sied qu’à quelques-uns, c’est-à-dire aux maîtres, aux grands esprits, à ceux-là enfin qui se donnent seulement la peine de naître, pourrait faire croire à nos descendants que nous avons perdu le bon sens proverbial de nos pères, n’étaient quelques livres d’histoire fermes, nets, circonscrits, et dans lesquels il sera possible de le retrouver. « J’aime mieux — disait madame de Staël — qu’on m’apprenne tout simplement la couleur de la voiture de monsieur un tel, que de me débiter solennellement des généralités sans puissance. » Madame de Staël avait raison. L’histoire donc, mais l’histoire, entendons-nous bien ! sans une philosophie de l’histoire ; l’histoire sans esprit de parti ou sans parti pris, sans prêchaillerie, sans thèse au fond, comme celle de Macaulay, par exemple, dont nous venons de parler, voilà ce qui doit venger une époque troublée comme la nôtre des impuissances de sa métaphysique et des démences de son orgueil ! L’histoire pour l’histoire, — comme on disait l’art pour l’art. Seulement, l’art pour l’art était une chimère, tandis que l’histoire pour l’histoire peut être une réalité.

Un esprit sain comme de l’eau de roche, Pierre Clément, l’a compris ainsi. Doué de l’intelligence historique qui voit bien dans la direction des faits, mais qui ne les ploie jamais sous la pression d’un système ou sous le despotisme d’une force trop personnelle, Pierre Clément est exceptionnel dans ce sens qu’en matière d’histoire, maintenant, on a plus de tendance à élargir ses horizons qu’à les réduire, à noyer son regard qu’à le ramasser. Dans un temps de turgescence universelle, où toutes les grenouilles s’enflent comme des bœufs et crèvent si ridiculement à la peine, c’est être heureusement exceptionnel que de garder les proportions de sa pensée et de n’avoir pas peur d’un cadre étroit. Or, c’est là ce qui n’a point effrayé Pierre Clément. Savant, renseigné, déjà rompu au style et à la manière de l’histoire, car il est l’auteur d’un travail estimé sur Colbert qui, sans être irréprochable pourtant, nous fait mieux connaître ce grand ministre que tout ce qu’on a publié jusqu’ici, il pouvait, tout comme un autre, et même mieux qu’un autre, faire une large battue dans le passé, nous donner quelque histoire de la civilisation à telle époque, et recommencer cette chasse aux fantômes et aux choses vagues qu’il faut refaire tous les vingt ans si l’on veut rester, soi et son œuvre, autrement qu’à l’état de date et de livre dépassé dans l’esprit des générations ! Le nouvel auteur de Jacques Cœur et Charles VII 12 s’est bien gardé d’une ambition si haute et si vaine. Il est de la race de ces esprits qui ne craignent pas de serrer l’histoire d’une époque autour d’un ou deux personnages qui la centralisent. Il aime mieux la creuser dans un espace resserré, d’un point à un autre, que de l’embrasser à vaste et pleine ceinture, par conséquent de la mal étreindre. L’idéal de ces sortes d’esprits est en Angleterre, le pays du Fait par excellence. Pour cette raison, sans nul doute, la littérature anglaise, plus qu’aucune autre littérature, abonde en biographies, en vies historiques précises, tranchées, prises plus profond et plus fin que l’histoire même. L’Angleterre, ce pays pratique avant tout, aime cette manière de concevoir l’histoire et de récrire. Qui ne se rappelle qu’avec sa seule Vie de Nelson Robert Southey fixa définitivement sa fortune et sa gloire ?… Clément est un de ces biographes à la manière anglaise, ayant pour qualité dominante cette recherche du détail et du point juste où les choses commencent et où elles finissent qui donne à un livre historique la clarté souveraine qu’aucun nuage de métaphysique, aucune audace de théorie, ne pourront désormais troubler. Nous le répétons : par le temps qui court, une telle qualité d’esprit, tout ensemble solide et aiguisée, est fort rare. Quand on la possède, l’écueil à éviter serait la sécheresse. Mais Clément n’est pas sec. Il n’étrique point l’histoire dans la biographie. Au contraire, il découpe plutôt, et très largement, la biographie dans les événements de l’histoire. Et quand il a taillé dans tout ce marbre, on n’en regrette pas les éclats tombés aux pieds de la statue… car on les retrouve autour du socle même, dans des notes de la plus vigilante et de la plus sûre érudition.

Tout est donc profondément historique dans cette histoire, que l’auteur appelle une Étude. Tout y atteint la réalité, sans la dépasser jamais. On y chercherait en vain autre chose que des faits, — mais des faits tamisés par la critique et les conclusions que ces faits dictent forcément et naturellement à l’esprit. Nous, que l’histoire comme on l’écrit depuis vingt ans13 a lassés et un peu blasés sur les généralisations à perte de vue qui s’y mêlent, nous aimons cette saveur étrange, parce qu’elle est pure et vraie, que nous donne l’histoire écrite ainsi, et nous pensons que la voilà, impartiale et sincère, autant, du moins, qu’il est permis à la pauvre main humaine de la tracer. Pierre Clément, que nous croyons un économiste, sauf erreur toutefois, est peut-être allé de Colbert à Jacques Cœur en vertu d’une préoccupation d’études habituelles. Mais, si cela est, on peut dire que l’économiste s’est heureusement perdu en chemin, et qu’en face de l’illustre commerçant du xve  siècle il n’est resté qu’un historien, un historien exact avec scrupule, inquiet de la noble inquiétude du vrai juste et doux, mais, pourquoi ne pas le dire ? un peu froid, comme tout ce qui est doux. C’est le seul reproche que nous lui adresserons. — L’image, qu’il reproduit dans son livre, de l’argentier de Charles VII, ressemble à ce beau portrait gravé de Grignon qui en forme le frontispice. On y reconnaît la même physionomie attentive, pénétrante, volontaire, aux yeux soucieux et tristes. Seulement, l’effroyable siècle qui tourne autour de cette figure sereine et fatale méritait, non pour être moins vrai, mais pour l’être davantage, plus de passion et plus de flamme qu’il n’y en a dans la peinture que l’auteur de Jacques Cœur et Charles VII nous en fait.

Ce siècle, en effet, fut horrible, et, pendant un moment du moins, le plus horrible que la monarchie française eût peut-être vu se lever sur elle. Quand la France aura un Shakespeare, nous saurons alors les affres de ce temps… On sortait des guerres civiles d’Armagnac contre Bourgogne, de la folie de Charles VI, des déportements d’Isabeau, mais on était entré dans une période non moins funeste : la guerre étrangère, l’invasion par les Anglais, et tous ces désastres et toutes ces incomparables misères invétérées depuis tant d’années, et qui allaient durer trente ans encore, « Quand le roi Charles VII commença la guerre pour son droit, — nous dit un vieux historien avec une expression tragique, — il y avait soixante-dix ans que la France était dans le sang et dans la misère… Il n’y avait de toutes parts que déchirements, confusions, frayeurs, solitude… Le paysan, dénué de chair et de graisse, n’avait que les os… encore étaient-ils foulés ! Les bêtes errant dans les campagnes, entendant le tocsin, prenaient la fuite et gagnaient d’elles-mêmes leurs retraites… » Ce fut le temps des Retondeurs et des Écorcheurs, plus terribles au pays que l’Anglais même… En l’an 1000, on avait cru généralement à la fin du monde, mais sous les premières années du règne de Charles VII, on aurait pu croire à la fin de la France, infailliblement perdue sans Jeanne d’Arc, et l’on peut ajouter aussi : sans Jacques Cœur. Moins poétique, moins mystérieux, moins divin que la sainte « Pastoure », incompréhensible si le miracle n’était pas là pour l’expliquer, Jacques Cœur, qui fut, lui, tout positivement et tout bonnement un grand homme, donna à Charles VII pour continuer la guerre tout ce que celui-ci voulut prendre d’une colossale fortune, et il fut payé de son dévouement avec la même ingratitude qui avait soldé le sacrifice de la vierge de Domrémy. De ces deux êtres auxquels il devait sa couronne, Charles VII, que l’histoire appelle si amèrement « le Bien-Servi », laissa brûler l’une comme sorcière, et mettre en jugement l’autre comme concussionnaire et comme empoisonneur. Ce prince, plus changeant que les femmes ses maîtresses, et plus envieux que les hommes ses favoris, s’était-il donc pris de quelque jalousie ignoble contre l’héroïne de son règne et contre le grand homme que son habileté avait fait plus riche qu’un roi ?… L’histoire ne le dit pas en termes précis, mais, en pressant bien le récit détaillé de Pierre Clément, on serait tenté de le croire.

Et pourquoi pas, du reste ? Il n’y avait rien de grand, de généreux dans Charles VIL Quand on le regarde à distance, il paraît énorme, exhaussé par les événements de son siècle. Mais la chétive momie n’était-elle pas au centre de la pyramide de Chéops ? L’Histoire a noyé les petitesses et les viletés de l’âme du « Bien-Servi » dans la plus grande gloire qu’elle puisse allumer sur un nom, — la gloire d’avoir sauvé la nationalité d’un peuple ! Seulement, dès qu’on a traversé toute cette splendeur et qu’on a mis la main sur le cœur de l’homme, on ne trouve plus qu’un être abject, auquel Dieu — qui sait seul ses desseins — a fait une grande destinée. Muableté, diffidence, envye, voilà, dans le langage de son siècle, ce qui agitait et rongeait ce triste Victorieux, lassé et « méhaigné » de ses guerres, ce chagrin « cagneux, aux chausses vertes », que la Légende et les Romances couronnent de myrtes et de lauriers par la main d’Agnès, et qui, mélancoliquement voluptueux, retiré dans les tourelles de ses châteaux des bords de la Loire, avait au front comme un reflet de la folie hagarde de son père, — reflet sinistre d’un mal héréditaire qu’on vit encore passer, dans de cruelles défiances, jusque sur le front de son fils ! Tel, de réalité, était Charles VII. En France, qui l’ignore ? dans ce pays moitié soldat et moitié femme, là où la gloire et l’amour ont mis leur double rayon il y a fascination, éblouissement et sorcellerie ; mais l’honneur de l’Histoire est d’être impassible, et d’ailleurs l’amour de Charles pour Agnès n’était pas de si noble nature qu’il pût justifier son prestige. C’était l’asservissement à une âme impérieuse d’une âme faible, en proie à tous les ennuis du plaisir et du favoritisme ; c’était le croupissement des sens et du cœur, qu’il faut bien se garder de confondre avec cette facilité des âmes fortes et qu’on ne voudrait voir qu’aux âmes pures : la fidélité. Démenti de plus donné aux embellissements et aux impostures de la Légende ! Charles VII ne fut donc jamais l’amant chevaleresque d’Agnès Sorel, ni elle la noble damoyselle qui lui attachait l’éperon d’or. Pierre Clément, dans son histoire, a déchiré toutes ces draperies. Agnès n’est que la Pompadour du xve  siècle, mais une Pompadour sans Rosbach ! Plus vaniteuse que tendre, fastueuse de sa beauté autant qu’insolente de son empire, c’est bien l’effrontée qu’on retrouve, dans le seul portrait qu’on ait d’elle, « le sein tout nud » jusque sur un vitrail d’Église, et à qui Louis XI, dauphin alors, pour venger sa mère outragée, un jour appliqua un soufflet. Son cadavre n’était pas refroidi que Charles prit pour maîtresse sa nièce, qu’elle avait pour rivale. On le voit, quand on jauge ces âmes, ces vases d’infection auxquels la Poésie attache ses guirlandes comme aux plus nobles urnes de l’Histoire, on peut tout croire et tout supposer !

Mais il n’en était pas de même pour Jacques Cœur, Ce grand honnête homme de génie était aussi une haute et robuste vertu, et tranchait bien, par l’ordre de sa vie et la beauté de ses instincts, sur le sombre et sanglant repoussoir des vices et des crimes de son siècle. Il n’en sentait point les dépendances. Quand l’affreux maréchal de Retz disait sa messe noire ; lorsque les bâtards d’Armagnac et de Bourbon, ces Antechrists, déchiraient tant de seins outragés et faisaient coucher la Débauche dans le sang qu’ils avaient versé ; quand Pierre de Giac, — un des favoris de Charles VII, — quand Pierre de Giac, le bourreau équestre, emportait en croupe sur son cheval sa femme empoisonnée et forçait ainsi son agonie à chevaucher pendant quinze lieues, Jacques Cœur, bien différent de ces hommes terribles, menait à Bourges une de ces bienfaisantes et magnifiques existences qui rappellent les Médicis. Fils de ses œuvres, cet imposant plébéien donnait aux hommes de race et de destruction qui l’entouraient le spectacle de la prospérité la plus merveilleuse, obtenue, à une époque de guerre, par le Commerce, la plus grande force des temps de paix. Il convoquait les plus célèbres artistes de l’Italie pour élever sa maison de Bourges, un des monuments du royaume. On ne comptait pas en Europe cinq négociants dignes de lui être comparés. Avec sa seule industrie, sa seule volonté, sa seule prévoyance, Jacques Cœur avait fondé le commerce maritime. Il chargeait les mers du Levant de vaisseaux français, étonnait l’Angleterre et Venise, et portait au loin la gloire du maître qui devait reconnaître tant de services par le déshonneur et l’exil. Grâce à lui, il n’y avait pas « dans toutes les mers de l’Orient — dit Georges Chastelain en ses chroniques — mât de vaisseau revêtu, sinon des fleurs de lys de France. »

Il réalisait enfin au pied de la lettre la fière devise d’un blason nouvellement conquis : « À cœurs vaillants rien d’impossible ! » Ce fut lui qui, devenu l’argentier du roi, dit cette simple parole que l’Histoire a gardée : « Syre, tout ce que j’ay est vostre », et qui la fit suivre du fait, en versant une part de son immense fortune dans les finances de son pays. Diplomate, ambassadeur auprès d’Eugène IV, il eut la gloire d’aider à l’apaisement de ce grand Schisme contre lequel furent tenus les conciles de Bâle et de Constance, « en ce temps de si étrange et si horrible confusion — dit Mathieu — qu’on ne pouvait plus dire que Rome fût où était le Pape, comme on disait que là où était l’Empereur, là était Rome ; car il y avait un Pape en Espagne, un en France, et quelquefois deux en Italie ». Mêlé aux grandes affaires et les dominant, comme homme d’État et financier, Jacques Cœur rappelle deux autres destinées de notre histoire, celles d’Enguerrand de Marigny et de Fouquet, mais il les fait pâlir toutes deux par le génie et par l’innocence. Aussi doit-on le reconnaître, entre tous les historiens qui ont eu à parler de cet homme illustre, entre tous ceux-là qui touchent d’une main pieuse aux saintes poussières du passé, je n’en sache guères qu’un seul qui ait refusé sa sympathie à une si grande condition et à une si grande infortune. Tous les autres, et Clément en cite un grand nombre dans la préface de son ouvrage, sont unanimes de respect. Qui ne devine pas que celui-là qui fait l’exception est un moderne ? Il faut bien le nommer : c’est Michelet. Michelet, cet esprit ardent et faible, et à qui l’Histoire a souvent donné le vertige, parle de Jacques Cœur dans son histoire de France avec un mépris superficiel. On ignore pourquoi, il est vrai. Mais rien peut-il étonner de l’écrivain qui, plus tard, n’a pas craint d’insulter Marie-Antoinette, l’archange majestueux de la royauté et de l’échafaud ?…

Du reste, les crimes imputés à Jacques Cœur, effacés maintenant par l’histoire, cessèrent, après sa condamnation, d’être articulés sérieusement par ses ennemis. Ces accusations, jugées absurdes aujourd’hui, donnèrent lieu à un procès qui dura des années ; car la passion a cela de particulier qu’elle se retire de sa bêtise sur son intensité, et que son ineptie ne l’empêche pas de réussir. On avait accusé Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, d’avoir exporté de la monnaie de France en Orient et d’avoir vendu des armes aux infidèles, — c’est-à-dire, en d’autres termes, d’avoir fait son commerce même, pour lequel il avait une licence du pape. On ajoutait enfin qu’il avait embarqué de force des marins à bord de ses vaisseaux et commis des exactions dans ses charges du Languedoc. Quant à l’empoisonnement d’Agnès, la déposition de Jeanne de Vendôme, dame de Mortagne, fut reconnue calomnieuse ; mais les autres accusations plus vagues motivèrent une condamnation tardive, qui impliqua pour Jacques Cœur la confiscation d’une partie de ses biens par ses juges et l’exil. Ainsi frappé, qu’allait-il devenir ? Où allait-il porter l’activité puissante de son esprit et de son âme ? Nicolas V, qui préparait alors une nouvelle croisade, lui donna le commandement de l’expédition. Jacques Cœur, en effet, avait souvent manié l’épée dans cette guerre perpétuelle de France, et combattu, avec Lahire et Xaintrailles, à l’ombre des flèches des archers anglais. Homme à destinée complète, peut-être aurait-il attaché, s’il avait vécu, un éclat de plus, la gloire militaire, à son nom ; mais il mourut à Chio, et, à ce qu’il paraît, des suites d’une blessure reçue dans un combat de mer resté obscur. Après lui, ses enfants, et, entre tous, Jacques Cœur, l’archevêque de Bourges, dévoués à cette mémoire qui avait illustré leur race et qui allait fonder une maison de plus parmi les grandes maisons de France, demandèrent à plusieurs reprises la révision de son procès. L’occasion était bonne, à ce qu’il semblait. En 1461, Louis XI, ce mauvais fils d’un mauvais père, montait sur le trône de Charles VII, « et avec lui — dit Mathieu — y montait la vengeance ! Il ne l’avait pas foulée aux pieds. Mais il la portait dans sa tête, et elle était dans son esprit comme ces étoiles qui sont fixes autour du pôle ». Le comte de Dammartin, l’ennemi de Jacques Cœur, qui avait tant contribué à sa condamnation, était des sept auxquels, en face de l’hostie de son sacre, Louis XI déclara qu’il ne voulait pas pardonner. Cependant, malgré cette circonstance, malgré un procès engagé par un des fils de Jacques Cœur contre le sire de Dammartin, malgré la faveur de Louis XI pour les persécutés ou les disgraciés de son père, la grande révision qui devait annuler la condamnation de l’argentier n’eut pas lieu. Mais qu’importe ! qu’importe qu’il manque quelque chose aux petites procédures des hommes, quand la Gloire a prononcé son arrêt !

C’est à l’avènement de Louis XI à la couronne que se termine le livre de Clément. N’était ce dernier coup d’œil jeté sur l’effort perdu des enfants de Jacques Cœur pour réhabiliter, comme on dit aujourd’hui, sa mémoire, Clément, fidèle au titre de son livre, n’aurait point dépassé la limite de sa double biographie. Nous avons dit ce que cette double biographie nous paraît être comme œuvre d’histoire et comme œuvre littéraire, c’est-à-dire, en somme, un livre excellent, intéressant, tout à la fois pensé et sensé. Qui le croirait ? il a deux volumes, et il n’a pas un paradoxe ! Dans l’état actuel de la tête humaine, n’est-ce pas là quelque chose d’original ?… Selon nous, la Critique ne saurait trop encourager les œuvres pareilles, au nom même de tous les intérêts de l’Histoire. Qu’on le croie bien ! l’histoire générale, qui est le majorat des hommes de génie, — et un majorat qu’aucune législation ne garde contre l’ambition des esprits inférieurs, — l’histoire générale gagnerait beaucoup à ce que chacun se renfermât dans ses quelques pieds carrés de sol historique, et les défrichât, et les retournât pour leur faire donner toute la moisson de renseignements et de vérités qu’ils contiennent. Il faut bien l’avouer, malgré la séduction des plus grands noms et la majesté de quelques grandes œuvres, l’histoire générale atteste surtout la force de l’esprit qui l’aborde avec supériorité. Elle est, avec toutes ses beautés et ses prétentions, beaucoup plus une marque éclatante — et quelquefois un monument ! — du génie individuel d’un homme qu’elle n’est autre chose. Elle fait plus penser qu’elle n’apprend les faits. Elle remue bien plus qu’elle n’enseigne. Qu’est-ce à dire, sinon que l’homme y est souvent de trop et y empiète ? Ainsi, quand Bossuet nous fait, à coups si rapides, son Discours sur l’histoire universelle, c’est sa marque surtout à lui, c’est le trou de boulet fait par sa puissante tête qu’il laisse dans l’histoire, beaucoup plus qu’une histoire dans la rigueur et les responsabilités du mot qu’il écrit. Ainsi encore, lorsque Montesquieu décrit la Grandeur et la décadence des Romains, c’est son ongle aigu, c’est sa griffe d’aigle qu’il empreint dans le bronze de la louve de Romulus, beaucoup plus qu’un exemplaire qu’il nous donne de l’histoire romaine avec les faits qui la constituent dans son terre-à-terre et dans sa simple réalité. Ainsi enfin, lorsque Gibbon lui-même, Gibbon, plus près des faits déjà, plus soucieux de ce qu’ils peuvent être, moins élevé, moins général que Bossuet et que Montesquieu, roule, comme une espèce de Meschacebé historique aux larges ondes, ce magnifique récit du déclin et de la chute de l’empire romain débordant sous les écroulements de la civilisation antique et sous les alluvions du Christianisme et de la barbarie, Gibbon laisse beaucoup trop aussi la personnalité de sa pensée philosophique jouer sur les faits qu’il brasse et pousse avec tant de vigueur. Ces interprétations de grands esprits qui nous font penser dans le sens de leur propre pensée, ces espèces de torsions imprimées à la réalité toute droite sous la main artiste qui sait la ployer et la reployer à son gré autour d’une idée, étouffent toujours un peu l’histoire et la meurtrissent. L’histoire est si impersonnelle, qu’au strict point de vue de la connaissance historique elle redoute beaucoup plus les grandes personnalités qu’elle ne les appelle. Dans tous les temps, les hommes qui l’ont le mieux servie sont les chroniqueurs, les hommes voués au fait, à la recherche laborieuse, tous ceux qui, comme Pierre Clément, plongent dans une époque et ne rapportent dans leurs mains sincères rien de plus ni rien de moins que ce qu’au fond ils ont trouvé. Eux seuls sont les vrais serviteurs de l’Histoire, et qui aime le passé, qui croit avec Leibnitz que le passé contient l’avenir du monde, doit applaudir à leurs efforts.