(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VI. M. Roselly de Lorgues. Histoire de Christophe Colomb » pp. 140-156
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VI. M. Roselly de Lorgues. Histoire de Christophe Colomb » pp. 140-156

VI. M. Roselly de Lorgues.
Histoire de Christophe Colomb

I

Qu’on le prenne comme on le voudra, et quels que soient les mérites individuels de son auteur, voici un livre qui devrait faire son bruit dans le monde ! D’abord c’est un livre sur le plus beau sujet d’histoire, et qui en serait le plus singulier s’il y avait des sujets singuliers en histoire et si tout n’arrivait pas ! comme disait Talleyrand. C’est du moins un sujet unique, car Dieu, qui met parfois des échos dans les circonstances, n’a pas permis aux événements de le répéter. C’est un sujet qui, malgré sa beauté, n’avait jamais tenté que des plumes ignorantes ou mal renseignées. Si le trop illustre M. de Humboldt a parlé de Colomb à propos de l’Amérique, sa relation de la découverte n’est pas une histoire. Naturaliste avant tout, M. de Humboldt n’a pas l’intelligence de ce qui dépasse les limites ordinaires de la nature humaine, et Christophe Colomb les dépassait. C’est donc, dans les détails profonds et fouillés, un sujet neuf… Grand en bloc, grand d’effet et dans la perspective, Christophe Colomb nous apparaissait bien, avec cette Amérique qu’il a tirée de sa tête, comme quelque chose d’assez puissant et d’assez considérable, mais toute cette grandeur avait ses nuages, comme le génie Adamastor dans le poète, et l’indistinct, pouvait-on croire, augmentait encore cette grandeur. On ne savait pas qu’en s’approchant, en regardant de près, on trouvait dans l’imposant colosse un chef-d’œuvre de perfection humaine sous tous les aspects. Dans ce sens-là, c’était, s’il est permis d’écrire le mot de réhabilitation dans la splendeur du nom de Colomb, une espèce de réhabilitation historique. Le nom de l’homme, nous le savons bien, était lumineux, mais la lumière ne tombait pas assez à plein sur toute sa vie. M. Roselly de Lorgues a voulu l’y faire tomber.

Et en cela il a réussi. On va voir Colomb désormais ! Les informations, les renseignements, les sources, les appuis, les encouragements, les années, sans lesquelles rien ne vient bien dans les travaux de l’homme, tout a favorisé le projet de l’historien. Ses efforts et ses précautions pour bien faire ont égalé le dévouement de ses intentions. S’il ne peut pas se dire qu’il est un historien à la taille de son héros, il peut au moins se rendre cette justice, et la Critique la lui rendra, qu’il a essayé de lui faire une histoire à sa taille, et que dorénavant cette histoire est mesurée. On n’en discutera plus les proportions. Encore une fois, n’y eût-il que cela dans le livre de M. Roselly de Lorgues sur Colomb, dans ses deux volumes de six cents pages qui attestent en leur auteur une persévérance de volonté à exprimer de ce fruit mystérieux qui n’avait jamais été ouvert, — la gloire de Colomb, — toute la pulpe d’une vertu divine que ne connaissaient pas les hommes, il y aurait assez pour intéresser tous les esprits qui s’occupent d’histoire. Mais il y a plus.

Il y a dans ce livre, écrit à moitié du xixe  siècle, l’application formelle d’une philosophie de l’histoire contraire à toutes les philosophies rationalistes, qui gouvernent, comme elles peuvent, l’histoire de ce temps. Il y a l’introduction vaillante du mysticisme chrétien dans l’histoire, en vue d’expliquer des faits trop grands pour être naturels. Avec les tendances du xixe  siècle et le despotisme tracassier de sa raison, ceci est une audace, et cette audace, on ne l’avait pas vue se produire une seule fois, depuis cette tentative d’invasion sacerdotale, le Discours sur l’histoire universelle du sieur Bossuet.

II

Jacques-Bénigne Bossuet faisait son métier, du reste, et ne risquait pas grand-chose, en écrivant ce fameux discours. Il était un évêque. Il endoctrinait un dauphin sous le Roi Très-Chrétien et dans une société, chrétienne encore d’esprit, si elle ne l’était plus de mœurs. Mais M. Roselly de Lorgues vient après Voltaire et Hegel. Il a l’honneur d’être un moderne comme nous. Il s’expose au ridicule, le dernier bourreau de ceux qui continuent de livrer les chrétiens aux bêtes. Cette reprise hardie de la tradition catholique où le génie de Bossuet l’avait laissée, cette reprise sans fausse honte, sans embarras, dans la simplicité d’une foi profonde, voilà ce qui devra faire autour du livre en question plus de bruit que l’intérêt d’une gloire, placée trop haut pour nous toucher !

Et le bruit a commencé déjà. Il va continuer et s’accroître si on ne s’en repent déjà, et si on ne lui préfère, avec l’intelligence de la haine, l’étouffement lâche du silence. S’il n’y avait là que Christophe Colomb, on laisserait parfaitement M. Roselly de Lorgues lui sculpter en paix son mausolée. Mais il y a là autre chose qu’un grand homme à tailler dans son marbre. Il y a le mystère de sa grandeur, expliqué d’une manière insupportable à la philosophie, c’est-à-dire, par l’intervention directe et personnelle de la Providence. Le livre ne biaise pas. La prétention qu’il articule a cette clarté tranquille. Colomb est un révélateur du globe, envoyé à son heure et directement de Dieu, comme Moïse, dans un but de salut pour les hommes. Colomb est un instrument choisi, — un Élu, constamment en rapport avec Celui qui l’envoie, par la prière et par des circonstances, ayant tous les caractères extérieurs et intérieurs de ce qu’on appelle des miracles. Il s’agit, dans l’histoire de ce grand Colomb, bien moins de supériorité d’intelligence que de vertu et bien moins de génie que de sainteté. Le grand homme est un mystique ; le livre qui parle de lui est mystique. Comment ne pas s’insurger contre de telles choses au dix-neuvième siècle ?… Mais tant mieux pour M. de Lorgues ! La moitié des meilleures renommées, ce sont des cris !

Aura-t-il pris Christophe Colomb pour appuyer et rappeler une vérité de plus en plus oubliée, — l’intervention directe de Dieu dans l’histoire, — car M. Roselly de Lorgues est un chrétien qui a fait déjà des livres chrétiens ; ou a-t-il trouvé dans l’homme prodigieux qu’il raconte aujourd’hui une démonstration que d’abord il ne cherchait pas ? Il est assez indifférent de le savoir, mais, quoi qu’il en puisse être, il a choisi Colomb avec intelligence, et pour les plus hautes et les plus péremptoires raisons. Christophe Colomb, en effet, est de tous les grands hommes celui dans la vie duquel la main de Dieu se fait le mieux voir et le plus à nu. Contre le merveilleux et l’incompréhensible de son histoire, à lui qui vivait il y a les trois jours de trois siècles, à lui le moderne qui touchait à Luther et à qui nous touchons, on ne pouvait opposer l’éloignement des temps et leur poésie ; la légende des religions naissantes, et l’imagination de peuples qui avaient l’imprimerie et qui étaient assez vieux pour tout discuter. Si on ne se taisait pas sur les faits, inexplicables à la Critique philosophique, il fallait en convenir ! on ne pouvait pas décliner contre le dernier révélateur de l’histoire les vieilles fins de non-recevoir qu’on emploie contre les premiers, mais on lui opposait autre chose. L’éternelle consigne du Protestantisme et de la Philosophie est d’ôter tout doucement de l’histoire le merveilleux, le mystérieux, le religieux (ces choses synonymes), comme il faut les ôter de l’art, comme il faut les ôter de la vie, et déjà on avait cherché à expliquer, à humaniser, à naturaliser Colomb, au point qu’il n’était presque plus un grand homme. Il restait étonnant, il est vrai. C’était l’enfant gâté de la circonstance, lequel avait trouvé un monde sans le savoir et en faisant des fautes, comme ces enfants, qui jouaient, trouvèrent le télescope, en posant deux verres l’un en face de l’autre. Mais cela pouvait s’admettre encore, cela pouvait naturellement s’expliquer. Washington Irving, — un historien de Colomb, — était entré dans cette voie. Mais qu’est-ce que Washington Irving ? — une intelligence grêle, un esprit efflanqué qui a parfois de la grâce… pour un Yankee. C’est à peu près tout. Mais M. de Humboldt, qui pourrait couvrir beaucoup de sottises de son grand nom, mais qui n’en couvrira pas une injustice, prit sur lui celle-là dans des travaux qui font trembler. Grand esprit positif, comme disent les esprits vagues avec idolâtrie, M. de Humboldt est l’Aristote des temps modernes, moins la philosophie. Seulement, tout naturaliste qu’il fût, Aristote ne diminuait pas Alexandre.

Eh bien ! c’est cette diminution de Colomb par M. de Humboldt qui a peut-être décidé M. de Lorgues à restituer le vrai caractère à cette physionomie surnaturelle en histoire. Il y avait là deux justices à faire, l’une au nom d’un homme, l’autre au nom de Dieu. Il a donc accepté cette diminution historique de Colomb par M. de Humboldt, mais pour y répondre. Tout en maintenant la force supérieure de l’intelligence de Colomb, prise au sens humain, et qu’il aurait pu, ce nous semble, abandonner davantage, car, si l’esprit de Dieu est un homme, que fait le reste et qu’est-il besoin d’autre chose ? M. Roselly de Lorgues a passé gratuitement condamnation sur les jugements qu’on a fait subir à son héros. Ainsi ce n’était pas un mathématicien du premier ordre. C’était un assez mauvais cosmographe. Sur les mers de son temps, beaucoup de pilotes le valaient. Quand son vaisseau toucha l’Amérique, il croyait encore être en Asie. Et précisément, en acceptant tout cela, l’historien a fait saillir davantage le côté inspiré d’un homme qui n’avait pas la science, disent les savants, et qui a toujours agi comme la science et une science infaillible aurait agi ; et c’est ainsi que sur les diminutions historiques de la grandeur humaine de Colomb il a élevé et plus solidement établi l’homme providentiel !

Tel est le sens profond et l’originalité de cette histoire. Tel est son mérite fondamental, plus grand, plus important qu’un mérite littéraire qui, dans le train des choses, importe toujours assez peu ! L’histoire de Colomb, par M. Roselly de Lorgues, est un vaste morceau d’hagiographie. C’est comme le premier acte d’un procès-verbal de canonisation pour plus tard. L’historien a pesé deux fois le génie de Colomb. Dans ses mains, à lui, il pesait trop ; dans les mains de M. de Humboldt, il pesait trop peu pour un génie d’homme. L’historien a donc vu nettement l’esprit de Dieu, comme l’entendent les chrétiens, dans l’esprit de Christophe Colomb, et il l’a dit avec cette rectitude catholique qui ne craint pas de dire ce qu’elle voit. C’est la rédemption par le sang du Sauveur des hommes qui a fait naître dans le cerveau de cet immense chrétien, qui s’appelait Colomb, l’idée d’un monde possible à découvrir ! Voilà la première raison qui lui fit entreprendre son effrayante et incroyable découverte. Et la seconde fut l’idée du Moyen Âge tout entier, de l’époque chrétienne par excellence, la délivrance du Saint-Sépulcre, cette idée qui n’habitait plus alors qu’au fond de quelques grandes âmes isolées. Colomb, en découvrant l’Amérique, le pays de l’or et des pierres précieuses, croyait qu’il pourrait lever une armée et délivrer un jour le saint Tombeau. Sans la rédemption, le Saint-Sépulcre, le prosélytisme de la foi et de l’amour qui brûlait dans ce vieux pilote, ayant passé déjà quarante ans de vie à la mer, et qui n’en portait pas moins le cordon de saint François autour des reins et vivait, à bord, de la contemplation séraphique autant que de la contemplation de la nature, sans le catholicisme enfin et sa grâce divine, Christophe Colomb n’aurait été qu’un rêveur de plus, parmi les marins qui rêvaient, car à son époque le vent des découvertes soufflait sur tous les fronts et agitait tous les esprits. « Déjà depuis plus d’un demi-siècle, dit M. de Lorgues, le Portugal cherchait un accroissement par mer et il avait augmenté son domaine de plusieurs îles situées, loin des rivages connus, au sein de l’Océan. » Comme tant d’autres que l’histoire a désignés, mais dont elle a oublié les noms, Colomb aurait eu des velléités, des aperceptions, des pressentiments, des mouvements d’aiguille aimantée au cerveau, des plans même, si l’on veut, mais il n’aurait eu ni le courage, ni la foi, ni l’espérance, ni la patience, ni l’importunité sublime qui firent de sa vie un apostolat. Pour ceci, il fallait une force de vie morale sans laquelle la force de la vie intellectuelle défaillait et le triomphe du génie devenait impossible. Cette force de vie morale, le christianisme pouvait seul la créer… M. Roselly de Lorgues ne s’est pas contenté de tirer de pareilles données tout ce qu’elles contenaient, mais, prenant de plus les faits d’une vie dont voilà l’effort et la pensée, il a montré qu’ils étaient providentiellement en harmonie avec la sainteté de Colomb, et nous avons eu une histoire dans laquelle le merveilleux et le romanesque, diront nos ennemis, mais la vérité catholique, dirons-nous, dominent les chétives clairvoyances et les clignotantes explications !

Et nous l’avons dit, nulle fausse honte, nulle pudeur du dix-neuvième siècle n’a arrêté l’historien qui prouve sa science à toutes pages de son livre, mais qui sent qu’elle ne lui suffit pas ! Disons le mot qui renverse tout, les miracles dont Colomb est l’objet sont hardiment posés, hardiment décrits, en pleine lumière. Une fois Colomb accepté comme l’Envoyé de Dieu, la logique est là, violence douce ! et les miracles s’ensuivent nécessairement. M. Roselly de Lorgues les expose comme les autres faits historiques de son récit. La Critique qui n’attaquera pas les uns attaquera-t-elle les autres ? Assurément nous ne doutons pas qu’elle ne les attaque, mais le tout sera de voir comment elle s’y prendra pour ruiner ces faits surnaturels, appuyés sur la même base que les autres, c’est-à-dire sur ces témoignages éprouvés qui sont toute la force de l’histoire. L’écrivain du dix-neuvième siècle n’hésite pas plus que Grégoire de Tours… Et en fin de compte, pourquoi hésiterait-il ?… Y a-t-il des places réservées pour la vérité dans l’histoire ? Ce qui se dit à une époque ne doit-il pas également se dire à toutes, et catholique ne signifie-t-il pas universel ?… Dans cette longue chronique sur Colomb, les miracles dont Dieu favorisa son navigateur sont racontés avec une sincérité impassible. Les trois sommets de l’île de la Trinité, aperçus par lui et répétant à leur manière le nom projeté de cette île, qu’il devait appeler la Trinidad avant de l’avoir découverte, l’histoire de la croix plantée de sa main à la Vera-Cruz et dont le bois produisit pendant tant d’années des guérisons si extraordinaires et si désespérées, le compte inouï de tous les grands événements de la première expédition de Colomb, lesquels, tous heureux, tombèrent à point nommé le vendredi, depuis le vendredi du départ jusqu’au vendredi du retour, tous ces faits que le très commode hasard, inventé pour faire substitution et pièce « à la Providence », n’explique et n’éclaire plus, parce que le hasard est essentiellement solitaire et que des faits nombreux et continus lui ôtent son caractère de hasard, M. Roselly de Lorgues les énumère et les développe avec un détail que nous ne pouvons suivre, parce qu’il nous mènerait trop loin, mais il ne s’est pas contenté de cela. Pour ajouter à la clarté du nimbe dont il a couronné son héros, pour démontrer par toutes les voies qu’il était de la race de ceux que Dieu envoie remplir un mandat spécial sur la terre, il est entré dans toutes les interprétations familières aux plumes vigoureusement catholiques. Avec une sagacité singulière et une puissance de rapprochement qui n’oublie rien et centralise tout, il est allé chercher jusque dans le nom de Christophe Colomb (Christum ferens) et la légende du géant saint Christophe, qui passe le Christ sur ses épaules, à travers les eaux, des analogies prophétiques, comme la tradition catholique a toujours permis à l’écrivain d’en dégager… Par-là, il a complété le profond mysticisme de son œuvre. Comme catholique, il était dans son droit, et tout catholique doit applaudir à cette manière d’écrire l’histoire ; mais, nous ne serions pas catholique de cœur et de tête, de réflexion et de foi, que nous applaudirions encore à l’inspiration résolue d’un esprit et d’un livre qui du moins sait prendre le taureau par les cornes, ne dût-il pas le renverser !

III

D’ailleurs, toute vérité à part, le point de vue, hardiment mystique, qui donne au livre de M. Roselly de Lorgues une virtualité inaccoutumée parmi les publications chrétiennes de ce temps, n’a pas porté malheur à son histoire. Il l’a grandie, il l’a élevée dans ses événements et dans son héros, mais il n’a pas empêché l’historien d’entrer dans ce que la critique de la philosophie appelle le positif et la réalité des choses humaines. Pour avoir fait rayonner un point de vue supérieur sur son ouvrage et pour l’en avoir illuminé, l’auteur n’en a pas pour cela asphyxié sa pensée. L’étude approfondie de Christophe Colomb, de ses plans, de ses écrits dans ce qui nous reste de ce grand homme, la connaissance de ses travaux, de son malheureux gouvernement sur le terrain de sa conquête où il déploya l’inutilité de trop de vertus pour les hommes qu’il avait à conduire, la pureté de sa gloire et la beauté céleste de ses infortunes, ont pu forcer l’historien à conclure que cet homme, plus grand que nature et de hauteur de prophète, était le dernier missionnaire de la Providence sur la terre. Mais avant de conclure au surnaturel, l’auteur de Colomb avait attentivement interrogé le sens humain. En nous tenant dans le train ordinaire de l’humanité et des choses, M. Roselly de Lorgues a bien tout ce qu’il faut de qualités, et au-delà, pour être un historien à la manière des philosophes. Il a le respect des faits, et il en a l’intelligence. Ses connaissances sont étendues. Excepté d’avoir grandi outre mesure la figure, imposante d’ailleurs, d’Isabelle la Catholique, il n’y a pas de reproche à faire à cette plume qui sait se contenir. On sent que l’enthousiasme de l’auteur pour les Saints ne l’empêche pas de juger fermement les hommes. Son Ferdinand est un chef-d’œuvre de réalité. Il nous peint admirablement ce petit homme, grandi par le reflet de sa femme, ce conquérant ménager qui, du génie magnifique et généreux de la Féodalité, n’a gardé que la manière de lacer son casque et de se tenir sur la selle. Il nous ouvre l’âme à secret de ce vulgaire envieux de Colomb qui osait bien le mépriser comme les gens médiocres méprisent le Génie, — au nom des intérêts positifs. Affreux ingrat qui avait fini par donner la gangrène de son ingratitude à Isabelle, et qui, elle morte, assassina Colomb avec les procédés d’une politesse irréprochable. S’il n’a pas été aussi heureux de vérité et de clarté de regard avec Isabelle, c’est que les vertus de la Catholique agissent sur son catholicisme, et qu’elle, du moins, comprit et protégea Colomb. Si un jour, et dans l’absence et sous les cris de paon des hidalgos révoltés contre le grand étranger auquel ils ne voulaient plus obéir, Isabelle fut sur le point de renier celui qui lui avait donné un monde, il faut rappeler qu’elle était femme et qu’elle aimait son époux. La foi et l’amour ne se dédoublent pas chez les femmes. Comme la Katidija de l’Homme de La Mecque, elle avait cru au pauvre pilote génois, alors que personne n’y croyait ; mais même pour un jour, même pour une heure, Katidija n’aurait pas douté de son Prophète, parce qu’elle aimait Mahomet, comme Isabelle aimait Ferdinand.

Les faits que M. Roselly de Lorgues développe autour de ces trois figures principales, Colomb, Ferdinand, Isabelle, sont immenses. C’est tout un monde et un monde nouveau qui se mêle à l’ancien et qui l’agite. M. Roselly de Lorgues, qui l’a étudié comme il a étudié la géographie, l’art nautique et les divers problèmes scientifiques que la découverte de Christophe Colomb résolvait, a rencontré un intérêt et une vie qu’il a su élargir et dont il a renvoyé les réverbérations tantôt sombres, tantôt brillantes, sur la figure épique et presque biblique de son héros. Biographiquement, nous ne croyons pas qu’il soit possible d’ajouter aux documents de toute espèce que M. Roselly de Lorgues a multipliés et accumulés sur Christophe Colomb. Il n’est pas un côté de cerveau, de cœur, de visage de son bien-aimé grand homme, qu’il n’ait inondé de lumière, et, de quelque côté qu’il se soit tourné, il a toujours trouvé la beauté immuable, la majesté du Saint, éternellement aux ordres de Dieu et en sa présence. Tous les grains de poussière qu’avait fait tomber sur ce marbre blanc, la Philosophie, qui ne veut ni des hommes trop purs ni des hommes trop grands, il les a essuyés, il les a effacés, avec une piété jalouse, et cela nous a été une occasion d’apprendre les détails, inconnus jusque-là, du second mariage de Colomb. L’école des naturalistes en histoire avait prétendu que Christophe Colomb avait un enfant naturel. Le grave cancanier, M. de Humboldt s’était presque amusé à constater et relever cette faute dans la moralité d’un homme qu’aimait l’Église et qui était du tiers-ordre de Saint-François. Malheureusement pour les rieurs, le fait était une invention de l’ignorance. Le fils soi-disant naturel de Colomb était le fils d’un second mariage que les historiens avaient oublié. Lui aussi, Colomb, eut sa Katidija comme Mahomet ! Une femme jeune, noble et belle, se dévoua à sa destinée et l’épousa, quoiqu’il fût étranger et pauvre et qu’il eût sur le front des cheveux blancs. Il avait quarante-neuf ans alors, et il était encore obscur. La femme, dit l’Orient, c’est la fortune ! Ce mariage fixa Colomb en Espagne, et c’est l’Espagne qui devait prendre l’aumône d’un monde qu’il offrait à la main de toutes les nations ! Dieu, qui ne doit à ses serviteurs que des épreuves, lui donna le bonheur du cœur aussi tard que la gloire, — cette gloire si triste, malgré son éclat, qui se lève sur nous, quand nous, nous baissons vers la tombe !

IV

Encore une fois, nous ne savons pas si ce livre fera du bruit, mais s’il en fait, le bruit qu’il fera, il le vaut. C’est une œuvre capitale d’effort et même de résultat. C’est la première grande œuvre qu’on ait érigée à la mémoire d’un des plus grands hommes qu’ait eus l’humanité, car il n’y a pas une seule pensée dans la vie de Colomb qui ne soit grande, depuis la pensée de sa découverte jusqu’à celle de ses fers, mis dans son tombeau. Doux comme son nom, il ne se vengea pas plus fort que cela de l’ingratitude des rois qu’il avait tant servis ! Si le Saint-Esprit est quelquefois descendu parmi les hommes, sous forme de colombe, les hommes purent croire qu’il était descendu, sous ce nom, encore une fois parmi eux, tant Colomb garda toute sa vie les commandements de Dieu, dans ses malheurs et dans sa gloire ! Vice-roi des pays qu’il avait découverts, voulant faire chrétiens des milliers de sauvages, d’un temps où l’ardeur du zèle se souciait peu que quelques gouttes de sang se mêlassent à l’eau du baptême, le révélateur de l’Amérique ne fit jamais tomber un cheveu de la tête de personne, et la colombe remporta au ciel, sans aucune tache, son blanc plumage ! Élevée à la gloire de Colomb, l’œuvre de M. Roselly de Lorgues est autant élevée à la gloire de l’Église, car il n’y a que l’Église romaine dans le monde qui puisse faire des grands hommes d’une telle beauté de perfection ! Littérairement, artistement, on peut signaler des défauts et des inégalités dans ce long ouvrage, mais ils sont couverts par de grandes qualités, et, dans un temps donné, ces qualités les couvriront mieux encore. Il y a dans le premier jet d’une chose considérable, qui se projette avec véhémence, des formes de polémique, des avertissements familiers, une espèce de conversation désordonnée avec le lecteur, qui nuisent à l’effet d’une composition qu’on souhaiterait plus nettement dessinée et ramassée dans un calme plus solennel et plus auguste. Ces détails enlevés et tombés, on verrait mieux l’édifice d’histoire que M. Roselly de Lorgues a mis debout. Le style aussi a besoin de retouches. Quoique là où l’enthousiasme tient l’écrivain, ce style ait une splendeur touffue de savane, et qu’il s’élève et se balance puissamment comme la mer qui portait les caravelles de Colomb, il ne se soutient pas toujours, et il nous choque parfois par des inégalités singulières. M. Roselly de Lorgues nous raconte que dans son premier voyage Colomb trouva devant lui une vaste mer d’herbes, mais il passa, et quand il revint, il ne la retrouva plus. Tout était devenu lumière, tout flambait d’azur ; l’étendue s’était clarifiée. M. Roselly de Lorgues, dans une prochaine édition, se débarrassera, nous n’en doutons pas, de cette mer d’herbes qu’on rencontre à certaines places dans son style. À la seconde édition de son ouvrage, ce sera le retour de Colomb !