(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VIII. M. de Chalambert. Histoire de la Ligue sous le règne de Henri III et de Henri IV, ou Quinze ans de l’histoire de France » pp. 195-211
/ 1897
(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VIII. M. de Chalambert. Histoire de la Ligue sous le règne de Henri III et de Henri IV, ou Quinze ans de l’histoire de France » pp. 195-211

VIII. M. de Chalambert.
Histoire de la Ligue sous le règne de Henri III et de Henri IV, ou Quinze ans de l’histoire de France

I

La nouvelle Histoire de la Ligue de M. Victor de Chalambert est le commencement d’un réquisitoire qui s’achèvera plus tard contre les Bourbons. En notre qualité de catholique, nous nous sommes souvent interrogé sur la légitimité de la chute des Bourbons et sur la légitimité de l’élévation d’une race nouvelle. Nous nous en sommes souvent préoccupé, comme si nous tenions le sceptre de la circonstance. Eh bien ! on nous comprendra quand nous dirons qu’une histoire de la Ligue, pour peu qu’elle fût ce qu’elle devrait être, serait évidemment la meilleure réponse à toutes nos préoccupations. Or, cette histoire mal connue encore, malgré des travaux honorables dans lesquels déjà l’intelligence et la justice ont introduit leur pointe de lumière, cette histoire reprise aujourd’hui par M. de Chalambert, fera-t-elle cette fois le jour, — le grand et pur jour ?… Telle est la question.

M. Victor de Chalambert, esprit droit et ferme, profondément convaincu, mais très calme dans ses convictions, d’une expression sereine et lucide, comme son sentiment intérieur, a écrit l’histoire spéciale de la Ligue. Il l’a prise à part dans sa formation, son existence, ses actes, sa dissolution, quand elle n’eut plus de raisons d’exister. Henri III, Henri IV, tous les événements du siècle qui tourne autour d’eux, n’ont pas donné une seule distraction à l’historien attaché au sujet particulier de son livre et qui l’ouvre en 1584 pour le fermer en 1598. Travail serré comme un faisceau entre ces deux dates et dont nous aimons à louer les excellentes intentions et sur bien des points la justesse, le talent, la valeur réfléchie ; travail utile, mais non décisif et définitif, sur cette grande, chose controversée : la Ligue, et par conséquent, malgré ses mérites, insuffisant.

Il faudrait, en effet, plus que les deux volumes de M. de Chalambert, si estimables qu’ils puissent être, pour ruiner complètement le préjugé sur la Ligue et changer soudainement toutes les conditions de lumière à travers lesquelles beaucoup d’esprits continuent de la voir et de la juger. Dans l’état de la pensée et des connaissances contemporaines, il faudrait élever contre les anciennes préventions un de ces livres péremptoires, éclairés également par la réflexion et par la science, et qui gardent, en littérature, la solidité d’un édifice, après avoir fait le bruit d’un renversement En d’autres termes, un chef-d’œuvre ne serait pas de trop pour purifier d’une seule fois tous les courants où l’Opinion, cette brebis qui n’est pas sans tache, se désaltère avec moins d’innocence que l’agneau de la Fable, et pour rasseoir dans une limpidité profonde ce cristal de l’Histoire que tous les genres de passion ont remué par la plume de tant d’écrivains et en particulier par celle de Voltaire.

Car c’est lui, c’est Voltaire, et lui plus que personne, qui est la cause de la longue erreur dont nous nous plaignons. Avant lui, on le sait, les passions royalistes et protestantes avaient vomi contre la Ligue toutes les horreurs que peuvent entasser dans le cœur des hommes la haine et la vengeance des guerres civiles, mais ces rages de partis vivent ce que vivent les roses des roses sanglantes ! Et ce n’est ni d’Aubigné, ni Matthieu, ni aucun des écrivains, qu’on ne lit plus, du temps agité et terrible où la Ligue luttait contre une royauté hérétique, qui pouvait fausser pendant longtemps le sens de l’histoire. Voltaire seul, venu beaucoup plus tard, a eu l’effroyable privilège de fixer l’erreur là où, sans lui, elle aurait passé. Avec un poème qui singe l’histoire, et un poème, c’est comme des chansons :

Cela vaut mieux qu’un livre, et court tout l’univers,

Voltaire, qui n’était ni protestant, ni royaliste, ni convaincu de rien ; Voltaire, une vraie âme de son temps, une âme de la Régence ! Voltaire, courtisan et philosophe, acheva et condensa, en ses vers hypocrites, les accusations et les calomnies mortes des partis, et il en raviva les poisons. Nul plus que lui, l’auteur de la Henriade, de la Pucelle et de l’Essai sur les Mœurs, ne commit de crimes en histoire, et personne non plus parmi ces assassins de la vérité, qu’on ne traîne pas à l’échafaud, ne les commit avec un bonheur plus insolent, une plus épouvantable fortune. N’avait-il pas tout pour réussir ?… Esprit léger chez une nation légère, il en était le type littéraire élevé à sa plus haute puissance. Aussi se mirait-elle en lui et s’y adorait-elle en s’y reconnaissant embellie !

Charmant et détestable sorcier, espèce de Circé à sa façon qui changeait les hommes en bêtes, pour peu qu’ils missent le bout des lèvres dans la coupe de ses écrits, Voltaire, sur cette question de la Ligue comme sur tant d’autres questions d’histoire, a perverti le sens public pour un temps qu’on peut prévoir, mais qu’il est impossible de mesurer. On le saura plus tard. Quand les historiens qui auront parlé de la Ligue avant ou après lui (peu importe), mais comme lui, seront tous convaincus d’erreur, de mauvaise foi ou d’ignorance, quand leurs assertions, réduites à néant, sous le souffle d’une Critique puissante, ne feront plus nuée sur les faits, et ne cacheront plus le vrai des choses, l’influence de Voltaire déshonorée se retrouvera encore dans une foule de têtes, comme un tic incorrigible dont l’esprit français ne guérira pas, tant, cet esprit, il l’a détraqué !

Eh bien ! c’est contre un tel obstacle à la bienvenue et à l’établissement de la vérité que M. de Chalambert s’avise de lutter aujourd’hui avec deux volumes, pleins de notions exactes, quand on se tient au point de vue du détail des faits, mais qui, selon nous, ne creusent pas assez dans la question des origines, cette seule question qui éclaire tout en histoire et que M. de Chalambert, il faut le dire, n’a point oubliée. Assurément M. de Chalambert est au fond trop historien, il a trop l’instinct de ce qu’il fait pour ne pas avoir compris que ce qui importait plus peut-être que les actes même de la Ligue, c’était son origine, sa nécessité, son droit d’existence, c’étaient enfin les précédents de ce fait nouveau qui se produisait pour la première fois en 1584, contre l’hérédité monarchique dans le pays, naturellement et politiquement, le plus monarchique de la terre. Et voilà pourquoi il a fait précéder son histoire de la Ligue d’une introduction sur l’ensemble de la monarchie française. Voilà pourquoi il s’est efforcé, dans cette introduction, de signaler les caractères trop oubliés quand il s’agit de bien juger le xvie  siècle, de cette monarchie fille aînée de l’Église et de l’hérésie, qui en brisait l’unité séculaire. Seulement ce travail qui était la partie importante et capitale d’une histoire, telle que M. de Chalambert concevait la sienne, ce travail, rejeté dans une introduction, n’est point la forte et étreignante analyse que nous aurions désirée et qui eût silencé, — comme disent si heureusement et si impérieusement les Anglais, — tous ces écrivains sans vigueur d’initiative qui, avec plus ou moins d’érudition, rabâchent, même en Allemagne, les idées de la Henriade et peuvent très justement s’appeler les ruminants de Voltaire !

Et de fait, quand on s’attaque à cette race molle et têtue d’intelligences qui ont la patience de la répétition sous le démenti et qui se recouchent éternellement dans l’ornière d’où on les a chassés, besoin est, pour innocenter la Ligue, cette grande audacieuse, qui paraît presqu’une grande coupable aux honnêtes esprits que l’audace a toujours troublés, oui, besoin est de quelque chose de plus que de cette phrase dont la vérité trop banale ne saurait entamer la carapace de préjugés sous laquelle l’opinion traîne sa vie. « La France, dit M. de Chalambert, était une nation catholique dont les croyances, les mœurs et les institutions reposaient sur la religion catholique. Dès lors, toute attaque dirigée contre la religion catholique apportait dans les conditions d’existence de la société française une perturbation que le gouvernement ou la société si le gouvernement passait à l’ennemi, comme, par exemple, dans le cas de la royauté protestante d’Henri IV, avait le droit et le devoir de réprimer comme un attentat… » Très certainement, rien n’est plus vrai et d’une vérité plus élémentaire, mais rien aussi n’est d’une vérité plus impuissante sur la masse des esprits, qu’une telle affirmation, et cela en raison de sa clarté et de sa simplicité même. Il y a plus, les fautes commises par les classes dirigeantes de la société, et sur lesquelles M. de Chalambert ne pèse pas assez dans son introduction trop rapide, les lâchetés d’une royauté qui oubliait, depuis trop longtemps, sa fonction de bras droit de la chrétienté, les corruptions et les révoltes d’une noblesse qui ne méritait plus de porter la croix de ses aïeux des croisades sur le pommeau de son épée, le triste rôle de l’indécis François Ier, de l’imbécile Henri II, de Catherine de Médicis, cette athée à tout ce qui n’était pas le pouvoir dont elle était folle pour elle et pour sa race, toutes ces choses, compliquées de la mort du duc d’Anjou, le dernier héritier de cette famille de Valois qui périssait dans l’infécondité de la débauche, ne justifient pas entièrement et bien nettement, aux yeux de tous ceux que le catholicisme n’éclaire pas, le fait à outrance et si antipathique au génie national d’une confédération armée contre la descendance directe, dans un pays d’hérédité comme l’a toujours été la France. Aussi n’est-ce pas dans toute cette histoire, officielle et si connue qu’elle en est vulgaire, n’est-ce pas sous l’épiderme des événements du xvie  siècle, mais bien dans les entrailles des réalités les plus profondes, qu’il fallait chercher la raison supérieure de la nécessité de la Ligue et de son héroïque légitimité.

Elle était bien, comme on le dit avec plus ou moins de force et comme le répète aujourd’hui son nouvel historien avec une tranquillité d’intelligence et d’expression qui croit n’avoir pas besoin d’insister, elle était bien, cette raison supérieure, dans le catholicisme du pays et dans sa conscience religieuse. Mais pour les hommes chez qui la conscience religieuse n’est pas très développée, pour les hommes que le catholicisme trouve hostiles ou seulement indifférents, il aurait été bon de sortir de ces termes devenus trop amples et trop flottants de conscience religieuse et de catholicisme, et, puisqu’on différait de principes, de pensée ou de sensation, de montrer à l’intelligence politique des faiseurs d’histoires, ce que c’était, conscience à part et vérité divine à part, que le catholicisme en France, quand la Ligue se leva pour le défendre. Il faut bien qu’on le sache, le catholicisme était alors la société même, une société armée, vivante et qui, comme toute société vigoureuse, comme tout être vivant et normal ne voulait pas être blessée, et se sentait une vie trop puissante pour se résigner à mourir. Le catholicisme ne s’appliquait pas seulement à cette société. Il n’entrait pas en elle, comme une doctrine entre dans la conscience d’un peuple. C’était mieux que cela ! Il était elle. Il l’avait faite, il l’avait pétrie, il l’avait frappée à son image, après l’avoir fondue lui-même, comme un fondeur.

II

Certes, quand on parcourt toutes ces histoires où la Ligue est en jeu, on a le droit de s’étonner de l’éternel oubli qui devrait pourtant être impossible, de l’organisation populaire telle que le catholicisme l’avait créée, de cette gloire du Moyen Âge à laquelle le monde moderne, qui l’insulte, n’a rien encore à opposer, des confréries dans les églises, des spécialités d’états, des corporations des arts et métiers et de leurs luttes, dès les premiers jours du Protestantisme, contre l’industrie protestante. On a le droit de s’étonner du silence des historiens qui ne parlent jamais de l’industrie protestante qu’à propos de la révocation de l’édit de Nantes, sous Louis XIV, et négligent de poser au xvie  siècle cette question de vie et de mort qui donne un intérêt si suprême, un instant si marqué, une âme si forte à l’intérêt catholique ! Or, en la posant, cette question, on sort du vague des mots et des idées, on entre dans le vif des faits, on met la main sur la clef de l’Économique de l’époque, on ressuscite le peuple et tout va facilement s’expliquer… La Ligue, ce n’est plus un parti, c’est le peuple, c’est la défense jusqu’à la mort de son patrimoine menacé, de l’héritage de ses enfants, de ce patrimoine sans lequel il se sent spolié dans ses pratiques, ses salaires, ses achats, ses plaisirs, et déshonoré comme vassal industriel des falsificateurs qui, au nom d’un principe nouveau, viennent rompre les cadres de ses robustes catégories. Fait par l’Église, le peuple fait la Ligue à son tour. Mais la Ligue, c’est l’Église encore, c’est l’Église à l’état de résistance ouverte, officielle, déclarée. Qu’on étudie l’Église elle-même, l’Église calme n’est-elle pas, pour qui jette sur elle un regard profond, une ligue à l’état latent ? L’Église n’est point un tas de pierres, c’est l’union des âmes dans le bon vouloir. Au point de vue de la politique, l’Église et le peuple sont identiques, car, en dehors de l’Église, il n’y a pour les multitudes que l’esclavage antique et ses hontes ou le morcellement moderne et ses fanges. La preuve en éclate aujourd’hui ! Le peuple, menacé au xvie  siècle dans tout ce qui était sa vie, sentait absolument cette identité que les historiens devraient montrer davantage pour expliquer une action qui ne fut point une révolte dans le sens que les révolutions modernes ont donné à ce terrible mot, et pour l’expliquer aux penseurs politiques de nos jours qui ont rayé, il est vrai, les questions de foi de leurs programmes, c’est-à-dire toute l’économie de la vie morale, mais qui, en présence des intérêts matériels, comprendront peut-être que la Ligue, c’est-à-dire la société même, courût aux armes pour se sauver !

Et d’ailleurs, pourquoi tout ce scandale à propos de la Ligue, pourquoi toute cette dureté contre elle, si la haine éternelle des ennemis de l’Église, en d’autres termes, si le voltairianisme ne s’y cachait pas ?… La doctrine insensée, qui est l’inféodation d’une société aux fautes et aux crimes de ses gouvernements, n’a jamais pu tenir nulle part, même en France, devant ces faits et devant l’histoire. Quelque royaliste qu’ait été autrefois ce pays qui depuis a fait la Convention et qui ne craint pas de la souffleter aujourd’hui sur le visage de la sainte Ligue, la théorie du pouvoir quand même, en France, n’a jamais triomphé. Quelle qu’ait été, comme on l’a dit parfois, la religion de la France pour la royauté, le catholicisme, son essence même, l’a préservée de l’idolâtrie. Trop de races royales s’y sont succédées, et toujours en vertu de la loi unique et irréfragable qui fait tomber les unes par leurs fautes et s’élever les autres par leurs vertus ! Toujours il fut dans l’histoire de ce pays un moment suprême où l’indignité des gouvernements proclama la vacance du trône par la bouche même qui avait le droit de la proclamer, par cette voix du peuple et de l’Église qui avait fait le peuple ce qu’il était, et qu’au Moyen Âge on appelait justement, pour cette raison, la voix de Dieu ! Ce moment suprême était sonné sous Henri III. Son règne, pour qui comprend les institutions qui formaient la monarchie française, est une véritable vacance du trône, car sa reconnaissance du chef du parti protestant, comme héritier présomptif de la couronne de France, était le suicide du pouvoir dont l’ensemble des institutions l’avait investi. Or le pouvoir, qui est la transmission d’une notion divine, n’a pas le droit de se suicider. M. de Chalambert en convient comme nous, malgré la modération de sa pensée. « La conduite de Henri III, dit-il, ne devait pas manquer, s’il y persévérait, d’avoir pour résultat la ruine de la religion catholique… Le double meurtre qu’il avait commis (l’assassinat des Guise) ne faisait qu’aggraver sa situation en soulevant contre lui chaque jour quelque ville nouvelle. » M. de Chalambert prétend que la déchéance de Henri III, prononcée en 1589, fut simplement comminatoire, et il a raison quant au fait en soi-même. Mais la question, posée par l’histoire, est bien au-dessus de ce détail de conduite, et c’est le droit de l’Union à prononcer cette déchéance que l’historien aurait dû faire rayonner, dans tous les sens, avec une clarté souveraine.

Encore une fois, voilà ce que M. Chalambert n’a pas su montrer. Son livre, qui n’apprendra rien aux catholiques sur le fond des choses, n’imposera point la vérité à ceux-là qui la méconnaissent. Nous ne savons rien de la vie de cet écrivain ; mais nous ne serions point étonné qu’il eût écrit son livre dans la simplicité de son cœur, sous les clématites de sa province, loin des hommes auxquels il faut arracher les préjugés d’une main plus ferme quand ils en ont dans la pensée, quitte à les faire saigner un peu, comme les Chirurgiens, pour les guérir. Son Histoire de la Ligue, vraie d’aperçu, mais faible d’aperçus, n’a point les qualités perçantes auxquelles est tenu, dans notre temps, tout livre d’histoire qui doit s’élever au-dessus des routines, porter la lumière en arrière et en avant des faits qu’il raconte, et avertir le législateur. Non seulement, comme nous l’avons dit plus haut, ce livre ne remonte pas aux causes qui produisirent la Ligue, mais, de plus, il n’éclaire pas les faits qui suivirent sa dissolution, et qui auraient mieux prouvé, que ses causes encore, combien elle était dans la vérité. Le nouvel historien, se contentant, comme la Ligue elle-même, de cette conversion qu’Henri IV, son masque à la main, appelait tout bas, dans l’oreille de sa maîtresse, le saut périlleux, finit brusquement son histoire à l’édit de Nantes, ce coup de Jarnac du protestantisme qui se vengeait de sa conversion ; et, arrivé là, il se contente d’indiquer une telle conclusion, au lieu d’en marquer la portée ! Par cette retenue, il ne dit pas quel malheur ce fut, en réalité, pour la France du Moyen Âge et de saint Louis, que l’avènement de la maison de Bourbon dans la personne d’Henri IV, et quelle politique à bascule allait remplacer cette forte organisation catholique de tout un pays, l’exemple du monde, que les Valois avaient compromise et que les Guise auraient sauvée ! Après la conversion d’Henri IV, l’insolence royaliste seule put regarder la Ligue comme vaincue, et ce vers si comiquement gascon sur un héros gascon :

Il confondit Mayenne, et la Ligue, et l’Ibère,

car la Ligue avait obtenu ce qu’elle avait voulu, un roi catholique, et Henri IV avait été obligé de communier, à son sacre, sous les deux espèces ; mais plus tard, de fait, oui, elle fut vaincue, et, sinon elle, qui n’existait plus, au moins cette nation qu’elle avait si grandement et si vaillamment représentée ! Après la Ligue, le parti protestant, politique, parlementaire, anti-romain, levait ses mille têtes et pulvérisait la vieille unité de la France. Les successeurs de Henri IV allaient achever de détremper l’organisation populaire. La race entière des Bourbons devait porter jusqu’à son dernier jour le vice de son origine. Elle devait rester politique et se perdre à jouer ce triste jeu de raquette, d’équivoques, de juste-milieu, qui va de saint Louis à Henri IV, et qui dit : fils d’Henri IV contre les catholiques et fils de saint Louis contre les protestants ! Étrange rapprochement, du reste ! car si vous mettiez saint Louis dans le temps de Henri IV, il serait parmi les ligueurs !

III

Tels sont pourtant les faits et les enseignements qui planent sur l’histoire, et un véritable historien qui aurait eu en lui la fibre d’homme d’État se serait bien gardé de les oublier. Religieux comme M. de Chalambert, il aurait, sous le couvert de cette Providence qui ne donne aux races royales que la durée de leurs vertus, conclu hardiment le rejet par Dieu de cette maison de Bourbon qui n’eut qu’un seul grand homme (Louis XIV) parmi ses plus brillants coupables, et qui, de faute en faute, accula la France jusqu’à l’effroyable expiation de 1789. Cherchant aujourd’hui le droit dans le fait à propos de la Ligue qui l’avait trouvé dans le ciel, et en face de la race nouvelle érigée sur les débris des races anciennes parmi nous, il aurait proclamé l’arrêt suprême et vu ce que tout le monde sans exception verrait pour le moment en France, si la pitié pour les victimes n’attendrissait le jugement contre les coupables, et si quelques gouttes du sang de martyr de Louis XVI ne nous étaient entrées dans les yeux pour nous retomber sur le cœur !

Cette conclusion, qui enferme l’histoire jusqu’à nos jours, M. de Chalambert ne l’a pas osée. Il n’ose rien, et ce n’est pas par timidité. Il est tellement pénétré, pour son propre compte, de tout ce que son devoir (qu’il nous permette d’écrire ce mot-là) serait de pousser vigoureusement dans l’esprit de ceux qui ne veulent pas comprendre, comme on pousse une épée dans le cœur de ceux contre qui on se bat et qui résistent, que, chose singulière et naturelle ! c’est la force de sa conviction qui fait la faiblesse de son histoire. Évidemment il ne se méprend ni sur la gravité des événements ni sur la valeur des hommes, mais il ne mesure pas plus l’influence des uns qu’il ne caractérise l’individualité des autres. Nous avons cherché l’homme d’État, où est l’artiste ? Nous ne trouvons que le bénédictin d’étude et de foi. Dans cette histoire où se meuvent des personnages comme les Guise et comme Catherine de Médicis, le seul homme de cette famille des Valois, tombée en quenouille et terminée par cet énigmatique Henri III, l’hermaphrodite d’Agrippa d’Aubigné :

Si bien qu’en le voyant, chacun était en peine
S’il voyait un roi-femme ou bien un homme-reine !

le croira-t-on ? il n’y a pas une seule de ces grandes ou honteuses physionomies ramassées dans un portrait ardemment ou profondément coloré. La vie manque sous les traits dispersés. M. de Chalambert ne sait pas plus reconstituer en bloc une personnalité détruite qu’il ne sait déshabiller implacablement ces fausses et factices renommées qu’un poète pourrait appeler les Sirènes de l’histoire, car elles en sont le charme le plus dangereux. Ainsi, par exemple, Henri IV passe encore, malgré tous les faits, dans la chronique de M. de Chalambert, avec cette magie que l’histoire, quand elle sera impartiale, saura bien lui ôter. Si M. de Chalambert n’ajoute pas beaucoup à l’auréole du blanc panache, il ne montre point assez que ce qui en ternit souvent l’éclat n’est pas la poudre des batailles. Et pourtant quelle meilleure occasion qu’une histoire qui va de 1584 à 1598 pour peser cette gloire faite et surfaite par des cadets de famille en guerre contre leurs aînés (car voilà tout le secret du protestantisme de la noblesse de Henri IV !), et qui, commencée dans une misérable chanson à boire de lansquenets ivres, va s’achever dans le poème de Voltaire, qui n’a d’ivresse que celle de l’ennui !

Pour notre compte, à nous, nous ne savons pas de gloire à meilleur marché que celle de ce capitaine d’aventure, qu’on nous donne pour un grand capitaine parce qu’il allait gaiement au feu avec les autres, et, malgré le vaudeville qui obstrue l’histoire, nous n’en savons pas de moins française. La France n’est point au cabaret. La France est un pays de netteté : voyez sa langue, c’est la clarté même ! Et, type merveilleusement approprié de la politique à double sourire de sa maison, le bon et loyal Henri fut un finaud qui finit par se prendre dans sa propre finesse, car il est mort poignardé pour avoir voulu faire ce qui, plus tard, a perdu sa race, de la conciliation entre les partis et des fusions impossibles. Même son amour des femmes, qu’il a transmis, comme sa politique, à sa descendance si riche en bâtardises, son amour des femmes, cette gracieuse faiblesse que les femmes, qui travaillent à la gloire en France, ont la bonté de pardonner, a quelque chose d’égoïste, de superficiel et de grossier, qui devrait choquer davantage leurs instincts délicats et fiers ; mais on passe tout à ce gendarme ! À la mort de la duchesse de Beaufort, qu’il allait épouser quand elle mourut, le duc de Retz lui dit en riant qu’il était bien heureux, et que Dieu lui avait fait une fière grâce par cette mort, en lui épargnant une grande sottise, il en convint et se consola si bien qu’en trois semaines Mlle d’Entragues, une gaîté de femme ! remplaça Mlle de Beaufort. Tout Henri IV est dans ce trait ! bonté des sens, familiarité, camaraderie, politique, cette peau d’intérêts qu’il avait sous son autre peau, absence de profondeur d’impression et l’amour du rire ! le voilà tout entier !… Mais, franchement, y a-t-il assez dans tout cela pour étoffer un vrai grand homme et piper l’histoire jusqu’à la dernière génération ?… Nous ne le pensons pas, et nous croyons même qu’il appartenait à un historien de la Ligue de rétablir la vérité de physionomie dans une si facile et si fausse grandeur. Malheureusement M. de Chalambert ne s’est pas chargé de cette juste exécution historique et nous l’attendons toujours.